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Distributionnalisme et structuralisme
In: Langages, 8e année, n°29, 1973. pp. 6-42.
Leeman Danielle. Distributionnalisme et structuralisme. In: Langages, 8e année, n°29, 1973. pp. 6-42.
doi : 10.3406/lgge.1973.2219
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1973_num_8_29_2219
D. LEEMAN
Paris-X, Nanterre
DISTRIBUTIONNALISME ET STRUCTURALISME
On peut lire, de même, dans CLG : « II faut une masse parlante pour
qu'il y ait une langue » (p. 112). Cette solidarité existentielle entre langue
et information à transmettre implique, aussi bien pour A. Martinet, que
pour Jakobson ou Troubetzkoy, que le sens est indissociable de la forme,
et que par conséquent l'analyse linguistique ne peut se concevoir sans réfé
rence au sens. Évidemment, cette implication peut paraître contradictoire
avec le postulat de l'arbitraire du signe, selon lequel le signifiant n'ayant
aucun lien objectif avec le signifié ou avec la chose signifiée, le système
formel de la langue constitue la seule référence possible.
C'est qu'en fait l'arbitraire du signe se définit par rapport au réel et
non par rapport à la pensée ou par rapport à la vision par l'homme de ce
réel si bien que pensée et signifié sont identiques. La différenciation opérée
par F. de Saussure oppose le concept — ou signifié — à l'image acous
tique — ou signifiant; son explication se termine néanmoins de façon
ambiguë :
Nous voulons dire qu'il (le signe) est immotivé, c'est-à-dire arbi
traire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache natur
elle dans la réalité (CLG, p. 101).
L'explication d'A. Martinet marque bien qu'il s'agit pour lui d'un
arbitraire par rapport au réel :
Le processus déductif est encore plus net chez Jakobson selon qui le
linguiste doit être un décodeur, c'est-à-dire un interlocuteur, possesseur de
la langue grâce à laquelle il comprend la parole. Le linguiste connaît et se
donne donc non seulement le sens, mais les unités linguistiques elles-mêmes.
Il ne devrait même pas avoir à chercher un système quelconque, d'ailleurs,
puisque :
peut
avoir être
pourtant
décomposé
de signification
en éléments
propre
plus
(...)petits
A sonettour
simultanés
le phonème
: c'est
(...)
pourquoi j'ai proposé de définir le phonème comme un ensemble
(set) ou un faisceau (bundle dans la terminologie de Bloomfield)
de traits distinctifs {Essais, p. 164-165).
L'identification proposée par Harris est différente, non seulement
parce qu'elle ne se ramène pas à la bizarrerie signalée plus haut, mais encore
parce qu'il n'utilise pas de critères qui ne soient pas définis à l'intérieur
de sa théorie, comme celui du sens. Étant donné son postulat initial, le
premier devoir de Harris est de le vérifier, c'est-à-dire déterminer si l'acte
de parole est effectivement représentable en termes d'éléments discrets.
Le test utilisé est le test connu de « répétition »; par exemple, étant donné
l'énoncé :
Mon père ce héros au sourire si doux
on demande à un locuteur de la langue si l'énoncé (a) et l'énoncé (b) sont
respectivement des répétitions de la phrase initiale :
(a) [торегяэего osurirsidu] mon père ce héros au sourire si doux.
(b) [topsrsaero osurirsidu] ton père ce héros au sourire si doux.
Il ressort de ce test que la première petite partie de l'énoncé initial
a une certaine fonction linguistique. Afin de vérifier si le point en question
est bien une unité discrète, on demande au locuteur s'il est possible de
produire d'autres énoncés où il apparaisse; par exemple :
moule,
modification,
miroir, etc.
Cet élément semble répondre par conséquent à la définition de « dis
cret » : il est isolable, et il se retrouve dans d'autres énoncés; on lui assigne
une marque, par exemple : [m].
