You are on page 1of 19

Histoire Épistémologie Langage

Meillet, Saussure et la linguistique générale


Konrad Koerner

Citer ce document / Cite this document :

Koerner Konrad. Meillet, Saussure et la linguistique générale. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 10, fascicule 2, 1988.
Antoine Meillet et la linguistique de son temps. pp. 57-73;

doi : https://doi.org/10.3406/hel.1988.2261

https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1988_num_10_2_2261

Fichier pdf généré le 09/05/2018


Résumé
RÉSUME : La biographie de Meillet indique qu'il était élève de Saussure à l'École Pratique des Hautes
Études à Paris pendant les années 1885-89 et qu'il le remplaça durant l'année 1889-90 lorsque celui-ci
prit un congé d'un an. Nous savons, de plus, que même après que Saussure eut accepté un poste de
professeur en grammaire comparée à Genève en 1891, les deux hommes restèrent en contact. La
série de lettres adressées par Saussure à Meillet qui a été retrouvée témoigne de l'amitié qui existait
entre ces deux érudits. Mais ce qui est plus important, c'est le rapport entre Meillet et Saussure dans le
domaine de la linguistique générale : l'influence de Saussure sur Meillet reconnue par ce dernier d'une
part, et l'influence possible de certaines idées de Meillet sur la théorie linguistique de son ancien
maître, d'autre part. Dans cet exposé, je reverrai en premier lieu la production scientifique de Meillet en
ce qui concerne l'évolution de ses idées dans le domaine de la linguistique générale par opposition à
ses travaux en linguistique historique et comparée. J'aborderai ensuite la question de l'impact de
certaines observations de Meillet sur l'enseignement de la linguistique générale de Saussure durant les
années 1907-1911. La bibliographie de Meillet démontre que celui-ci oeuvrait presqu'exclusivement
dans le domaine de la linguistique indo-européenne, même si l'on note son intérêt pour des questions
de méthode et de théorie générale dans la recherche scientifique. Cet intérêt théorique se révèle
davantage dans ses comptes rendus ou ses articles destinés à une audience moins spécialisée que
dans ses livres dont la plupart sont consacrés à des langues ou des groupes de langues de la famille
indo-européenne. Il reste cependant que Meillet insistait souvent sur le caractère systématique et
social du langage - points de vue partagés par Saussure. Toutefois, la réaction de Meillet vis-à-vis du
Cours de linguistique générale publié par Charles Bally et Albert Sechehaye suggère que, pour Meillet,
Saussure demeurait avant tout l'auteur du Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les
langues indoeuropéennes de, 1878.

Abstract
ABSTRACT : Meillet was a student of Saussure's at the École Pratique des Hautes Études in Paris
during 1885-89, substituting for him during 1889-90, when Saussure took a sabbatical leave. Following
Saussure's acceptance of a professorship at the University of Geneva in 1891, Meillet remained in
touch with him ; letters by the latter addressed to Meillet attest to their friendship. Meillet, for his part,
never tired to acknowledge his debt to Saussure ; by contrast, his influence on his former teacher with
regard to general linguistic ideas is much less certain. The present paper addresses this question as
well as the traditional claim that Saussure was influenced by Durkheimian sociology, most probably
mediated by Meillet Throughout most his his career Meillet made general observations about the
nature of language and linguistic methodology. But these are usually expressed in book reviews and
few papers ; all studies of his of book length are devoted to languages or language groups of the Indo-
European family, and it is evident that Meillet remained a comparativist. A close analysis of Meillet's
general linguistic ideas reveals that he usually stated the obvious at least if compared with what
Saussure had to say about the foundations of linguistics, and that there is little that Saussure could
have found in Meillet as a generalise It is therefore not surprising that Meillet's reaction to the Cours de
linguistique générale was much less favourable than one might have expected ; for Meillet, Saussure
remained first and foremost the author of the Mémoire sur le système primitif des voyelles, which
appeared in Leipzig in 1878.
Histoire Épistémologie Langage 10-11 (1988) 57

MEILLET, SAUSSURE
ET LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE

Konrad KOERNER

ABSTRACT : Meillet was a student of Saussure's at the École Pratique des Hautes
Études in Paris during 1885-89, substituting for him during 1889-90, when Saussure
took a sabbatical leave. Following Saussure's acceptance of a professorship at the
University of Geneva in 1891, Meillet remained in touch with him ; letters by the latter
addressed to Meillet attest to their friendship. Meillet, for his part, never tired to
acknowledge his debt to Saussure ; by contrast, his influence on his former teacher with
regard to general linguistic ideas is much less certain. The present paper addresses this
question as well as the traditional claim that Saussure was influenced by Durkheimian
sociology, most probably mediated by Meillet Throughout most his his career Meillet
made general observations about the nature of language and linguistic methodology.
But these are usually expressed in book reviews and few papers ; all studies of his of
book length are devoted to languages or language groups of the Indo-European family,
and it is evident that Meillet remained a comparativist. A close analysis of Meillet's
general linguistic ideas reveals that he usually stated the obvious at least if compared
with what Saussure had to say about the foundations of linguistics, and that there is little
that Saussure could have found in Meillet as a generalise It is therefore not surprising
that Meillet's reaction to the Cours de linguistique générale was much less favourable
than one might have expected ; for Meillet, Saussure remained first and foremost the
author of the Mémoire sur le système primitif des voyelles, which appeared in Leipzig
in 1878.

RÉSUME : La biographie de Meillet indique qu'il était élève de Saussure à l'École


Pratique des Hautes Études à Paris pendant les années 1885-89 et qu'il le remplaça
durant l'année 1889-90 lorsque celui-ci prit un congé d'un an. Nous savons, de plus,
que même après que Saussure eut accepté un poste de professeur en grammaire
comparée à Genève en 1891, les deux hommes restèrent en contact. La série de lettres
58 Meillet, Saussure et la linguistique générale

adressées par Saussure à Meillet qui a été retrouvée témoigne de l'amitié qui existait
entre ces deux érudits. Mais ce qui est plus important, c'est le rapport entre Meillet et
Saussure dans le domaine de la linguistique générale : l'influence de Saussure sur
Meillet reconnue par ce dernier d'une part, et l'influence possible de certaines idées de
Meillet sur la théorie linguistique de son ancien maître, d'autre part. Dans cet exposé,
je reverrai en premier lieu la production scientifique de Meillet en ce qui concerne
l'évolution de ses idées dans le domaine de la linguistique générale par opposition à ses
travaux en linguistique historique et comparée. J'aborderai ensuite la question de
l'impact de certaines observations de Meillet sur l'enseignement de la linguistique
générale de Saussure durant les années 1907-1911. La bibliographie de Meillet
démontre que celui-ci oeuvrait presqu'exclusivement dans le domaine de la linguistique
indo-européenne, même si l'on note son intérêt pour des questions de méthode et de
théorie générale dans la recherche scientifique. Cet intérêt théorique se révèle davantage
dans ses comptes rendus ou ses articles destinés à une audience moins spécialisée que
dans ses livres dont la plupart sont consacrés à des langues ou des groupes de langues
de la famille indo-européenne. Il reste cependant que Meillet insistait souvent sur le
caractère systématique et social du langage - points de vue partagés par Saussure.
Toutefois, la réaction de Meillet vis-à-vis du Cours de linguistique générale publié par
Charles Bally et Albert Sechehaye suggère que, pour Meillet, Saussure demeurait avant
tout l'auteur du Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues
indoeuropéennes de, 1878.

