ÉTUDES

PHÉNOMÉNOL.OGIOUES
Questions actuelles pour une phénoménologie
du jugement esthétique
Caroline COMBRONDE
L'œuvre, l'homme et le monde

Caroline GUIBET LAFAYB

Du jugement esthétique au jugement pratique

Jean-Pierre COMETTI
Le jugement esthétique et le paradigme de l'objet

Rudy STEINMETZ
Husserl: du désintéressement kantien au désintérêt de la photographie

Pierre RODRIGO
L'art contemporain entre évaluation et dévaluation phénoménologiques

Maud HAGELSTEIN
Art contemporain et phénoménologie. Réflexion sur le concept de lieu chez Georges
Didi-Huberman
VARIA
Pierre HAYAT
L'inconscient levinassien et le retard de la conscience

Pascal CHABOT
Husserl et le concept de multiplicité

Johann MICHEL
Herméneutique et déconstruction

Bruno FRÈRE
La phénoménologie de Merleau-Ponty: vers une pensée du consensus

Publiés avec le concours de la Communauté française de Belgique

N°S 41-42 [.Wf~a

QUSIA 200S
132 Pierre RODRIGO
Nous sommes-nous éloignés de l'art contemporain? Nous ne l'au-
rions fait que si la loi des valeurs d'Eugène Fromentin, comprise comme
loi de dévaluation de l'ontologie de l'objet (et donc du sujet), n'était pas
la loi qui régit le mystère de l'apparaître en toute peinture et, plus géné-
ralement, en toute œuvre. Nous ne nous serions égarés que s'il ne fallait
pas, aujourd'hui comme toujours, peindre entre les choses pour entr'a-
percevoir ce 'quelque chose', cet etwas qui brille, tel une luciole, aux
marges des choses. Yoyai Kusama, comme tout artiste en qui se résume
l'histoire de son art, met en œuvre ce clignotement, aux marges de l'ob-
jet et du sujet. Elle crée par là même ce que la philosophie de l'art a mal-
adroitement dévalué la plupart du temps : des simulacres, des êtres de
déflation sans nul modèle ontologique pour les racheter, sans nul modè-
le en fonction duquel les évaluer. Mais un philosophe au moins, Gilles
Deleuze, aura su reconnaître que « le simulacre n'est pas une copie dé-
gradée, [qu']il recèle une puissance positive qui nie et l'original et la co-
pie, et le modèle et la représentation »52. Et ce même philosophe aura
encore eu l'audace de fixer pour tâche à la philosophie de« faire monter
les simulacres, [d']affirmer leurs droits entre les icônes ou les copies. »53
C'était dire combien nous avons à apprendre d'une juste évaluation
de l'art contemporain.
Pierre RODRIGO
(Université de Bourgogne, Dijon)
52 G. Deleuze,« Simulacre et philosophie antique. 1 - Platon et le simula-
cre », Appendice à Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, pp. 292-307 (ici p.
302, souligné par l'auteur).
53 Ibid. Il est assez remarquable que dans la première livraison de cette étu-
de, publiée en 1966 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, sous le titre
« Renverser le platonisme (Les simulacres) », G. Deleuze avait écrit à cet en-
droit: « affirmer le droit des simulacres, des phantasmes, contre les icônes ou
les copies» (RMM, (1966-4), p. 434). Le glissement de « contre » à « entre »
nous semble significatif: c'est en effet l'accès au véritable statut philoso-
phique du phénomène de l'image qui est ainsi gagné, car, comme Husserl nous
l'a appris, le Bildobjekt est (et n'est qu') un rien, ein Nichts, un être de défla-
tion radicale dont on peut dire qu'il joue entre les images-copies sans avoir le
moindre besoin, ni de s'opposer à elles, ni de se poser contre elles.
ART CONTEMPORAIN ET PHÉNOMÉNOLOGIE :
RÉFLEXION SUR LE CONCEPT
DE LIEU CHEZ GEORGES DIDI-HUBERMAN
La notion de « lieu» est suffisamment récurrente dans les travaux
de Georges Didi-Huberman pour qu'on lui consacre une étude. Entre
1998 et 2001, paraissent chez Minuit cinq ouvrages rassemblés en une
collection de circonstance intitulée « Fables du lieu », où Didi-Huber-
man présente l'artiste comme un créateur de lieu. Les cinq ouvrages
monographiques sont consacrés à autant d'artistes contemporains:
Pascal Convert, Giuseppe Penone, Claudio Parmiggiani, Simon Hantaï
et James Turrell. Pour tous ces artistes, on peut dire que l'atelier est
« tout à la fois lieu du travail et travail du lieu »1. En effet, ils ne pro-
duisent pas des «objets dans l'espace », mais ils «transforment les ob-
jets en actes subtils du lieu [... ] »2.
Nous verrons que pour Didi-Huberman les œuvres d'art sont elles-
mêmes des lieux, plus qu'elles n'occupent simplement des espaces. La
définition du « lieu» (il faudrait même dire les définitions) prend son
élan de ce qu'elle s'oppose à l'idée d'une « simple extension spatia-
le »3. L'artiste est capable de transformer un espace objectif en u~ lieu
œuvré, à condition d'opérer certaines transformations des conditions
usuelles de spatialité. Obtenir, par « modification spatiale », que la
puissance du lieu interpelle le spectateur, passe, selon les cas, par un
travail de la lumière, de la couleur, de l'évidement.
1 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte,
hantise, Paris, Minuit, 200 l, p. 13 ..
2 Georges Didi-Huberman, Être crâne, Lieu, contact, pensée, sculpture,
Paris, Minuit, 2000, p. 41.
3 Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, Paris,
Minuit, 2001, p. 54.
 134 Maud HAGELSTEIN
L'hypothèse de travail sera la suivante: c'est à l'occasion de ses
méditations sur la question de l'espace et du lieu que Didi-Huberman a.
fait ses emprunts les plus conséquents aux grands textes de la phéno-
ménologie post-husserlienne (Husserl est, quant à lui, pratiquement
ignoré par l'auteur). On trouve d'ailleurs de quoi justifier ces emprunts
théoriques:
afin de comprendre un tel travail du lieu, il faut commencer par se
tourner vers une phénoménologie - et non une psychologie _ de la per-
ception. Vers une pensée qui tenterait, non pas d'expliquer la magie
des effets perceptifs, mais d'y impliquer ce qui n'est plus du tout de
l'ordre de l'effet: à savoir un être, un sujet qui s'ouvre au lieu4.
Malgré quelques notes comme celle-là, le lecteur se rend rapide-
ment à l'évidence: la référence à la phénoménologie est souvent im-
plicite, et toujours discrète. Un des objectifs sous-jacents à cette étude
sera donc d'éclairer la nature des liens ambigus qui unissent Didi-Hu-
berman aux auteurs que, pourtant, il a lus abondamment: Martin Hei-
degger, Erwin Straus, Maurice Merleau-Ponty et Henri Maldiney (dont
il fut l'étudiant à Lyon).
Plus qu'un espace, un lieu
La discrimination entre « espace» et « lieu» existe déjà chez Hei-
degger, dont les textes n'ont pu laisser indifférent Didi-Huberman5 .
4 Ibid., p. 58.
5 Pour les endroits du texte où Didi-Huberman cite explicitement Heideg-
ger, cf. : Invention de l'hystérie, Paris, Macula, 1982, pp. 13,64,87,101 ; La
peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 61; Devant l'image, Paris, Minuit,
1990, pp. 44-45,126-127,138,162,166-168,174,196,201,307; Ce que nous
voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, pp. 18,35,56,127,148,
194 ; Phasmes. Essais sur l'apparition, Paris, Minuit, 1998, pp. 45, 72, 102 ;
Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999, p. 91; Devant le temps, Paris, Minuit,
2000, pp. 51,54,107; L'homme qui marchait dans la couleur, op. cit., pp. 64-65,
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 135
Dans Questions IV, le philosophe expose, en un texte bref, le jeu d'en-
trelacement qui lie espace et art6 . Il met en question (comme le fera
lui Erwin Straus) le caractère uniforme et objectif de l'espace
lequel s'inscrit l'œuvre plastique en ces termes: «comparés à lui
[l'espace du projet "physico-technique"], tous les espaces autrement
ajointés -l'espace de l'art, l'espace de la vie courante avec ses actions
et ses déplacements - sont-ils seulement des formes primitives et des
transformations subjectivement conditionnées de l'objectivité d'un
seul espace cosmique? »7 . Autrement dit, y a-t-il un espace objectif,
une extension uniforme, qui puisse être le corrélat « originel» de
l'espace subjectif de l'art? Ou pour le dire encore plus simplement:
quel type d'espace occupe une œuvre d'art (par exemple une sculptu-
re) ? Où se met-elle? Quelle « partie» de l'espace conquiert-elle?
Imaginons une œuvre plastique. Celle-ci s'inscrit dans un espace qui
la porte, c'est l'espace qui l'entoure et dans lequel nous la rencontrons.
Mais il y a aussi l'espace qu'elle occupe, qu'elle retient ou qu'elle en-
ferme dans son volume. Et encore l'espace qui la sépare d'autres volu-
mes, qui se tient entre les objets. Heidegger se demande si ces trois
espaces ne sont que des « rejetons» d'un même espace uniforme. Le
texte ne résout rien, sa forme reste hypothétique. Pour dépasser l'idée
d'un espace uniforme et objectivable - qui ne convient en tout cas pas
à l'art -, Heidegger recourt à la notion de « lieu »8.
78,82; Gestes d'air et de pierre. Corps, parole, souffle, image, Paris, Minuit,
2005, pp. 75-76.
6 Martin Heidegger,« L'art et l'espace », Questions IV, trad. Jean Beaufret,
Paris, Gallimard, 1976.
7 Ibid., p. 100.
8 Claudio Parmiggiani, à qui Didi-Huberman consacre une étude, se pose
des questions semblables, et conclut quant à lui à la nécessité pour l'œuvre
d'un« espace particulier» : «L'espace qui entoure l'œuvre est une partie phy-
sique de l'œuvre; ce n'est pas un espace à l'intérieur duquel l'œuvre se situe,
mais un espace qui est élément constitutif du travail. C'est pourquoi l'œuvre
ne vit à son maximum que dans un espace particulier, car un espace particulier
est idéal et non interchangeable. Dans ses déplacements, l'œuvre devrait
136 Maud HAGELSTEIN
Essayons de circonscrire le concept de « lieu» tel qu'il apparaît
dans L'art et l'espace. L' œuvre plastique est ce qui institue le lieu. Elle
pennet l'habitation. Même plus, pour Heidegger: « [...] les choses elles-
mêmes sont des lieux - et ne font pas seulement qu'être à leur place en
un lieu 9 ». L'œuvre elle-même serait-elle un lieu? Comment le lieu
s'intègre-t-il dans l'espace objectivable et mesurable, l'espace « géo-
métrique» ? Doit-on penser le rapport entre les deux en tennes de fon-
dement ? La question est sans fin, mais il y a une « passerelle, à coup
sûr étroite et hasardeuse ». Heidegger entend, à l'écoute de la langue
que sans cesse il réinterroge, sonner le concept d'« espacement» dans
le mot« espace ». Il ne s'agit pas d'un simple déplacement sémantique.
L'espacement va lui pennettre de retrouver ce qui est à l'œuvre dans
l'espace, son caractère actif (détenniné par la capacité d'« ouverture»).
Ne nous pennet-il pas ainsi de nous éloigner de l'espace unifonne,
qu'on ne peut mesurer, objectiver, que parce qu'il est stable et figé? Il
repart de l'infinitif: « espacer, cela apporte le libre, l'ouvert, le spa-
cieux, pour un établissement et une demeure de 1'homme» IO. La pensée
du lieu s'articule ici aussi avec la pensée de l'art: « le jeu s'entrelaçant