Deux éléments x et x' sont des variantes libres, dans cette perspective,
si, étant donné un énoncé xyz, l'interlocuteur le répète indifféremment
sous la forme xyz ou x'yz. On voit donc que Harris ne fait intervenir
le sens en aucune manière; il ne s'occupe pas davantage de savoir de quels
éléments sont constitués les énoncés : à aucun moment par exemple, il ne
s'agit de se fonder sur la signification des morphèmes pour conclure à la
variante libre : on demande à l'informateur de répéter quelque chose, non
de dire si la suite de morphèmes est la même dans un énoncé (a) et dans
un énoncé (b).
On peut se demander si cela ne revient pas au même, en fait, puisque
l'interlocuteur confirme ou infirme la répétition par référence au sens. C'est
que précisément Harris se place sur le plan du décodeur, utilise les oppos
itions possédées par le locuteur de la langue qu'il étudie — et qui peut être
la sienne — et, en ce sens, échappe aux critiques de A. Martinet ou
R. Jakobson à l'égard de ce que ce dernier nomme le « cryptanalyste ц
mais la différence entre Harris et eux, c'est qu'il importe peu que ce soit
ou non le sens qui conditionne la réponse de l'informateur; le linguiste se
contente d'enregistrer les unités sur le critère de la répétition ou non-répétit
ion. La tradition européenne au contraire prend explicitement la signi
fication en considération dans l'identification des unités, bien que ce ne
soit qu'une utilisation faible de la sémantique, en ce sens qu'on ne se
demande pas ce que cela veut dire, mais simplement si cela veut dire quelque
chose ou la même chose; on peut par exemple citer les règles données par
Troubetzkoy :
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Ire règle : Si deux sons de la même langue apparaissent exac
tement dans le même entourage phonique, et s'ils peuvent être subs
titués l'un à l'autre sans qu'il se produise par là une différence dans la
signification intellectuelle du mot, alors ces deux sons ne sont que
des variantes facultatives d'un phonème unique {Principes, p. 47).
IIe règle : Si deux sons apparaissent exactement dans la même
position phonique et ne peuvent être substitués l'un à l'autre sans
modifier la signification des mots, ou sans que le mot devienne méconn
aissable, alors les deux sons sont des réalisations de deux phonèmes
différents {Principes, p. 49-50).
Pour faible qu'elle soit, il n'en reste pas moins que cette utilisation n'est
pas elle-même définie, dans sa quantité ou sa qualité, par exemple, et que
la notion même de sens ne l'est pas davantage; il ne s'agit pas là d'une
espèce de convention explicite qui serait fondée par exemple sur la consta
tation qu'on ne peut définir le sens, mais plutôt d'une habitude; en effet,
il est couramment question, au départ de l'analyse phonologique, d'autres
notions non définies par l'analyse elle-même. Ainsi, préalablement à l'iden
tification des éléments non significatifs, A. Martinet se pose la question
de savoir quels signifiants on doit soumettre à l'analyse (ELG, p. 66) et
il écarte ceux qui contiennent des pauses virtuelles parce que celles-ci
modifient le comportement du phonème. Ce rejet implique non seulement
la connaissance d'unités linguistiques non encore spécifiées (puisque l'on
débute par l'étude du phonème), telles que la phrase, le mot, les mots
composés, mais encore la connaissance de l'effet de certains environnements
sur les phonèmes, alors que c'est cela même que l'on se donne pour but
d'examiner :
II faut s'abstenir de rapprocher des segments d'énoncés où les
frontières entre les mots ne coïncident pas, et où, en conséquence,
la distinction entre deux segments peut être assurée par des pauses
dans des positions différentes (LLS, p. 51).
On trouve le même type de rejet chez Jakobson :
Si, notre enquête portant sut les phonèmes d'une langue, nous
essayons de dessiner le réseau des combinaisons de ces phonèmes qui
se trouvent effectivement réalisés, nous sommes obligés de faire entrer
en ligne de compte les catégories grammaticales : en effet, les combi
naisons de phonèmes sont différentes au début, à l'intérieur, ou à la
fin d'un mot (Essais, p. 166).
