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Koerner Konrad. Meillet, Saussure et la linguistique générale. In: Histoire Épistémologie Langage, tome 10, fascicule 2, 1988.
Antoine Meillet et la linguistique de son temps. pp. 57-73;
doi : https://doi.org/10.3406/hel.1988.2261
https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1988_num_10_2_2261
Abstract
ABSTRACT : Meillet was a student of Saussure's at the École Pratique des Hautes Études in Paris
during 1885-89, substituting for him during 1889-90, when Saussure took a sabbatical leave. Following
Saussure's acceptance of a professorship at the University of Geneva in 1891, Meillet remained in
touch with him ; letters by the latter addressed to Meillet attest to their friendship. Meillet, for his part,
never tired to acknowledge his debt to Saussure ; by contrast, his influence on his former teacher with
regard to general linguistic ideas is much less certain. The present paper addresses this question as
well as the traditional claim that Saussure was influenced by Durkheimian sociology, most probably
mediated by Meillet Throughout most his his career Meillet made general observations about the
nature of language and linguistic methodology. But these are usually expressed in book reviews and
few papers ; all studies of his of book length are devoted to languages or language groups of the Indo-
European family, and it is evident that Meillet remained a comparativist. A close analysis of Meillet's
general linguistic ideas reveals that he usually stated the obvious at least if compared with what
Saussure had to say about the foundations of linguistics, and that there is little that Saussure could
have found in Meillet as a generalise It is therefore not surprising that Meillet's reaction to the Cours de
linguistique générale was much less favourable than one might have expected ; for Meillet, Saussure
remained first and foremost the author of the Mémoire sur le système primitif des voyelles, which
appeared in Leipzig in 1878.
Histoire Épistémologie Langage 10-11 (1988) 57
MEILLET, SAUSSURE
ET LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE
Konrad KOERNER
ABSTRACT : Meillet was a student of Saussure's at the École Pratique des Hautes
Études in Paris during 1885-89, substituting for him during 1889-90, when Saussure
took a sabbatical leave. Following Saussure's acceptance of a professorship at the
University of Geneva in 1891, Meillet remained in touch with him ; letters by the latter
addressed to Meillet attest to their friendship. Meillet, for his part, never tired to
acknowledge his debt to Saussure ; by contrast, his influence on his former teacher with
regard to general linguistic ideas is much less certain. The present paper addresses this
question as well as the traditional claim that Saussure was influenced by Durkheimian
sociology, most probably mediated by Meillet Throughout most his his career Meillet
made general observations about the nature of language and linguistic methodology.
But these are usually expressed in book reviews and few papers ; all studies of his of
book length are devoted to languages or language groups of the Indo-European family,
and it is evident that Meillet remained a comparativist. A close analysis of Meillet's
general linguistic ideas reveals that he usually stated the obvious at least if compared
with what Saussure had to say about the foundations of linguistics, and that there is little
that Saussure could have found in Meillet as a generalise It is therefore not surprising
that Meillet's reaction to the Cours de linguistique générale was much less favourable
than one might have expected ; for Meillet, Saussure remained first and foremost the
author of the Mémoire sur le système primitif des voyelles, which appeared in Leipzig
in 1878.
adressées par Saussure à Meillet qui a été retrouvée témoigne de l'amitié qui existait
entre ces deux érudits. Mais ce qui est plus important, c'est le rapport entre Meillet et
Saussure dans le domaine de la linguistique générale : l'influence de Saussure sur
Meillet reconnue par ce dernier d'une part, et l'influence possible de certaines idées de
Meillet sur la théorie linguistique de son ancien maître, d'autre part. Dans cet exposé,
je reverrai en premier lieu la production scientifique de Meillet en ce qui concerne
l'évolution de ses idées dans le domaine de la linguistique générale par opposition à ses
travaux en linguistique historique et comparée. J'aborderai ensuite la question de
l'impact de certaines observations de Meillet sur l'enseignement de la linguistique
générale de Saussure durant les années 1907-1911. La bibliographie de Meillet
démontre que celui-ci oeuvrait presqu'exclusivement dans le domaine de la linguistique
indo-européenne, même si l'on note son intérêt pour des questions de méthode et de
théorie générale dans la recherche scientifique. Cet intérêt théorique se révèle davantage
dans ses comptes rendus ou ses articles destinés à une audience moins spécialisée que
dans ses livres dont la plupart sont consacrés à des langues ou des groupes de langues
de la famille indo-européenne. Il reste cependant que Meillet insistait souvent sur le
caractère systématique et social du langage - points de vue partagés par Saussure.