de réciprocité entre l'art et l'espace, il nous faudrait le méditer à partir
de l'épreuve du lieu et de la contrée »11. Pour clarifier ce qu'est le lieu,
nous dirons qu'« espacer» signifie pennettre aux lieux (sites où se dé-
roulent les destins des hommes) d'apparaître. Chez Heidegger, il s'agit
d'une véritable «mise en liberté» des lieux l2 .
Sa pensée nous pousse à abandonner l'idée que le lieu se trouve
comme à l'intérieur d'un espace à conquérir. Au contraire, il avance
prudemment l'hypothèse que l'espace se pense à partir des lieux. Voilà
où mène cette « passerelle hasardeuse», ce détour par le langage: « le
lieu ne se trouve pas à l'intérieur d'un espace déjà donné, du genre de
transporter avec elle l'espace même où elle est née» (cité dans: Georges Didi-
Huberman, Génie du non-lieu, op. cif., p. 143).
9 Martin Heidegger,« L'art et l'espace », op. cit., p. 103.
10 Ibid., p. 101. Nous soulignons.
Il Ibid., p. 104.
12 Ibid., p. 102.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 137
l'espace physico-technique. C'est ce dernier qui se déploie seulement
partir du règne des lieux divers d'une contrée» 13. En résumé, le lieu,
tel que le conceptualise Heidegger, permet de penser 1'« habitation»
(l'aménagement) de la subjectivité dans le monde, le « séjour» de
l'homme panni les choses. Il faut enfin considérer que l'œuvre d'art
est un« lieu », institue un« lieu », un« avoir-lieu »14.
En s'attardant sur les textes que propose Didi-Huberman, on don-
nera à ces analyses une plus grande concrétude. Que l'art apporte l'ou-
vert, 1'« espacement », qu'il libère des lieux, c'est ce que l'auteur croit
déceler dans le travail de James Turrell 15 . Fortement représentatives,
les Skyspace (1970-1972) de l'artiste sont des pièces entièrement noi-
res avec, au plafond, comme une fenêtre sans vitre, une ouverture sur
le ciel. Cette découpe de ciel qui nous est présentée comme un tableau,
très nettement délimitée par le reste du plafond (puisque la pièce est
plongée dans l'obscurité), trouble nos conditions habituelles de visibi-
lité. L'œuvre n'est plus un « cadre» dont on maîtrise les « conditions
d'exposition» ; ses limites sont superficielles parce que sa profondeur
infinie nous surplombe. Le ciel, explique Didi-Hubennan, est de toute
façon trop loin, « il ne nous donnera jamais son détail ou l'intimité de
sa texture »16. James Turrell met en scène l'espacement: il nous mon-
tre comment le « tableau» peut ouvrir son plan, sa surface, à une pro-
fondeur sans limites. Bords, frontières, limites et cadres n'ont plus rien
de rassurant dans une œuvre comme celle-là ; l'expé~ience artistique
13 Ibid., p. 103.
14 Heidegger: «Dans 'espacer' parle et s'abrite d'un même coup un avoir-
lieu », (cf. ibid., p. 102). Cette dernière expression porte à confusion. Heideg-
ger emploie le terme Geschehen, qui signifie « ce qui arrive », l'événement, ce
qui constitue l'histoire (Geschicht). Il s'agit donc de ce qui « a lieu », et non de
ce qui « a un lieu ». Il n'est pas question de lieu (Ort) à proprement parler. Les
traducteurs créent ainsi en français un jeu de mot - dont Didi-Huberman usera
abondamment - qui n'a pas lieu d'être en allemand.
15 Il parle, à propos du travail du lieu chez Turrell, de« l'ouverture et l'ou-
vrage du cadre, du bord ». Cf. Georges Didi-Huberman, L'homme qui mar-
chait dans la couleur, op. cif., p. 76.
16 Ibid., p. 68.
138 Maud HAGELSTEIN
de Turrell tend, si l'on suit Didi-Huberrnan, à nous égarer dans un
espace dont on ne voit la fin, c'est-à-dire dans l'ouverture en tant que
processus dynamique, dans l'espacement.
Déambuler sans plan
Certains dessins de Pascal Convert, qui se présentent COmme des
« relevés » sur papier de villas abandonnées de la côte basque (Pièce
rouge, 1996/ Reconstitution, 1991), s'offrent à nous non pas comme
des plans, au sens classique d'Une carte que l'on appréhende de haut,
mais comme de véritables lieux. L'artiste n'hésite pas à superposer sur
sa feuille toutes les perspectives, tous les angles de vue, en multipliant
les lignes. Cette multiplication de lignes ramène la profondeur et la vo-
luminosité de l'espace à la surface de la feuille de papier.
Comme pris à l'intérieur de la trame du dessin, celui qui le regarde
ne peut en prévoir « l'extension », « la fin» ou « l'enjeu» : selon
Didi-Huberman, « ici, nous sommes à même le lieu de cette œu-
vre [... ] »17. Voici la première définition du lieu - le travail artistique
de Convert est évidement paradigmatique puisqu'il s'agit réellement
de villas, de demeures - que nous livre très vite Didi-Huberrnan dans
son dialogue avec l'œuvre d'art: le lieu est une « demeure à parcou-
rir »18. Dans le dédale de ces dessins, il faut donc se jeter sans plan, au
risque de s'égarer. Igitur, l'enfant-héros mallarméen qui accompagne
les méditations de Didi-Huberrnan, est l'ambassadeur de cette « peur
inhérente à tout acte de pousser une porte, à tout acte d'arpenter un lieu
dont le plan n'est pas donné »19. Le corps en effet se perd dans le lieu,
il s'égare, et l'œuvre d'art se construit précisément pour nous présenter
cette perte de repères.
Les œuvres contemporaines les plus fortes confrontent leur specta-
17 Georges Didi-Hubennan, La demeure, la souche. Apparentements de
l'artiste, Paris, Minuit, 1999, p. Il.
18 Ibid., p. 17.
19 Ibid., p. 19.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 139
teur à de véritables labyrinthes pour l'œil et pour la pensée. On retient
par exemple celles de Simon Hantaï, qui noue et plie sans fin ses toiles.
Didi-Huberrnan convoque à son propos ce que Georges Bataille nom-
mait justement, dans L'expérience intérieure, « le labyrinthe» :
ce « principe d'insuffisance » qui, toujours, nous enveloppe et nous
abîme « dans des ensembles instables et enchevêtrés » ; cette « sensa-
tion d'inachèvement » qui nous livre à une seule vérité, celle que
« l'être n'est nulle part » ; et, surtout, que ce nulle part ne ressemble
pas à un ciel d'idées mais, plus trivialement, à des éponges ou à des es-
saims d'insectes, à des coraux ou à des rhizomes proliférants 2o .
Ces analyses doivent beaucoup, pensons-nous, au concept d'« es-
pace du paysage» développé par Erwin Straus dans son ouvrage ma-
jeur Du sens des sens. On sait par ailleurs l'admiration de Didi-Huber-
man pour le texte du neuropsychiatre allemand21 .
Avant d'entrer dans la phénoménologie comparée de l'espace du
paysage et de l'espace géographique proposée dans Du sens des sens,
il faut évoquer une étape préliminaire de la pensée de Straus, qui re-
proche à Pavlov et à la psychologie positiviste de s'intéresser exclusi-
vement au «milieu » sans s'inquiéter de 1'« environnement ». Sur quoi
repose cette distinction ? Le milieu est une région à partir de laquelle
des stimuli parviennent à un organisme qui s'y trouve 22 . Par contre,
20 Georges Didi-Hubennan, L'étoilement. Conversation avec Hantaï, Paris,
Minuit, 1998, p. 104, qui cite entre guillemets: Georges Bataille,« L'expérien-
ce intérieure» (1943), Œuvres complètes V, Paris, Gallimard, 1955, pp. 97-101.
21 A plusieurs endroits, Didi-Huberman cite explicitement Straus, cf. : Ce
que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., pp. 116-118 ; La ressemblance
informe, Paris, Macula, 1995, p. 83; Devant le temps, op. cil., pp. 187,254 ;
Génie du non-lieu, op. cit., pp. 145-146 ; Ninfa Moderna, Paris, Gallimard,
2002, pp. 72,153; L'image survivante, Paris, Minuit, 2002, p. 400; avec Lau-
rent Mannoni, Mouvements de l'air. Etienne-Jules Marey, photographe des
fluides, Paris, GallimardlRéunion des musées nationaux, 2004, pp. 214, 322 ;
Gestes d'air et de pierre, op. cit., p. 36.
22 Erwin Straus, Du sens des sens. Contribution à l'étude des fondements
de la psychologie (1935), trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Millon,
 140 Maud HAGELSTEIN
l'environnement est ce à l'égard de quoi l'homme et l'animal se com-
portent activement. L'exemple que soumet Straus à son lecteur est ce-
lui du jeu de billard. L'attitude du joueur est définie comme «compor-
tement à l'égard de l'environnement», tandis que celui de la boule de
billard est un « mouvement dans un milieu »23. Comment expliquer le
contraste qui existe entre ces deux types de comportement ? L'« ac-
tion »de la boule n'est en fait qu'une réaction motrice à une impulsion
donnée de l'extérieur. Le joueur (l 'homme) a un comportement tout
autre. Pour jouer, il doit nécessairement avoir une vue d'ensemble, être
capable de s'orienter et de comprendre la « structure spatiale » de la
table. Il imagine les « routes possibles ». Il se repère dans un environ-
nement. Il est significatif d'ajouter que seul le joueur a une relation
avec la distance. La boule non 24 . Et les animaux, contrairement à ce
qu'imaginait Pavlov, n'évoluent pas dans un milieu mais comprennent
l'environnement: « ils sont orientés, bref, ils se meuvent comme des
êtres vivants dans le monde environnant »25.
Plus loin, dans les pas de Heidegger, Straus cherche à comprendre
comment les portions de sol (les parties d'espace) s'intègrent à
quelque chose de plus général, à savoir la relation du Je au monde.
Cette généralité de la relation du Je au monde, précisent les traduc-
teurs, ne doit pas s'entendre au sens logique du général (ce qui n'est
pas particulier) mais au sens d'ouverture 26 . Serait-ce forcer la compa-
raison avec Heidegger que d'affirmer que pour Straus, l'espace (géo-
métrique) doit se penser à partir du monde ou du lieu ?
1989, p. 212. Dans la première partie de cet ouvrage, Straus nous apprend qu'il
veut penser le sentir, non pas sur le mode de l'avoir (recevoir passivement des
stimuli), mais sur le mode de l'être ou, mieux, du devenir.
23 Ibid., p. 213. Pour Straus, le fantasme du psychologue positiviste est de
vouloir un jour « diriger le comportement humain comme le fait le joueur de
billard avec sa boule ».
24 Ibid., p. 214. Nous éclaircirons plus bas la notion de distance telle que
l'emploie Straus.
25 Ibid., p. 224.
26 Ibid., p. 165 (note).
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 141
Chaque portion de sol ainsi parcourue est sans doute une aire particulière,
mais c'est également une fraction du sol, en d'autres termes une fraction
du monde, une aire délimitée dans la totalité unique du monde, et c'est
sous cette forme que je la saisis dans l'acte de ma progression 27 •
La vision de l'espace - ou la nécessité, propre aux exigences
d'orientation, d'avoir une vue d'ensemble - ne saurait coïncider avec
ce qui est vu effectivement et spatialement28 . La généralité de la ren-
contre du Je et du Monde peut encore se représenter comme un conti-
nuum dont les « vues isolées» représentent des segments.
La rencontre authentique du Je et du Monde est celle de l'espace du
