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Revue de l'histoire des religions

Survivances de la tripartition fonctionnelle en Grèce


Atsuhiko Yoshida

Citer ce document / Cite this document :

Yoshida Atsuhiko. Survivances de la tripartition fonctionnelle en Grèce. In: Revue de l'histoire des religions, tome 166, n°1,
1964. pp. 21-38;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1964.8572

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1964_num_166_1_8572

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Survivances
de la tri partition fonctionnelle
en Grèce

I. UN HÉROS DR TROISIÈME FONCTION


Epeios1, fils de Panopeus2, lui-même frère jumeau de
Crisos3, arma contre Troie, d'après Dictys4, trente navires
des Cyclades, mais dès VIliade, il apparaît comme « un
médiocre guerrier »5 et la littérature postérieure fera même
de lui « un type de lâche »6. Ce qui n'empêche pas, ainsi que
l'a souligné avec raison M. Charles Picard7, que sa place
parmi les héros achéens n'ait été des plus honorables. On
le considérait surtout comme « un compagnon aimé d'Aga-
memnon »8. Un petit relief samothracien du Louvre, qui
peut dater du milieu du vie s.9, le représente « dans la suite
directe d'Agamemnon, avec le seul héraut Talthybios »10.
Dans certaines régions de l'Italie méridionale d'autre part,
on l'honorait « à l'égal de Diomède, de Philoktète et d'autres
héros de la guerre troyenne »u.

1) Cf. H. Wagner, IŒ, s. v. Epeios ; P. Weizsacki.r, Itoscher, s. v. ; F. Нон krt,


Homère, 1950, p. 181-183; Ch. Picard, UN, 5« sér., VI, 1942, p. 1-22.
2) П., XXIII, 665; Eur., Troad., 9 avec srhol.; Paus., II, 29, 4: live...
Fab., 97 ; Tzetz., Lycophr., 53.
.3) Asios cité par Paus., II, 29, 4; Schni. Ear. Or., 33; Tzetz., Lycophr., 53. Les
deux frères se sont disputés déjà dans le sein de leur mère (Tzetz., Lycophr., 9391.
4) Dict., I, 17.
5) V. infra.
6) Lykophr., 930 avec schol. et Tzetz. ; Hesych., s. v. ; Sum., s. v. ; Zenou.,
Ill, 81 ; Apoštol., VIII, 69; Dioiien., IV, 61 ; Rhel. Пг., edit. Walz, VI, 200.
7) Art. cit. ; v. surtout p. 11-12.
8) Ibid., p. 20, ri. 26.
9) Ibid., p. 17, n. 1 ; cf. Id., Man. arch, gr., I.a .sculpt. Période archaïque, 1935,
p. 79-81.
10) Picard, art. cit., p. 14 ; v. la reproduction de ce relief dans Rnscher, I,
1279-1280 et Picard, op. cil., p. 556, fipr. 191.
11) Picard, art. cit., p. 12; cf. infra et J. Bérard, La colonisation grecque de
l'Italie méridionale et de la Sicile dans Г Antiquité, 1941, p. 349-355.
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Cette contradiction apparente forme un problème qui


n'est pas encore résolu. M. Picard a tenté à le résoudre en
contestant qu' « Epeios apparaisse déjà chez Homère comme
un médiocre guerrier, ni ailleurs comme un type de lâche в1,
mais cette affirmation est contredite par l'Iliade elle-même :
lorsque le personnage se présente, dans le XXIIIe chant,
au concours du pugilat lors des jeux funèbres célébrés en
l'honneur de Patrocle, il déclare en effet (670-671) :
Ôttî \ха.уу]с, £7u8súofJi.ai ; oùS' ара
Iv -качтгао' еру о ten Savcova <рсота ysvécrôai.

C'est donc ailleurs que sur les champs de bataille qu'il


faut chercher un talent, ou des talents, qui le caractérisent.
Aussi bien, dans ces jeux athlétiques où les héros se plaisent
à faire montre d'une excellence essentiellement physique et
militaire, Epeios n'est-il guère à sa place : là même, malgré
sa maîtrise incontestée au pugilat, sur laquelle nous
reviendrons tout à l'heure, son intervention n'aboutit, en fin de
compte, qu'à produire « uniquement des effets de bouffonnerie
et de gros comique »2.
Nous savons, d'autre part, que l'armée achéenne qui
ssiégeait Troie n'était pas uniquement composée de guerriers
redoutables. L'état-major comprenait, entre autres
personnages distingués, un devin et deux médecins qui, bien
qu'étrangers à l'art du combat, n'en étaient pas moins des
participants honorables et indispensables de l'entreprise.
Le rôle que joua Calchas tout le long de la campagne est
connu. Celui des deux fils d'Asclépios n'est pas moins
important. Dans le XIe chant de VIliade, quand il voit Machaon
blessé, Idoménée exhorte en ces termes Nestor à le secourir
(514-515) :
tiQTpoç yàp ávTjp 7toXXc5v ávxá^toc aXXcov
îouç T'éxTafxvsiv tni t' у\тх <páp[j,axa Trácrasiv.

1) Art. cit., p. 20, n. 26; cf. E. Cahen, Callimaque*, éd. Budé, 1953, p. 173,
n. 2.
2) Robert, op. cit., p. 181 ; cf. //., XXIII, 840 : yzXaaoiv 8'hnl toxvteç '
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(Vest que, croyons-nous, la société mycénienne, dont le


rôle capital '-dans .-la: formation de la tradition épique est de
plus en plus confirmé; par les découvertes et les recherches1,
se concevait elle-même, tout comme d'autres sociétés
archaïques du; monde indo-européen, comme composée de
trois catégories d'hommes exerçant chacune l'une des trois
activités également nécessaires, dont la' pratique, à ceux qui
s'en * acquittaient brillamment, valait l'estime générale2. Or,
selon cette conception, la réussite d'une entreprise, même
aussi purement militaire que la guerre de Troie, ne pouvait
être • assurée que * par la 5 collaboration harmonieuse des trois
« fonctions ». Or si l'on examine le dossier d'Epeios en le
confrontant avec l'idéologie tripartie dont nous connaissons
la structure grâce aux travaux de M. Dumézil3, il apparaît
clairement que c'est dans un. domaine bien délimité,
correspondant à l'un et à un seul des trois niveaux que notre héros
peut être considéré comme un SaY^tov <pó5c.
Dès V Odyssée1 et à travers : toute la littérature classique5,
Epeios est avant tout célébré1 comme l'artisan! qui a, su
construire, avec l'aide d'Athéna, le fameux cheval de Troie6.