0. Introduction

Dans les travaux consacrés à l'histoire de la linguistique, et surtout ceux


qui s'intéressent à l'apport de Saussure à la linguistique théorique, on rencontre
souvent des thèses qui visent soit à insérer Saussure dans la tradition
humboldtienne, soit à défendre l'idée d'une influence profonde de la sociologie
durkheimienne sur la pensée du maître de Genève. Dans Koemer (1973), j'ai
tenté à la fois de mettre en lumière l'absurdité de la première position et de
démontrer d'une façon générale que Saussure n'avait pas eu besoin des
sociologues pour développer ses idées sur la nature sociale du langage. Certains
chercheurs, notamment Eugenio Coseriu et Hans Helmut Christmann
demeurent convaincus d'une filiation Humboldt-Saussure, prenant Georg von
der Gabelentz (1840-1893), sinologue et critique de l'école des Jung-
grammatiker, comme médiateur (cf. Koerner 1988 : xvi-xvii). Pour ceux que
la question complexe de l'« influence » dans l'histoire de la science du langage
intéresse, sans opinion préconçue, il reste cependant difficile de comprendre
comment une telle idée peut venir à l'esprit puisque l'impression intellectuelle
créée par la lecture du Cours de linguistique générale est très différente de celle
Meillet, Saussure et la linguistique générale 59

produite par la lecture des ouvrages écrits dans la tradition humboldtienne.


L'analyse des textes et des concepts, replacés dans leurs contextes, révèle qu'il
n'y a pas de rapport entre la philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt
(ou de ses successeurs comme Steinthal, Finck, Wundt et d'autres) et la
linguistique générale de Saussure. Il n'y a rien d'étonnant à cela si l'on
remarque que Saussure, à côté de ses travaux plutôt techniques en linguistique
historique et en dialectologie, suivait la longue tradition "du rationalisme
français, ce qui s'oppose à l'idéalisme allemand du xix* siècle. Je ne reviendrai
pas sur la question de l'utilisation générale de la notion d'« influence » en
historiographie linguistique (e.g. Koerner 1987). Le sujet de mon exposé est le
rapport entre Meillet et Saussure en ce qui concerne la linguistique générale, à
savoir la théorie du langage. J'aborderai la question de la prétendue influence
de la doctrine sociologique d'Emile Durkheim (1858-1917), proche
contemporain de Saussure, sur le linguiste de Genève. Le rapport entre Meillet et
Saussure, d'une part, et celui entre Meillet et Durkheim, d'autre part, pourrait
facilement suggérer l'existence d'un lien direct entre Durkheim et Saussure.

1.0 Meillet comme théoricien de la linguistique

1 . 1 Aperçu biographique. La notice biographique écrite par Joseph Vendryes


(1875-1960), ancien élève et collaborateur de Meillet (1866-1936), nous
indique que ce dernier suivait les cours donnés par Saussure à l'École Pratique
des Hautes Études à Paris durant les années 1885-89 et qu'il le remplaça en
1889-90 lorsque Saussure prit un congé d'un an (Vendryes 1937 : 5). Nous
savons, en outre, que même après que Saussure eut quitté la métropole
française pour accepter le poste de professeur extraordinaire de Sanscrit et de
grammaire comparée dans sa ville natale en 1891, les deux hommes restèrent
en contact. La série de lettres adressées par Saussure à Meillet entre 1894 et
1911, qui a été retrouvée, témoigne de l'amitié entre ces deux savants (v.
Benveniste 1964). Selon Vendryes (1937: 16), c'est l'enseignement de
Saussure « qui exerça sur [Meillet] l'influence la plus forte » dans sa formation
professionnelle en linguistique comparative. Meillet reconnut cette influence
dans sa nécrologie du maître défunt :

Pour ma part, il n'est guère de page que j'ai publiée sans avoir un remords de
m'en attribuer seul le mérite : la pensée de F. de Saussure était si riche, que j'en
suis resté tout pénétré. Je n'oserais, dans ce que j ' ai écrit, faire le départ de ce que
je lui dois ; ... (Meillet 1936 [1913] : 179)

Même s'il faut faire la part de l'hyperbole, le texte dans son ensemble
montre l'importance de Saussure pour ses étudiants parisiens parmi lesquels on
60 Meillet, Saussure et la linguistique générale

retrouve Maurice Grammont (1866-1946), Paul Passy (1859-1940) et d'autres


linguistes français et étrangers (cf. Koerner 1973 : 28). L'éloge du professeur
est éclairant :

F. de Saussure était, en effet, un vrai maître : pour être maître, il ne suffit pas de
réciter devant les auditeurs un manuel correct et au courant ; il faut avoir une
doctrine et des méthodes et présenter la science avec un accent personnel. Les
enseignements particuliers que l'étudiant recevait de F. de Saussure avaient une
valeur générale, ils préparaient à travailler et formaient l'esprit ; ses formules et
ses définitions se fixaient dans la mémoire comme des guides et des modèles.
(Meillet 1936 [1913] : 178)

Cette présentation est importante pour notre propos étant donné que
Saussure n'enseignait, à cette époque, que la linguistique comparée et
historique des langues indo-européennes. En 1915, Meillet ne connaissait pas encore
le contenu des cours consacrés à la linguistique générale professés par Saussure
à l'Université de Genève entre 1907 et 1911 (v. Meillet 1915). Il est donc
évident, qu'en 1913, c'est à l'enseignement de Saussure pendant les années
quatre-vingts qu'il se réfère dans le passage suivant :

F. de Saussure voulait surtout bien marquer le contraste entre deux manières de


considérer les faits linguistiques : l'étude de la langue à un moment donné, et
l'étude du développement linguistique à travers le temps. Seuls les élèves qui ont
suivi à Genève les cours de F. de Saussure sur la linguistique générale ont pu
profiter de ces idées ; seuls, ils connaissent les formules précises et les belles
images par lesquelles a été illuminé un sujet neuf. (Meillet 1936 [1913] : 183)

