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TROIS ESSAIS

SUR L'ÂGE INDUSTRIEL


DU MÊME AUTEUR
chez le même éditeur :

Dans la collection
Recherches en sciences humaines

DIMENSIONS DE LA CONSCIENCE HISTORIQUE.


LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE ET LA GUERRE.

Quelques ouvrages récents


du même auteur :

PAIX ET GUERRE ENTRE LES NATIONS. (Calmann-Lévy).


LE GRAND DÉBAT. INITIATION A LA STRATÉGIE ATOMIQUE.
(Calmann-Lévy).
ESSAI SUR LES LIBERTÉS. (Calmann-Lévy).
RAYMOND ARON

TROIS ESSAIS
SUR L'ÂGE INDUSTRIEL

COLLECTION « PREUVES »

PLON
© 1966 by Librairie Plon.
Imprimé en France.
INTRODUCTION

Les trois essais réunis dans ce livre traitent des


mêmes problèmes mais ils en éclairent des aspects dif-
férents. Les circonstances dans lesquelles ils ont été
conçus expliquent l'éclairage propre à chacun d'eux.
Le premier, Théorie du développement et idéologies
de notre temps, a été écrit en 1962, au retour d'un
voyage au Brésil. Il représente le texte développé d'une
conférence donnée dans les universités de ce pays. Les
réactions de mes auditeurs avaient été typiques et instruc-
tives. Des idées qui me semblaient évidentes — le
développement des uns n'est ni cause ni condition du
sous-développement des autres — avaient été, selon les
cas, accueillies ou rejetées, partout elles avaient surpris.
Aussi le premier essai a-t-il pour centre moins la théorie
du développement que la liaison entre chacune des
phases du d'éveloppement et une manière particulière
d'interpréter notre époque.
Le deuxième, Théorie du développement et philoso-
phie évolutionniste, a été écrit un an plus tôt, en 1961,
à l'occasion d'un colloque organisé par l'U.N.E.S.C.O.
et l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il constitue une
réponse à un rapport du professeur Morris Ginsberg.
Celui-ci reprenait les thèses de ce qu'on appelle philo-
sophie évolutionniste de l'histoire : le devenir global de
l'humanité obéirait à une loi de rationalité et de mora-
lité croissante. Aussi le centre de l'essai est-il la distinc-
tion entre la rationalité (scientifique, technique, admi-
nistrative) et la raison historique.
Le troisième essai, Fin des idéologies, renaissance des
idées, écrit en 1964, constitue une sorte de réplique à
la diffusion des thèmes de la société industrielle et de
la fin des idéologies. Cette diffusion a provoqué des
malentendus auxquels j'ai voulu opposer ma propre in-
terprétation de ces thèmes désormais vulgarisés. Quand
j'entrepris, il y a dix ans, une étude comparée des ré-
mes de type soviétique et des régimes de type occiden-
tal, sur le plan économique, social, politiques, je
n'imaginais pas que l'on confondrait similitudes et iden-
tité ou que l'on serait enclin, quelques années plus tard,
à négliger la signification des différences ou à imaginer
la convergence inévitable des régimes ennemis en quel-
que zone intermédiaire, baptisée socialisme démocra-
tique.
Le dernier essai reste au niveau de l'analyse sociolo-
gique ou de la critique idéologique mais il exprime une
attitude philosophique qui continue, semble-t-il, d'irriter
également marxistes, existentialistes et hégéliens.