Toutefois, la réaction de Meillet vis-à-vis du Cours de linguistique générale publié par
Charles Bally et Albert Sechehaye suggère que, pour Meillet, Saussure demeurait avant
tout l'auteur du Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues
indoeuropéennes de, 1878.
0. Introduction
Pour ma part, il n'est guère de page que j'ai publiée sans avoir un remords de
m'en attribuer seul le mérite : la pensée de F. de Saussure était si riche, que j'en
suis resté tout pénétré. Je n'oserais, dans ce que j ' ai écrit, faire le départ de ce que
je lui dois ; ... (Meillet 1936 [1913] : 179)
Même s'il faut faire la part de l'hyperbole, le texte dans son ensemble
montre l'importance de Saussure pour ses étudiants parisiens parmi lesquels on
60 Meillet, Saussure et la linguistique générale
F. de Saussure était, en effet, un vrai maître : pour être maître, il ne suffit pas de
réciter devant les auditeurs un manuel correct et au courant ; il faut avoir une
doctrine et des méthodes et présenter la science avec un accent personnel. Les
enseignements particuliers que l'étudiant recevait de F. de Saussure avaient une
valeur générale, ils préparaient à travailler et formaient l'esprit ; ses formules et
ses définitions se fixaient dans la mémoire comme des guides et des modèles.
(Meillet 1936 [1913] : 178)
Cette présentation est importante pour notre propos étant donné que
Saussure n'enseignait, à cette époque, que la linguistique comparée et
historique des langues indo-européennes. En 1915, Meillet ne connaissait pas encore
le contenu des cours consacrés à la linguistique générale professés par Saussure
à l'Université de Genève entre 1907 et 1911 (v. Meillet 1915). Il est donc
évident, qu'en 1913, c'est à l'enseignement de Saussure pendant les années
quatre-vingts qu'il se réfère dans le passage suivant :
Je reviendrai sur ce passage (v. section 2.1 plus loin). La carrière scientifique
d ' Antoine Meillet est impressionnante. À peine âgé de 23 ans il est reçu premier
à l'agrégation de grammaire. Quelques mois plus tard, il remplace Saussure à
l'École Pratique des Hautes Études où il sera nommé directeur d'études pour
la grammaire comparée de l'indo-européen lors de son retour, en 1891, d'une
année de recherche dans le Caucase pour étudier sur place l'arménien moderne
et les manuscrits anciens de cette langue. En 1897, il obtient le grade de docteur
es lettres ; durant l'année 1899-1900, il remplace Bréal au Collège de France.
Entre 1902 et 1906, il enseigne l'arménien à l'École des Langues Orientales.
Il abandonne cette chaire lorsqu'il est nommé, en 1 906, dans la chaire de
grammaire comparée du Collège de France où il succède à Bréal. Ses premiers écrits
scientifiques remontent à la période où il suivait les cours de Saussure. Entre
1897 et 1913, il publia huit livres sur le vieux-slave, l'arménien classique, le
latin, le grec et l'indo-europén en général (v. Benveniste 1937 : 44, pour les
Meillet, Saussure et la linguistique générale 61
détails). Le livre le plus connu de cette époque est sans doute son Introduction
à l'étude comparative des langues indo-européennes de 1903 qui fut dédiée
« À mon maître Ferdinand de Saussure à l'occasion des vingt-cinq ans écoulés
depuis la publication du Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les
langues indo-européennes (1878-1903). » II est significatif que Meillet n'ait
jamais changé cette dédicace dans les six éditions du livre entre 1907 et 1934,
dont trois apparaissaient en 1922, en 1930 et en 1934, c'est-à-dire, après la
parution du Cours de linguistique générale (qui connaît sa troisième édition en
1931). En 1909, paraît une traduction allemande, indice de l'importance de sa
contribution à la linguistique indo-européenne, dominée depuis plusieurs
générations par la science allemande. En 1910, la réputation internationale de son
auteur est consacrée par le titre de docteur honoris causa de l'Université de
Berlin (v. Vendryes [1937 : 13] pour le texte du libellé).