1) V. par exemple, D. Page, History and the Homeric Iliad, 1959 ; A. Severyns,
Grèce et Proche-Orient avant Homère, 1960 ; T.' B.'.L. Webster, La Grèce, de
Mycènes à Homère, trad, fr., 1962 ; contra cf. I. Finley, Hisloria, VI, 1957, p. 133-
159.
2) Sur cette conception en Grèce, v. G. Dumézil, JMQ, IV, 1948, p. 176;
La Saga de Hadingus, 1953, p. 152, n. 1 ; Hommages à Lucien Febvre, 1954, p. 27-31
Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, 1956, p. 93-98 ; F. Vian
La guerre des Géants, 1952, p. 257 ; Hommages à G. Dumézil, 1960, p. 215-224
Les origines de Thèbes, 1963, en particulier, p. 229-244 ; J.- P. Vernant, BHB,
CLVII, 1960, p. 21-54 ; Les origines de la pensée grecque, 1962, p. 34-35. Pour la
structure tripartie de la société mycénienne qui sera traitée plus bas, v. surtout
M. Lejeune, Hommages à G. Dumézil, p. 129-139 ; Dumézil, L'idéologie tripartie
des Indo-Européens, 1958, p. 94-95.
3) V. en particulier, L'idéologie et en dernier lieu, BAB, 5e sér., XLVII, 1961,
p. 265-298.
4) VIII, 493 : tôv .'Etteiî»? bobjasv aùv-'A6Y)vn ; XI, 523.
5) V. R. Wagner, Curae Mythographae de Apollodori Bibliothecae Fontibus
{Epitoma Valicana ex Apollodori Bibliolheca, 1891, p. 115-296), p. 228-235 et pour
références, BE, s. v. Epeios, 2717.
6) Pour la signification religieuse de ce récit, cf. W. F. Jackson-Knight,
VergiVs Troy, 1932 ; P.-M. Schuhl, BA, 6e sér., VII, 1936, p. 183-188 ; F. Scha-
chermeyr, Poseidon . und die Enlslehung des griechischen » Gôllerglaubens, 1950,
p. 189-203.
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A Métaponte et à Lagaria, qu'il passait pour avoir fondée,


on vénérait dans les temples d'Athéna les outils dont il s'était
servi à cette occasion1. L'aiiion d'un xoanon d'Hermès à
Ainos, en Thrace, voulait qu'il eût été taillé par Epeios,
au siège de Troie, avant le Cheval2. A Argos, un autre xoanon
du même dieu lui était également attribué3.
Cependant le service dont s'acquittait notre héros dans la
plaine du Scamandre ne paraît pas avoir été limité aux seuls
travaux artisanaux. D'après une tradition que connaissait
Stésichore, il était chargé de transporter l'eau pour l'armée
achéenne4 et d'autre part Varron, citant Plaute, nous apprend
qu'il était leur cuisinier5. Ces témoignages autorisent à
supposer l'existence d'une tradition attribuant à Epeios une
fonction nourricière.
Or, dans l'idéologie indo-européenne tripartie, l'artisanat
comme l'alimentation se situaient au troisième niveau6. En
sorte que la contradiction qui avait choqué M. Picard
s'explique donc aisément : Epeios pouvait être honoré tout
en fuyant le combat7, puisqu'il n'appartenait pas à la catégorie
d'hommes voués à acquérir la gloire dans la mêlée; en
s'acquittant avec adresse de travaux techniques et nourriciers,
il représentait, aux côtés de Podalire et de Machaon, et d'une
façon beaucoup plus complète que ces derniers dont le talent
se limitait à la seule médecine, ce que M. Dumézil appelle

1) Justin., XX, 2, 1 ; Lycophr., 930 et 946-950; Ps.-Arist., De mir. nusc,


108 ; cf. Bérard, op. cil., p. 349-351.
2) V. Cahen, Callimaque*, p. 172-174; BEG, XLVIII, 1935, p. Зох-310;
Picard, art. cit., p. 6-9.
3) Paus., II, 19, 6.
4) Athen., X, 456 /"-457 a : ó 'Etïsioç uSpoçopsï zoïç 'ATpsíáaic, oj? xal
ST7)aixopoç <p7]<nv qSxTsips yàp aùrôv uScop àsi çopéovxa Aioç xoûpa fiaaiXeùaiv ;
Schol. Townl. IL, XXIII, 665 : 'Etisiôv, oç ûSpoipopeï xoTç ' Xyjxioïc, ; Eusth.,
Пот., 1327, 57.
5) De l. /., VII, 'ЛН : Plautus : Epeum fumificum, qui le^ioni noslrae
habet / Coctum cibum ; / Epeum fumificum cocum ab Epeo illo, qui dicitur ad
Trojam fecisse equom Argivis et apte (Variantes : et Argivis ; et Atridis, etc.)
cibum curasse.
6) V. toutefois pour l'artisanat, Dumézil, Annales, Ec, Soc, (av., XIII,
1958, p. 716-724. Cf. aussi Vernant, JP, XLV, 1952, p. 419-429.
7) C'est ainsi que Cahen interprète l'épithète çuyaiyaaç : Callimaque*, p. 173
et n. 2 ; cnnlra Picard, art. cit., p. 11-12.
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 25

la troisième fonction, aussi honorablement qu'un Achille


représentait la deuxième1.
Cependant Epeios se distingue encore par deux autres
traits qu'il faut expliquer. D'abord, comme M. F. Robert
l'a bien vu2, « c'est à peu près constamment qu'Epeios nous
apparaît accompagné de chevaux, de mules ou d'ânes »
De fait, c'est dans la fabrication d'un cheval de bois qu'il
donnera sa mesure, c'est une mule que lui vaudra son talent
de boxeur3, et c'est à un âne que lui-même sera assimilé en
tant que porteur d'eau : à ('arthaia, en ell'et. dans le temple
d'Apollon, « Epeios » était le nom de l'âne (fui s'acquittait de
ce travail4.
Enfin, nous venons de le rappeler, notre héros est,
dès VIliade, un excellent boxeur. Aux jeux funèbres du
XXIIIe chant, après s'être vanté d'être le meilleur dans cet
art5, d'un seul coup de poing, il met l'adversaire dans un tel
état qu'il perd connaissance et que des amis devront
l'emporter6.
L'affinité d'un héros du troisième niveau avec les équidés
ne surprend pas : ce n'est là, en effet, qu'un trait commun à un
grand nombre de patrons indo-européens de la troisième
fonction7 au nombre desquels on compte, en Grèce, Poseidon,

1) V. la définition des trois fonctions dans Dumézil, L'idéulnyie, p. 19.