Il n'en reste pas moins que les conclusions, didactiques, font comme si
l'on avait procédé effectivement sans présupposé spécial; ainsi, après avoir
déterminé sur un exemple de tchèque de Bohême que :
II est possible de caractériser les différentes classes grammaticales
d'unités formelles par des listes différentes de phonèmes ou même de
traits distinctifs {Essais, p. 167);
en partant précisément de la connaissance des catégories, R. Jakobson
conclut :
Chaque langue possède un système de traits distinctifs, groupés
selon certaines règles en faisceaux et en séquences; tous ces moyens
servent à distinguer des mots de significations différentes (Essais,
p. 171).
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On peut donc dire que l'idée émise en 1.1.1, selon laquelle les éléments
linguistiques sont supposés connus immédiatement au lieu d'être découverts
linguistiquement, est vérifiée.
Harris, au contraire, ne présuppose aucunement la connaissance de
catégories grammaticales ou d'unités linguistiques lorsqu'il étudie la combi-
natoire des éléments identifiés. Ainsi, au lieu de se donner la pause, et de
l'éliminer en décidant sans étude préalable qu'elle affecte le comportement
de sons, il commence par étudier le comportement des sons et constate
une différence phonique — que l'on notera ' — pour deux éléments autre
ment semblables, selon que l'environnement qui suit est ou non un env
ironnement zéro. Ainsi, on aura :
[aj] dans minus mais [aj'] dans slyness
[ej] dans playful mais [ej'J dans trayful
La détermination d'une distribution complémentaire constitue également
une approche de la délimitation des frontières de morphèmes; ainsi, les
trois énoncés suivants seront représentés :
analysis : /senselisis/
a name : /зе-neym/
an aim : /sen-eym/ (SL, p. 82).
En dehors du fait que Harris n'utilise pas de critères non définis, on peut
donc dire que ce qui le différencia des linguistes européens, c'est que sa
description est parfaitement cohérente en ce sens que non seulement la
procédure de découverte est la même à tous les niveaux, mais encore qu'il
n'y a pas de coupures entre eux et que, par exemple, ce que l'on a découvert
des phonèmes sert à la découverte des morphèmes, sans que l'on se soit
servi du morphème ou d'autre élément grammatical dans la définition
du phonème.
Peut-être tombe-t-on dans le défaut de Lyons signalé plus haut en
amalgamant dans une « tradition européenne » Saussure aussi bien que
Martinet aussi bien que Jakobson; c'en serait un en tous cas de parler
d'une « tradition américaine » qui engloberait par exemple Bloomfield
et Harris, car Bloomfield utilise la même méthode que les « Européens »
dans son identification des phonèmes. Sans aller jusqu'à éliminer les signi
fiants contenant des pauses virtuelles, il n'en présuppose pas moins lorsqu'il
étudie les phonèmes, la connaissance d'unités linguistiques non encore
définies :
Pour Harris, il n'est pas question de faire comme si une telle science
existait. Premièrement, la langue elle-même apporte une limite aux spécula
tionsque l'on peut faire théoriquement. Par exemple, l'acte de parole
peut être découpé de façon illimitée en unités de plus en plus petites,
puisqu'il est linéaire; mais précisément, le propre de l'élément linguistique,
ce n'est pas seulement sa possibilité d'être isolé par segmentation, c'est aussi
sa possibilité, correliée à la première, de commuter avec d'autres éléments.
La limite de la description est donc linguistique et non objective.
On a d'ailleurs cette idée également chez Troubetzkoy ou Jakobson,
à cette différence près que eux se fondent sur les caractéristiques phonétiques
ou articulatoires, et donc sur un plan différent du point de vue des deux
axes syntagmatique et paradigmatique, si bien que la limite linguistique
est « inférieure » au phonème, concernant la simultanéité des traits.
Deuxièmement, la description linguistique également aide le chercheur
à déterminer le statut d'un élément. Ainsi, sur le plan significatif, il est
possible d'après la méthode d'aboutir à des unités qui ne correspondent pas à
l'intuition. Par exemple, les trois phrases suivantes permettent d'identifier
b/g/a/u/r comme des éléments moiphologiques :
Where's the bag?
Where's the rug?
Where's the bug? (SL, p. 158)
Mais b/r, и I a, et g ne constituent pas respectivement une classe distribu-
tionnelle : ils sont les seuls à constituei leur propre classe. Ce critère de
distribution permet donc ici de reformuler les divisions initiales de façon
plus adéquate.