paysage29 . Bien entendu, l'espace du paysage peut s'expérimenter sans
que l'on se trouve réellement dans un paysage. Cette expression dési-
gne avant tout une manière de rencontrer le monde. On peut traverser
une maison comme un espace de paysage, rien n'exige que l'on soit
dans la campagne, un soir d'été3o . L'espace de paysage est l'espace pre-
mier, primitif, qui se déploie autour de nous et dans lequel nous som-
mes perdus (aucune déterminité spatiale, temporelle, objective). Il n'a
ni plan ni programme. On peut aussi bien visiter un immeuble comme
un espace de paysage (lorsqu'on entre au hasard dans un bâtiment dont
l'architecture nous intrigue) que comme un espace géographique (lors-
qu'on rend visite à quelqu'un à l'hôpital, dans l'aile A, au troisième
étage, chambre 348). Dans l'espace géographique, les lieux sont déter-
minés - non pas dans leur relation à nous comme « point zéro» qui se
déplace, comme « ici» central - mais en fonction d'un « tout» (un
continent, un pays, une chaîne montagneuse ou un immeuble). Dans cet
27 Ibid.,p. 167.
28 Ibid., p. 277.
29 Ibid., pp. 513-520. La distinction entre espace du paysage et espace géo-
graphique est une conséquence du partage, parfois difficile, que Straus fait
entre sentir et percevoir.
30 Parmi les peintres qui sont parvenus à peindre une ville comme un
paysage, Straus retient Vermeer et sa Vue de Delft. Cf. Ibid., p. 519. Ce tableau
fait l'objet d'une analyse dans Didi-Huberman, Devant l'image, op. GÎt.,
pp. 286 et sv.
142 Maud HAGELSTEIN
espace, l'homme ne s'aventure pas, il ne se perd pas non plus. Il ne fait
que reconnaître. Seul l'art peut nous faire retrouver le paysage.
Straus propose l'exemple de la carte, auquel fait également allusion
Merleau-Ponty dans l'introduction à la Phénoménologie de la percep-
tion 3 !. Dans quelles conditions crée-t-on des cartes géographiques? Le
cartographe commence toujours par orienter son mouvement dans le
monde qui l'entoure. « Dans celui-ci, continue Straus, sur la base de
réflexions méthodiques compliquées et après avoir procédé à des me-
sures précises, il établit le projet de schéma de la carte [...] »32. Et dans
un second temps, la carte, dont la signification ne peut rester abstraite,
s'interprète en fonction de l'expérience du monde environnant.
On peut à présent confirmer le parallèle avec les théories que pré-
sentait Heidegger dans Bâtir, habiter, penser et, plus prudemment, dans
« L'art et l'espace ». En somme, le savoir objectif de l'espace (géogra-
phie, géométrie, cartographie) repose sur l'expérience vécue du monde
des phénomènes. Comme le résume Straus: « ce n'est que dans le do-
maine du monde phénoménologique que la mesure est possible »33.
L'espace de paysage de Straus, dont on trouve un écho dans la Phé-
noménologie de la perception 34 , a aussi son pendant dans l'œuvre
d'Henri Maldiney. Celui-ci reprend, pratiquement tels quels, les pro-
pos d'Erwin Straus, et appelle « chaos» ce qui avait été défini par le
neuropsychiatre comme « espace de paysage ». En effet, le chaos est
bien pour Maldiney un tel espace encore exempt de directions et de
système de coordonnées. C'est l'homme qui, dans ce chaos, inventera
en se mouvant repères et directions. Maldiney conteste à son tour, à
travers cette description, l'idée d'un espace a priori déterminé dans le-
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Galli-
31
mard, 1945, p. III (avant-propos). Remarquons qu'" apprendre à trouver son
chemin » est un thème qui réunit analyses phénoménologiques et expériences
psychologiques. Pensons notamment à toutes les expériences de rats dans des
labyrinthes.
32 Erwin Straus, Du sens des sens, op. cit., p. 191.
33 Ibid., p. 302.
34 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 332.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 143
quel l'homme viendrait s'inscrire. Le chaos force l'homme à s'inven-
ter lui-même ses horizons. Il est d'abord perdu: « Le chaos, dit-il, est
béance non seulement sans fond, mais sans aucune direction. Il n'y
a en lui ni haut, ni bas, ni droite, ni arrière, ni aucun système de coor-
données possible. Il est hors dimension »35. Un homme perdu, c'est un
homme qui se trouve « précipité en dehors des coordonnées spatia-
les » ; pour Maldiney, l'artiste est, en ce sens, un homme perdu36 . Ce
chaos originaire suscite chez l'homme une sensation de vertige, provo-
quée par la « dérobade» de l'espace et par l'absence de repères. Le
vertige, précise encore Maldiney, est « l'automouvement du chaos »37.
Il se caractérise notamment par une contamination et une inversion du
proche et du lointain 38 . L'exemple choisi est assez parlant : celui qui
souffre réellement du vertige, s'il marche sur un sentier à flan de mon-
tagne, se sentira attiré par le vide en aval- ce qui est éloigné tend à se
rapprocher dangereusement -, et repoussé par la paroi rassurante qui
commence à lui faire défaut - ce qui était proche tend à nous expulser.
Pour celui qui est pris de vertige,« il n'y a plus de là »39.
Quand Didi-Huberman commente le dessin de Convert et affirme
que la fenêtre « ouvre l'habitacle au paysage », c'est dans le sens de
Straus qu'il faut sans doute l'entendre. Les fenêtres de Convert sont des
lieux de passage, des « seuils », qui créent un espace d'indécision (ou
d'errance) entre intérieur et extérieur. Le propre d'un labyrinthe, préci-
se plus loin Didi-Huberman, c'est que ses portes sont toujours à latois
ouvertes et fermées 4o . Ce qu'il veut dire par là, on peut l'imaginer, c'est
35 Henri Maldiney, Avènement de l' œuvre, Saint-Maximin, Théétète, 1997,
p.78.
36 Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L'Age d'Homme,
1973, p. 4 (en note).
37 Ibid., p. 150.
38 Id.
39 Id. Voir aussi Avènement de l'œuvre, op. cit., p. 106. Sur la distance et le
vertige, on se reportera encore à : Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, Paris,
Gallimard, 1943 (rééd. Tel), pp. 54-55, 65.
40 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 75. Dans un
autre texte, Didi-Huberman suggère que, dans le cas inquiétant d'une maison
 144 Maud HAGELSTEIN
que le labyrinthe trouble les sens en faisant voir aussi bien des « ouver-
tures fermées» que des « fermetures ouvertes». On est loin de la « fe-
nêtre ouverte sur le monde» de la peinture humaniste. Les fenêtres des
villas de Convert (re-)mettent le spectateur en contact avec un espace
de paysage, dans un processus qui brise même la notion de tableau 41 .
D'autres artistes contemporains inventent, aux yeux de Didi-Hu-
berman, leurs labyrinthes. Dans un style différent, Simon Hantaï, dont
les toiles, une fois dénouées, font voir parmi les zones peintes des
« étoiles» de zones non peintes - celles qui étaient encore nouées, en-
fermées dans le tissu quand la toile fut badigeonnée de peinture -, met
en contact sur un même plan un intérieur et un extérieur. Ce processus
artistique singulier aboutit effectivement à un tableau qui montre à la
fois «une réserve interne (non peinte) et une 'écaille' externe (peinte) »42.
Il crée un lieu pour le regard (un espace de paysage) parce qu'il trou-
ble et se joue des points de repères de nos espaces habituels (entre au-
tres : extérieur/intérieur43 ou devant/dedans). Même si la référence est
implicite, le rapprochement avec la phénoménologie de Straus ne pa- .
raît pas fOltuit ; plus loin dans le texte, la notion de paysage ne manque
pas de faire une discrète incursion: les champs d'étoilements de Simon
Hantaï sont « comme des paysages de couleur crevassée par les blancs
(ou, inversement, comme des paysages de blanc crevassé par les cou-
leurs) »44.
hantée où l'on avance à tâtons,« presque à l'aveugle », la« demeure» est op-
pressante parce qu'elle n'a plus de limites (Génie du non-lieu, op. cit., p. 124).
41 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 38. Remar-
quons que Didi-Huberman voit également chez Hantaï une « relève du concept
usuel de tableau» (Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., p. 51), et
chez Parmiggiani une « critique du tableau» (Georges Didi-Huberman, Génie
du non-lieu, op. cit., p. 29). Sur les «fenêtres closes » byzantines, voir: Geor-
ges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, op. cit., p. 22.
42 Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., p. 50.
43 Pour renforcer l'analyse, il faudrait aussi repenser au projet architectural
que James Turrell a, éloquemment selon Didi-Huberman, baptisé Outside In
(1989).
44 Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., p. 96.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 145
En 1970, Parmiggiani s'offre lui aussi son labyrinthe, une installa-
tion qu'il nomme précisément« Labirinto di vetri rotti » (labyrinthe de
verres brisés) :
Il s'agissait, explique Didi-Huberman, de construire un espace parfaite-
ment réglé - architectural, mais fait de verre et fait pour perdre son ha-
bitant -, puis de le briser à la masse, de le réduire en miettes. Le résultat
était un champ de ruines transparentes, un lieu de dévastation d'où sur-
gissaient encore les restes ébréchés, les traces au sol du labyrinthé5 .
Critique de l'espace objectif et de la perspective
Si les artistes contemporains qui intéressent Didi-Huberman bri-
sent la notion usuelle de tableau, c'est aussi que leurs travaux impli-
quent une critique du recours automatique à la perspective. La mise en
question qu'ils imposent de cette manière à 1'« espace objectif» était
déjà amorcée par la phénoménologie, comme en témoignent entre
autres les travaux de Merleau-Ponty et de Maldiney.
En effet, au cœur de la Phénoménologie de la perception, Merleau-
Ponty opère une déconstruction de la profondeur « objectivée »,
confondue (dans les conceptions « classiques ») avec une « largeur
considérée de profil »46. Notre champ visuel n'est pas délimité par des
lignes droites, affirme-t-il plus loin47 . La critique de la perspec~iye
45 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, op. cit., p. 38.
46 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.,
pp. 294-309. Pour les endroits du texte où Didi-Huberman cite explicitement
Merleau-Ponty, cf.: La peinture incarnée, op. cit.,pp. 43, 55; Devant l'image, op.
cit., p. 173 ; Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., pp. 11,71,73,117-
120; La ressemblance informe, op. cit., p. 192 ; L'étoilement, op. cit., pp. 51,77,
80 ; Devant le temps, op. cit., pp. 187,254-255 ; L'homme qui marchait dans la
couleur, op. cit., pp. 59-61, 80 ; Génie du non-lieu, op. cit., pp. 94, 131, 146 ;
L'image survivante, op. cit., p. 463; avec Laurent Marmoni, Mouvements de l'air,
op. cit., pp. 217,247,323,326; Gestes d'air et de pierre, op. cit., p. 11.
47 Maurice Merleau-Ponty, L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 321.