1. Dix-huit leçons sur la société industrielle, collection Idées


(Gallimard), 1963.
2. La Lutte des classes, ibid., 1964.
3. Démocratie et totalitarisme, 1965.
style stalinien — représentants d'une école en voie de
disparition mais encore assez nombreux en France — ne
tolèrent pas que l'on applique à l'analyse des sociétés,
qui s'appellent elles-mêmes socialistes, une méthode
d'inspiration marxiste. Il est pourtant conforme à l'ins-
piration marxiste de s'interroger sur les relations
entre le régime soviétique et les phases initiales d'accu-
mulation du capital. Les existentialistes français, en
fonction même de leur philosophie de l'engagement,
auraient dû admettre que leurs préférences politiques
avaient pour origine une décision plus ou moins justifiée
par les circonstances mais, en dernière analyse, person-
nelle. Pourtant, désireux de s'allier aux marxistes-léni-
nistes, ils ont, depuis vingt ans, avec une ingéniosité iné-
puisable et des sophismes innombrables, cherché une syn-
thèse impossible entre une philosophie de la décision
arbitraire et une philosophie de la rationalité totale de
l' histoire. Le parti auquel ils adhéraient devait incarner
le bien contre le mal, l'avenir contre le passé, il devait
être l'agent d'exécution des hautes œuvres de l'Histoire.
Quant aux hégéliens, du haut de la science de leur maître,
ils regardent avec indifférence ou mépris leurs contem-
porains, à une époque où « la pensée politique a atteint
son niveau le plus bas » .
Comme mon livre précédent, l'Essai sur les libertés,

1. Eugène Fleischmann, La Philosophie politique de Hegel,


Paris, Plon, 1964, avant-propos, p. I.
ces trois essais sont écrits dans le style qui, à en croire
M. André Fontaine, « a le don d'exaspérer ceux qui ne
veulent voir la réalité qu'à travers le prisme de leur
ambition ou de leurs idéologies ». Et je crains que
M. Delcroix ne soit tenté une fois de plus d'écrire :
« Interprète d'une époque qui a été aussi dramatique,
sur quoi Raymond Aron a-t-il conquis la sérénité un peu
triste de ses livres ? Cette intelligence de virtuose, ces
analyses, sans désespoir et sans espérance, gardent une
grande part de mystère. » Un auteur ne peut jamais ré-
soudre son propre mystère, surtout quand il a horreur
de se raconter lui-même et juge quelque peu indécente
la confusion, courante à notre époque, entre récits in-
times et réflexions politiques. Mais ce que Le Nouvel
Observateur appelle les mystères de Raymond Aron
n'apparaît tel que dans le climat provincial des intellectuels
de gauche parisiens.
A supposer que « j'aie conquis la sérénité », ce dont
je ne suis pas assuré, notre époque dramatique suffit à
l'expliquer. Formé par les maîtres de l'université fran-
çaise, nourri de philosophie kantienne, j' imaginais le
monde, à vingt ans, autrement qu'il n'était et que je ne
l'ai découvert dans l'Allemagne de 1930 alors qu'un dé-
magogue d'un génie satanique commençait d'entraîner
un peuple de haute culture vers l'aventure et vers la bar-
barie. Juif, survivant du plus grand massacre des inno-
cents qu'aient connu les temps modernes, comment puis-
je oublier que des millions d'êtres humains ont été mis
à mort selon une technique industrielle ? Que des
âmes nobles et des esprits généreux ont acclamé
le « culte de la personnalité », n'ont pas voulu voir la
déportation des Koulaks, la grande purge, la liquidation
de l'intelligentsia juive ?
Le mélange d'invectives et d'analyses, le passage de
l'engagement à l'histoire universelle, une vision sans in-
dulgence des personnes et une exigence sans limite à
l'égard de la société future, voilà, en vérité, ce qui me
paraît mystérieux. Dans la mesure où la littérature politi-
que à la Sartre passe pour normale, l'effort de lucidité
et de détachement qui a été celui de tous les philosophes
devient mystérieux. Déjà, au moment où je soutenais ma
thèse de doctorat, un des membres du jury m'interrogea
sur les motifs, d'ordre privé, de ce qu'il appelait ma
« tristesse ». Il se peut que ces motifs existent mais je
lui répondis — c'était en 1938 — que les catastrophes
prochaines n'inclinaient pas le spectateur de l'histoire
vers des pensées riantes. Ces catastrophes sont derrière
nous et, plus que jamais, par-delà les drames, je con-
serve ma foi dans une certaine idée de la destination
humaine.
Cette foi n'est pas dépouillée d'espérance mais je me
méfie des espérances qui donnent bonne conscience aux
assassins.
I