2) Op. cit., p. 182.
'.)) IL, XXIII, 653-655. C'est une mule « encore indomptée et des plus dures
à dresser » (trad. Mazon), précise le texte. On pourrait peut-être voir là une allusion
au talent de dresseur du gagnant pour ainsi dire prédestiné de cet animal.
1) Alhen., X, 456 f : àvaxofxiÇovxoç S'aÙTOïç zb 'jScop ovou, ôv èxaXouv
'Etisiôv... D'après H. Krahe (Die Sprache der Illyrier, I, 1955, p. 55), lenommêrne
d'Epeios contiendrait le nom du cheval que, selon P. Kretschmer (Einleitung,
p. 247-248; Glolla, XXII, 1934, p. 120-121), les Grecs auraient emprunté à l'illy-
rien. Pour la possibilité, d'ailleurs très contestée, de l'alternance i-e dans le nom
mycénien du cheval (i-qo), v. H. Muhlestein, MH, XII, 1955, p. 125;
('. Ciallavotti, Documenli e slrullura del green nelVela micenea, 1956, p. 62, 90, 142.
5) V. 667-669.
6) V. 689-699 ; cf. l'intervention du héros aux jeux funèbres d'Achille : Quint.
Smyrn., IV, 323-404 ; cf. Schol. Townl. IL, XXIII, 665.
7) V. Schachermeyr, op. cit., p. 65-108 (Une vue d'ensemble du rapport
•lu cheval et de la troisième fonction ; des détails en sont souvent contestables) ;
R. Christinger et W. Borgeaud, Mythologie de la Suisse ancienne, 1963, p. 25-37
et 61-76; S. Wikander, Orient. Suec, VI, 1957, p. 79-84 ; Dumézil, JMQ, IV,
p. 59; .TA, CCXLII, 1953, p. 4 ; Ind.-Iran. ./., V, 1962, p. 200-202; REL, XL,
1962, p. 109-117, v. surtout p. 117, n. 2.
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maître du sol et des eaux1, et les Dioscures, homologues des


Ašvin védiques2.
Le talent de boxeur, au contraire, semble d'abord quelque
peu déplacé dans le domaine de la troisième fonction. En fait,
il est au contraire, en Grèce, pour des raisons encore obscures,
caractéristique d'une des principales figures mythiques de ce
niveau. L'idéologie grecque archaïque faisait, en effet, de ce
talent l'un des principaux attributs de l'un des Dioscures,
ces prolongements en grande partie fidèles des jumeaux
indo-européens, patrons de la troisième fonction. Les épopées,
qui réservent à Castor l'épithète imzóSaiioc, ne qualifient-
elles pas son frère de 7iù£ àyaOoç3 ?
Ainsi tout le dossier, sans exception, montre en Epeios
un type homogène de « héros de troisième fonction ».

IL — Symrole des trois fonctions a Pylos

Voici ce qu'on lit sur la tablette de Pylos Ta 7164 :


pa-sa-ro ku-ru-so a- pi lo-ni-jo 2 wa-o — ^ 2
qi-si-pe-e (?) 2
Personne ne conteste que qi-si-pe-e ne soit le duel de
£icpoç et que, par conséquent, l'idéogramme illisible qui suit
ce mot ne représente soit une épée, soit un poignard5. Mais
la première ligne de la tablette ne fait pas cette unanimité ;
elle a été comprise par Ventris et Chadwick, sur un avis de
Palmer, comme « a specification of parts of these swords »6.
Mais cette interprétation, comme Palmer lui-même Га reconnu

1) V. en particulier, Schachermeyr, op. cit., et L. Malten, Jdl, XXIX, 1914,


p. 179-255.
2) V. par exemple, M. Albert, DA, s. v. Dioscuri, p. 249-250 et 253-254;
A. Furtwangler, Roscher, s. v. Dioscuren, 1156.
3) IL, III, 237 ; Od., XI, 300. Pour les références non homériques, v. Albert,
art. cit., p. 253, n. 98.
4) E. L. Bennett, The Pylos Tablets'1, 1955, p. 83 ; M. Ventris et J. Chadwick,
Documents in Mycenaean Greek, 1956 (cité ci-dessous Docs), p. 346.
5) V. Docs, p. 346 ; M. Lejeune, Mémoires de philologie mycénienne, 1958,
p. 315-316.
6) Does, p. 346-347, qui traduit la ligne en question : « two gold studs on either
side of the hilt ; two -s ».
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 27

ensuite1, est invraisemblable : l'ensemble du texte énumère,


de toute évidence, trois paires des objets différents, entiers
et indépendants.
Une très importante suggestion a été faite par M. Taillardat
dans une de ses « Notules Mycéniennes »2. Il a montré qu'il
est possible de reconnaître dans pa-sa-ro le duel d'un mot
*фаХо-, d'où dérive le diminutif classique ^áXtov, attesté
dans Hésychius : фаХог zl8oç -/^olivou. La signification
ancienne de фаХюу étant, d'après le scholiaste d'Euripide,
Phénic. 792, xpixoç тои jcaXivoîi, e^ ku-ru-so étant
certainement триста)3, les pa-sa-ro ku-ru-so pourraient donc être
deux anneaux ou boucles d'or, comme le pense l'auteur des
« notules »4, surtout si l'on retient pour a-pi lo-ni-jo la
suggestion de Ventris et de Chadwick : « a single word amphiiornios,
cf. Eur., à|i.<pÎTopvoç, « welle-rounded » »5. Cependant, si
l'on voit avec Palmer6 dans lo-ni-jo le diminutif de rovoç
qui peut signifier « brin de corde »7, le sens de « deux chaînes »
s'impose pour фаХсо et les deux objets énumérés dans la
première partie de la première ligne paraissent alors bien
être des « double-stranded gold necklaces », comme le propose
l'érudit anglais8.
L'idéogramme (n° 232) qui suit le mot wa-o représente
assez clairement une double hache. Du moment que l'on
renonce à lire dans la première ligne une description des