146 Maud HAGELSTEIN
passe chez Merleau-Ponty par l'avènement du concept de «
deur », qui mériterait à lui seul toute une étude. Il faut pourtant l'évo-
quer brièvement, pour saisir son enjeu.
À quoi renvoie cette notion de « profondeur» pour le phénoméno-
logue ? À une dimension qui ne se réduit pas à une mesure savante.
Nous serions incapables par exemple de délimiter le bleu du ciel. Sa
profondeur pour notre regard ne se mesure pas. Essentielle pour notre
compréhension du rapport entre le sujet regardant et l'objet regardé,
elle est« de toutes les dimensions, la plus 'existentielle' »48. En effet,
elle annonce « un certain lien indissoluble entre les choses et moi »
dont elle est dépendante 49 . La profondeur est le champ de présence
dans lequel le sujet va rencontrer les choses. Elle est indissociable de la
perception de la durée, dont la perspective ne peut rendre compte. La
profondeur est donc une dimension spatio-temporelle (le temps et
l'espace sont « contemporains») et, pour cette raison, elle ne se mesu-
re pas géométriquement: « quand je dis que je vois un objet à distance,
je veux dire que je le tiens déjà ou que je le tiens encore, il est dans
l'avenir ou dans le passé en même temps que dans l'espace »50.
Selon Maldiney, pour retrouver l'espace anté-objectif et anté-géomé-
trique du monde, celui qu'habite l'homme, l'artiste doit éviter le recours
ümnédiat à la perspective. Ainsi, « seul échappe à l'en-face et au destin
celui qui ne commence pas par mettre le monde en perspective, et qui ne
fait pas de sa présence un objet, pour la mettre en vitrine ou la mettre en
tableau dans une représentation. L'artiste est cet homme »51. Rien ne
48Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 296.
49Id.
50 Ibid., p. 306. C'est précisément à cet endroit que Merleau-Ponty fait ré-
férence à Erwin Straus, qui développe une conception de la distance comme
dimension « spatio-temporelle », comme nous le verrons bientôt. Il est tentant
d'établir un parallèle entre la profondeur chez Merleau-Ponty et la distance
ehey Straus. Didi-Huberman ne se prive pas de les associer. Pour un approfon-
dissement de cette notion de profondeur, on peut relire aussi les pages de Mer-
leau-Ponty qu'il cite le plus souvent: Maurice Merleau-Ponty, Le visible et
l'invisible, Paris, Gallimard, pp. 170-201.
S! Henri Maldiney, Regard, parole, espace, op. cit., p. 149. On ne comprend
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 147
dit pourtant que l'artiste ait toujours été cet homme. Mais il est vrai
l'art qu'étudie Maldiney privilégie souvent la couleur à la ligne (Cé-
zanne ou les artistes byzantins). Ce qui est certain, d'après ses textes,
c'est que « l'estimation esthétique des grandeurs diffère de l'estimation
géométrique »52. Même plus, si la perspective est si vivement rejetée,
c'est qu'elle empêche l' habitation. Si l'on ne peut pas habiter « à un
point de vue», c'est tout simplement - pense Maldiney - que l'on ne re-
garde pas à partir d'un point. Le regard est fonction d'un mouvement, il
est lui-même un mouvement (ce qui suppose plus d'un point).
L'auteur de Regard, parole, espace parle, plutôt que d'un point de
vue, d'un foyer du regard (faut-il préciser les liens sémantiques qui
lient le foyer et l' habitation ?). Cette notion de foyer est décisive: « un
peintre n'est pas une rétine mais un regard. Et un regard suppose un
homme qui regarde. Or, regarder c'est se constituer en foyer du monde.
Mais on peut le faire à différentes profondeurs »53. Se constituer en
foyer du monde, c'est regarder l'œuvre d'art, non pas comme un spec-
tacle auquel on ne participerait pas (Maldiney ajoute que le peintre ne
regarde pas comme un touriste), mais comme elle se manifeste et com-
me nous sommes présents à elle. C'est en cela que l'on peut parler
d'un « foyer du regard ». Une forme esthétique ne se calcule pas par
rapport à un système de référence fixe, elle « crée son système de réfé-
rence », elle« fonctionne comme un monde »54. Maldiney oppose, à la
perspective, la profondeur dont parlait déjà Merleau-Ponty. La profon-
deur, commente-t-il, n'est pas une dimension géométrique, mesurable,
pas vraiment ce que le destin vient faire là-dedans. Pour les endroits du texte où
Didi-Huberman cite explicitement Maldiney, cf. : Invention de l'hystérie, op.
cit., pp. 103, 162,259 ; La peinture incarnée, op. cit., pp. 54-56 ; La ressem-
blance informe, op. cit., pp. 22,134; Phasmes, op. cit., pp. 109,212; Devant le
temps, op. cit., p. 24; Être crâne, op. cit., p. 40; L'homme qui marchait dans la
couleur, op. cit., p. 64 ; L'image survivante, op. cit., pp. 396-397 ; Gestes d'air
et de pierre, op. cit., pp. 19,72.
52 Henri Ma1diney, Avènement de l'œuvre, op. cit., p. 91.
53 Henri Ma1diney, Regard, parole, espace, op. cit., p. 13.
54 Ibid., p. 156.
 148 Maud HAGELSTEIN
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 149