Bloomfield est donc beaucoup plus proche, par ses définitions, ses
postulats, sa méthode, des « Européens » que de Harris, et l'on trouve dans
Le Langage un certain nombre de contradictions qui sont aussi celles des
linguistes européens. Ainsi, on peut lire (LL, p. 24) :
Pour décrire une langue, nul besoin d'un savoir linguistique quel
qu'il soit; en fait l'observateur qui laisse un tel savoir modifier sa
description est poussé à dénaturer ses données. (...) Les seules géné
ralisations utiles sur le langage sont les généralisations inductives.
guistes qui l'ont le mieux présentée sont Harris et Wells et que, chez
le second, l'élaboration de classes de suites de morphèmes se fait par
approximations successives sur une phrase actualisée, et dérive de l'analyse
en constituants immédiats. Ainsi, Ruwet écrit (IGG, p. 107).
Dans l'ensemble, ces procédures se ramènent toujours à une
combinaison d'opérations de segmentation et de substitution; étant
donné un énoncé — par exemple, une occurrence donnée de la phrase
(Pierre est arrivé) — on le divise tentativement en un point donné,
et, aux segments ainsi obtenus, on essaie d'en substituer d'autres,
pour voir si les nouveaux énoncés obtenus sont grammaticaux. (...)
Quelle que soit l'utilité heuristique de ces procédures (...) il est imposs
iblede les formaliser complètement : une procédure rigoureuse de
découverte est hors de question.
On retrouve le même type d'interprétation chez Gleason et Lyons par
exemple, encore que celui-ci ajoute que Chomsky et d'autres linguistes ont
formalisé ladite procédure. En fait, chez Harris, il ne s'agit pas de « division
tentative » puisque les classes de morphèmes et de suites de morphèmes ont
été mises en équation antérieurement. Étant donné par conséquent un
énoncé tel que : Ma robe verte est déchirée, représentable par la concaténation
de classes de morphèmes Dét N Adj V Adj, en fonction d'équations anté
rieures telles que : N = Dét N = Dét N Adj... la segmentation se fera avant
V Adj, puisque des équations telles que : Dét N Adj V = x, ou : Dét N Adj
V Adj = y, n'existent pas.
Le fait de dire qu'une phrase ambiguë reçoit deux analyses en consti
tuants immédiats différentes signifie par conséquent que les constituants
ambigus sont susceptibles d'être associés à la fois à un ensemble x d'équa
tionset à un ensemble y d'équations, la concaténation en un point n de x et
celle en un point m de y étant semblables. Ainsi, dans la phrase : Je crois
mon fils malade, le verbe croire peut avoir deux sens : faire confiance ou
supposer. Dans le premier cas, le verbe se caractérise par un ensemble
d'équations de ce type : V = VN = VNAdj = V N qui être Adj, alors que
dans le deuxième cas, on a par exemple : V = VNAdj = V que N être Adj.
En fonction de ces deux types d'ensemble équationnels, on a donc deux
analyses en constituants immédiats : P = N V, V = VN, VN = VNAdj;
P = NV,V = VN Adj.
1-3. Le résultat.
1.3.1. Conclusion-bilan.
Pour les Européens, on a d'abord l'affirmation d'une réalité : la langue;
c'est son actualisation sous forme d'actes de parole qui prouve son existence.