1) L. H. Palmer, Mycenaeans and Minoans, 1961 (cité ci-dessous MM),


p. 153 : « An unhappy suggestion of my own, made within a few days of receiving
the first copies of the texts in 1953, has received a warmer welcome than it deserved.
I thought that the next item on the tablet referred to the rivets on the sword and
I translated « with golden rivets round the hilt ». But it is extremely unlikely
that the taker of the inventory would have listed the rivets as separate items.
Moreover, our greater understanding of the syllabary (my suggestion was made
in December 1953) now makes it difficult to take the key word in the sense
« rivets » (c'est-à-dire, pa-sa-ro comme duel de ixacaaXoç}. »
2) V. J. Taillardat, REG, LXXIII, 1960, p. 5-6.
3) V. M. Lejeune, op. cil., p. 165, n. 2.
4) Taillardat, art. cil., p. 6.
5) Docs, p. 347.
6) Palmer, The Interpretation of Mycenaean Greek Texts, 1963 (cité ci-dessous
IMGT), p. 358.
7) Cf. Xen., Cyneg., X, 2 : z/. Tpioiv tóvcov.
*) IMGT, p. 45Я, s. v. lo-ni-jo.
28 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

parties des épées, on ne peut plus dire que cette interprétation


soit « improbable in the context и1. Elle avait été proposée
par Bennett2 et Palmer Га adoptée3. Bien que personne n'ait
encore pu donner une lecture satisfaisante de Гатох£ wa-o,
la tablette mentionne très probablement dans cette partie
une paire de doubles haches.
Or la tablette Ta 716, qui enregistre ainsi successivement
deux bijoux d'or, deux doubles haches et deux épées, clôt,
on le sait, un inventaire d'objets très luxueux qui occupe
treize des tablettes découvertes par Blegen en 1952-534.
La circonstance dans laquelle avaient été rédigées ces listes
est expliquée au début de Ta 711 qui est, sans nul doute, la
première tablette de la série5 :
o-wi-de pu2-ke-qi-ri o-le wa-na-ka le-ke 85-ke-wa da-mo-ko-ro6

et se lit selon toute vraisemblance :


àç fiSs рщ-ke-qi-ri бтг favaç ôyjxs 85-ke-wa da-mo-ko-ro7

L'interprétation est controversée. Tout dépend, comme dit


Palmer, « on the determination of the word da-mo-ko-ro »8.
Ventris et Chadwick y reconnaissent un « title of a village
functionnary, perhaps equivalent to ko-re-le »9, et donnent
la traduction10 : « Thus P. made inspection on the occation
when the king appointed Sigewas to be a damo-koros. »
Palmer, par contre, objecte qu'on ne peut identifier l'office
que désignait dâmokoros11 et comprend ce mot comme un nom
de personne, AajxoxXoç12 ; en conséquence il traduit13 : « What

1) Docs, p. 347.
2) Op. cit., p. 251.
3) IMGT, p. 359.
4) Does, p. 332-348 ; IMGT, p. 338-363.
5) Palmer, Minos, V, 1957, p. 60 ; Docs, p. 335.
6) Docs, p. 335.
7) Palmer, art. cit., p. 87.
8) MM, p. 150.
9) Docs, p. 390.
10) Docs, p. 235.
11) Minos, V, p. 81-82.
12) Ibid., p. 82-83; cf. IMGT, p. 340.
13) MM, p. 151 ; cf. Minos, V. p. 87.
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 29

Pu-ke-qi-ri saw when the Wanax buried (ôvjxs)1 Sja-he-wa


son of Damokles (Aá[xoxXoc = AafzoxXsf£!.oç). » Une autre
notule de M. Taillardat2 nous paraît cependant résoudre
définitivement le problème en faveur de la première
interprétation, da-mo-ko-rn peut être en effet àâ[i.o-xoXoç : « notable
convoquant le dâmns », synonyme de kn-re-te, xoXett)?- Or
ce dernier titre, rappelons-le, a été identifié comme celui d'un
représentant local du gouvernement central3, plus ou moins
synonyme de (Saaùsuç4.
La lecture par Palmer de la tablette PY On 3005 permet
peut-être de préciser davantage les rôles respectifs du da-mo-
ko-rn et du kn-re-le dans le gouvernement local. Car tout en
refusant de voir dans le premier « an official title », il a montré
<ju'un da-mn-kn-rn présidait, à la tête de neuf kn-re-le-rc,
à l'administration d'une des deux provinces (the Hither
Province), alors que la place correspondante dans l'autre
province (the Further Province) était occupée par un nommé
le-po-se-u qui y commandait sept ko-re-le-re.
La série des tablettes en question semble donc avoir été
rédigée, au moment de la nomination par le wanax d'un
certain Si^ewas à cette importante fonction, pour inventorier
les cadeaux offerts par ledit wanax audit Sigewas en cette
occasion6. Or, comme Palmer le souligne avec raison7, la
nature dťs objets qui figurent sur la dernière tablette de la

1) Cf. Palmer, Minos, V, p. 85.


2) REG, LXXIII, p. 1-4.
3) V. A. Furumark, Eranos, LII, 1954 : « Dorfschulze » oder « Burgmeister » ;
Does, p. 357 : « mayor » or « local chief responsable for each village ».
4) Does, p. 296 : « more or less synonymous with PaoiXeuç ? » ; Furumark,
nrl. cil., p. 19 : « die paaiX^fsç , den korele etwa gleichgestellt »;
T. B. L. Webster, La Grèce, de Mycènes à Homère, trad, fr., 1962, p. 21 : « Pour
la notion de • maire », il y avait au moins trois mots : basileus, koreler, et damo-
knros. ». Le titre de xoXsr/jp, impliquant la nomination par le gouvernement
central, est peut-être plus officiel que celui de ^aaiXeuç ; cf. K. Murakawa,
.1С S, VII, 1959, p. 1-24.
5) IMGT, p. 374-375. Cf. ibid., p. 89.
6) Webster, op. cit., p. 19. Pour l'usage des cadeaux pratiqué en toutes
circonstances et d'une façon illimitée dans la société héroïque des épopées
homériques, V. M. I. Finley, RIDA, 3, II, 1955, p. 167-194; The World of Odysseus,
1У56, p. 73-78. Cf. M. Mauss, REG, XXXIV, 1921, p. 388-397; Sociologie et
Anthropologie, 1950, p. 145-279.
7) MM, p. 153.
30 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