Je reviendrai sur ce passage (v. section 2.1 plus loin). La carrière scientifique
d ' Antoine Meillet est impressionnante. À peine âgé de 23 ans il est reçu premier
à l'agrégation de grammaire. Quelques mois plus tard, il remplace Saussure à
l'École Pratique des Hautes Études où il sera nommé directeur d'études pour
la grammaire comparée de l'indo-européen lors de son retour, en 1891, d'une
année de recherche dans le Caucase pour étudier sur place l'arménien moderne
et les manuscrits anciens de cette langue. En 1897, il obtient le grade de docteur
es lettres ; durant l'année 1899-1900, il remplace Bréal au Collège de France.
Entre 1902 et 1906, il enseigne l'arménien à l'École des Langues Orientales.
Il abandonne cette chaire lorsqu'il est nommé, en 1 906, dans la chaire de
grammaire comparée du Collège de France où il succède à Bréal. Ses premiers écrits
scientifiques remontent à la période où il suivait les cours de Saussure. Entre
1897 et 1913, il publia huit livres sur le vieux-slave, l'arménien classique, le
latin, le grec et l'indo-europén en général (v. Benveniste 1937 : 44, pour les
Meillet, Saussure et la linguistique générale 61

détails). Le livre le plus connu de cette époque est sans doute son Introduction
à l'étude comparative des langues indo-européennes de 1903 qui fut dédiée
« À mon maître Ferdinand de Saussure à l'occasion des vingt-cinq ans écoulés
depuis la publication du Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les
langues indo-européennes (1878-1903). » II est significatif que Meillet n'ait
jamais changé cette dédicace dans les six éditions du livre entre 1907 et 1934,
dont trois apparaissaient en 1922, en 1930 et en 1934, c'est-à-dire, après la
parution du Cours de linguistique générale (qui connaît sa troisième édition en
1931). En 1909, paraît une traduction allemande, indice de l'importance de sa
contribution à la linguistique indo-européenne, dominée depuis plusieurs
générations par la science allemande. En 1910, la réputation internationale de son
auteur est consacrée par le titre de docteur honoris causa de l'Université de
Berlin (v. Vendryes [1937 : 13] pour le texte du libellé).

1.2 Œuvre scientifique. Si l'on parcourt la bibliographie de Meillet (Benven-


iste 1937), on s' aperçoit que sa production scientifique est étroitement
circonscrite dans le domaine de la linguistique historique et comparative de l'indo-
européen. Meillet restera toujours un comparatiste dans l'acception
traditionnelle du terme ; et même après la parution du Cours, Saussure demeurera pour
lui, avant tout, l'auteur du Mémoire. Le lecteur du compte rendu que Meillet a
fait du Cours s'aperçoit vite qu'il n'a pas saisi la portée de la doctrine saussuri-
enne : pour lui, le livre que Bally et Sechehaye ont composé sur la base des
notes d'étudiants est loin d'être complet, il s'agit plutôt une « série de vues »,
rescapées d'un enseignement « oral et fugitif ». Lorsque Vendryes (1937 : 27)
exprime son regret du fait que Meillet n'a jamais réalisé « un projet de traité de
linguistique générale », on s'étonne un peu quand on constate que Meillet n'a
jamais écrit un seul article de linguistique théorique. On devrait lire et relire ses
comptes rendus - comme l'a fait le regretté Jean Stéfanini en 1979 pour les
contributions à la revue de Durkheim, L'année sociologique - et un certain
nombre de ses articles pour reconstituer une vue générale, et, même là, on
retrouvera plutôt les mêmes remarques répétées et variées sur la nature du
langage et l'importance de son caractère social pour l'explication du
changement linguistique. Il est clair que son approche des faits du langage - et des
langues- reste marquée par l'induction engendrée par l'empirisme et le
positivisme de son époque. On se demande vraiment si « la sûreté de la
méthode, la justesse et la pénétration de l'analyse » démontrent « le triomphe
suprême de la raison ou, si l'on préfère, de l'esprit cartésien », comme le
proclama Vendryes il y acinquante ans (1937 : 42). Toutefois, on retrouve chez
Meillet certaines observations qui s'approchent de la pensée saussurienne ; il
reste donc à discerner lequel des deux les a formulées le premier.
62 Meillet, Saussure et la linguistique générale

2.0 Le rapport entre Meillet et Saussure par rapport à la linguistique


générale et théorique

Même si l'on trouve plusieurs références à Meillet dans Koemer (1973)


- voir surtout les pages 230-32 et, pour le reste, l'index à la page 424 -, ce n'est
que dix ans plus tard que j'ai tenté une vue plus globale de la contribution de
Meillet à la linguistique générale (v. Koerner 1984 : 29-36). Dans ce qui suit,
je ne citerai que quelques passages des écrits de Meillet pour illustrer les points
qui me semblent pertinents dans la discussion actuelle.

2.1 Le langage comme « un système où tout se tient ». À la lecture du célèbre


article programmatif deN. S. Trubetzkoy de 1933, « La phonologie actuelle »,
on reçoit l'impression que la phrase selon laquelle la langue est « un système
où tout se tient » est de Saussure. Trubetzkoy l'utilise à quatre reprises en cinq
pages et cela en se référant toujours à Saussure (Trubetzkoy 1969 [1933] : 159-
63). En vérité, cette phrase ne figure pas dans le Cours. Par contre, on la trouve
chez Meillet (e.g. 1906b : 17 ; 19 15 : 123) et plus tard également chez son
collaborateur Joseph Vendryes (cf. Koerner 1973 : 239 n. 12, 240 n. 23) dans
maintes publications, surtout dans son Introduction de 1903 où il est évident
qu'il pense au Mémoire de Saussure (v. Meillet 1903 : 407 = 8e éd. de 1937 :
475 ; cf. Brogyanyi 1983 pour des détails). Récemment J. Toman (1987) a cité
un article de 1899 dans lequel Meillet ne donne pas seulement la phrase d'une
façon générale, mais explique l'application d'une telle observation. Étudiant
le groupe -ns- en indo-européen, Meillet parle du comportement des phonèmes
de la façon suivante :

[...] tous les mouvements qui concourent à la formation d'un phonème étant
solidaires, l'altération de l'un entre eux a chance d'entraîner, soit
immédiatement, soit plus tard, l'altération d'un ou de plusieurs des autres. Du reste ce
phonème n'est pas isolé dans la langue, il fait partie d'un système phonétique
dont toutes les parties se tiennent et réagissent les unes sur les autres ;[...].
(Meillet 1899 : 64 ; Toman 1987 : 403)