mais elle est condition d'émergence: « l'espace s'ouvre à nous; il

n'est donc pas une profondeur vide, un abîme, mais la plénitude d'un
monde tendue jusqu'à nous. Sa profondeur est émergence »55.
Pour sentir authentiquement l'espace de l'art (sentir n'est pas affai-
re d'espace mais bien de lieu, explique Didi-Huberman), il faut être ca-
pable de « manquer de point de vue» : « ou bien on perçoit l'espace
pour connaître sa perspective, ou bien on sent le lieu pour éprouver son
immanence et son opacité »56. Le sentir, qui est pour l'auteur 1'« in-
contournable du domaine esthétique », nécessite-t-ill'abandon de tou-
te perspective? Il faut en tout cas - c'est en ces mots que Didi-Huber-
man cerne les exigences de James Turrell- rendre le spectateur « or-
phelin de tout ce qui lui fournirait les conditions usuelles pour visiter
un espace artistique [... ] »57.
On ne peut pas dire que les dessins de Convert soient sans perspec-
tive. Celui qui les parcourt rapidement pourrait même croire d'abord
aux dessins techniques d'un architecte. Or les oublis ou les «réserves»
du dessin - les blancs qui sont partout58 - créent un espace paradoxal
où nous ne savons plus si nous nous trouvons à l'intérieur de la de-
meure (les portes s'ouvrant alors à un extérieur qui nous entoure) ou si,
au contraire, nous sommes à l'extérieur d'une villa (franchir la porte
revenant à pénétrer en ses murs). Nous sommes en réalité comme au
seuil du dessin, qui peut basculer dans un sens comme dans l'autre :
« la neutralité du trait, qui tranche à peine dans le blanc de la surface,
produit par son abstraction même un renversement constant des distan-
55 Ibid., p. 121.
56 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, op. cit., p. 144. Nous souli-
gnons. Didi-Huberman s'appuie ici sur la distinction qu'opère Erwin Straus
entre sentir et percevoir. Nous renvoyons sur ce point au chapitre 7 de : Erwin
Straus, Du sens des sens, op. cit., pp. 375-392. Sur cette distinction repose
celle qu'il établit entre espace de paysage et espace géographique.
57 Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, op.
cit., p. 42.
58 Dans le travail de Simon Hantaï, Didi-Huberman associe également le
travail du blanc et de la « réserve ». Cf. Georges Didi-Huberman, L'étoilement,
op. cit., p. 76.
ces et des sensations d'espace (extérieurs ou intérieurs) »59. Le dessin ne
« reconstitue» pas tel quelle plan d'une villa abandonnée sur une falai-
se, il nous livre plutôt un espace intérieur, un espace privé, continue Di-
di-Huberman, « c'est-à-dire privé de la vue, sinon de la vision »60. « Se
priver de la vision »,« fermer les yeux », ces expressions renvoient à un
espace d'indécision, encore sans perspective, sans point de vue fixe, où
l'on avance à tâtons et qui amènera Didi-Huberman, dans« La souche »,
à parler d'une « optique de précision flottante ». Tel est bien l'espace de
paysage décrit par Straus. Tel est aussi le défi lancé par Convert à la per-
ception optique - pensons aux dessins qui superposent tous les points de
vue -, défi que Didi-Huberman décrit en ces termes:
C'est, surtout, une vision sans amarres, une vision flottante : le dessin est
trop grand pour que nous puissions le « cadrer » optiquement et, d'ailleurs,
ses tracés ne cessent de diverger loin de nous, de fuir sur les côtés, de se
suspendre ou de se fondre dans l'épaisse atmosphère chromatique6 1•
Cette idée répond aux analyses de L'étoilement, où, déjà, Didi-Hu-
berman parlait, à propos des travaux de Hantaï, d'un « coloris flottant»
obligeant à un «regard flottant ». L'auteur cite un fragment d'une lettre
que le peintre lui écrit: « Inattention, distraction, attention éparpillée,
flottante, périphérique, décentrée, délocalisée. [... ] Peindre sans voir, en
regardant ailleurs, vacant, absence de valeur, de contenu, inoccupé, inha-
bilité, vague... »62. Confronté cette fois à une installation lumineusè du
californien James Turrell (Blood Lust, 1989), Didi-Huberman évoque la
nécessité pour l'artiste de« flouer» l'espace, de« diluer» son spectateur
dans la couleur63 . Favorisant une « opacification de l'espace », qui
59 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 30. Voir
l'œuvre reproduite en page 31 : Reconstitution, 1991 (détail). Soulignons cette
notion de seuil qui revient si souvent chez Didi-Huberman.
60 Ibid., p. 33.
61 Ibid., p. 145.
62 Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., p. 81.
63 Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, op.
cit., pp. 29,79.