[...] tous les mouvements qui concourent à la formation d'un phonème étant
solidaires, l'altération de l'un entre eux a chance d'entraîner, soit
immédiatement, soit plus tard, l'altération d'un ou de plusieurs des autres. Du reste ce
phonème n'est pas isolé dans la langue, il fait partie d'un système phonétique
dont toutes les parties se tiennent et réagissent les unes sur les autres ;[...].
(Meillet 1899 : 64 ; Toman 1987 : 403)
II est donc intéressant de noter que Charles Bally (1865-1947), ancien élève de
Saussure à Genève en effet, attribuait la citation célèbre à son maître en 1932
(p. 9 ; Peeters 1985 : 142). Meillet, en 1916, dans son compte rendu du Cours
nota ceci :
Je n'ai jamais entendu le cours de F. de Saussure sur la linguistique générale.
Mais la pensée de F. de Saussure s'était fixée très tôt, on le sait. Les doctrines
qu'il a enseignées explicitement dans ses cours de linguistique générale sont
celles dont s 'inspirait déjà l'enseignement de grammaire comparée qu'il adonné
vingt ans plus tôt à l'Ecole des Hautes Etudes, et que j'ai reçu. (Meillet 1916 :
33 = Mounin 1968 : 163)
II me semble pour cette raison fort probable que cette phrase remonte
directement à l'enseignement de Saussure durant les années quatre-vingts du siècle
dernier. Il est certain que l'idée, dont le Mémoire de 1878 est une application
géniale, vient de lui - on devrait se rappeler au fait que durant la période durant
laquelle Meillet suivait les cours de Saussure celui-ci faisait réimprimer son
Mémoire à Paris, à savoir en 1887, et on peut s'imaginer que les étudiants
sérieux de Saussure comme Meillet et Grammont se sont acheté un exemplaire
de cette nouvelle édition.
Peut-être devrais-je choisir un autre exemple pour démontrer que
l'opinion de Meillet selon laquelle la pensée linguistique de Saussure « s'était
fixée très tôt » est fort vraisemblable. D'abord nous avons le témoignage de
Saussure lui-même lors d'un entretien avec son élève de Genève, Leopold
64 Meillet, Saussure et la linguistique générale
2.2 La langue comme un fait social. Jean Stéfanini, citant, entre autres, ces
deux derniers passages du compte rendu de Meillet, a démontré clairement que
celui-ci suivait la doctrine de Durkheim et de ses associés telle qu'on la
rencontre dans les pages de V Année sociologique (Stéfanini 1979 : 9-1 1). Mais
il semble aussi évident d'après nombre d'autres passages écrits entre 1901 et
1929 (v. Stéfanini 1979 passim) qu'il donnait à ses observations une
interprétation qui était d'abord celle d'un linguiste.
Il est bien connu que Meillet collaborait à la revue de Durkheim, surtout
à cause du grand succès de son article « Comment les mots changent de sens »
publié dans le neuvième volume de VAnnée sociologique (Meillet 1906a), qui
encore soixant-cinq ans plus tard figure dans les manuels de linguistique
historique (e.g., Arlotto 1972 : 165-83/>aram;Lehmann 1973 : 212-13). C'est
Meillet, Saussure et la linguistique générale 65
En effet, Meillet avait déjà en 1893, c'est-à-dire, douze ans avant son article
dans Année sociologique, exprimé que « De tous les faits sociaux, le langage
est sans doute le premier qui ait été étudié scientifiquement » (Meillet 1893 :
31 1) et cela dans sa première contribution à la revue dirigée par le Secrétaire
général de l'Institut international de Sociologie à Paris, René Worms (1869-
1926), Revue internationale de Sociologie, qui a été créée plusieurs années
avant la revue de Durkheim. Il est intéressant de noter que Gabriel Tarde (1 843-
1904), un rival de Durkheim, figurait parmi les collaborateurs à la revue de
Worms. En d'autres mots, Meillet s'était très tôt associé avec les sociologues,
mais la lecture des ses articles dans leurs revues ne prouve pas qu'il avait
assimilé leurs théories sociales. Il n'estdonc pas étonnantque J. C. Rijlaarsdam
(1978) qui a analysé les écrits de Meillet (et de Saussure) par rapport à la
question d'une influence possible des idées de Tarde et de Durkheim, conclut
(p. 264) : « DerSchluBliegtnahe.daB Meillet dièse Theoriennurhalbgekannt
hat - wie Saussure. »
Cependant, depuis la présentation de Witold Doroszewski (1899-1976) à
l'occasion du Deuxième Congrès international des Linguistes tenu à Genève en
1931 (Doroszewski 1933a) et son article sur Durkheim et Saussure deux ans
plus tard (Doroszewski 1933b), la thèse selon laquelle Saussure aurait
développé ses idées sur la nature sociale du langage sous l'influence de Durkheim,
surtout en ce qui concerne le concept central de la théorie saussurienne, à savoir
celui de « langue » (cf. Koerner 1973 : 48-49 et ailleurs pour les détails), est
devenue presqu'un dogme de l'historiographie linguistique. Je n'ai pas
l'intention de revenir sur ce débat (cf. également Koerner [1987 : 19-22] contre
66 Meillet, Saussure et la linguistique générale
[...] le langage est éminemment un fait social. [...] Cette réalité [de la langue]
est à la fois linguistique et sociale.