Toman a également retrouvé cette fameuse expression chez Maurice Gram-


mont dans son ouvrage de 1895, La dissimilation consonantique dans les
langues indo-européennes et dans les langues romanes, où l'auteur soutient,
entre autres, que « si la dissimilation elle aussi obéit à des lois, tout se tient dans
l'édifice, l'en-semble est complet et il ne reste qu'à parfaire les détails »(p. 10).
Benveniste, citant des passages du Cours comme celui définissant la langue
comme « un système dont toutes les parties peuvent et doivent être considérées
dans leur solidarité synchronique » (p. 124), affirme que « [c]ette notion était
Meillet, Saussure et la linguistique générale 63

familière aux élèves parisiens de Saussure ; bien avant l'élaboration du Cours


[...], Meillet l'a énoncée plusieurs fois, sans manquer de la rapporter à
l'enseignement de son maître » (1966 : 93). Benveniste réfère, de plus, au
Traité de phonétique deGrammontde 1933 (pp. 153 et 167) pour souligner que
Meillet et Grammont devaient cette observation « structuraliste » à Saussure.
Toman, pour sa part, en attribuant la première référence à Grammont, ignore
le fait que Meillet, dans un des ses premiers articles écrits après le départ de son
maître pour Genève, l'utilisait deux ans plus tôt. Dans « Les lois du langage »,
Meillet (1893 : 318-19) constatait :
Les divers éléments phonétiques de chaque idiome forment un système où tout
se tient. Les personnes qui ont appris à prononcer une langue étrangère ont pu
s'en rendre compte : ce n'est pas seulement parce qu'il prononce mal le th ou les
consonnes finales que le Français est inintelligible en parlant anglais, c'est que
ni la position des lèvres, ni celle de la langue ne sont les mêmes pour parler les
deux langues, et que pas une seule des voyelles n'est rigoureusenent identique
dans les deux. Or l'enfant, en apprenant à parler, s'assimile non une articulation
isolée, mais l'ensemble du système. (C'est moi qui souligne : KK)

II est donc intéressant de noter que Charles Bally (1865-1947), ancien élève de
Saussure à Genève en effet, attribuait la citation célèbre à son maître en 1932
(p. 9 ; Peeters 1985 : 142). Meillet, en 1916, dans son compte rendu du Cours
nota ceci :
Je n'ai jamais entendu le cours de F. de Saussure sur la linguistique générale.
Mais la pensée de F. de Saussure s'était fixée très tôt, on le sait. Les doctrines
qu'il a enseignées explicitement dans ses cours de linguistique générale sont
celles dont s 'inspirait déjà l'enseignement de grammaire comparée qu'il adonné
vingt ans plus tôt à l'Ecole des Hautes Etudes, et que j'ai reçu. (Meillet 1916 :
33 = Mounin 1968 : 163)

II me semble pour cette raison fort probable que cette phrase remonte
directement à l'enseignement de Saussure durant les années quatre-vingts du siècle
dernier. Il est certain que l'idée, dont le Mémoire de 1878 est une application
géniale, vient de lui - on devrait se rappeler au fait que durant la période durant
laquelle Meillet suivait les cours de Saussure celui-ci faisait réimprimer son
Mémoire à Paris, à savoir en 1887, et on peut s'imaginer que les étudiants
sérieux de Saussure comme Meillet et Grammont se sont acheté un exemplaire
de cette nouvelle édition.
Peut-être devrais-je choisir un autre exemple pour démontrer que
l'opinion de Meillet selon laquelle la pensée linguistique de Saussure « s'était
fixée très tôt » est fort vraisemblable. D'abord nous avons le témoignage de
Saussure lui-même lors d'un entretien avec son élève de Genève, Leopold
64 Meillet, Saussure et la linguistique générale

Gautier (1884-1973), du 6 mai 1911 où il affirme que les questions de


linguistique générale l'avaient occupé « surtout avant 1900 » (Godel 1957 :
30). C'est à Genève durant les années quatre-vingt-dix que Saussure a
beaucoup réfléchi à la théorie générale du langage (v. sa lettre du 4 janvier 1894 à
Meillet [Benveniste 1964 : 95-96] ; Godel 1957 : 31). Ainsi en novembre 1894,
dans un carnet de notes, il constate : « Nous nourrissons depuis bien des années
cette conviction que la linguistique est une science double... » (Godel 1957 :
33) - référence incontestable à la « dualité fondamentale » de la linguistique
« sta-tique » et de la linguistique « évolutive ». Je cite ces passages en réponse
à la critique de Coseriu (1977 : 246) qui me reproche d'avoir fait une
interprétation de la remarque de Meillet 1913 (citée plus haut) au sujet de ces deux axes
comme une indication de ce que Saussure avait déjà parlé de cette distinction
méthodologique pendant son enseignement parisien. Nous disposons même
d'une autre observation faite par Meillet en 1901, bien avant que Saussure ne
donne ses cours de linguistique générale. On la trouve dans le compte rendu du
tome I de la Vôlkerpsychologie de Wilhelm Wundt (1832-1920) avec lequel
Meillet inaugure sa collaboration à V Année sociologique. Le linguiste précise
en effet :
Les linguistes, on le sait, étudient le langage à deux points de vue ; tantôt ils
observent et décrivent l'état actuel d'une langue à un moment donné ; et tantôt
ils suivent des transformations d'une langue aux diverses périodes successives
de son histoire. (Meillet 1901 : 597)

Dans le même compte rendu on rencontre également - et probablement pas


pour la première fois - la remarque de Meillet selon laquelle « le langage est
une institution sociale dont les conditions d'existence et de développement ne
sauraient être conçues qu'à un point de vue sociologique » (p. 598).

2.2 La langue comme un fait social. Jean Stéfanini, citant, entre autres, ces
deux derniers passages du compte rendu de Meillet, a démontré clairement que
celui-ci suivait la doctrine de Durkheim et de ses associés telle qu'on la
rencontre dans les pages de V Année sociologique (Stéfanini 1979 : 9-1 1). Mais
il semble aussi évident d'après nombre d'autres passages écrits entre 1901 et
1929 (v. Stéfanini 1979 passim) qu'il donnait à ses observations une
interprétation qui était d'abord celle d'un linguiste.
Il est bien connu que Meillet collaborait à la revue de Durkheim, surtout
à cause du grand succès de son article « Comment les mots changent de sens »
publié dans le neuvième volume de VAnnée sociologique (Meillet 1906a), qui
encore soixant-cinq ans plus tard figure dans les manuels de linguistique
historique (e.g., Arlotto 1972 : 165-83/>aram;Lehmann 1973 : 212-13). C'est
Meillet, Saussure et la linguistique générale 65

dans cette étude du changement sémantique où l'on retrouve le passage


d'ouverture souvent cité dans la littérature comme preuve de la dépendance de
Meillet et, par adhésion subtile semble-t-il, de Saussure, à la sociologie de
Durkheim (v. Mounin 1968 : 22) :

