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PORTRAIT

LUNA ET JAMES,
LOVELY PLANET
Par Quentin Girard photo Martin Colombet pour «Libération»
(https://www.liberation.fr/auteur/12249-quentin-girard)
— 18 mars 2019 à 18:36
Photo Martin Colombet pour «Libération»

Ce jeune couple voyage à travers


le monde et met en scène sa vie sexuelle,
reprenant pour le porno les codes des
influenceurs traditionnels.
Cut. Un plan de rue, dans une ville vietnamienne, sur un air de pop
romantique, Fate Don’t Know You de Desi Valentine. Passage dans un
appartement, un jeune éphèbe, brun voletant, se filme. James : «Salut à
tous, bienvenue à Hô Chi Minh City, on est enfin revenus de nos
vacances. […]. Aujourd’hui, on vous fait découvrir l’appartement dans
lequel on vit […] avant de potentiellement rentrer en Europe.» Une voix
féminine, Luna, reprend, plan-séquence : «OK, c’est parti pour la visite.
Alors, on a notre grande pièce à vivre, notre canapé […], le frigo au
milieu de la pièce, notre petit coin gaming avec, du coup, de l’autre côté
à gauche de la porte d’entrée, notre coin cuisine… James qui attend son
déjeuner… Notre très grande fenêtre avec vue sur Hô Chi Minh, et à
l’étage… je vais essayer de pas tomber… notre lit.» La vidéo continue à
l’avenant, avec des détails sur l’endroit où ils font du montage vidéo,
suivi par une visite de la ville, sous un petit crachin, serpentant entre les
scooters. On se croirait dans n’importe quel mini-film (appelé «vlog») de
récit de voyage par des youtubeurs jeunes, beaux et successfull partis à la
conquête d’un monde cool, ultrabright et aseptisé.

Soudain, après une présentation des courses et de la cuisine du jour,


brochettes et riz, alors que pour l’ignorant presque rien ne laisse le
présager, la musique s’arrête. Luna déshabille James et commence à le
sucer. Il la doigte en retour, lui caresse le clitoris. Montage. Pénétration,
plan sur les fesses, masturbation à deux mains, éjaculation entre les
seins. Cut. En quelques instants, le couple invente presque un genre, le
récit de voyage pornographique, The Sex Diaries.

De l’ambiance instagrammable d’un séjour au Vietnam aux séances de


jambes en l’air, les tourtereaux passent de l’un à l’autre comme si c’était
naturel, en reprenant tous les codes et manières de produire des
influenceurs à succès. L’intimité et la transparence des stars des réseaux
sociaux poussés à une forme de paroxysme. Brillant. On est très loin
du X parfois un peu glauque rimant avec abus sexuels et salaires de
misère, régulièrement épinglé dans la presse. Ici, tout ne semble être que
charme, Guide du routard et volupté. Ça cartonne : leur vingtaine de
vidéos, mises en ligne sur Pornhub, ont été vues plus de 50 millions de
fois. Avec d’autres couples, comme les Espagnols de MySweetApple et
les Français Leo et Lulu, ils renouvellent le genre de l’amateur en duo.
En indépendants, ils investissent les plateformes de X, payés aux vues et
à la pub, comme ils le seraient sur YouTube. Une aubaine pour Pornhub
et compagnie, qui profitent de contenus gratuits, non piratés, et de cette
nouvelle image policée.

Ce jour-là. Luna et James, installés à Barcelone après un périple en Asie,


sont de passage à Paris. Ils sont venus rencontrer le producteur Dorcel
pour envisager une hypothétique collaboration aux contours encore
flous. On a donné rendez-vous dans un bar estudiantin du
VIIe arrondissement, le Basile, en face de Sciences-Po, et ils se fondent
parfaitement dans le décor. Tout aussi séduisants en vrai que sur
Internet, peut-être un peu plus frêles et petits qu’on imaginait, ils
commandent un Perrier, un Coca-Cola et une salade. James est
végétarien, Luna le suit par solidarité.