La langue est de plus une réalité mentale, non seulement à cause de sa loca
lisation psychique, mais aussi par le rapport qui est établi, explicitement
ou implicitement, entre langue et pensée. L'homme utilise la langue pour
s'exprimer; cette utilisation est une caractéristique de son statut humain,
une actualisation de sa faculté de langage. On peut voir là un certain
psychologisme, au sens où l'on estime que, selon la formule du philosophe
grec, « l'homme est la mesure de toute chose », qui explique les présupposés
signalés dans l'analyse linguistique. Le descripteur est le locuteur, et le
locuteur est un descripteur; par sa nature, l'homme est capable de connaître,
et donc d'élaborer une science (humaine). De cette vision de la langue comme
objet mental, dérivent deux caractéristiques : le rapport entre langue et
réel est arbitraire, celui entre langue et pensée nécessaire, non seulement au
sens employé par Saussure ou Benveniste, et renvoyant au fait que pour
un Français, le mot cheval ne peut renvoyer à autre chose qu'au concept
de cheval, mais également au sens où l'existence des deux est correliée :
l'homme pense et utilise la langue, la langue influe la pensée. Ce rapport
nécessaire implique donc aussi une conception idéaliste de l'objet : celui-ci
ne peut être représenté dans sa « réalité »; car, même s'il existe une réalité
linguistique extérieure à l'homme, il ne peut y avoir pour lui d'objet qui
serait « la langue en soi », mais seulement un objet tel qu'il est perçu par
lui, élaboré par la pensée, qu'on ne peut saisir autrement que comme repré
sentation humaine; d'où l'artefact signalé dans l'analyse linguistique,
consistant à se donner, pour décrire la langue en question, le sens, dont la
connaissance qu'il est caractéristique de la langue peut être déduite du fait
qu'il n'est pas isomorphe à toutes les autres langues.
La langue est donc d'un double point de vue une structure : d'une part,
parce que les opérations mentales humaines fonctionnent comme un réseau
de relations, un système logique, et que donc la pensée humaine perçoit
et organise la langue en fonction de ce système; et d'autre part — ce que
l'on peut déduire du premier point de vue — , parce que la langue est une
organisation qui n'a qu'un rapport d'interprétation vis-à-vis du réel, au
lieu d'être produite par lui, dérivée « naturellement » du monde. Le fait
que la langue est une structure n'est pas induit, ou déduit; c'est une affirma
tion préalable solidaire d'une certaine philosophie, d'une certaine métaphys
ique.
Le fait de considérer la langue comme un objet mental privilégie,
d'autre part, un certain type de relation entre l'homme et la langue, qui
tion; il se peut que les morphèmes se définissent autant dans leurs interrela
tions à l'intérieur d'un discours suivi, qu'à l'intérieur d'un énoncé court.
Il se peut que l'on trouve dans l'ensemble des phrases successives d'un même
discours ce que l'on ne peut découvrir dans un corpus consistant en un agglo
mérat de phrases sans rapport entre elles. Enfin, la différence entre énoncé
et phrase dans l'identification et le classement des éléments pose des diff
icultés : en principe, on est censé travailler sur l'énoncé, c'est-à-dire un acte
de parole non encore défini linguistiquement; en fait on se donne le cadre
phrastique, comme le montrent d'ailleurs les exemples. Le fait de prendre
la phrase comme un axiome règle le problème; c'est la solution de Chomsky;
mais le fait de supposer que nous parlons en phrases est un autre postulat
— explicite chez Chomsky, implicite chez Harris lorsqu'il se donne la
phrase comme énoncé au départ de l'analyse — , et que les grammaires
doivent caractériser les phrases produites et à produire en est un troisième,
d'où des formulations consciemment ou inconsciemment vagues dans les
travaux se réclamant des théories génératives :
que par leur environnement, puisqu'il suffit, pour que deux phrases soient
équivalentes, qu'elles apparaissent dans le même texte, voire dans la même
langue :
Il va sans dire que les reproches que l'on peut faire à cette procédure
ne l'empêchent pas d'être productive, comme l'ont montré de très nombreux
travaux; on peut lire pour s'en convaincre les différentes analyses présentées
dans Langages 13 ou Langue française 9 par exemple. Mais comme on
Га vu, elle suppose le problème de la phrase résolu, ce qui est gênant du
point de vue de la théorie.
N2 V2
N1 V1 P4
N4 N5
N8 (ce héros
(mon pèreest
s'intéresse
estununparachutiste)
parachutiste)
à Paris)
la nocivité)
N2 Adv
Adv2
P1 N2
N3AV1
Adv
V1N4
N4A V1 N4 (de
(ce
(ce temps
héros si
audoux
en temps
sourire
est
ce héros
si doux
un parachutiste)
est est
un parachutiste)
un parachutiste)
etc.