Le langage a pour condition l'existence des sociétés humaines dont il est


l'instrument indispensable [...]; le langage est donc éminemment un fait social.
En effet, il entre exactement dans la définition qu'a proposée Durkheim ; une
langue existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent, et, bien
qu'elle n'ait aucune réalité en dehors de la somme de ces individus, elle est
cependant, par sa généralité, extérieure à chacun d'eux; ce qui le montre, c'est
qu'il ne dépend d'aucun d'entre eux de la changer et que toute déviation
individuelle de l'usage provoque une réaction ;[...]. Les caractères
d'extériorité à l'individu et de coercitation par lesquels Durkheim définit le fait social
apparaissent donc dans le langage avec dernière évidence. (Meillet 1921
[1906a] : 230)

En effet, Meillet avait déjà en 1893, c'est-à-dire, douze ans avant son article
dans Année sociologique, exprimé que « De tous les faits sociaux, le langage
est sans doute le premier qui ait été étudié scientifiquement » (Meillet 1893 :
31 1) et cela dans sa première contribution à la revue dirigée par le Secrétaire
général de l'Institut international de Sociologie à Paris, René Worms (1869-
1926), Revue internationale de Sociologie, qui a été créée plusieurs années
avant la revue de Durkheim. Il est intéressant de noter que Gabriel Tarde (1 843-
1904), un rival de Durkheim, figurait parmi les collaborateurs à la revue de
Worms. En d'autres mots, Meillet s'était très tôt associé avec les sociologues,
mais la lecture des ses articles dans leurs revues ne prouve pas qu'il avait
assimilé leurs théories sociales. Il n'estdonc pas étonnantque J. C. Rijlaarsdam
(1978) qui a analysé les écrits de Meillet (et de Saussure) par rapport à la
question d'une influence possible des idées de Tarde et de Durkheim, conclut
(p. 264) : « DerSchluBliegtnahe.daB Meillet dièse Theoriennurhalbgekannt
hat - wie Saussure. »
Cependant, depuis la présentation de Witold Doroszewski (1899-1976) à
l'occasion du Deuxième Congrès international des Linguistes tenu à Genève en
1931 (Doroszewski 1933a) et son article sur Durkheim et Saussure deux ans
plus tard (Doroszewski 1933b), la thèse selon laquelle Saussure aurait
développé ses idées sur la nature sociale du langage sous l'influence de Durkheim,
surtout en ce qui concerne le concept central de la théorie saussurienne, à savoir
celui de « langue » (cf. Koerner 1973 : 48-49 et ailleurs pour les détails), est
devenue presqu'un dogme de l'historiographie linguistique. Je n'ai pas
l'intention de revenir sur ce débat (cf. également Koerner [1987 : 19-22] contre
66 Meillet, Saussure et la linguistique générale

les hypothèses de Hiersche 1972, Bierbach 1978 et d'autres), sauf à attirer


l'attention sur quelques affirmations de l'époque contredisant Doroszewski.
La première vient de Meillet lui-même qui, ayant assisté à la présentation de
Doroszewski, s'opposa fortement à l'idée d'une telle influence (cf. Meillet
1933). Il est symptomatique que dans l'histoire de la linguistique, toute
opposition à un point de vue cher à ceux qui veulent partout trouver des
précurseurs à tout prix - même si elle est facilement accessible - est la plupart
du temps ignorée. Depuis 1967, on aura pu lire que Meillet avait écrit, dans une
lettre du 25 novembre 1930 à N. S. Trubetzkoy (probablement suite à une
question de l'érudit russe au sujet de l'approche sociologique exprimée dans le
Cours) : « J'aiétébienétonnéquandj'aivuF.deSaussureaffirmerlecaractère
social du langage : j'étais venu à cette idée par moi-même et sous d'autres
influences... » (Hagège 1967 : 117).
Étant donné la collaboration de Meillet avec les deux principales revues
de sociologie publiées à Paris et ses contacts avec leurs rédacteurs après que
Saussure eut quitté la capitale française, on peut imaginer qu'il ait subi quelque
influence (à quoi s'ajoutent celles venant directement des dialectologues et des
linguistes de son entourage comme Gaston Paris, Jules Gilliéron, Michel Bréal
et d'autres - cf. Koerner 1984 pour des détails). Il est donc particulièrement
intéressant que Meillet n'ait pas songé que Saussure aurait pu avoir subi de
telles influences et que Saussure ne semble pas avoir affirmé un point de vue
social dans ses cours à l'École Pratiques des Hautes Études durant les années
quatre-vingts. Mais il existe le témoignage du suédois Alf Sommerfelt (1897-
1965), ancien élève de Meillet, dans un article programmatif de 1932, « LaLin-
guistique : Science sociologique », dans lequel il affirma :

S 'appuyant sur les idées générales de Durkheim, M. Meillet a introduit des


principes nouveaux surtout dans les méthodes historiques, et Ferdinand de
S aussure, indépendamment de Durkheim, dans celles de la linguistique générale.

En autres mots, on devrait se demander pourquoi ne pas croire au


témoignage de ceux qui, comme Meillet, ont connu Saussure, l'œuvre et l'homme,
ou de ceux, comme Sommerfelt, qui connaissaient bien Meillet et le Cours ?
En vérité, Saussure n'avait pas besoin des sociologues pour arriver à une
conception sociale du langage. Cela expliquera pourquoi Washabaugh (1974) a
trouvé peu de similarités entre les idées de Durkheim et celles de Saussure et,
Bierbach ( 1978) pas un seul passage dans les écrits du dernier pour prouver une
quelconque dépendance du maître de Genève à l'égard d'une des théories
sociologiques de l'époque. Ceux qui lisent attentivement les sources manuscrites,
de Saussure lui-même et de ses étudiants à Genève (v. Godel 1957 ; Saussure
1967-68, 1974), n'ont aucune difficulté à trouver une source principale de
Meillet, Saussure et la linguistique générale 67

l'inspiration saussurienne, à savoir l'œuvre de William Dwight Whitney


(1827-1894). Dans le livre de ce dernier, Language and the Study ofLanguage
(Whitney 1867), auquel Saussure faisait référence dans ses cours de
linguistique générale lorsqu'il parlait de la langue comme « institution sociale » (e.g.,
Saussure 1967-68 : 33), on peut lire ce passage :

Le langage [speech] n'est pas une possession personnelle, mais sociale ; il


n'appartient pas à l'individu mais au membre de la société. Aucune unité d'une
langue existante n'est l'ouvrage d'un individu ; car ce que plusieurs parmi nous
choisissent n'est pas langue [language] avant qu'il soit accepté et utilisé par nos
prochains. Le développement entier du langage [speech], quoiqu' initié par des
actes des individus, est élaboré par la communauté. (Whitney 1867 : 404 ; ma
traduction : KK)