150 Maud HAGELSTEIN
engloutit celui qui pénètre dans un tel lieu de la couleur, Turrell crée
aussi une sorte de flottement qui contraint le spectateur à laisser de côté
sa dépendance à l'égard d'une perspective objective. La perspective
n'est pas totalement absente des œuvres de Hantaï, de Convert ou de
Turrell, mais elle y est soumise à une « loi d'effacement »64. Ces artistes
visent, selon Didi-Huberman, à produire «l'étrangement» phénoméno-
logique des catégories spatiales (celles d'intérieur et d'extérieur, mais
aussi celles d'horizontalité et de verticalité, de surface et de profon-
deur. 00)65. En rendant toujours plus flottant le regard du spectateur, ils
adressent donc à la perspective une critique que Merleau-Ponty avait
jà élaborée dans son œuvre phénoménologique.
Le corps arpentant le lieu
De sa lecture de la phénoménologie merleau-pontienne, Didi-Hu-
berman a retenu que nos connaissances reposent essentiellement sur
une manière d'être physiquement dans le monde (être orienté). Il s'agit
de donner du crédit aux connaissances qui ne procèdent pas par me-
sures, aux données qui restent subjectives parce qu'elles dépendent
corps en mouvement. Cet état de choses poussait déjà Merleau-Ponty à
penser un espace « à l'armature moins rigide» qui puisse intégrer les
changements66 . « Ce n'est pas que l'activité intellectuelle dérive de
mouvements physiques, commente Yves Thierry, mais c'est plutôt
les significations qu'elle déroule se rattachent au fait premier d'être
orienté et de pouvoir se déplacer [... ] »67. La perception se définit alors
par un certain mouvement (une mobilisation des organes) et une cer-
64 Ibid., p. 49. Didi-Huberman emploie l'expression à propos de Léonard
de Vinci.
65 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 34.
66 Maurice Merleau-Ponty, Causeries (1948), Paris, Seuil, 2002, pp. 18-19.
67 Yves Thierry, « Le cogito comme expérience sensible », Notes de cours
sur « L'origine de la géométrie» de Husserl suivi de « Recherches sur la phé-
noménologie de Merleau-Ponty », sous la dir. de R. Barbaras, Paris, P.U.P.,
1998, pp. 256-257.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 151
manière d'atteindre son objet68 . L'homme est un esprit avec un
corps. Les qualités des choses, et par exemple la grandeur, apparaissent
selon l'inscription d'un sujet sentant dans le monde. Ce sont des don-
nées qui dépendent du corps et qui ne sont pas, de ce fait, purement in-
tellectuelles. Sur ce point, Merleau-Ponty concède que les recherches
. de la peinture moderne, de la psychologie et de la philosophie concor-
dent avec celles de la science contemporaine. L'espace n'est plus domi-
né par un observateur absolu (témoin de son homogénéité), observateur
sans corps, sans limites et sans directions: «en psychologie comme en
géométrie, à l'idée d'un espace homogène offert tout entier à une intel-
ligence sans corps, se substitue l'idée d'un espace hétérogène, avec des
directions privilégiées, qui sont en rapport avec nos particularités cor-
porelles et avec notre situation d'êtres jetés dans le monde »69.
Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty, proche en
ce sens à la fois de Heidegger (lieu/espace) et de Straus (espace de pay-
sage/espace géographique), fait la différence entre deux types d'espace :
l'espace corporel et l'espace extérieur. Il reprend par ailleurs beaucoup
de thèmes à Erwin Straus, notamment ceux qui sont liés à la question du
paysage70 . Quand je dis que mon corps est ici, explique Merleau-Ponty,
je ne le situe pas par rapport à un système de coordonnées71. Le philoso-
phe insiste sur l'originarité de l'ici, qui installe les coordonnées, qui
« s'ancre », qui s'oriente en fonction de ce qu'il a à faire, « en face de
ses tâches ». Le corps dans le monde réalise donc une mise sous',t~nsion
de l'espace. Merleau-Ponty parle encore de mouvement abstrait et de
mouvement concret. Ces deux types de mouvement fonctionnent de
concert: « le mouvement abstrait creuse à l'intérieur du monde plein
, dans lequel se déroulait le mouvement concret une zone de réflexion et
de subjectivité, il superpose à l'espace physique un espace virtuel ou hu-
main»72. Autrement dit, le mouvement n'a nul besoin d'être effectivement
68 Ibid., p. 258.
69 Maurice Merleau-Ponty, Causeries, op. cit., p. 23.
70 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 332.
71 Ibid.,p.1I7.
72 Ibid., p. 129. Nous soulignons.
152 Maud HAGELSTEIN
réalisé; virtuellement, il peut y avoir une mise en charge de tout mon
corps dans la perception de la chose, sans que je me déplace effective-
ment. Ainsi, je peux toucher virtuellement les choses que je vois 73 . La
virtualité ou le caractère abstrait du mouvement n'en font pas pour au-
tant quelque chose d'a-corporel. La relation de l'homme à la chose du
monde n'est pas purement intellectuelle, elle engage le corps dans sa
masse et sa dimension propres.
Selon la définition qui s'impose petit à petit à travers les textes de
Didi-Huberman, le lieu qu'est l'œuvre d'art implique que l'on s'y in-
vestisse physiquement. Traverser une installation de James Turrell, in-
tégrer sa couleur, permet à son spectateur de s'éprouver marchant dans
ce qu'on pourrait appeler un « labyrinthe lumineux» : « il s'éprouve
donc marchant sans fin, marchant sans fin dans l'absence de tout tracé,
de toute route »74. La phénoménologie a souvent montré l'indissocia-
bilité de la sensation et du mouvement. Certaines choses seraient im-
perceptibles sans mouvement - ou sans possibilité de mouvement.
Ainsi, l'éclat, dont Didi-Huberman juge qu'il « n'est pas une qualité
stable de l'objet: il dépend de la marche du spectateur et de sa rencon-
tre avec une orientation lumineuse toujours singulière, toujours inat-
tendue »75. L'éclat n'est pas qu'un événement de l'objet perçu, il est
aussi un événement du corps de celui qui le regarde.
Le parcours exige donc une mise en question de notre corps, « no-
tre propre corps de regardant et d'arpenteur du lieu»76. L'artiste ouvre
73 Didi-Huberman pouvait déjà trouver cette virtualité chez Heidegger,
même si elle est pour lui moins corporelle que déterminée par le souci, la tem-
poralité. Par exemple: « Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j'y suis
déjà et je ne poulTais aucunement y aller sije n'étais ainsi fait que j'y suis déjà.
Il n'alTive jamais que je sois seulement ici, en tant que corps enfermé en lui-
même, au contraire je suis là, c'est-à-dire me tenant déjà dans tout l'espace; et
c'est seulement ainsi que je puis le parcourir» (<< Bâtir, habiter, penser », art.
cit., p. 187-188).
74 Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, op.
cit.,p.9.
75 Ibid.,p. 17.
76 Georges Didi-Hubelman,La demeure, la souche, op. cit.,p. 17. L'expression
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 153
les lieux à la question du corps de l'homme. C'est ce qui lie Didi-Hu-
berman aux artistes qu'il rencontre: une même passion pour la ques-
tion du « rapport des corps (destructibles) aux lieux (construits) »77.
La question du seuil, de la porte ou de la fenêtre, concerne directement
notre corps « d'arpenteur» des lieux de l'art. C'est en fonction de nos
dimensions, de notre stature d'homme, que nous percevons ces en-
droits de passage. Dans tout type de passage, explique Didi-Huber-
man, il y a l' « inquiétude virtuelle» du corps qui passe ou qui ne peut
passer78 . Parfois, il préférera parler d'une « mobilité virtuelle du
lieu »79. Cette virtualité qu'implique notre rapport à la spatialité, qui
métamorphose un simple espace topographique en un lieu plein de ten-
sions, est finalement ce que Maldiney et Didi-Huberman appellent de
concert la « hantise» : « On comprend mieux que l'espace, pour l'ar-
tiste, n'ait d'intérêt qu'à se trouver métamorphosé en lieu par le pou-
voir de la hantise »80.
Le lieu comme espace d'habitation
La hantise n'est peut-être rien d'autre qu'un mode particulier d' ha-
bitation. « Faire d'un simple espace un lieu» suppose la création de si-
tes - antres, demeures, aîtres - où l'homme s'installe, dans lesquels il
vient errer. On aurait tort de ne pas oser voir ici encore l'influence des
grands textes phénoménologiques sur la pensée de Didi-Hubermaù.'
Lieu de la pensée - au sens le plus physique de l'expression -, le
crâne humain n'a cessé d'intriguer Giuseppe Penone. L'intérieur du
revient dans Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, op.
cit.,p.9.
77 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 80.
78 Ibid., p. 81.
79 Ibid., p. 61.
80 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, op. cit., p. 137. Voir aussi:
Id., La demeure, la souche, op. cit., p. 66 : «Voici donc le décor investi d'une
nouvelle fonction: offrir un support pour la hantise ».
154 Maud HAGELSTEIN
crâne, on le sait, n'admet d'habitude aucune visibilité, à moins qu'il ne
soit vide de toute vie 8l . Voilà qui intrigue l'artiste. Comment faire voir
ce lieu dont, d'une part, l'homme est si proche et si intime et dont,
d'autre part, il ne perçoit pratiquement rien. Qui a conscience de tou-
cher, avec la membrane extérieure de son cerveau, l'intérieur de son
crâne? Personne n'a conscience de ce contact. Penone, pourtant, réus-
sit à mettre au jour ce que Didi-Huberman appelle le crâne-lieu: « ce-
lui qui inquiète la pensée et cependant la situe, l'enveloppe, la touche
et la déploie »82. Paysage du cerveau, œuvre réalisée en 1990 (dont le
titre ne peut que nous interpeller), relève le défi de déployer « tactile-
ment» cette invisible intériorité de la boîte crânienne. Didi-Huberman
parle à son propos d'une «cécité tactile »83. L'expérience artistique à
l'origine de cette œuvre d'art est la suivante: contre les parois internes
d'un crâne vide, Penone frotte de la poudre de graphite, jusqu'à ce
qu'elle recouvre la surface et se soit immiscée dans tous les reliefs du
calcaire. Ensuite, muni de bandes adhésives transparentes, il récolte et
reporte l'empreinte formée par la poudre noire dans le crâne. Le résul-
tat est projeté, comme une diapositive, sur un mur: « quatre grands
panneaux qui, exposés dans un lieu clos, développent, par un report
précis, l'aveugle contact d'une cervelle avec son crâne. Comme si no-
tre cerveau était capable de se faire main, de caresser sa propre gangue
matricielle »84. Mettant, avec cette « sculpture », l'espace « sens des-
sus dessous», Penone nous fait voir non seulement ce que nous habi-
tons, mais « ce qui nous habite [cet intérieur aveugle] et nous incorpo-
re en même temps [sa projection englobante, devenue paysage] »85. Il
est évident que Didi-Huberman ne peut parler d' habitation sans penser
à ce qu'en ont dit Heidegger, Merleau-Ponty et Maldiney.
81 Le« point de vue du dessous» sur le crâne, qu'offrent par exemple les des-
sins de Dürer, est« humainement impossible », à moins que quelqu'un ne regarde
« de l'intérieur du corps » (Georges Didi-Huberman, Être crâne, op. cit., p. 28).
82 Ibid., p. 34.
83 Ibid., p. 57.
84 Ibid., p. 58.
85 Ibid., p. 83.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 155
On ne saisira toute la portée de ce que signifie « habiter » pour