série que nous avons étudiée plus haut, la distingue nettement


des autres qui sont, elles, essentiellement constituées par un
riche inventaire de meubles. Et l'érudit anglais a certainement
raison de voir dans ces objets hétérogènes des objets
symboliques. Mais symboliques de quoi? Les doubles haches
symboliseraient, d'après Palmer, le culte de la Déesse Mère, alors que
les épées et les colliers représenteraient la profession militaire
de la personne considérée1.
Nous croyons plutôt que ces objets sont des espèces
d'enseignes différentes, mais homogènes, remises par le wanax
lors de l'investiture au personnage qui aura la charge de
représenter sa souveraineté auprès du dâmos. Les doubles
haches symbolisent sûrement, d'une manière ou d'une autre,
la fonction religieuse et les épées la fonction combattante ;
quant aux bijoux d'or (pa-sa-rn ku-ru-so), il est plus naturel
d'y voir des symboles de la richesse que de la profession
guerrière. Si l'on accepte ces réflexions, la tablette PY Ta 71G
montre que le wanax pylien concevait sa souveraineté comme
composée essentiellement de trois provinces (culte, puissance
militaire, richesse) qui correspondent, terme à terme, aux
trois fonctions du système indo-européen.

III. — Wanax, lâwâgetâs et dâmokolos


REPRÉSENTANTS DES TROIS CLASSES SOCIALES
La structure de la société mycénienne que la lecture des
tablettes a permis d'entrevoir surtout à Pylos, a été comparée,
dès le début de la nouvelle science mycénologique, avec le
système indo-européen de la tripartition fonctionnelle
reconstituée par M. Dumézil2. Dans les deux articles publiés
en 1955, aussi érudits que méritoires en tant qu'œuvres de
pionnier, Palmer a lié sa thèse à la distinction des statuts de
la terre entre ke-ke-me-na ko-lo-na et ki-li-me-na ko-to-na3,
dont la première appartenait collectivement à la communauté

1) Ibid.
2) V. L'idéologie.
3) Palmer, Achaeans and Indo-Europeans, 1955 ; TPhS, 1954, p. 18-53.
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 31

des producteurs dàmos, alors que la seconde était possédée


individuellement par les hommes le-re-la, lesquels ont été
comparés par Palmer aux membres de la « warrior caste »
des autres sociétés indo-européennes1.
Toutefois cette interprétation de le-re-la a été sérieusement
mise en doute par la suite2 et dans ses derniers travaux.
Palmer lui-même ne considère plus les le-re-la comme des
guerriers3. Il convient donc de souligner que le fait que les
Mycéniens de Pylos concevaient la structure idéale de leur
société suivant le modèle trifonctionnel qu'ils avaient hérité
de leurs ancêtres indo-européens peut être considéré comme
certain, indépendamment de cette hypothétique
correspondance entre la dichotomie du gros du sol et la bipartition du
gros de la population, laquelle doit être considérée
aujourd'hui comme périmée.
Le da-mo mycénien est employé dans la terminologie des
scribes comme terme technique pour la communauté rurale
des producteurs. Cette communauté était organisée en un
« corporate body »4, comme dit Palmer et avait un « organ to
act as its mouthpiece and to defend its interests »5. Car la
formule X o-na-lo e-ke ke-ke-me-na ko-to-na pa-ro da-mo%
montre clairement que la terre communautaire ke-ke-me-na
ko-lo-na était gérée par le dâmos et que PY Ep 704.5-6
enregistre la déclaration (pa-si) du dâmos que la terre qu'une
prêtresse avait proclamée e-to-ni-jo consacré à une divinité
(le-o), soit en réalité un o-na-lo des terres communautaires
(ko-lo-na-o ke-ke-me-na-o )7 .
D'autre part, malgré quelques objections des hypercriti-
ques8, l'interprétation de га-wa-ke-la (XâfâyÉTâç) comme « war-

1) Achaeans, p. 15-17.
2) Does, p. 265 ; W. E. Brown, Ilisloria, V, 1956, p. ."595 ; Chadwick,
Minos, V, 1957, p. 126-127.
3) IMGT, p. 190-196.
4) Ibid., p. 85.
5) Ibid., p. 212; cf. Lejeune, Hommages à G. Dumézil, p. 139.
6) PY Ep 705, etc.
7) Cf. Palmer, IMGT, p. 211-212; Lejeune, loc. cil.
8) D. Page, Hislonj and the Homeric Iliad, 1959, p. 184, 205 ; A. Skvkryns,
Grèce el Proche-Orient avant Homère, 1960, p. 153.
32 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

leader » (cf. hitt. lahha, « guerre ») peut être considérée


comme établie1. Aâfoç était donc le terme qui désignait « the
whole body of the warriors »2. Ainsi, dès 1958, M. Lejeune
a pu affirmer l'existence, dans la société mycénienne, d'une
« classe sacerdotale », ď « une classe guerrière, le Xâfoç »
et ď « une classe productrice, le Sâjxoç Л
Ce qu'on sait des membres de l'ordre sacerdotal à Pylos
(i-je-re-ja, i-je-re-u, ka-ra-wi-po-ro), qui figurent dans les
tablettes de la série E « parmi les gros attributaires de?
terrains », a été magistralement analysé par M. Lejeune4.
Dans deux tablettes (PY Er 312 et Un 718), en outre, un
collège des prêtres, désigné par l'adjectif wo-ro-ki-jo-ne-jo
(cf. Att. ôpy£(!.)cov), apparaît comme un des principaux
termes qui constituaient le cadre de la société locale en
question. Dans Er 312, un wo-ro-ki-jo-ne-jo e-re-mo5 est
mentionné après le temenos du wanax (wa-na-ka-ie-ro le-
me-no), celui du lâwâgelâs (ra-wa-ke-si-jo le-me-no) et une
terre appartenant à trois le-re-la (le-re-ia-o) et dans Un 718
qui est la liste de la contribution d'une localité (sa-ra-pe-da)
au culte de Poseidon, après l'apport de loin le plus important
d'un nommé E-ke-ra2-wo qui possédait, selon Er 880 dans
cette localité même, deux ki-ti-me-no où l'on semait 94 unités
de blé, alors que la quantité de blé semé dans le lemenos
royal n'était que de 30 unités, les trois autres contribuables
sont le da-mn, le ra-wa-ke-la et une terre d'un collège de
prêtres (wo-ro-ki-jo-ne-jo ka-ma)6.
La classe guerrière, le Xâfoç, avait son chef propre dans
la personne du ra-wa-ke-la, qui était honoré surtout par
l'attribution d'un lemenos1. Ce qui se concevait moins bien en
juin 1958, c'était la façon dont les deux autres ordres se fai-

