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Genesis (Manuscrits-Recherche-

Invention)

« Entre le corps écrivant et l'écriture... », entretien avec Daniel


Ferrer
Jacques Derrida, Daniel Ferrer

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Derrida Jacques, Ferrer Daniel. « Entre le corps écrivant et l'écriture... », entretien avec Daniel Ferrer. In: Genesis (Manuscrits-
Recherche-Invention), numéro 17, 2001. pp. 59-72;

doi : https://doi.org/10.3406/item.2001.1196

https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_2001_num_17_1_1196

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EN

« Entre le corps écrivant et l'écr


Entretien avec Da

Jacque

Jacques
accepté deDerrida
décrire ici
est ensans
détail
doute
ses propres
le philosophe
pratiques
qui s'est
de travail
le plus
et l'organisation
intéressé à la graphie.
concrète Pour
de cette
la scène
premi
(et de la lecture) qui le préoccupe depuis toujours.

Daniel Ferrer - Il y deux ans, nous avions inauguré la première séance de ce séminaire
«Bibliothèques d'écrivains » par une très belle citation d'un de vos textes sur «l'invention
de l'autre »\ et nous étions partis de l'hypothèse que la bibliothèque de l'écrivain, réelle ou
virtuelle, était le lieu privilégié où l'on pouvait observer comment celui-ci «laisse venir
l 'autre à travers l 'économie du même ». Nous aurions bien des questions à vous poser sur
ce sujet, mais aujourd'hui vous avez accepté de nous parler, sur un mode plus personnel, de
votre propre bibliothèque et de votre propre pratique de l 'écriture et de la lecture.

Jacques Derrida - L'exercice auquel je suis convié est redoutable. C'est un appel à un geste
assez indécent, geste que certains pourraient interpréter comme narcissique, exhibitionniste,
voir nudiste. Ce dont il est question, c'est de parler de ce qui, dans notre vie à tous, repré¬
sente le plus secret, le plus intime : c'est ce que nous faisons dans la solitude, chez nous, au
moment où, dans un espace fortement érotisé et je dirais presque auto-érotisé, nous prépa¬
rons, avec toutes sortes d'instruments et de supports, ce qui est déjà une exhibition : des
publications. Ces machines de jouissance ou de torture autoérotique, c'est ce que je dois exhi¬
ber, puisque je dois parler de ma bibliothèque, de ma manière d'écrire, de prendre des notes,
de traiter les instruments de «traitement de textes ». J'ai prononcé les mots lourds de narcis¬
sisme, de voyeurisme, d'exhibitionnisme... Le mot le plus approprié dans ce cas, ce serait
plutôt «fétichisme». Les objets et les choses dont je vais parler sont, pour nous tous, les
objets d'un lourd investissement fétichistique. Tous ces objets, du papier à l'ordinateur, sont
des objets qui se laissent plus facilement fétichiser que d'autres. Il faut que je parle de tout
cela : narcissisme, exhibitionnisme, autoérotisme, fétichisme... Mais tout cela préparé au-
dedans de notre espace privé en vue de la publication. C'est notre destin à tous, ici présents.
Nous sommes des êtres de publication qui affûtons, dans la nuit du secret, toutes sortes d'ins¬
truments de jouissance et de torture.
Un autre scrupule me retiendrait de parler ici, c'est l'hésitation devant ce qui est typique,
ce qui nous est commun à tous et à toutes, parce que nous appartenons au fond au même
GENESIS