Heidegger que si l'on revient au sens de l'expression « être-au-
monde » - sens que l'on ne saurait élucider si succinctement, même
s'il nous faut pointer du doigt ce qui, chez Heidegger, a nourri l'esthé-
tique si particulière de Didi-Huberman. Sein und Zeit nous apprend
que 1'« être-au-monde » du Dasein signifie être au milieu d'un com-
plexe qui« fait sens ». Installer un monde, c'est faire apparaître le sens
que les choses ont pour le Dasein, et délimiter les possibilités d'actions
qu'il peut parcourir. « Etre-au-monde » ne signifie pas être physique-
ment inclus dans le monde comme un corps qui occupe une position
dans l'étendue géométrique. Le monde de 1'« être-au-monde » se dé-
ploie à partir du Dasein et de sa temporalité ekstatique. Pour les autres
étants c'est tout différent: les choses perçues sont dans le monde de fa-
çon catégoriale. Elles renvoient au sens « ontico-catégorial » du mon-
de 86 . Heidegger rejette toute version catégoriale de l' « être-à », qui est
un existential (il ne s'applique qu'au Dasein). Le monde visé par l'ex-
pression « être-au-monde » implique un sens « ontologico-existen-
tial ». L'homme est « dans» le monde comme un étant qui se rapporte
à ses possibilités, il rencontre les choses en fonction d'un projet.
L'« être-au-monde », et plus étroitement 1'« être-à... » comme struc-
ture ontologique du Dasein, est associé étymologiquement aux
concepts d'habitation et de séjour dès le § 12 de Sein und Zeit 87 . Hei-
degger trouve dans le langage de quoi justifier l'union des sens d l.« être»
et d'« habiter », à tel point que dans l'expression« je suis» sonù~ la si-
gnification « j'habite »88. L' habitation est un événement décisif, un
86 Sur les quatre sens du « monde », on se reportera au § 14 de : Martin
Heidegger, Être et temps, trad. E. Martinean, Authentica, 1985, p. 69. Pour un
commentaire: Didier Franck, Heidegger et le problème de l'espace, Paris, Mi-
nuit, 1986, p. 41.
87 Martin Heidegger, Être et temps, trad. cit., p. 62.
88 L'analyse sera reprise et élargie dans un autre texte : « le vieux mot
bauen, auquel se rattache bin, nous répond: 'je suis', 'tu es', veulent dire:
j'habite, tu habites. (...] Être homme veut dire: être sur terre comme mortel,
c'est-à-dire: habiter » (Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », Essais et
conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 173).
156 Maud HAGELSTEIN
« trait fondamental de la condition humaine» que l'homme n'envi-
sage plus aujourd'hui comme tel, ce qui explique le recouvrement d'une
partie de son sens originel. Le Dasein habite le monde, la table non. Elle
ne fait que le remplir. Seule la spatialité du Dasein est existentiale.
Celle de la table est catégoriale. Si le Dasein ne remplit pas une portion
d'espace comme un objet quelconque, il « occupe - au sens littéral du
terme - de l'espace »89.
Or c'est justement à partir de l'analyse existentiale de l'habitation
que Heidegger établira sa distinction entre « lieu» et « espace». De-
puis le lieu - ce qui rassemble les choses et permet l'habitation _,
l'homme pourra désigner des «places », établir des distances, dégager
des intervalles (mesures mathématiques entre les choses). Pour que ces
espaces soient, il faut au préalable que l'homme séjourne auprès des
choses. C'est ce que Heidegger exprime ainsi: «des espaces s'ouvrent
par cela qu'ils sont admis dans l'habitation de l'homme »90.
De ceci découle encore que l'œuvre d'art qui, rappelons-le, est
pour Heidegger un lieu, permet à l'homme de séjourner auprès des
choses. Mais comment donc peut-on habiter une œuvre d'art? On
comprend bien qu'une sculpture engendre un espace qui la dépasse,
crée un monde commun avec celui qui la regarde et la contourne...
L'exemple de la sculpture était celui de Heidegger dans L'art et l'es-
pace. On comprend encore mieux qu'une œuvre architecturale, une
église, ne soit pas qu'un espace volumétrique mais un lieu (un lieu de
présence commun). Mais comment habite-t-on une toile? Une surface
peinte engendre-t-elle un lieu? La réponse sera la même pour Mer-
leau-Ponty, pour Maldiney et pour Didi-Huberman. Habiter une œuvre
d'art, c'est souvent habiter une couleur91 .
Merleau-Ponty rappelle qu'il y a un « accompagnement moteur»
propre aux sensations. Le bleu va provoquer une réaction motrice, et
Martin Heidegger, Être et temps, trad. cit., p. 254.
89
Martin Heidegger,« Bâtir, habiter, penser », art. cil., p. 187.
90
91 Bachelard le remarque aussi: «être à l'abri sous une couleur, n'est-ce pas
porter à son comble, jusqu'à l'imprudence, la tranquillité d'habiter? L'ombre
aussi est une habitation» (La poétique de l'espace, Paris, P.U.F., 1957, p. 127).
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 157
une certaine manière de regarder92 . li y a une attitude du corps qui ne
convient qu'au bleu. Les expériences montrent que notre corps vit les
couleurs. Ces remarques peuvent être renvoyées à l'ouvrage posthume Le
visible et l'invisible, qui offre les plus belles analyses sur la couleur93 .
Non seulement à chaque couleur convient une attitude du corps, mais
Merleau-Ponty remarque encore les spécificités de modulation au sein de
chaque couleur. « Un certain rouge» ne fera pas résonner le monde visi-
ble comme un autre. Parce que regarder, c'est aussi toucher. Merleau-
Ponty soutient le caractère tangible de la vision - comme le montrent ces
citations : « Le spectacle visible appartient au toucher », « la vision est
une palpation du regard »94. Poser ses yeux sur quelque chose, sur une
couleur - dans une couleur devrait-on dire - c'est l'explorer, non pas avec
ses mains, mais l'explorer tactilement malgré tout. Cette exploration ne
peut-elle se penser sur le mode de l'habitation? Merleau-Ponty semble le
suggérer, qui évoque la possibilité d' habiter la couleur95 . Si je contemple
le bleu du ciel, explique Merleau-Ponty, je ne suis pas en face de lui, «je
ne le possède pas en pensée », mais je m'« abandonne» et je m'enfonce
dans ce bleu, que je ne vois que parce que je suis sensible aux couleurs96 .
Chez Maldiney - qui souligne après Heidegger la dimension
éthique de l'art (puisque ethos, en grec, signifie aussi« séjour »), l'art
sans lequel la terre serait carrément inhabitable97-, c'est à nouveau la
couleur qui autorise le phénomène d'habitation. « Le regard, dit-il,
n'adhère pas à une surface. Il hante un espace. Et cet espace a pour
principe premier l'énergie lumineuse de la couleur »98. Le ';egard,
donc, hante l'espace de l'œuvre d'art.
92Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 243.
93Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964,
pp. 170 et sv.
94 Ibid., p. 175.
95 Ibid., p. 176.
96 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.,
pp. 248-249.
97 Bemard Salignon, « Introduction », Avènement de l'œuvre, op. cit.,
pp.II-12.
98 Henri Maldiney, Regard, parole, espace, op. cit., p. 237.
158 Maud HAGELSTEIN
Le thème de la hantise, qui surgit des réflexions sur le phénomène
d'habitation, permettra à Didi-Huberman de faire se rejoindre les caté-
gories d'espace et de temps. En effet, dans un sens (phénoménologique)
que nous venons de montrer, il parle de hantise lorsque le corps ou le re-
gard investissent virtuellement un lieu; mais dans un sens plus freudien
ou warburgien, la hantise est aussi pour lui le signe de survivances, de
fantômes qui nous reviennent de loin, de traces persistantes du passé.
L'homme hante le lieu (<< définition spatiale» de la hantise), mais le lieu
est hanté par les images du passé (<< définition temporelle» de la hanti-
se). C'est en ce sens que l'on peut comprendre la remarque suivante:
« Génie du non-lieu» : pouvoir réciproque de la hantise sur le lieu (il le
met en mouvement, le voue à une delocazione) et du lieu sur la hantise
(il la reconfigure en lui donnant un champ d'action physique). La hanti-
se comme lieu (elle devient quelque chose de plus qu'un esprit) instaure
le lieu comme hantise (il devient quelque chose de plus qu'un espace )99.
Le lieu comme dimension spatio-temporelle
Il Y a donc une dernière dimension du lieu que l'on doit relever
dans les textes de Didi-Huberman. Le lieu tel qu'il le conçoit, produit
complexe de l'expérience artistique, est un espace inséparable d'une
dimension temporelle. Déjà, La demeure, la souche montre que la no-
tion de « demeure », telle que l'invente et l'exploite Pascal Convert,
est indissociable d'une perspective temporelle (pensons simplement au
verbe « demeurer»). Chaque espace a ses propres traits de temps que
l'artiste fait apparaître. Didi-Huberman associe, dans le texte qu'il
consacre à Parmiggiani, le pouvoir du lieu et le pouvoir de temps, qui
selon lui ne font qu'un; ceci parce que l'espace que nous habitons est
le « porte-empreinte de toutes nos images et de toute notre mé-
moire »100. L'atmosphère du lieu, l'air que l'on y respire, la saleté et la
99 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, op. cit., p. 136.
100 Ibid., p. 113.
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 159
poussière qui s'y déposent, en font un espace « densifié », marqué par
une temporalité humaine. Le travail de certains artistes contemporains
contribue à nous montrer de tels espaces chargés de mémoire.
Lorsqu'il invente ses Delocazione (1970), Claudio Parmiggiani ac-
centue - grâce à la fumée épaisse de pneus qui brûlent -le dépôt naturel
de la poussière sur les objets, et nous montre finalement les traces qui
persistent sur les murs quand ces objets n'y sont plus. Visuellement, il
nous fait voir à la fois l'absence des objets et leurs traces (empreintes)
laissées par les années -le brûlage des pneus, qui participe du processus
artistique, remplace un effet naturel de vieillissement qui aurait peut-être
pris cinquante ans. Comme si l'artiste avait « soufflé du temps mort sur
tous les meubles d'une demeure »101. Parmi les objets dont il trace ainsi
les contours avec de la« grisaille », on trouve certaines « icônes séculai-
res de la hantise» - comme ce drap de lit autrefois accroché à un clou
contre un mur, et qui devient un« fantôme de drap» (Polvere, 1997)102.
Mais ce n'est pas tout. Didi-Huberman insiste sur la complexité du
temps, ou plutôt des temps qui se mêlent dans l'œuvre :
Le processus inventé dans Delocazione s'ouvre [...] sur deux horizons
temporels au moins: d'un côté, il offre une apparence fausse d'éterni-
té puisqu'il mime l'œuvre si lente de la poussière déposée sur des ob-
jets au rebut; d'un autre côté, il offre une apparence fausse d'itnmé-
diateté, de pur présent, puisqu'il mime l'œuvre si fulgurante d'une
bombe incendiaire, voire atomique lO3 .
Les espaces de Parmiggiani mettent en contact leurs spectateurs
avec différents temps « anachroniques» confrontés en une seule image
(un présent fulgurant,« incendiaire », et un passé qui s'éternise... ) ; ce
qui implique que ces traces laissées sur les murs par les objets disparus
sont, selon l'expression de Didi-Huberman, des « formes soufflées par
le temps »104. On voit bien que si les espaces artistiques - par lesquels
101 Ibid., p. 92.
102 Ibid., pp. 132-136.
103 Ibid., pp. 38-39.
104 Ibid., p. 62.