1) Palmer, TPhS, 1954, p. 35-36 et, en dernier lieu, IMGT, p. 84 ; cf. Lejeune,
loc. cit.
2) Palmer, loc. cit. ; cf. H. Jeanmaire, Couroi et Courèles, 1939, p. 54.
3) Lejeune, loc. cil.
4) Ibid., p. 129-139.
5) 'EpîjfJ.ov, « uninhabited land » (?) : Docs, p. 393, s. v. e-re-mo.
6) Cf. Hésych., xaji.áv rov áypóv.
7) Cf. П., VI, 194-195 ; IX, 578-580 ; XX, 184-185.
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 33

saient représenter à l'échelon le plus haut de la société : on


ne connaissait pas, comme a dit M. Lejeune, de chef propre
au 85qjt.oç, et l'on ne pouvait affirmer si le wanax, en même
temps que dépositaire d'une autorité générale, se trouvait
être, par rapport à la classe sacerdotale, ce que le ra-wa-ke-la
était par rapport à la classe guerrière1.
L'analyse par Palmer des tablettes de la série Fr2 semble
nous permettre de répondre affirmativement à cette dernière
question. Car parmi les bénéficiaires divins des offrandes
d'huile enregistrés dans ces tablettes tels que Po-se-da-o-ne
(Fr 1219, etc.), Ma-le-re le-i-ja (=Матрг1 6eia ; Fr 1202),
Po-li-ni-ja (Fr 1206, etc.), te-o-i (Fr 1216), on trouve le nom
du wanax (Wa-na-ka-le) associé régulièrement à « Deux
Souveraines » (XVa-na-so-i)z. Palmer a rappelé avec justesse
à ce propos4 que Wanassa est le nom de la déesse cypriote
homologue d'Astarté dont le roi de Paphos était le prêtre5
et que le fait que les Mycéniens adoraient un couple de
Grandes Déesses est étayé aussi bien par des faits arcadiens
rapportés par Pausanias6 que par un monument
archéologique provenant de Mycènes7. Dans ce dernier, les deux déesses
sont représentées avec un enfant mâle. Il semble donc certain
que ce jeune parèdre des Déesses Souveraines fut identifié,
dans le culte pylien, avec son homonyme, le wanax humain
et que ce dernier, associé étroitement au culte des Grandes

1) Lejeune, art. cit., p. 139.


2) TPhS, 1958, p. 1-35; cf. IMGT, p. 240-258.
3) PY Fr 1227, 1235 ; cf. 1225. Dans Fr 1220, le wanax est associé à di-pi-si-jo-i
(Aiyioiq, « Thirsty Ones », i. e. « the dead » : Palmer, IMGT, s. v. di-pi-si-jo-i).
Les Deux Souveraines apparaissent seules dans Fr 1222 et 1228, alors que dans
Fr 1219 elles sont associées à Poseidon (po-se-da-o-ne). Pour la signification de ce
groupement de divinités, v. la très intéressante suggestion de Palmer, TPhS,
1958, p. 7-9. L'interprétation de wa-na-so-i comme « Deux Souveraines » est
soutenue par M. Lejeune, ПЕЛ, LXIV, 1962, p. 15-16.
4) IMGT, p. 249-250 ; cf. TPhS, 1958, p. 7.
5) Cauer-Schwyzer, 681.2 : Tifxcr/apiFoç ^aoiXiFoç тас Favacaaç то
i/eploç ; cf. 681.4 et V. Bérard, De V origine des cultes arcadiens, 1894, p. 129.
6) V. surtout VIII, 37, 9 : TaÛTYjv [xaXicrra Ûewv csjîouaiv oí 'ApxáSsc
T7]v Aéu-oviav, биуатгра 8k aÙTvjv lloasiSœvoç çaaiv elvai xal Дт]:л7]трос.
Cf. V. Bérard, op. cit., p. 125-126 ; F. Schachermeyr, op. cit., p. 16-17.
7) II s'agit d'un petit ex-voto d'ivoire découvert en 1939 à Mycènes, dans les
couches provenant du sanctuaire même du palais. V. Ch. Picard, Les religions
préhelléniques, 1948, p. 244-245 ; Palmer, MM, pi. 13.
34 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

Déesses, était avant tout le chef religieux de la communauté1.


D'autre part, nous l'avons vu2, à la tête de l'administration
locale du royaume de Pylos, se distinguait un SâfxoxoXoç,
« convoquateur du dàmos », commandant des xoXsTvjpsç,
« convoquateurs ». Comme il a été signalé par M. Taillardat3,
la fonction qu'évoquent les titres du UauoxoXoç et du хоХг-т-р
rappelle de très près celle que les épopées homériques
attribuent aux xYipuxsç. D'autant plus que xaXÝjTopa (accusatif
de *хаХет(ор)4, qui est un hapax comme nom commun et
appartient visiblement à la terminologie archaïque, est utilisé
dans Y Iliade comme synonyme de xvjpu^5. Les xvipuxs;
apparaissent dans les épopées, comme on le sait, surtout comme
convoquateurs de l'assemblée des Achéens6. Mais ils sont loin
de n'être rien que des hérauts. En tant qu' « intermédiaires
entre l'autorité suprême et la foule »7, ils se montrent actifs
aussi bien dans des affaires religieuses8 que dans des affaires
militaires9, sans toutefois être ni prêtres ni guerriers. Leur
vaste et complexe fonction pourrait se traduire comme
représentants auprès de la masse de l'autorité des rois. Celle-ci
est en outre symbolisée par le sceptre qu'ils portent10, ce qui