THÉORIE DU DÉVELOPPEMENT
ET IDÉOLOGIES
DE NOTRE TEMPS
Pour la première fois les hommes vivent une seule et
même histoire. L'humanité est unifiée par ses conflits,
elle l'est par la technique, elle l'est par ses problèmes.
Les deux Grands, par leurs armes et plus encore par
leurs idées, sont présents en Asie comme en Amérique
latine, sur le 3 8 parallèle comme dans les Caraïbes. Il
ne faut que quelques heures aux avions commerciaux et
aux bombardiers pour aller de Moscou à Washington,
il ne faut qu'une demi-heure aux fusées pour franchir
l'espace qui sépare les rampes de lancement soviétiques
et américaines des villes américaines ou soviétiques.
Enfin, comme pour symboliser l'unité de l'espèce
humaine, les mêmes mots — capitalisme, socialisme, im-
périalisme — sont employés, encore qu'avec des signi-
fications différentes et parfois contradictoires.
Parmi ces mots à diffusion universelle, peut-être celui
de développement tient-il le premier rang. Je ne connais
pas de pays, dans l'hémisphère sud ou dans l'hémisphère
nord, dans l'ancien ou dans le nouveau monde, où il ne
soit courant et parfois même obsessionnel — comme
s'il désignait l'ambition majeure de l'humanité présente,
l'objectif que toutes les collectivités se donnent à elles-
mêmes en priorité absolue.
Si le mot de développement existe en allemand,
en anglais, en espagnol, en portugais et, je suis sûr, dans
d'autres langues encore, il n'en résulte pas qu'il soit pris
partout dans la même acception ni surtout qu'il désigne
la même tâche aux Etats-Unis et au Brésil, en Guinée
et en France. Les considérations suivantes prennent pour
point de départ l'opposition, presque évidente, entre la
diffusion universelle du mot de développement et la di-
versité des problèmes que pose en fait le développement
selon les continents et les pays.
La théorie moderne ou, mieux, actuelle, du dévelop-
pement, a trois origines, chacune de celles-ci suggérant
une certaine interprétation du mot et de la chose : l'étude
statistique à long terme de la croissance économique, le
contraste entre pays riches et pays pauvres ou, comme on
dit, pays développés et pays sous-développés (ou en voie
de développement), enfin la comparaison entre écono-
mies et sociétés soviétiques et occidentales.
La première origine — l'étude statistique de la crois-
sance économique à long terme — nous renvoie à un livre
célèbre dont la première édition remonte à 1940, celui
de l'économiste australien Colin Clark : Conditions of
Economic Progress. Depuis ce livre, beaucoup d'autres
économistes, en particulier M. Jean Fourastié en France,
ont retrouvé par eux-mêmes des idées semblables ou
éventuellement rectifié les travaux de Colin Clark.
On savait depuis longtemps, bien avant le livre de ce
dernier, que les économies modernes se « dévelop-
pent », soit que le nombre des travailleurs, soit que le
rendement de chaque travailleur augmente. Mais ce
phénomène non ignoré, que beaucoup d'économistes
classiques avaient noté, parfois même décrit ou analysé,
ne retenait guère, il y a trente ou quarante ans, l'atten-
tion des savants. Certes, la théorie de la maturité con-
tenait implicitement des hypothèses relatives au déve-
loppement à long terme, en particulier celle d'une
modification progressive des conditions du développe-
ment, les occasions d'investissements profitables deve-
nant plus rares avec le vieillissement des économies.
Mais cette théorie de la maturité sortait d'une analyse
du court et du moyen terme. C'est l'expérience de la
grande dépression qui incita de nombreux économistes,
Keynes et Hansen entre autres, à s'interroger sur certains
aspects de ce qu'ils appelèrent maturité. Nous dirions
aujourd'hui qu'ils se demandèrent si le développement
tend, à partir d'un certain point, à être plus ou moins
paralysé dans le cadre d'une économie privée (méca-
nismes du marché, caractère individuel des investisse-
ments) .
A l'heure présente, la considération du long terme
n'intervient pas indirectement, comme sous-produit de