II-2. La transformation.
sont pas forcément les mêmes dans une construction différente E; par
exemple, pour N est N, et N a N : L'homme est un animal / L'homme a un
animal. L'homme est un artiste / *L'homme a un artiste. * L'homme est une
maison j L'homme a une maison.
On peut donc opérer une sélection dans l'ensemble initial des phrases,
de façon que chaque forme de phrase, — c'est-à-dire chaque description
symbolique — soit la transformée de l'une (ou de l'autre) forme de cet
ensemble qui sera dit « ensemble de base ». Ainsi, dans les exemples ci-dessus :
A (= NV) est une forme de base, et les formes :
est-ce que NV?
N ne V pas
c'est N qui V
sont des transformées de NV.
La relation de transformation est donc essentiellement formelle, c'est-
à-dire fondée sur la comparaison des co-occurrences individuelles des mor
phèmes constituant les constructions étudiées. Les constructions différentes
dont les membres ont les mêmes co-occurrences et les mêmes restrictions de
co-occurrence seront dites les transformées les unes des autres.
Cette exclusion de telle ou telle possibilité, fondée sur des raisons sta
tistiques, est évidemment contestable dans la mesure où elle peut se ramener
à une élimination plus ou moins arbitraire par le linguiste. C'est pourquoi
Harris se donne une contrainte supplémentaire pour pallier cette insuff
isance de la notion de co-occurrence : celle de l'acceptabilité égale des
phrases en question.
Lorsque l'on parle de « élimination plus ou moins arbitraire », cela
signifie qu'en effet, il n'est pas évident a priori que le nombre d'impossib
ilités quant à une transformation éventuelle N г VN2, N2 V N1 soit inférieur
au nombre de celles qui, par exemple, peuvent faire remettre en question la
validité de la transformation actif / passif, puisque, s'il y a des passifs dont il
paraît difficile de dire qu'ils proviennent de constructions actives : Je suis
dépitée I On me dépite (?) ou encore : Je suis stupéfaite par son attitude
alors que stupéfaire n'existe pas, on peut dire aussi que le rapport entre
co-occurrences peut changer lorsque l'on passe d'une forme à l'autre, puisque
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II. 2. 2. L'acceptabilité.
La première condition d'équivalence est donc au préalable la contrainte
des mêmes membres des classes constituant les constructions. Si l'on prend
par exemple les deux formules de phrases :
NYN
N est Vé par N
mais qu'on n'actualise pas les symboles des classes par les mêmes membres
de ces classes, on est conduit à dire que : Pierre aime Marie et La souris est
mangée par le chat sont des transformées l'une de l'autre, ou que ces deux
constructions n'ont rien à voir. La seconde condition est la (les) modifica-
tion(s) grammaticale(s), puisque si ni permutation, ni ajout, ni effac
ement, etc., n'interviennent, N V N par exemple reste N V N, c'est-à-dire qu'il
n'y a pas de transformation.
La troisième condition est l'acceptabilité des phrases. Cette notion
d'acceptabilité est couramment utilisée en linguistique descriptive, et n'est
pas liée, et encore moins identifiée, à la signification. Il s'agit simplement
pour le sujet parlant d'accepter ou non une phrase, de reconnaître ou non
qu'elle appartient à la langue en question. Après avoir fait toutes les mani
pulations possibles sur une phrase donnée, on reconnaîtra comme transfor
mées l'une de l'autre les phrases également acceptables. Par exemple (TLS),
pour la construction N1 V N2 P N3 en anglais, on a : The man mailed a letter to
a child (acceptable); pour N1 V N3 N2 The man mailed a child a letter (accep
table); pour N2 was Ven (by N1) P N3 The letter was mailed (by the man) to a
child (acceptable); pour N1 V N3 P N2 The man mailed a child to a letter (non
acceptable); pour N1, N2, VPN3 The man, a child, mailed to a letter (non
acceptable), etc.
Seront reconnues comme transformées les trois premières construct
ions. De même en français :
N1 V N2 P N3 Pierre envoie une lettre à Marie (acceptable).
N1 V P N3 N2 Pierre envoie à Marie une lettre (acceptable).
N2 est V-é (par N1) P N3 Une lettre est envoyée (par Pierre) à Marie
(acceptable).