Mais pour revenir au rapport entre Meillet et Saussure, on pourrait s'imaginer


que les thèses durkheimiennes auraient atteint le second par l'intermédiaire du
premier. Il est établi que Saussure avait reçu un tirage à part du célèbre article
de Meillet, « Comment les mots changent de sens », dont nous avons déjà cité
le passage où Meillet fait directement référence à la doctrine durkheimienne du
« fait social ». Gambarara (1972 : 349-50) a établi que Saussure avait reçu
nombre d'autres écrits de Meillet, y compris le texte de sa Leçon d'ouverture
du cours de Grammaire comparée au Collège de France, lue en février 1906.
Nous possédons, en effet, une lettre de Saussure à Meillet du 12 novembre 1906
dans laquelle il l'en remercie (cf. Jakobson 1971 : 15). Cet article, intitulé
« L'état actuel des études de linguistique générale » arrivait donc quelques
semaines avant que l'administration de l'Université de Genève ne demande à
Saussure de prendre en charge le cours de linguistique que le rabbin de Genève,
Joseph Wertheimer (1833-1908), avait donné depuis 1873.
Étant donné que Saussure fut obligé d'enseigner un cours de «
linguistique générale et d'histoire et comparaison des langues indo-européennes »
(Godel 1957 : 34)àpartirdu 16 janvier 1907, il est probable que Saussure a lu,
avec un certain intérêt, ces deux articles de Meillet de 1906, surtout celui sur
la « linguistique générale » dans lequel l'auteur essayait de donner une vue
d'ensemble de ses idées théoriques. Il faut se rappeler que Saussure s'était
préoccupé de ces questions surtout pendant les années 1890 - il avait même
songé à écrire un livre sur « la langue en général » comme il le signalait dans
une lettre à Meillet du 4 janvier 1894 (cf. Benveniste 1964 : 95-96) - mais qu'il
avait abandonné ses réflexions sur la linguistique générale plusieurs années
avant cette nouvelle charge de cours. En effet, c'est dans la Leçon d'ouverture
de Meillet du 13 février 1906 qu'on peut trouver des observations qui semblent
« saussuriennes » d'esprit. Par exemple, Meillet y notait :
68 Meillet, Saussure et la linguistique générale

[...] le langage est éminemment un fait social. [...] Cette réalité [de la langue]
est à la fois linguistique et sociale.
Elle est linguistique : car une langue constitue un système complexe de
moyens d'expression, système où tout se tient et où une innovation individuelle
ne peut que difficilement trouver place si, [...], elle n'est pas exactement adaptée
à ce système, [...].
A un autre égard, la réalité de la langue est sociale : elle résulte de ce qu'une
langue appartient à un ensemble défini de sujets parlants, de ce qu'elle est le
moyen de communication entre les membres d'un même groupe et de ce qu'il ne
dépend d'aucun des membres de la modifier ; [...]. (Meillet 1921 [1906a] : 16-
17)

Si nous comparons ces passages avec des observations trouvées dans le Cours
- en consultant à la fois l'édition critique de Rudolf Engler, bien entendu - on
pourra facilement noter des différences importantes :

[La langue] est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul
ne peut pas ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de
contrat passé entre les membres de la communauté. (Saussure 1931 [1910] :31 ;
1967-68 : 42)

En remettant ces citations dans leurs contextes, on notera que la préoccupation


de Meillet dans son article est l'explication du changement linguistique (cf.
également Meillet 1906a) tandis que le sujet de la discussion est la définition
de la linguistique comme science sémiologique et son objet principal, la
« langue », ce qui nécessite une différenciation nette entre « langage » et
« langue », distinction théorique que Meillet ne fait pas. En effet, les
observations sont plutôt banales. Déjà en 1894 ou plus tôt - et bien avant la parution
des Règles de la méthode sociologique de Durkheim - Saussure note que « la
langue est un fait social » (Godel 1957 : 40), et en novembre 1908, il donne la
définition suivante à ces termes théoriques :

[.. .] la langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps


social pour permettre l'usage de la faculté du langage chez les individus. La
faculté du langage est un fait distinct de la langue, mais qui ne peut s 'exercer sans
elle. Par la parole, on désigne l'acte de l'individu réalisant sa faculté au moyen
de la convention sociale, qui est la langue. (Saussure 1957 : 10)

On ne trouvera rien de semblable chez Meillet. En effet, dans des recherches


antérieures (Koerner 1973 : 230-31 ; 1984 : 32-34) j*ai trouvé peu d'indices
d'une influence de certaines observations de Meillet sur les réflexions
théoriques de Saussure. Cependant, il reste au moins une remarque de Meillet à
Meillet, Saussure et la linguistique générale 69

discuter ; elle figure dans le premier paragraphe de son article de VAnnée


sociologique cité au début de la section 2.2 (supra). Il s'agit de l'idée que c'est
la « coercition » par laquelle Durkheim définissait le « fait social » qui
empêche l'individu de changer la langue. Saussure, dans son troisième cours
(1910-191 1), affirme que « La langue est consacrée socialement et ne dépend
pas de l'individu » (Saussure 1967 : 41), mais il n'insiste pas -comme la
« vulgate» du Cours le suggère (p. 131)- sur « la contrainte de l'usage
collectif » (cf. Saussure [1968 : 206] , où il parle d'un « caractère impératif » du
langage). En fait, on ne trouve guère ni le concept ni le terme de « contrainte
(sociale) » chez Saussure. Étant donné les efforts qu'il a faits pour tirer au clair
la distinction entre « langue » et « parole » (cf. Godel 1957 : 142-159), une
telle absence est significative. On peut, en effet, s'imaginer l'utilité du concept
durkheimien pour une définition du concept de « langue » que Saussure a
identifié avec un « code » à plusieurs reprises (cf. Saussure 193 1 : 31, 47, 107).
Il semble que Saussure n'a jamais lu la fameuse introduction (pp. ix-xxiv) à la
deuxième édition des Règles que Durkheim ajouta en 1901 pour expliquer son
concept de « fait social ».
On pourrait citer encore d'autres divergences entre Meillet et Saussure
pour démontrer que Saussure a peu appris de Meillet. Il ne suffit pas de compter
les occurences de « système » chez Meillet et dans le Cours (Mounin 1966)
pour suggérer des convergences ; on devrait plutôt voir dans quel sens les deux
se sont servis de ce terme. Par exemple, on chercherait en vain une définition
de la langue comme « système de signes » ou «de signes arbitraires » {Cours
pp. 32, 106, 1 16, 182, etc.) chez Meillet. La conception sémiotique du langage
envisagé par Saussure reste tout à fait étrangère au français. Quant au suisse
l'aspect social du langage lui sert plutôt de moyen d'appui pour son concept de
« langue », mais c'est la nature sémiologique de celle-ci - motivée
socialement - qui doit répondre aux exigences théoriques du maître de Genève : déjà
en 1894 (cf. Saussure 1968 : 197) il parlait de « cette sémiologie particulière
qu'est le langage ».