160 Maud HAGELSTEIN
Didi-Huberman se sent concerné - sont des lieux, c'est qu'ils sont
marqués (<< soufflés », dit-il) par une temporalité, complexe et ana·
chronique de surcroît.
Selon Didi-Huberman, « toute demeure, celle du récit mallarméen
ou bien celle de la construction des lieux chez Pascal Convert, pose
une question cruciale au temps, et donc à l'engendrement. La partition
même selon laquelle les Appartements de Pascal Convert recèle donc
une temporalité qu'il faudra interroger sous l'angle de la parenté, de
l'apparentement de l'artiste en ses lieux »105. Ce jeu sur le langage qui
fait résonner « appartement» avec « apparentement» témoigne d'une
volonté propre à Didi-Huberman de penser l'espace de l'art au regard
d'une généalogie lO6 .
Le lieu se définit encore de la manière suivante: « la perturbation
rythmique d'un milieu plastique atteint par les mouvements, les ins-
criptions, les vagues, les séismes du temps »107. Les toiles de Simon
L
Hantaï sont à leur tour révélatrices de la manière dont le rythme peut
« perturber» un milieu plastique. Usant du pliage et du dépliage com-
me méthode d'éclosion de ses tableaux, il fait de ses toiles étoilées des
« organes à deux temps »108. L' historien de l'art participe ainsi, dans
ses analyses d'œuvres contemporaines, d'une critique philosophique
(phénoménologique) de l'hétérogénéité totale des catégories d'espace
et de temps.
Dans cette optique, Erwin Straus montre que le temps et l'espace
objectifs ne correspondent pas aux réalités de l'expérience vécue. Il
105Georges Didi-Hubennan, La demeure, la souche, op. cit., pp. 18-19.
106Sur la « question généalogique », cf. Ibid., pp. 15, 18,22,34, 84,98,
113, 151, 160, 163, 168. Ce thème difficile mais récurrent dans les travaux de
l'auteur - animés par la question de la mémoire: « Qu'est-ce qui nous vient du
!
1 passé ? », « Quel mouvement du passé investit le présent de l'image
artistique? » - est aussi l'objet de nouvelles analyses, dans l'ouvrage récent
que Didi-Huberman consacre à son ami psychanalyste Pierre Fédida (Georges
Didi-Huberman, Gestes d'air et de pierre, op. cit., pp. 79 et sv.).
107 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 149.
IDS Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., pp. 67,74 (où il est
question d'un « rythme d'espacements indécidables»).
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LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 161
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condamne leur « asservissement au connaître» 109 . Ce constat de l' ina- l'
li
1·Il
déquation des structures spatiales et temporelles classiques au vécu im- ,
pose au chercheur une nécessité urgente: il faut rechercher la structure
,
spatio-temporelle caractéristique du sujet sentant et mouvant. Le
concept de distance, tel que l'entend Straus, permet de ressaisir les évé-
nements corporels du sentir. Or ce concept sera repris par Didi-Huber-
man pour caractériser l'espace propre à l'œuvre d'art, à savoir le lieu.
La distance peut donc être saisie comme ce qui échappe à l'objec-
tivation de l'espace et du temps. Remarquons qu'objectivation, homo-
généisation et géométrisation de l'espace sont souvent employés indis-
tinctement. Bien qu'ils ne signifient pas la même chose, ces termes dé-
signent des opérations qui donnent à l'espace des coordonnées objec-
tives. Or la distance ne peut en aucun cas être dépouillée de son carac-
tère subjectif. Les exemples que choisit Straus sont souvent très quoti-
diens : la gare semblera plus proche à celui dont la voiture est garée en 1
bas de chez lui qu'à un piéton. La distance est fonction du mouvement :,1
que le sujet devra faire pour la « couvrir », et du désir qu'il aura de ce
mouvement. Elle n'est pas réductible à un intervalle mesurable puis-
qu'elle dépend de l'état du sujet qui l'éprouve. Tous les phénomènes
d'attente, d'approche, de visée, d'orientation sont du même ordre. La
pensée de Straus qui est, à n'en pas douter, véritablement phénoméno-
logique, tend à rétablir la relation intime entre sentir et mouvement,
qui n'était pas évidente pour tous les chercheurs en psychologie\
L'expérience de la distance est à la fois personnelle et universelle.
Elle est universelle en ce qu'elle est une « relation compréhensive»
aux choses llO . Chacun est le« point central» d'un monde qui s'ouvre
devant lui, chacun réfère le« là-bas» à son «ici ». La distance doit être
comprise dans le texte de Straus comme « désignant la polarité du
'proche' et de l' 'éloignement' de la même manière que le mot 'un
jour' comprend le jour et la nuit »lll. Les concepts de proximité et d'é-
loignement se définissent l'un par l'autre.
109 Erwin Straus, Du sens des sens, op. cit., p. 612.
110 Ibid., p. 275.
III Ibid., p. 612.
J
Il 1
1
 162 Maud HAGELSTElN
Straus met en avant le caractère subjectif de la distance qui « es
donc relative à un être en devenir et animé par le désir; c'est la portée
de sa saisie qui détermine l'articulation de la distance dans le proche et
l'éloigné »112. Pascal Convert n'est pas loin d'une telle compréhension
de la distance, pour qui « l'espace d'habitation des personnes âgées
[... ] se rétrécit au fur et à mesure de leur difficulté à se mouvoir et à
s'émouvoir »113.
En conclusion, on pourrait dire que, dans son intimité avec les œu-
vres de ces cinq artistes contemporains, Didi-Huberman tente de met-
tre l'art du côté de l'espace vécu ou de l'espace humain (selon une
« anthropologie du visuel» qui lui est propre). Mais il faut être atten-
tif à ceci que, l'expression « espace vécu» ne conviendrait pas si elle
ne désignait que l'espace visible familier, celui auquel on ne prend
plus garde, qui s'impose avec évidence et qui rassure par la constance
de ses repères 114 . Elle désigne, en revanche, un espace dont l'homme
fait réellement l'expérience. L'espace vécu correspond plutôt, chez
Didi-Huberman, à la manifestation d'un espace inquiétant: qui ren-
voie et qui pose question à notre corps, à notre mouvement, à notre his-
112 Ibid., p. 617. Merleau-Ponty a retenu cette leçon, qui affirme que dans
la profondeur le sujet est d'emblée mêlé à l'expérience de la distance. La lec-
ture attentive de Straus - nous savons que Merleau-Ponty avait connaissance
des développements sur la distance - nous rend cette analyse plus claire. La
distance non géométrique qu'est la profondeur est définie, affirme Merleau-
Ponty, « [ ... ] par la situation de l'objet à l'égard de la puissance de prise»
(Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 303).
Ce n'est que par rapport à une « certaine portée de nos gestes» que les objets
nous semblent proches ou éloignés.
113 Pascal Convert,« Le motif autobiographique », cité dans Georges Didi-
Hubennan, La demeure, la souche, op. cit., p. 127.
114 Merleau-Ponty le savait, pour qui la vérité de l'expérience de la vision
ne peut « se saisir dans l'ordinaire de la vie », mais apparaît lorsque l'on se
penche sur « quelque cas exceptionnel », comme, par exemple, l'expérience
visuelle de la nuit (cité par Didi-Huberman, dans: L'homme qui marchait dans
la couleur, op. cit., p. 60).
LE LIEU CHEZ DIDI-HUBERMAN 163
oire, à notre mémoire; bref, un espace humain qui nous concerne -
ui nous « regarde », dit-il souvent.
Parcourir un lieu ne dépend pas seulement d'une attitude corporelle
dynamique, mais est également une expérience de pensée pour l'hom-
me - : « nous pouvons percevoir l'ampleur anthropologique d'un phé-
nomène où le lieu est systématiquement dé-spatialisé pour accéder au
statut d'une expérience, sinon d'un événement, psychique »115. Autre-
ment dit, l'artiste invente des lieux quand, s'éloignant d'un espace stric-
tement objectif et mesurable, il lui rend son contenu psychique. Simon
Hantaï œuvre en ce sens puisque, d'après Didi-Huberman, il n'a jamais
cessé de travailler« dans cette condition de l'espace» qui en fait le mi-
roir de nos états mentaux.« 'La psyché est étendue, n'en sait rien', écrit
Freud. On peut aisément renverser la formule et dire que l'étendue est
psychique, même si elle n'en sait rien. L'espace est un filet psy-
chique »1l6. Et, de fait, le texte consacré à Simon Hantaï, en un sens
moins phénoménologique que les autres, a des accents psychanaly-
tiques. La texture des toiles de l'artiste (le lieu, l'unité matérielle d'un
foisonnement de sens) est un espace « réminiscent » où surgissent ana-
chroniquement les images de son enfance, de sa mère, de gestes accom-
plis autrefois, de fêtes et de tabliers à repasser; images aussi de l'his-
toire de la peinture car, souligne Didi-Huberman : « Le 'tablier' de
Hantaï serait de peu d'intérêt s'il n'était qu'une histoire de famille »ll7.
Au creux de ces œuvres, dans l'espace de la toile, reviennent des ima-
ges du passé, des images oubliées peut-être, on voudrait dirë « refou-
lées ». Dans L'étoilement, Didi-Huberman se risque d'ailleurs à appeler
lieu de l'œuvre d'art un « inconscient de l'espace »118.
Pour Didi-Huberman, l'espace de l'art est encore lieu parce qu'il
permet le « dépôt», la « déposition» de la mémoire 1l9 . Ceci s'explique
115Ibid., p. 35.
116 Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., p. 26. Voir aussi: Geor-
ges Didi-Huberman, Être crâne, op. cit., p. 30.
117 Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., p. 52.
118 Ibid., p. 51.
119 Georges Didi-Huberman, La demeure, la souche, op. cit., p. 54.
 164 Maud HAGELSTEIN
parfois psychiquement, parfois tout à fait concrètement (ces deux
mensions ne s'opposant nullement chez lui, pour qui la matière
même est mémoire 120 ). Les étoiles qui jalonnent les toiles de
Hantaï sont, par exemple, mémoire des manipulations du peintre, mé-
moire du moment où la toile était nouée en certains endroits, mémoire
du pliage l21 . Plus loin, Didi-Huberman parle du travail de l'artiste
comme d'un travail archéologique, où le processus de dépliage « ex-
hume» quelque chose que le pliage avait préalablement « enterré». La
métaphore renvoie clairement au texte freudien. Mais n'est-ce qu'une
métaphore ? L'auteur relate un événement troublant : Simon Hantaï a
un jour réellement exhumé de son jardin des toiles qu'il avait, 15
auparavant, enterrées pour ne plus les voir, déterrant de la sorte
un «fumier de sa propre peinture »122.
L'idée d'une mémoire du lieu, d'une «mémoire à l'œuvre» revient
encore dans Génie du non-lieu, où Didi-Huberman montre comment
les œuvres de Parmiggiani conjuguent des thèmes liés au deuil, à l'ab-
sence, à la survivance, à la hantise et donc, aussi, à la mémoire; thè-
mes qui se poétisent en quelque sorte à travers l'épreuve matérielle
l'air et de la poussière l23 . Nous ne sommes pas loin d'une psychana-
lyse des éléments telle que la concevait Gaston Bachelard.
Que la phénoménologie doive parfois se contenter d'une référence
discrète dans les textes de Georges Didi-Huberman, bien qu'elle lui
procure un matériau bien utile, peut done sans doute s'expliquer par
son intérêt, complètement assumé, pour une approche davantage psy-
chanalytique.
Maud HAGELSTEIN
(FNRS, Université de Liège)
Georges Didi-Huberman, Être crâne, op. cit., p. 52.
120
Georges Didi-Huberman, L'étoilement, op. cit., pp. 86-87.
121
122 Ibid., pp. 107-108. Il est singulier de constater que Giuseppe Penone a,
lui aussi, entené et détené objets et œuvres d'art (Georges Didi-Huberman,
Etre crâne, op. cit., pp. 52-55).
123 Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, op. cit., p. 15.
---~~~-~
L'INCONSCIENT LEVINASSIEN
ET LE RETARD DE LA CONSCIENCE
Si la plupart des philosophies du sujet ont résisté à la psychanalyse,
par égard au principe d'autonomie de la volonté. Elles ont cru re-
pérer dans la théorie de l'inconscient une arme pour déconsidérer
l'idée de responsabilité. Dans son effort pour penser un sujet dérangé
par une altérité irréductible, Levinas, en revanche, a rencontré l'incon-
scient au point d'y voir l'élément déterminant du psychisme. Mais
l'obligation morale inconditionnelle peut-elle prendre sa source dans
l'inconscient sans déposséder le sujet de sa liberté? Le sujet préoccupé
au plus profond de lui-même par l'inquiétante étrangeté de l'autre
hommel peut-il être considéré comme un sujet moral tant qu'il n'aura
pas assumé consciemment cette inquiétude? En plaçant l'inconscient
au cœur de sa méditation sur le sujet humain, la philosophie de Levinas
porte à s'interroger sur une éthique qui ne reposerait pas sur une cons-
cience directement responsable de ses choix.
«La découverte de l'inconscient»
Levinas ne s'est guère confronté à la psychanalyse même s'il a pris
la mesure de la « secousse intellectuelle considérable» qu'a constituée
la théorie de l'inconscient2. Mais il a récusé l'idéologie scientiste qui
s'en est réclamée pour nier la liberté et la sincérité du sujet. « On ne
1 E. Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 64. On
notera désormais NP.
2 E. Levinas, De l'existence à l'existant, Paris, Vrin, 1984, p. 57. On note-
ra désormais EE.