1) V. en particulier, Palmer, IMGT, p. 83-84; TPhS, 1958, p. 22-24. Dans


une autre liste d'offrandes (PY Un 219.7), le nom du wanax (wa-na-ka-te) se
trouve côte à côte avec celui de Po-ii-ni-ja (V. Palmer, TPhS, p. 30-31 et pour
Po-li-ni-ja, p. 9-10). Cf. J. Puhvel, ZVS, LXXIII, 1956, p. 204 : « ... in Homer
avas is the only designation for « king » which also serves as a divine epithet.
This exclusive feature can be explained only by similarity of conception and
characteristics ». Cf. aussi E. Janssens, Ann. Centre ďEl. des Rel. Bruxelles, I :
Le Pouvoir et le Sacré, 1962, p. 87-102 et surtout B. Hemberg, Ava^, Avocaaoc und
Avaxeç als Gôlternamen unier besonderer Berûcksichligung der allischen Kulle,
1955, dont ces nouvelles données confirment les conclusions.
2) V. ci-dessus II.
3) Art. cit., p. 3-4.
4) P. Chantraine, Formation des noms en grec ancien, 1933, p. 329.
5) IL, XXIV, 577 : èç S'ayayov xýjpuxa хаХт]тора toïo yépovToç, ;
cf. //., XV, 419 ; XIII, 541.
6) IL, II, 50 ; IX, 10 ; XI, 685 ; Od., VIII, 8.
7) E. Pottier, DA, s. v. Praeco, p. 607.
8) //., III, 116-120, 245-258, 268-270; XIX, 250-251; Od., III, 331-338;
XX, 276.
9) IL, II, 442-444; VIII, 517.
10) //., VII, 277 ; XVIII, 505 ; XXIII, 567 ; Od., II, 37 ; cf. F. M. Combellack.
CJ, XLIII, 1947-48, p. 209-217. Le sceptre, dans les épopées, est le symbole par
excellence de la royauté sacrée, « ni plus ni moins que Zeus lui-même », comme le
dit Janssens, art. cit., p. 91.
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 33

ne manque pas de rappeler le fait que la nomination du


àâfjLozoXoç pylien semble avoir été couronnée par la remise
d'insignes royaux dans les mains de celui-ci1. Les xyjp'jxsç,
que les épopées qualifient comme (kio.2 et Яаулос, avaient
sûrement appartenu à la plus haute aristocratie de la société
archaïque4 : leurs descendants, tant en Attique qu'à Sparte,
conservaient à l'époque classique le titre de l'authentique
noblesse5. Les attaches de la fonction du v.r^Si, avec la masse
populaire (^r;[JLoç) sont assurées encore par le vers souvent
cité de Y Odyssée (XIX, 135), qui l'englobe dans la catégorie
des fryjfjuospyoi, c'est-à-dire de « those who work for the
people »6. Il est sûrement significatif à notre propos qu'à
l'époque historique des hauts fonctionnaires portaient le
titre de Uocfiiopyot, surtout chez les Doriens mais aussi en
Arcadie7.
Le da-mo-ko-ro mycénien semble donc bien avoir été un
très haut fonctionnaire que sa fonction (qui ne se limitait
sûrement pas à celle d'un convoquateur8) associait étroitement
au dâmos. On pourrait alors affirmer dès à présent que les
Mycéniens concevaient leur société comme composée
essentiellement d'une classe sacerdotale (dont on ne connaît pas
encore le nom collectif), d'une classe guerrière le XaFoç et
d'une classe productrice le Uà[j.oç et que cette structure
trifonctionnelle se retrouvait à l'échelon le plus haut de
la hiérarchie dans une espèce de triumvirat constitué par
le wanax, le /агосуетзс; et le £<x;aoxoXoç, dont chacun était
attaché à l'un des trois ordres sociaux.

1) V. ci-dessus II.
2) IL, IV, 192; X. .415.
3) IL, VIII, 517.
4) Cf. K. Murakawa, Hisloria, VI, 1957, p. 399-402.
5) W. Dittenbergkr, Hermes, XX, 1885, p. 1-40 ; v. Geisau, HE, s. v.
Tallhybiadai ; G. Rusolt, (iriechische Slnalskunde, II3, 1926, p. 662-663, n. 4.
6) M. Fin ley. The World of Odysseus1, 1956, p. 63 ; cf. Murakawa, arl. rit.,
p. 399.
7) V. IIesych. et El. Magn., s. v. ^[juoupyoc et surtout IG, V, 2, 261.9 et
Тнис, V, 47, qui concernent l'Arcadie. Pour les autres données épi^raphiques,
v. Murakawa, arl. cil., p. 389-394.
8) Taillardat, arl. cil., p. 4.
36^ REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

IV. — Les cadeaux de l'amant crétois

Le symbolisme que nous avons relevé (ci-dessus • II) sur,


une tablette mycénienne n'est pas isolé dans le monde indo-
européen. On a signalé; on le sait, un certain nombre de, faits
qui * engagent à penser : que, . dès ; les temps indo-européens,

=
« tantôt les trois groupes sociaux; tantôt leurs trois principes
ont été liés à des objets matériels simples dont le groupement
les évoquait, les représentait Л Dans ; le domaine grec,' , on
peut, croyons-nous,, ajouter- à ce dossier un autre; groupe
d'objets trif onctionnels conservé dans une • coutume Cretoise
que rapporte Strabon, d'après ■ Éphore2.

.
Ce qui est particulier (aux Crétois), dit le texte3, ce sont les
coutumes réglant les relations amoureuses ; ce n'est pas en courtisant
le garçon qu'ils recherchent, c'est par un enlèvement qu'ils s'en
assurent la possession. L'amant fait part de ce projet d'enlèvement
aux amis du garçon trois jours au moins avant d'en tenter l'exécution.
Il serait de leur part contraire aux bienséances de cacher l'enfant ou de
lui faire: prendre: un chemin détourné : ce serait avouer qu'il n'est
pas digne de l'ami qui s'offre. Ils s'assemblent néanmoins et si le
ravisseur est d'un rang social égal ou supérieur à celui auquel
appartient l'enfant, ils ne font qu'un semblant de poursuite pour satisfaire
aux usages,, et, en fait, le laissent emmener en se félicitant ; c'est
seulement s'ils le jugent présomptueux qu'ils le soustraient à son
entreprise.. Il y a poursuite jusqu'à ce que l'enfant ait été emmené
dans Yandreion du ravisseur. Ce que l'usage fait rechercher dans ces
relations, c'est moins la beauté, que la vaillance et la bonne éducation.
Le garçon reçoit des cadeaux et le ravisseur l'emmène à la campagne,
où il lui plaît. Il est accompagné de tous ceux qui ont donné leur
assistance à l'enlèvement ; on banquette et l'on chasse de compagnie
pendant deux mois : c'est le terme au-delà duquel il n'est plus permis
de retenir l'enfant. Alors on redescend en ville. Le garçon recouvre
sa liberté, après avoir reçu comme cadeaux la tenue de guerre (axoXrjv
t:oXs[jux7)v), un - bœuf ((3oGv) et une coupe • (roT-iQpiov) : ce sont là ■. les
présents . réglementaires (тайта [ûv та хата tôv vójaov ? 8£>ра), mais
on en ajoute d'autres et fort coûteux, de sorte que l'étendue de la
dépense oblige à recourir à une cotisation des amis. L'enfant offre