3.0 Conclusion

II est bien possible que les deux articles de Meillet de 1906 aient poussé
Saussure à tirer au clair certaines de ses vues théoriques, peut-être même celles
qui concernent la tripartition langage/langue/parole (cf. Koerner 1984 : 34-35).
Mais il est peu probable, comme je pense l 'avoir démontré, que Saussure ait pu
apprendre beaucoup de son ancien élève. Au contraire, si l'on suit le
témoignage de ce dernier (cf. les citations dans sections 1 .1 et 1.2 supra), c'est lui qui
devait ses idées essentielles quant à la nature du langage et à la méthode de
70 Meillet, Saussure et la linguistique générale

recherche au genevois. C'est seulement Y Introduction à l'étude comparative


des langues indo-européennes de 1903 que Saussure semble avoir citée dans
son premier cours de 1907, sur des questions de phonétique et de phonologie
historique (cf. Saussure 1968 : 132, 339, 493), et dans un cours de grammaire
comparée en été 1910, à propos de questions de morphologie indo-européenne
(cf. ibid., p. 421) ; la plupart du temps c'était d'une façon critique. Les deux
articles de Meillet de 1906 ne figurent jamais dans les notes de Saussure lui-
même ou dans celles prises par ses étudiants. Il y a aucune trace chez Saussure
des concepts sociologiques de Durkheim, pas même de quelques idées
durkheimiennes diluées et reprises de Meillet.

RÉFÉRENCES

Arlotto, Anthony (1972). Introduction to Historical Linguistics. Boston : Houghton-


Mifflin. (New printing, Lanham, Maryland : Univ. Press of America, 1981.)
Bally, Charles (1932). Linguistique générale et linguistique française. Paris: E. Leroux.
Benveniste, Emile, comp. (1937). « Bibliographie des travaux d'Antoine Meillet ».
Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 38.43-68.
Benveniste, Emile, éd. (1964). « Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet ».
Cahiers Ferdinand de Saussure 21.93-123.
Benveniste, Emile (1966). Problèmes de linguistique générale. [Tome I.] Paris :
Éditions Gallimard.
Bierbach, Christine (1978). Sprache als « Fait social » : Die linguistische Théorie F.
de Saussure' s und ihr Verhàltnis zu denpositivistischen Sozialwissenschaften.
Tubingen : M. Niemeyer.
Bolelli, Tristano (1979). « La scuola linguistica sociologica francese ». Studi e Saggi
Linguistici (Pisa) 19.1-26.
Brogyanyi, Bêla (1983). « A Few Remarks on the Origin of the Phrase "où tout se
tient" ». Historiographia Linguistica 10.143-47.
Coseriu, Eugenio (1977). Tradiciôn y novedad en la ciencia de lenguaje. Madrid :
Gredos.
Doroszewski, Witold(1933a). « Sociologie et linguistique : Durkheim et de Saussure ».
Actes du Deuxième Congrès international de Linguistes (Genève, 25-29 août
1931), 146-47. Paris : A. Maisonneuve.
Doroszewski, Witold (1933b). « Quelques remarques sur les rapports de la sociologie
et la linguistique : Durkheim et F. de Saussure ». Journal de Psychologie
normale et pathologique 30.82-91. (Repr. dans Essais sur le langage présentés
par Jean-Claude Pariente, 99-109. Paris : Les Éditions de Minuit, 1969.)
Durkheim, Emile (1895). Les Règles de la méthode sociologique. Paris : F. Alcan. (2e
éd., avec une nouvelle introduction, ibid., 1901.)
Elia, Annibale (1978). Per Saussure contro Saussure : II « sociale » nelle teorie
Unguistiche del Novecento. Bologna : II Mulino.
Meillet, Saussure et la linguistique générale 71

Engler, Rudolf (1980). « Linguistique 1908 : Un débat-clef de linguistique


géographique et une question de sources saussuriennes ». Progress in Linguistic
Historiography : Papersfrom the Internationational Conference on the History
of the Language Sciences (Ottawa, 28-31 August 1978) éd. par Konrad Koemer,
257-70. Amsterdam : J. Benjamins.
Engler, R., éd. (1967-74), v. Saussure 1967-68, 1974.
Gambarara, Danièle (1972). « La bibliothèque de Ferdinand de Saussure ». Genava n.s.
20.319-368.
Godel, Robert (1957). Les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale de
F. de Saussure. Genève : Droz. (2* tirage, 1969.)
Grammont, Maurice (1895). La dissimilation consonantique dans les langues
indoeuropéennes et dans les langues romanes. Dijon : Imprimerie Darantière.
Hagège, Claude, éd. (1967). « Extraits de la correspondance de N. S. Trubetzkoy ». La
Linguistique 3 : 1.109-136.
Hiersche, Rolf (1972). Ferdinand de Saussures \ang\ic-paio\c-Konzeption und sein
Verhaltnis zu Durkheim und von der Gabelentz. Innsbruck : Institut fur Vergle-
ichende Sprachwissenschaft, Univ. Innsbruck.
Jakobson, Roman (1971). « Première lettre de F. de Saussure à A. Meillet sur les
anagrammes ». L'Homme : Revue française d'anthropologie 11 : 2.15-24.
Koerner, E. F. Konrad (1973). Ferdinand de Saussure : Origin and development of his
linguistic thought in western studies of language. Braunschweig : F. Vieweg.
(2e tirage, 1974.)
Koerner, E. F. Konrad (1980). « L'importance de William Dwight Whitney pour les
jeunes linguistes de Leipzig et pour F. de Saussure ». Lingvisticœ
Investigationes 4.379-94. (Repr. dans Koerner 1988.1-16.)
Koerner, E. F. Konrad ( 1 984). « French Influences on Saussure ». Revue canadienne de
Linguistique 29.20-41. (Repr. dans Koerner 1988.67-88.)
Koerner, E. F. Konrad (1986). « Aux sources de la sociolinguistique ». Lingvisticœ
Investigationes 10.381-401. (Repr. dans Koerner 1988.155-74.)
Koerner, E. F. Konrad (1987). «On the Problem of "Influence" in Linguistic
Historiography ». Papers in the History of Linguistics : Proceedings of the
Third International Conference on the History of the Language Sciences
(ICHoLS III), Princeton, 19-23 August 1984 éd. par Hans Aarsleff et al., 15-23.
Amsterdam & Philadelphia : J. Benjamins.
Koerner, E. F. Konrad (1988). Saussurean Studies I Etudes saussuriennes. Avant-
propos de Rudolf Engler. Genève : Éditions Slatkine.
Lehmann, WinfredP. (1973). Historical Linguistics :An introduction. 2ndrev. ed. New
York : Holt, Rinehart & Winston.
Meillet, Antoine (1893). « Les lois du langage. I : Lois phonétiques ». Revue
internationale de Sociologie (Paris) 1.311-21.
Meillet, Antoine (1894). « Les lois du langage. II : l'analogie ». Ibid. 2.860-70.
Meillet, Antoine (1899). « A propos du groupe -ns- ». Indogermanische Forschungen
10.61-70.
72 Meillet, Saussure et la linguistique générale

