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Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 398–442 419

du moins en partie, la vie quotidienne et les classements indigènes3, comme il l’affirme


lui-même : « Grâce à la loi, l’immense majorité des nouveaux immigrants a été confortée
dans son identité blanche » (p. 173).
Ce livre mérite néanmoins d’être lu pour au moins trois raisons. D’abord, il s’agit d’une
somme historique considérable, qui synthétise de nombreux travaux classiques et qui pose un
regard neuf sur le New Deal, comme moment raciste oublié (le New White Deal). Ensuite, il
permet de rappeler que la race reste plus que jamais un construit historique et social4, une
frontière mouvante qui n’a aucune réalité naturelle et qui épouse, dans le cas américain, les
contours du clivage fondamental blanc–noir (Wacquant, 2006). Enfin, son argument permet
de poser la question du « blanchiment » possible de nouvelles populations d’immigrants
(Hispaniques, Asiatiques, Arabes) qui exercent des métiers semblables à leurs prédécesseurs
(l’épicier Arabe ou Coréen a succédé à l’épicier Juif ou Hongrois). Comme le rappelait Ran-
dall Collins (1986), il ne suffit pas de dire que les enfants des minorités seront majoritaires aux
États-Unis dans 50 ans, encore faut-il disposer d’une théorie sociologique qui explique le gra-
dient minorité–majorité et qui rend compte du processus par lequel la majorité agrège des
minorités. Cette étude historique fine permet d’éclairer le processus et confirme les prédictions
selon lesquelles le gradient blanc–noir restera le référentiel fondamental de la société améri-
caine future, par-delà sa composition démographique.

Références

Wacquant, L., 2006. Parias urbains : ghettos, banlieues, État. La Découverte, Paris.
Collins, R., 1986. Weberian sociological theory. Cambridge University Press, Cambridge/New York.

Alexis Trémoulinas
Observatoire sociologique du changement, FNSP–CNRS, UMR 7049,
institut d’études politiques, 27, rue Saint-Guillaume, 75007 Paris, France
Adresse e-mail : atremouli@altern.org (A. Trémoulinas).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.
doi:10.1016/j.soctra.2007.06.008

Randall Collins, Interaction ritual chains, Princeton University Press, Princeton and
Oxford, 2004 (439 pages)

Randall Collins est une des figures marquantes de la réflexion théorique aux États-Unis. En
1975, son livre Conflict sociology: toward an explanatory science proposait déjà une auda-
cieuse synthèse de l’entreprise sociologique, et regroupait des travaux sur la stratification, les
rituels de la vie quotidienne, les organisations et la sociologie de la connaissance en un

3
Voir l’exemple de la propriété développé précédemment : des lois fédérales et locales ont organisé la séparation
résidentielle entre Noirs et Blancs (rôle de la législation sur les baux), ce qui a renforcé l’identité de propriétaire
blanc des « blancs ethniques ». En effet, les documents montrent combien ces propriétaires étaient soucieux de leur
voisinage, dans le contexte de l’arrivée des Noirs du Sud.
4
Pour certains experts américains, il existe entre 2 et 63 races en 1888 ; un arrêt de la Cour suprême s’appuie sur
la fourchette 4–29 ! (p. 11).
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ensemble articulé de propositions systématiques (Collins, 1975). En 2004, le paysage intellec-