l'analyse des crises et du court terme, mais directement :
la transformation séculaire des économies, par-delà les
fluctuations à court et à moyen terme, devient l'objet
propre de l'étude et de la théorie, et, du même coup,
elle devient l'objectif de l'action.
Les travaux de Colin Clark ou de Jean Fourastié
donnent du développement une représentation unili-
néaire et quantitative. Prenons les statistiques du produit
national dans les différents pays, divisons la valeur
du produit national par le nombre de personnes vivantes
ou de personnes actives. Nous obtenons la valeur du
produit national par personne ou par personne active,
et il nous est facile de ranger les différents pays sur une
ligne unique, à une extrémité de laquelle se situent les
pays sous-développés, dont le revenu national par per-
sonne est inférieur à cent dollars par an, et à l'autre
extrémité de laquelle figurent les pays dont le revenu
annuel par tête dépasse trois mille cinq cents et approche
quatre mille dollars. Comme le revenu par tête augmente
plus ou moins régulièrement, le même chiffre, valable
pour la France de 1960, représente éventuellement l'état
des Etats-Unis il y a quelques dizaines d'années. Sur la
ligne du progrès économique, défini par la croissance du
revenu annuel par tête, un même point sera occupé par
plusieurs pays, mais par chacun à une date différente.
Inévitablement, ces sortes de travaux suggèrent une
idée simple du développement, confondu avec la crois-
sance et avec le progrès. Ces trois notions sont encore
mal distinguées dans la littérature. Disons que nous ap-
pellerons croissance l'augmentation du produit national,
global ou par personne, développement cette croissance
quand elle résulte de changements qui affectent plus ou
moins l'ensemble de l'économie, et progrès le dévelop-
pement, dans la mesure où il nous paraît répondre à la fi-
nalité de l'économie. Si ces trois notions sont confondues
et si la valeur du produit national est prise pour critère
exclusif de la croissance-développement, une vision d'un
devenir historique unique, orienté vers un seul et même
but, en résulte. Tous les pays sont engagés dans une
course, les uns sont partis plus tôt et les autres plus tard,
le taux de croissance mesure la rapidité de chacun et
finalement tous arriveront au même point.
La deuxième origine de la théorie moderne du déve-
loppement suggère une interprétation partiellement
autre et corrige la simplification et le caractère exagéré-
ment quantitatif de l'interprétation précédente. La dispa-
rité entre le produit national par tête de la Guinée et
celui des Etats-Unis, entre celui de l'Inde ou de la Chine
d'un côté, celui de la République fédérale et de la
Grande-Bretagne de l'autre s'exprime par des chiffres :
tant de dollars par tête de revenu annuel ici, tant de
dollars là. Mais tout observateur constate que cet écart
quantitatif traduit avant tout les différences qualitatives.
Les instruments et l'organisation du travail sont essen-
tiellement autres, de même qu'est autre la répartition de
la main-d'œuvre entre les divers emplois : agricole,
industriel, commercial.
L'étude de la croissance économique à long terme, du
style Colin Clark - Fourastié, a popularisé la conception
du transfert de la main-d'oeuvre du secteur primaire
vers les secteurs secondaire et tertiaire. La croissance
quantitative a pour condition le dégonflement du pri-
maire (agriculture ou agriculture et mines) et le gon-
flement du secondaire (industries de transformation) et
du tertiaire (commerces, services, arts, loisirs, enseigne-
ment) . L'inégalité du rendement selon les secteurs expli-
que, selon Colin Clark, le transfert de la main-d'œuvre.
L'inégale rapidité du progrès technique selon les sec-
teurs, la saturation inégalement rapide des besoins pri-
maires et secondaires expliquent, selon Fourastié, la
diminution du volume de la main-d'œuvre employée
dans le secteur primaire, éventuellement, en une phrase
postérieure, dans le secteur secondaire.