Meillet, Antoine (1901). Compte rendu de Wilhelm Wundt, Vôlkerpsychologie, Tome


I : Die Sprache, 2 vols. (Leipzig : W. Engelmann, 1900). Année sociologique
5.595-601.
Meillet, Antoine (1903). Introduction à l'étude comparative des langues indo-eu-
ropénnes. Paris : Hachette. (8e éd., avec un avant-propos de Emile Benveniste,
1937.)
Meillet, Antoine (1906a). « Comment les mots changent de sens ». Année sociologique
9.1-38. (Repr. dans A. Meillet 1921.230-71.)
Meillet, Antoine (1906b). « L'état actuel des études de linguistique générale : Leçon
d'ouverture du Cours de Grammaire comparée au Collège de France lue le mardi
13 février 1906 ». Revue des Idées (Paris) 3.296-308. (Repr. dans A. Meillet
1921.1-18.)
Meillet, Antoine (1909). Einfiïhrung in die vergleichende Grammatik der indogerma-
nischenSprachen. Traduction autorisée par Wilhelm Printz. Leipzig & Berlin :
B. G. Teubner.
Meillet, Antoine (1913). « Ferdinand de Saussure ». Annuaire de l'École Pratique des
Hautes Études (Section des sciences historiques et philologiques) 1913-1914,
115-25. (Réimprimé dans Bulletin de la Société de Linguistique de Paris
18.clxv-clxxv [1913] et, entre autres, dans Meillet 1936.174-83.)
Meillet, Antoine (1915). « La Linguistique ». La Science française : Ouvrage publié
sous les auspices du Ministère de l'Instruction Publique à l'occasion de
V Exposition de San Francisco. Vol.II, 117-24.Paris : Ministère de l'Instruction
Publique et des Beaux Arts. (Publication séparée, Paris : Larousse, 1916, avec
un portrait de F. de Saussure.)
Meillet, Antoine (1916). Compte rendu de F. de Saussure, Cours de linguistique
générale (Lausanne & Paris : Payot, 1916). Bulletin de la Société de
Linguistique de Paris 20.32-36. (Repr. dans Mounin 1968, 161-68.)
Meillet, Antoine (1921). Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I.]
Paris : E. Champion.
Meillet, Antoine (1 933). [Commentaire sur la présentation de W. Doroszewski 1933a.]
Actesdu Deuxième Congrès international des Linguistes,^. 147. Paris :A.Mai-
sonneuve.
Meillet, Antoine (1936). Linguistique historique et linguistique générale. Tome H.
Paris : C. Klincksieck.
Mounin, Georges (1966). «La notion de système chez Antoine Meillet». La
Linguistique 2 :1. 17-29.
Mounin, Georges (1968). Saussure ou le structuraliste sans le savoir : Présentation,
choix de textes, bibliographie. Paris : Éditions Seghers. (2e éd. corrigée, 1971.)
Peeters, Bert (1985). « 'Tout ne se tient-il pas dans le système ?" Bedenkingen bij de
paradigmatische samenhang van taalelementen ». Handelingen der Koninklijke
Zuidnederlandse Maatschappij voor Taal- en Letter kunde en Geschiedenis
39.141-56.
Rijlaarsdam, Jetske C. ( 1 978). Platon ù'ber die Sprache : Ein Kommentar zum Kratylos.
Meillet, Saussure et la linguistique générale 73

Mit einem Anhang iiber die Quelle der Zeichentheorie Ferdinand de Saussures.
Utrecht : Bohn, Scheltema & Holkema.
Saussure, Ferdinand de (1879). Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les
langues indo-européennes. Leipzig : B. G. Teubner. Le volume parut en
décembre 1878.
Saussure, Ferdinand de (1931). Cours de linguistique générale. Publié par Charles
Bally et Albert Sechehaye, avec la collaboration de Albert Riedlinger. 3e éd.
corrigée. Paris : Payot. [Toutes les autres éditions, y compris la soi-disant
« édition critique » de Tullio De Mauro de 1972 - dernière éd., 1985 - suivent
le texte de cette troisième édition.]
Saussure, Ferdinand de (1957). « Cours de linguistique générale (1908-1909) :
Introduction ». Cahiers Ferdinand de Saussure 15.6-103. (Publié, d'après des
notes d'étudiants, par Robert Godel.)
Saussure, Ferdinand de (1967-68, 1974). Cours de linguistique générale. Édition
critique par Rudolf Engler, 4 fasc. Wiesbaden : O. Harrassowitz.
Scheerer, Thomas M. (1980). Ferdinand de Saussure : Rezeption und Kritik.
Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
Sommerfelt, Alf (1962[1932]). « La linguistique : Science sociologique ». Diachronic
and Synchronie Aspects ofLanguage : Selected articles par A. Sommerfelt, 36-
51. La Haye : Mouton.
Stéfanini, Jean (1979). « Sur une première rencontre de la linguistique et de la
sociologie: Relecture d* A. Meillet ». Recherches sur le français parlé (Aix-en-
Provence) No.2 (Février 1979), 9-24.
Toman, Jindrich (1987). « Not from 1903, not from Meillet : A final (?) remark on "où
tout se tient" ». Historiographia Linguistica 14 : 3.403-406.
Trubetzkoy, Nikolaj S. (1933). « La phonologie actuelle ». Journal de Psychologie
normale et pathologique 30.227-43 . (Repr. dans Essais sur le langage présentés
par Jean-Claude Pariente, 143-64. Paris : Éditions de Minuit, 1969.)
Vendryes, Joseph (1921). « Le caractère social du langage et la doctrine de Ferdinand
de Saussure ». Journal de Psychologie normale et pathologique 28.617-24.
Vendryes, Joseph (1937). « Antoine Meillet ». Bulletin de la Société de Linguistique de
Paris 38.1-42.
Washabaugh, William (1974). « Saussure, Durkheim, and Sociological Theory ».
Archivum Linguisticum n.s. 5.25-34.
Whitney, William Dwight (1867). Language and the Study of Language. New York :
Scribner, Armstrong & Co. ; London : Trtibner & Co. (6e éd., 1896).

Reçu juillet 1988 Université d'Ottawa


Département de linguistique

You might also like