N1 V N3 P N2 Pierre envoie Marie à une lettre (non acceptable).
Mais on est aussi conduit à distinguer des niveaux d'acceptabilité. Si
l'on prend l'exemple suivant :
1. Le chien a mordu la marquise.
2. La marquise a été mordue par le chien.
3. La marquise a mordu le chien.
4. Le chien a été mordu par la marquise.
2, 3, 4 constituent toutes des manipulations sur 1, et cependant, bien
qu'elles soient toutes quatre des phrases du français, 3 et 4 ne sont pas aussi
« naturelles » que 1 et 2. On imagine aussitôt une situation particulière, ce
qui ne se passe pas pour les deux premières; autrement dit, 1 et 2 sont
également acceptables, 3 et 4 sont également acceptables, mais 1, 2 et 3,
4 ne sont pas également acceptables, si l'on compare une paire par rapport
à l'autre.
Certes, cette notion d'acceptabilité est difficilement définissable sur
le seul plan de la linguistique car, sans chercher à réfuter le postulat de
l'arbitraire du signe, il nous semble de bonne foi d'affirmer que la langue
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est solidaire du réel, et que c'est sur les propriétés de ce réel — qui, dans
des domaines géographiques donnés, paraît courant, ou possible, ou imposs
ible— que se fondent les appréciations d'une communauté linguistique
pour accepter une expression qui, selon ce à quoi elle renvoie, sera jugée
courante, ou possible, ou impossible. Autrement dit, l'acceptabilité est liée
à la sémantique : Si X dit que la phrase : Le champignon a mordu le convive
n'est pas française, Y peut toujours rétorquer que ce n'est paš une phrase
inacceptable puisqu'il existe des fleurs carnivores ou des haricots sauteurs.
C'est à ce type d'argument que nous faisons allusion lorsque nous parlons
de situation particulière : Y prend en considération un réel qui n'est pas
celui du découpage sémantique de la langue.
S'il existe dans telle ou telle langue un mot renvoyant à une réalité
particulière, c'est que celle-ci a conditionné un certain découpage sémant
ique. Cette réalité ne devient accessible — et l'expression qui y renvoie
acceptable — pour le français que lorsque, par l'emprunt, la traduction,
ou la composition de mots, tel objet ou phénomène étranger est importé,
et devient donc à la fois partie du réel et de la langue importateurs.
Lorsque nous disons que l'acceptabilité est fondée sur le réel, cela ne
veut pas dire que nous assimilions réel et vérité. La phrase : Le chien a mordu
la marquise est acceptable même si l'événement auquel elle renvoie n'est
pas arrivé en fait. Et au contraire, qui eût pu penser que : Le professeur a
mordu les mollets d'un étudiant pourrait renvoyer à un événement réel?
Cela ne signifie pas non plus que nous assimilions acceptabilité à
compréhensibilité. L'énoncé : moi pas savoir est doué de sens, mais non
acceptable.
Mais nous voulons marquer le fait que l'acceptabilité est solidaire à
notre avis de la probabilité de l'événement ou de la prédication en question,
dans le monde où l'on se trouve, une fois reconnu le fait que les énoncés
répondent aux descriptions de phrases grammaticales; c'est pourquoi, même
si ce n'est pas vrai au moment où on le dit, la phrase : Le chien a mordu la
marquise est acceptable, au contraire de : La terre est carrée.
Autrement dit, le contexte de la phrase est, à notre sens, essentiel en ce
qui concerne l'acceptabilité, car le rôle du contexte est de nous placer dans
un certain monde. Par exemple, dans un livre de Lewis Carroll, on accep
terait des phrases telles que : Le champignon a mordu le convive.
L'acceptabilité, en effet, est liée au choix des mots dans une même
construction; or il y a des constructions qui admettent les mêmes choix
de mots, comme on Га vu. On peut donc faire l'hypothèse qu'à partir de la
liste finie des constructions admettant les mêmes choix de mots, il est pos
sible de définir le lien qui existe entre le choix des mots et l'acceptabilité,
pour toutes les phrases de la langue.