Mais ces transferts de main-d'œuvre, les modifica-
tions des dimensions propres à chacun des trois secteurs
sont encore des expressions quantitatives de phénomènes
plus profonds et essentiellement qualitatifs. Pour passer
d'une société traditionnelle, d'une économie sous-déve-
loppée, de la Chine, de l'Inde, de la Guinée, du Nigéria,
du Brésil du Nord-Est, de l'Italie du Sud, à une société
moderne, à une économie développée de l'Italie du
Nord, de l'Etat de Sao Paulo, des Etats-Unis de la côte
est ou ouest, il faut évidemment que croisse le produit
par tête de la population et par tête de travailleur, il
faut qu'augmente la fraction de la main-d'œuvre em-
ployée dans l'industrie. Mais le procès d'industrialisa-
tion, à son tour, serait impossible sans l'extension de
l'enseignement primaire et professionnel, sans conver-
sion des travailleurs à une attitude rationnelle, indispen-
sable au rendement productif et contraire à des attitudes
immémoriales.
Si le contraste entre pays sous-développés et pays dé-
veloppés impose l'idée que le développement n'est pas
seulement croissance mais mutation historique, passage
d'un type social à un autre, la comparaison entre éco-
nomie soviétique et économies occidentales conduit à la
conclusion que beaucoup de phénomènes caractéristi-
ques du développement sont communs aux uns et aux
autres. Vues d'Asie, les économies soviétique et améri-
caine sont deux modalités du même type social, elles
comportent l'une et l'autre, sous le nom d'édification
du socialisme ou de développement économique, l'in-
dustrialisation, l'urbanisation, l'instruction primaire
universelle, l'expansion de l'enseignement secondaire et
supérieur, l'évolution vers la famille étroite, la sé-
paration radicale de la famille et du métier, du foyer
et du lieu de travail, la constitution d'unités de pro-
duction de dimensions considérables, la différenciation
rigoureuse des fonctions sociales, etc.
Nous ne voulons pas préjuger des deux questions
passionnément discutées : dans quelle mesure les diffé-
rences entraînées par les régimes et les idéologies sont-
elles décisives ou secondaires ? Dans quelle mesure les
économies et les sociétés, soviétiques et occidentales,
tendent-elles ou non à se rapprocher ? Nous nous bor-
nons à constater que cette troisième origine de la théorie
moderne du développement suggère sinon une troisième
perspective, du moins un troisième point de départ, une
troisième position du problème. A lire Colin Clark et
Fourastié, on a le sentiment d'un cheminement de toutes
les sociétés sur une même route et vers un but unique.
A confronter sociétés sous-développées et sociétés dé-
veloppées, on a le sentiment d'une mutation histo-
rique, d'une révolution sociale, qui intéresse l'humanité
entière et la fait passer d'une étape de son aventure à
une autre. A comparer société soviétique et sociétés occi-
dentales, on s'interroge sur la portée des idéologies qui
se combattent, sur la parenté des régimes qui se con-
damnent réciproquement à mort.
Il est facile et tentant d'imaginer le développement
comme une simple croissance, comme la production, en
quantités accrues, des mêmes produits par les mêmes
procédés. En réalité, le développement consiste à pro-
duire, certes, des quantités accrues, mais aussi des pro-
duits différents, p a r des procédés autres. Une société
moderne est en constante transformation aussi bien
qu'en croissance continue. Elle est obsédée par la
quantité mais aussi p a r le renouvellement, ceci étant
inséparable de cela.
Comment caractériser la société à laquelle aboutit le
développement, société que nous appellerons désormais
moderne ou industrielle ou scientifique ? Un accord
quasi unanime existe, me semble-t-il, sur le secteur so-
cial où s'est opérée la mutation : il s'agit du secteur
économique et, plus spécifiquement, de l'organisation du
travail. L'homme utilise désormais, non plus des outils
à main, mais des machines de plus en plus complexes ;
la quantité d'énergie disponible p a r tête de travailleur