D’emblée, James, 27 ans, explique qu’ils «ne s’identifient pas aux


travailleurs sexuels, même si on a énormément de respect pour eux. On
se voit plutôt comme des créateurs. On a un compte Instagram
[weareokko, où chaque photo récolte plusieurs milliers de likes, ndlr]…
On a lancé une chaîne YouTube. On veut juste être multiplateformes.»
«On s’en sent tellement loin…» confirme Luna, 25 ans. Les deux
dissertent à l’unisson et aiment finir les phrases de l’autre. Ils se sont
rencontrés sur Tinder, dans une belle ville de l’Ouest, en 2017. Lui est
alors étudiant dans une grande école de commerce. Une proposition de
job de cadre chez un cuisiniste à 75 000 euros annuels l’attend à la
sortie. Elle est en licence de droit après avoir papillonné. Il a grandi
entre une mère prof de yoga et un père dirigeant d’un grand groupe
d’électroménager. Elle, son père, lecteur de Libé, était ingénieur, sa mère
prof. Les deux sont à la retraite, dans la campagne des Pays-de-la-Loire.
Enfant, elle a parfois souffert d’être perçue comme la petite
Vietnamienne adoptée du coin. «Quand tu grandis dans les années 90
dans un bled de 2 000 habitants et que tu es la seule étrangère, c’est…
Je pouvais pas croiser un seul chien dans le voisinage sans qu’on me
fasse une blague : "Oh ! On mange des chiens dans ton pays." Si c’était
riz cantonais à la cantine, c’était ma fête aussi», soupire Luna. Elle en
garde une forme de ressentiment pour un pays où elle ne se sent pas
vraiment en sécurité. «En tant que femme de 40 kilos, j’ai
systématiquement un problème dans la rue quand je suis toute seule.
Jamais à Barcelone, encore moins en Asie.» James ajoute : «Le jour où
on a quitté la France, on savait qu’on ne reviendrait jamais, on se sent
citoyens du monde.» Ils regardent de loin l’actualité hexagonale et la
politique, qui ne les intéresse pas.

Pas vraiment le profil habituel du cul, qu’ils ont, d’ailleurs, tout à fait
routinier et doux, sans partouze, BDSM, ondinisme ou même sodomie.
«C’est très important pour nous que les gens puissent s’identifier. Pas
de positions acrobatiques et tout, dit Lula. On veut plus présenter une
forme de réalité qu’une fiction.» Au départ, leur relation est une simple
amourette. Ils partent un week-end à Prague et lisent à l’aéroport un
article sur les webcams sexuelles en ligne. Peu consommateurs de porno
mais intrigués et tentés, après une longue discussion pour évaluer les
avantages et les inconvénients, ils essayent, sur Chaturbate. Ça leur plaît.
Au fil des mois, ils tournent une sextape pour un site indépendant, puis
ils vendent directement leurs vidéos sur ManyVids, et enfin se
retrouvent sur Pornhub, le roi du secteur. Chaque mois, le couple, très
heureux d’avoir découvert cet univers et d’échapper à l’oppressant
métro-boulot-dodo, gagne à peu près 5 000 euros par mois. Les deux
parlent business, plan de développement, investissement, comme des as
du marketing gourmands d’un marché à prendre plutôt que comme des
romantiques libertaires. Signe d’un changement de paradigme du milieu
ou initiative isolée difficilement reproductible ? Sans doute un peu des
deux.

Quand ils ne tournent pas, ils cuisinent asiat, regardent Breaking Bad,
préparent leurs prochains voyages et leurs futurs projets. Pour continuer
leur ascension et vendre, à leurs fans, un style de vie global, entre
conseils tofu et touffus topos sur du matériel vidéo. Le jour où Luna et
James se sépareront, «tout s’arrêtera». Mais ils ont l’air si amoureux,
pas lassés d’être l’un sur l’autre presque vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, alors, qui sait ?

1992 Naissance de James.


1994 Naissance de Luna.
Mars 2017 Premier show sur Chaturbate.
Mai 2018 Arrivent sur Pornhub.
Février 2019 Arrivent sur YouTube.
Quentin Girard photo Martin Colombet pour «Libération»
(https://www.liberation.fr/auteur/12249-quentin-girard)

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