Le moyen de résoudre le problème que l'on vient de signaler est de prendre
un informateur et de lui demander de donner plusieurs exemples de telle ou
telle construction en gardant les mêmes mots, ou inversement, plusieurs
exemples de mots pour la même construction. Il y a des chances que, spon
tanément, il ne donne que des phrases acceptables dans la langue en ques
tion. Ce test expérimental constitue la base d'un traitement grammatical
plus approfondi.
Soit une construction, N1 V N2 par exemple, on se demande quelles sont
les valeurs de chacun des symboles la satisfaisant. Pour des raisons pra
tiques, on procède par ordre, c'est-à-dire que dans un premier temps, N1
sera variable et V N2 invariables; dans un deuxième temps, V sera variable
et N1 et N2 invariables, et dans un troisième temps, N2 sera variable, N1 V
restant invariables. Ainsi, supposons que pour des valeurs invariables Vх
Ny, on ait trois sous-ensembles de N1, Na, Nb, Nc, où toutes les valeurs
de Na seront également courantes, celles de Nb possibles dans un certain
contexte, et celles de Nc impossibles; on établit ce que Harris appelle une
« échelle d'acceptabilité » sur N Vх Ny, e'est-à-dire une hiérarchie caracté-
risable entre les sous-ensembles de N. Par exemple :
Na Vх Ny : L'artiste a peint une nature morte.
Nb Vх Ny : Le singe a peint une nature morte.
Nc Vх Ny : Le radiateur a peint une nature morte.
Étant donnée cette échelle pour N Vх Ny, on retrouve la même échelle
d'acceptabilité pour d'autres constructions, par exemple Ny est Yx-é par
N:
/par Na : Une nature morte est peinte par l'artiste.
/par Nb : Une nature morte est peinte par le singe.
/par Nc : Une nature morte est peinte par le radiateur.
En fait, l'échelle n'est pas toujours conservée pour les mêmes choix de
mots, à travers des constructions qui sont par ailleurs satisfaites par les
mêmes choix de mots : Pierre a écrit deux heures. Pierre a écrit deux articles
(où dans ce cas, N1 V sont invariables et N2 variable). Pour : N2 est V-é
par N1, on obtient : * Deux heures sont écrites par Pierre. Deux articles sont
écrits par Pierre.
10. L'opérande est la séquence sur laquelle opère une transformation; la séquence
transformée que l'on obtient est la résultante.
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je dirai que des formes telles que Elle fait le ménage / *Elle ménage. Il fait
des poèmes / *Il poème sont du type : N1 V-opt NM > N1 Vť
où le (V) signifie que l'on opère sur N comme sur un V bien qu'il n'ait pas
de suffixe « verbalisant ».
On voit donc que l'extension d'une transformation, si elle ne constitue
pas une description aussi stricte de la langue que la transformation elle-
même, ne mène pas pour cela à la formation arbitraire de phrases, ni à de
nouvelles paires transformationnelles.
On s'aperçoit de la sorte que des transformations primitivement inven
toriées comme opérateurs de base (1.3.2) sont en fait des opérations ana
logiques; par exemple ce que l'on a appelé la transformation-miroir : Le
français, c'est son fort / Son fort, c'est le français.
D'une part, cette transformation n'a lieu que pour К = N1 être t N2,
et d'autre part, l'ordre ne peut être inversé que si N2 a une insertion parti
culière (ici : c'). C'est-à-dire que ce phénomène est semblable à celui de
l'apparition de l'article défini lorsque le N qui le suit est suivi d'une propo-
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sition relative par exemple : Une truite est un poisson. * Un poisson est une
truite. Ce poisson est une truite.
De même : Un livre est une chose; un livre est tombé. *Un livre qui est
une chose est tombé. Ce livre qui est une chose est tombé ou : * Une chose qui
est tombée est un livre. Cette chose qui est tombée est un livre.
Par conséquent, on peut dire que la transformation-miroir est analo
gique, et qu'il faut supposer une étape telle que Une truite est quelque chose;
quelque chose est un poisson. Une truite est quelque chose qui est un poisson.
Certes, cette étape n'est pas couramment actualisée dans la langue;
mais précisément le but de l'analogie est de restituer une étape non
constatée.
III. Conclusion.