permet de multiplier le rendement de l'ouvrier, de con-
vertir les produits du sol et du sous-sol pour la satis-
faction des besoins humains, de créer des objets techni-
ques grâce auxquels il est répondu aux exigences
éternelles d'un toit, de vêtements, de transport et de
communications, sous des formes si riches et si nom-
breuses que les utopistes eux-mêmes ne les avaient pas
rêvées à l'avance. La manipulation des forces naturelles
apparaît donc comme un trait sans précédent de la so-
ciété moderne. Mais cette maîtrise technique est aussi
expression d'une attitude nouvelle : volonté non de subir
mais de dominer le milieu naturel et, du même coup,
souci simultané de mesure, de rationalité, d'avenir (ou
de prévision).
La mesure — du temps de travail et du rendement —
est une des racines de la conduite longtemps appelée
capitaliste, mais aujourd'hui reconnue typique de toutes
les sociétés modernes. De la mesure découle le souci de
produire plus dans le même temps, ou de consacrer
moins de temps à produire les mêmes biens, ou enfin
de produire en moins de temps plus de valeur. Mais
pour atteindre cet objectif quantitatif, encore faut-il
substituer aux modes coutumiers de travail, la réflexion,
le calcul ou encore, en d'autres termes, l'attitude dite
rationnelle (au sens de Max Weber). De la rationali-
sation quantitative découle un renversement dans l'ap-
préciation du passé et de l'avenir. Le passé, en tant que
tel, cesse d'être respectable ou sacré. L'avenir n'est pas
conçu comme la répétition de ce qui a été ou comme un
imprévisible destin. La tradition ne suffit plus à con-
sacrer les pouvoirs et les institutions. Forts de leur
succès, les hommes prétendent penser à l'avance au
moins les données quantitatives de leur destin : volume
de la population, volume des ressources, niveau de
vie. Les sociétés modernes sont les premières qui se
justifient elles-mêmes par leur avenir, les premières
dans lesquelles la formule : « L'homme est l'avenir de
l'homme » semble moins blasphématoire que banale.
Les sociétés modernes sont définies d'abord et avant
tout par l'organisation du travail, c'est-à-dire par leur
rapport au monde extérieur, leur usage des machines,
l'application de la science et les conséquences écono-
mico-sociales de cette rationalisation de la production.
Mais aucun secteur de la société n'échappe aux effets
de cette mutation. S'il n'est pas possible, en une étude
introductive, de préciser ce que sont la famille, l'Etat
ou la culture de la société moderne (différentes moda-
lités de celle-ci sont concevables), il n'est pas douteux
que famille, Etat, culture sont affectés par le dévelop-
pement, et que ces institutions présenteront probable-
ment certains traits communs dans toutes les sociétés
développées (par exemple, la famille tendra à devenir
nucléaire, l'Etat disposera d'une bureaucratie ration-
nelle et relativement centralisée ; une culture, diffusée
par les moyens de communication qui touchent des mil-
lions d'hommes, refoulera progressivement les cultures
locales ou s'y superposera).
Cette théorie de la société développée, type commun
aux divers régimes et terme des efforts de toute l'huma-
nité, rend une actualité saisissante à la conception de la
société moderne qu'Auguste Comte, à la suite de Saint-
Simon, avait élaborée une décennie ou deux avant que
Karl Marx ne caractérisât lui-même la société capita-
liste. L'un et l'autre reconnaissaient la prodigieuse crois-
sance des moyens de production. L'un et l'autre voyaient
dans les usines où s'entassaient les milliers d'ouvriers
une des marques de la modernité et une des originalités
de la société en train de naître. L'un et l'autre consi-
déraient que le mode nouveau de travail était à la fois
l'origine et l'essence de la société moderne. En quoi po-
sitivisme et marxisme s'opposaient-ils à propos de l'in-
terprétation de la société moderne ?. La réponse me
paraît simple. Auguste Comte tenait les conflits entre