1) Dumézil, Idéologie, \>. 25 et pour la bibliographie, p. 97-98, à laquelle il


faut ajouter Id., RIIH, CLVII, 1960, p. 141-154. Cf. aussi Yoshida, RHR,
CLXIII, 1903, p. 241-243.
2) Strab., X, 4, 21. Cf. E. Bethe, RhM, n. s., XXVI, 1907," p. 447-448 ;
H. Jeanmaire, op. cit., p. 450-455 ; J.-P. Vernant, op. cit., p. 9-10.
3) Cité d'après la traduction de Jeanmaire, ibid., p. 450-451.
SURVIVANCES DE LA TRIPARTITION FONCTIONNELLE 37

le bœuf en sacrifice à Zeus et festoie la troupe qui lui a fait cortège


à son retour ; il fait une profession touchant son intimité avec son
amant et déclare s'il en est content ou non ; ceci est prescrit afin que,
s'il avait été usé de violence au cours de l'enlèvement, l'occasion soit
donnée de se venger et de rompre. Mais pour les beaux garçons et de
bonne famille, ce serait un scandale de ne pas trouver d'amant ; on
dirait que leur caractère est cause de cet affront. C'est que des
privilèges honorifiques distinguent ceux qui ont été reçus pages (тгараст-
TaOévTE:;), mot dont on désigne ceux qui ont été enlevés dans. ces
conditions. C'est ainsi qu'ils ont droit aux places d'honneur dans les
chœurs et aux gymnases (Scouoiç), qu'ils peuvent se parer d'une
tunique qui les distingue, celle qu'ils ont reçue de leur amant, et ce
n'est pas seulement en cette occurrence, mais c'est même devenus
adultes qu'ils portent un habit particulier, qui permet de reconnaître
ceux qui ont été parmi les xXeivoi ; car xXeivoç est le mot qui
distingue celui qui est aimé et l'amant s'appelle
Ces singuliers usages pédérastiques sont certainement à
interpréter, comme l'a fait H. Jeanmaire, dans le contexte
de l'initiation des jeunes gens au Mànnerbund aristocratique
et militaire qui paraît avoir été, en Crète aussi bien qu'à
Sparte, une des institutions fondamentales des sociétés
doriennes1. Or la collection des trois хата tov vótxov Sčopa que
doit offrir l'amant initiateur à son novice bien-aimé a un
sens, forme, structure. La coupe, dont l'importance est grande
dans les rituels indo-européens en tant qu'instrument des
libations, est utilisée dans de nombreux mythes et légendes
comme le symbole par excellence du sacré2. Le bœuf, animal
agricole et nourricier3 « das den Menschen Milch, Butter und
Kase spendet und trotzdem ihres Fleisches halben getôtet
wird »4, était étroitement associé, chez les Indo-Européens
comme ailleurs, à la mystique de la fécondité5 et occupe
souvent le troisième niveau dans des ensembles trifonctionnels6.
Un passage de Quinte-Curce, par exemple, qui conserve,

1) Ibid., p. «1-588. Cf. Bethe, lue. cit., p. 438-475.


2) V. Dumézil, JMQ, I, 1941, p. 54-55.
3) II sert en l'occurrence à des fins nourricières : tôv jjdv ouv fSoûv 6ûei ты
Ail xal éaxta xoùç сиухатаР «vovtxç.
4) J. de Vries, Allgermanische fíeligionsgeschichle, I2, 1956, p. 367.
5) V. par exemple, L. II. Gray, Spiegel Memorial Volume, 1908, p. 160-168;
Ch. Kérényi, La religion antique, trad, fr., 1957, p. 133-136.
6) L. Gerschel, JP, XLV, 1952, p. 47-77.
38 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

comme M. Dumézil l'a montré1, une structure scythique,


commente ainsi les valeurs du bœuf et de la coupe dans un
contexte trifonctionnel : fruges amicis damus, boum labore
quaesilas ; paiera cum isdem vinum dis libamus2. Le bœuf
est associé ici manifestement à la fonction agricole et
nourricière et la coupe à l'office sacerdotal. La tenue de guerre
étant évidemment un objet de la deuxième fonction, les trois
cadeaux en question évoquent bien les trois fonctions du
système indo-européen.

V. — Une classification des familles de héros

Nous croyons, enfin, pouvoir verser au dossier un


fragment d'Hésiode (fr. 157, Gôttl.) :
'AXxtjV (jlÈv yàp è'Scoxsv 'OXu^tuoç
voîiv à' 'Afi-uGaoviSaic, tcXoutov S'sT

Trois des plus illustres familles de héros sont ici caractérisées,


d'une manière très schématisée, par des vertus ou des
avantages en effet célèbres : la force d'Achille et d'Ajax,
l'intelligence d'Adraste et d'Amphiaraos, la richesse d'Agamemnon et
de Ménélas. Or ces trois notes sont de celles qui caractérisent
le mieux les trois fonctions3. Bien qu'elles soient présentées
comme des dons différentiels de Zeus, il serait certainement
vain de voir dans ce fragment une allusion à un mythe par
ailleurs inconnu. Il semble du moins attester que le cadre de
cette classification, qui est celui du système indo-européen,
s'imposait familièrement à l'esprit des vieux poètes.

Atsuhiko Yoshida.

1) En dernier lieu, fíllfí, CLVII, 1960, p. 142-144.


2) Quinte-Curce, VII, 8, 18.
3) V. Dumézil, Idéologie, p. 19.

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