Elle est linguistique : car une langue constitue un système complexe de
moyens d'expression, système où tout se tient et où une innovation individuelle
ne peut que difficilement trouver place si, [...], elle n'est pas exactement adaptée
à ce système, [...].
A un autre égard, la réalité de la langue est sociale : elle résulte de ce qu'une
langue appartient à un ensemble défini de sujets parlants, de ce qu'elle est le
moyen de communication entre les membres d'un même groupe et de ce qu'il ne
dépend d'aucun des membres de la modifier ; [...]. (Meillet 1921 [1906a] : 16-
17)
Si nous comparons ces passages avec des observations trouvées dans le Cours
- en consultant à la fois l'édition critique de Rudolf Engler, bien entendu - on
pourra facilement noter des différences importantes :
[La langue] est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul
ne peut pas ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de
contrat passé entre les membres de la communauté. (Saussure 1931 [1910] :31 ;
1967-68 : 42)
3.0 Conclusion
II est bien possible que les deux articles de Meillet de 1906 aient poussé
Saussure à tirer au clair certaines de ses vues théoriques, peut-être même celles
qui concernent la tripartition langage/langue/parole (cf. Koerner 1984 : 34-35).
Mais il est peu probable, comme je pense l 'avoir démontré, que Saussure ait pu
apprendre beaucoup de son ancien élève. Au contraire, si l'on suit le
témoignage de ce dernier (cf. les citations dans sections 1 .1 et 1.2 supra), c'est lui qui
devait ses idées essentielles quant à la nature du langage et à la méthode de
70 Meillet, Saussure et la linguistique générale
RÉFÉRENCES
Mit einem Anhang iiber die Quelle der Zeichentheorie Ferdinand de Saussures.
Utrecht : Bohn, Scheltema & Holkema.
Saussure, Ferdinand de (1879). Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les
langues indo-européennes. Leipzig : B. G. Teubner. Le volume parut en
décembre 1878.
Saussure, Ferdinand de (1931). Cours de linguistique générale. Publié par Charles
Bally et Albert Sechehaye, avec la collaboration de Albert Riedlinger. 3e éd.
corrigée. Paris : Payot. [Toutes les autres éditions, y compris la soi-disant
« édition critique » de Tullio De Mauro de 1972 - dernière éd., 1985 - suivent
le texte de cette troisième édition.]
Saussure, Ferdinand de (1957). « Cours de linguistique générale (1908-1909) :
Introduction ». Cahiers Ferdinand de Saussure 15.6-103. (Publié, d'après des
notes d'étudiants, par Robert Godel.)
Saussure, Ferdinand de (1967-68, 1974). Cours de linguistique générale. Édition
critique par Rudolf Engler, 4 fasc. Wiesbaden : O. Harrassowitz.
Scheerer, Thomas M. (1980). Ferdinand de Saussure : Rezeption und Kritik.
Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
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sociologie: Relecture d* A. Meillet ». Recherches sur le français parlé (Aix-en-
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Toman, Jindrich (1987). « Not from 1903, not from Meillet : A final (?) remark on "où
tout se tient" ». Historiographia Linguistica 14 : 3.403-406.
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Vendryes, Joseph (1921). « Le caractère social du langage et la doctrine de Ferdinand
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Vendryes, Joseph (1937). « Antoine Meillet ». Bulletin de la Société de Linguistique de
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Washabaugh, William (1974). « Saussure, Durkheim, and Sociological Theory ».
Archivum Linguisticum n.s. 5.25-34.
Whitney, William Dwight (1867). Language and the Study of Language. New York :
Scribner, Armstrong & Co. ; London : Trtibner & Co. (6e éd., 1896).