détenteurs des moyens de production et ouvriers, entre
capitalistes et prolétaires pour une maladie infantile de
la société industrielle, que le progrès même de celle-ci
guérirait peu à peu. La société moderne était à ses yeux
industrielle parce qu'elle a pour objectif essentiel
et peut-être unique l'exploitation des ressources natu-
relles en vue de l'amélioration des conditions de vie
des hommes (amélioration qui ne serait elle-même qu'un
moyen en vue du progrès de la moralité). Baptiser in-
dustrielle la société moderne n'était pas tant mettre
l'accent sur le transfert de la main-d'œuvre du secteur
primaire au secteur secondaire, de l'agriculture à l'in-
dustrie, que souligner le caractère industriel du travail
dans l'agriculture comme dans les fabriques. Le carac-
tère industriel du travail est constitué par l'application
de la science et de l'esprit scientifique à l'exploitation
des ressources naturelles. En ce sens, Auguste Comte
aurait pu appeler scientifique tout aussi bien qu'indus-
trielle la société moderne.
Aux yeux de Karl Marx, en revanche, le conflit entre
capitalistes et prolétaires constituait le phénomène dé-
cisif, révélateur de l'ordre présent. Tant que ce conflit
n'aurait pas été radicalement éliminé par une révolu-
tion prolétarienne et la propriété collective des instru-
ments de production, l'accroissement des moyens de
production accroîtrait simultanément la misère des
masses et l'intensité des conflits. C'est de l'excès même
du mal que sortirait finalement le bien. La lutte de
classes emporterait le régime qui interdit à la science
de répandre ses bienfaits.
La théorie de la société industrielle, telle que l'éla-
bore Auguste Comte, dévalorise les oppositions de ré-
gimes puisqu'elle se refuse à tenir pour important le
statut de la propriété. Aux yeux d'Auguste Comte, en
effet, la propriété des moyens de production, même si
elle demeure privée, est devenue une fonction sociale. Il
faut qu'un homme gère, administre, dirige, mais il le fait
désormais en tant que délégué ou représentant de la
communauté elle-même. Une telle théorie se trouve étran-
gement adaptée aux idées aujourd'hui à la mode et aux
faits incontestables : ressemblances indéniables entre
sociétés soviétiques et sociétés occidentales, relatif apai-
sement de la lutte des classes dans les sociétés déve-
loppées, qu'elles soient de l'un ou l'autre type, modifi-
cation du rôle et de la signification de la propriété
privée, là où elle subsiste, restauration d'un pouvoir fort
dans l'entreprise et dans l'Etat là où la révolution pré-
tendait supprimer la hiérarchie des fonctions et du com-
mandement. Depuis une dizaine d'années, le concept de
société industrielle a fait le tour du monde — non pas
accepté unanimement, puisque les Soviétiques se re-
fusent à l'idée même d'une communauté quelconque
entre les régimes, à leurs yeux ennemis mortels. Refusé
par les communistes, le concept de société industrielle
est utilisé par les ex-communistes, qui y voient une
marque de fidélité au marxisme sinon au stalinisme (la
similitude des moyens de production, en toute société
développée, justifie le rapprochement de sociétés de ré-
gimes opposés) ; il est utilisé enfin par le philosophe
de l'histoire qui, remettant la société moderne dans le
cours du devenir humain, ne peut pas ne pas être frappé
par ce que la modernité comporte d'inédit.
Toutes les sociétés historiques étaient faites d'une
masse paysanne avec une superstructure urbaine plus
ou moins importante (même les Etats-cités qui semblent,
à première vue, des sociétés urbaines, ne font pas excep-
tion). Les sociétés modernes deviennent des sociétés
essentiellement urbaines avec un appendice paysan.
Avec 7 ou 8 % de leur main-d'œuvre, les Etats-Unis
nourrissent leur population et ne savent quoi faire de
leurs excédents agricoles. Les Etats-Unis, il est vrai,
disposent d'une surface très étendue par tête d'habitant.
Mais les progrès techniques accomplis par l'agriculture

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