tuel de la sociologie a bien changé, mais Randall Collins persiste dans son projet d’unification
théorique des différents courants de la discipline et nous surprend en faisant jouer à l’émotion
le rôle unificateur qu’il avait fait jouer 30 ans plus tôt au conflit.
Le premier chapitre d’Interaction ritual chains dresse un panorama rapide de l’histoire des
sciences sociales afin de placer au centre de la discipline l’étude des situations (par opposition
à l’étude des individus, des structures, des cultures ou des sociétés). Pour justifier l’emphase
mise sur ce que les Américains appellent le « niveau micro » (mais pour aussitôt rappeler
qu’il s’agit de mettre en relation les niveaux micro et macro), Randall Collins dresse le constat
d’une série de fiascos théoriques : échec du fonctionnalisme à la manière de Talcott Parsons ;
échec du structuralisme à la Lévi-Strauss. Dans le parcours semé d’embûches d’une sociologie
toujours en construction, deux figures tutélaires montrent la voie : le Durkheim des Formes
élémentaires de la vie religieuse (1912) et le Erving Goffman de 1956 (The nature of defe-
rence and demeanor, American Anthropologist, 58, p. 473–99. Traduction française : Les
rites d’interaction, Paris, Minuit).
Une relecture attentive de ces deux textes conduit Randall Collins à formuler l’essentiel de
sa proposition théorique, au deuxième chapitre du livre : « Dans un rite d’interaction, deux
personnes ou plus sont ensemble en un même lieu et s’affectent mutuellement de leur com-
mune présence corporelle qu’ils y fassent attention ou non. Ce rituel comporte des frontières
séparant ceux qui y participent et ceux qui en sont exclus. Les participants concentrent leur
attention sur un objet commun ou une activité commune ; ils se transmettent cette attention
les uns aux autres et deviennent conscients qu’ils prêtent tous attention à la même chose en
même temps. Ainsi, ils partagent une même expérience, un même état d’esprit et de sembla-
bles émotions ». La thèse fondamentale du livre est que les êtres humains sont essentiellement
à la recherche d’occasions de s’engager avec d’autres dans des rites d’interaction produisant
des émotions intenses. Cette quête est tortueuse et difficile car les rites d’interaction sont loin
de produire toujours l’effet escompté : un rituel peut échouer. Il peut être vide d’émotions par-
tagées, il peut être contraint. Surtout, de nombreuses personnes peuvent être privées des res-
sources nécessaires pour y participer et se trouver en position d’exclusion.
Le troisième chapitre emprunte à la psychologie, à la psychosociologie et aux sciences
cognitives pour décrire en détail ce que l’on peut entendre par « énergie émotionnelle ». Le
chapitre 4 montre comment le marché des biens matériels conditionne et limite l’accès aux
rituels d’interaction susceptibles de fournir l’énergie émotionnelle tant recherchée. Les person-
nes s’investissent d’autant plus dans le marché des biens matériels qu’elles sont plus deman-
deuses des bénéfices émotionnels associés aux rituels d’interaction. On retrouve ici l’argument
religieux avancé par Max Weber pour expliquer le développement du capitalisme et aussi, la
conception Durkheimienne de la solidarité précontractuelle, selon laquelle le seul dénomina-
teur commun possible aux déterminations matérielles et morales ne peut être que d’ordre
moral.
Les chapitres suivants proposent des illustrations empiriques de la théorie : rencontres
érotiques ; stratification sociale et conditions d’accès à des activités professionnelles riches en
émotions ; usage du tabac comme véhicule de la sociabilité. Enfin, des cas limites sont
examinés : cas de personnes exclues, aliénées ou obsédées par un travail solitaire ; intellectuels
excessivement introvertis et coupés du monde. Le livre se clôt par une méditation personnelle
sur ce que pourrait être un « moi privé » tissé des symboles sociaux accumulés tout au long
d’une vie en quête d’émotions à partager avec autrui.
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Les différents courants de la sociologie française trouveront matière à réflexion en lisant ce


livre. Les partisans de l’individualisme méthodologique et de l’action rationnelle se trouveront
pris à contre-pied par un Randall Collins plus Durkheimien que Durkheim. Les adeptes du
culturalisme s’indigneront de voir mis dans le même sac les émotions des Suédois et celles
des Italiens. Les disciples de Pierre Bourdieu, habitués à traiter de l’autonomie relative des dif-
férents champs et à attribuer à chaque champ des enjeux spécifiques seront étonnés de voir
proposer un dénominateur commun à toutes les activités humaines. De même et dans un
autre registre, les disciples de Luc Boltanski verront les divers principes de justification du
bien commun propre aux cinq cités (domestique, civique, marchande, industrielle et de l’inspi-
ration) réduits à la quête unitaire d’un seul et unique bien commun fondamental : l’émotion
partagée au sein d’un groupe. Enfin, les lecteurs de Bruno Latour ne sauront sans doute pas
trop quoi faire de cette sociologie trop humaine qui passe au travers des machines et des objets
non humains sans jamais les prendre très au sérieux, parce que nous dit l’auteur, « la présence
des corps est nécessaire » (p. 48), ce à quoi les spécialistes de l’art objecteraient sans doute
que l’émotion peut passer entre l’œuvre et l’amateur qui en jouit.
Au-delà des ambitions universalistes du livre, on peut y voir aussi un produit de la culture
des campus américains du XXIe siècle. L’accent mis sur la quête des émotions partagées sug-
gère que l’émotion y est devenue un bien trop rare. L’intensité de la compétition voue étu-
diants et professeurs à de longs travaux solitaires face à l’ordinateur, et c’est le prix à payer
pour continuer à participer aux rituels académiques : séminaires de recherche, performances
artistiques, parties ou compétitions sportives…
Localement pertinente, la théorie proposée par Randall Collins est avant tout une tentative
d’unification du champ de la sociologie autour des concepts de situation, de rituels d’inter-
action et de quête de l’émotion partagée. Une nouvelle tentative pour unifier la sociologie et,
à tout le moins, pour replacer au centre des études sur la société la quête de la participation
émotionnelle et donc l’attrait que présentent les humains les uns pour les autres.

Référence

Collins, R., 1975. Conflict sociology: toward an explanatory science. Academic Press, New York.

Michel Villette
Centre Maurice-Halbwachs, ENS-EHESS-CNRS, AgroParisTech,
1, avenue des Olympiades, 91744 Massy cedex, France
Adresse e-mail : michel.villette@agroparistech.fr (M. Villette).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.soctra.2007.06.015

Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, Seuil –


La république des idées, Paris, 2006 (107 pages)

En s’attaquant dans ce petit livre à la conviction selon laquelle « des études plus longues,
des qualifications scolaires plus élevées [et] une population diplômée plus nombreuse » consti-
tueraient « un gage de progrès et de justice sociale » (p. 7), Marie Duru-Bellat adopte un point
de vue normatif pour dresser un réquisitoire contre « les dérives et les effets pervers possibles

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