groupe social et professionnel, mais aussi à la même génération. Tout ce dont je vais parler
a été marqué par une histoire qui au cours de cette génération a été le lieu de transformations
profondes, radicales. Donc j'hésiterai entre la description de traits et de structures typiques,
certaines généralités, et la description de choses plus idiomatiques, plus singulières, plus
personnelles. Je ne veux pas cacher des choses personnelles, car si on m'invite, c'est, j'ima¬
gine, qu'on est curieux de voir comment je participe à un mouvement typique, général, et en
quoi je peux marquer certains écarts. Entre ces deux écueils, du pauvrement, généralement
typique et du purement idiomatique, très difficile à saisir, je vais naviguer. Donc je vais témoi¬
gner en parlant au croisement des singularités et des traits communs d'appartenance.
J'ai devant moi deux lettres de Daniel Ferrer. La première faisait allusion à la «manière
dont l'écriture en train de se faire s'articule sur le déjà-écrit». C'est une règle que je vais me
donner, que je vais recevoir, mais pour ce faire je m'appuierai sur un autre déjà-écrit, sur une
deuxième lettre de Daniel Ferrer que j'ai reçue de lui récemment et où il m'adresse une liste
de questions à laquelle il serait opportun que j'essaie de répondre. Je vais essayer de répondre
à chacune des questions qu'il me tend, en suivant le déjà-écrit.
Avant d'en venir à ces questions, et après quelques généralités sur l'histoire inquiète et
mouvementée de mon expérience de la lecture et l'écriture, sur certains repères, certaines
scansions générales, je voudrais parler naïvement de ce que je me rappelle de mon histoire
quant à l'écriture et à la lecture, aux livres, aux supports, etc.
Comme nous tous, je suppose, quand je travaille, que je lis ou j'écris, je m'observe. Et
cette observation fait partie de l'expérience. J'observe mon corps - car c'est de corps qu'on
va parler - la position du corps. Depuis toujours, dans mon intérêt constant pour l'écriture,
intérêt que j'ai peut-être privilégié un peu plus que d'autres, la question du corps écrivant
m'a toujours inquiété, intéressé, elle a toujours été un lieu d'expérimentation et d'observa¬
tion ; et par exemple la question de savoir comment il fallait écrire, comment il fallait se tenir
quand on écrit : couché, assis, debout. Ainsi, un des textes, issus de votre travail de l'an
dernier, que Daniel Ferrer m'a donnés à lire - ce texte, sur la bibliothèque de Nietzsche,
s'ouvre par une citation de Nietzsche : « On ne peut penser et écrire qu'assis, etc. » Et je me
rappelle que, lors de ma première publication, en 1962, j'avais cité ce texte et j'en avais dit
ceci que vous me permettrez de citer à mon tour, pour ensuite le commenter à partir de ce
qu'a été mon expérience du « couché-assis-debout » quant à l'écriture. A propos de Flaubert,
après une citation de Nietzsche qui dit que «Flaubert est toujours haïssable, l'homme n'est
rien, l'œuvre est tout... », j'ajoute : «Il faudrait donc choisir entre l'écriture et la danse.
Nietzsche a beau recommander une danse de la plume : "Savoir danser avec les pieds, avec
les idées, avec les mots, faut-il que je dise qu'il est aussi nécessaire de le savoir avec la plume,
- qu'il faut apprendre à écrire ?" Flaubert savait bien, et il avait raison, que l'écriture ne peut
être dionysiaque de part en part. "On ne peut penser et écrire qu'assis", disait-il. Joyeuse
colère de Nietzsche : "Je te tiens là, nihiliste ! Rester assis, c'est là précisément le péché
contre le Saint-Esprit. Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur."
Mais Nietzsche se doutait bien que l'écrivain ne serait jamais debout, que l'écriture est d'abord
et à jamais quelque chose sur laquelle on se penche, mieux encore quand les lettres ne sont
plus des chiffres de feu dans le ciel. » 2
Ces différents mouvements sont aussi les mouvements de mon hésitation interminable
entre l'écrire-couché, l'écrire-assis, et l'écrire-debout. Il m'arrive d'écrire couché, de prendre
«ENTRE LE CORPS ÉCRIVANT ET L' ÉCRITURE» EN

des notes, au réveil, après un rêve. Le plus souvent, j'écris comme nous tous assis, avec le
sentiment néanmoins que rien ne se passe de très important quand j'écris assis. Quand j'écris
assis, je gère des pensées, des idées, des mouvements de pensées, qui me viennent toujours
quand je suis debout, en train de faire autre chose, de marcher, de conduire, de courir. Au
moment où je courais (je me suis arrêté maintenant), c'est alors que les choses les plus orga¬
nisatrices, les idées, me venaient. Il m'est arrivé d'aller courir avec un papier dans la poche
pour noter. Ensuite, quand je m'asseyais à ma table, devant mon ordinateur, je gérais,
j'exploitais, des choses furtives, cursives, quelquefois fulgurantes, qui me venaient toujours
en course.
J'en ai très vite été conscient, c'est debout que ces bonnes choses pouvaient m'arriver.
J'ai donc aménagé dans le premier de mes bureaux (j'en ai quatre ou cinq) une étagère à ma
hauteur debout, légèrement oblique, en me disant : si tu arrives à écrire debout (j'écrivais
alors à la plume), ce sera mieux. J'ai fait de grands efforts, mais ça n'a pas eu de suite. C'est
un petit signe pour marquer que la position du corps est quelque chose à quoi je suis très
attentif. Je souffre tout le temps d'écrire assis. J'entends très bien la protestation de Nietzsche -
et aussi celle de Flaubert, qui sait très bien qu'un certain type de travail suppose l'immobi¬
lité, l'être-assis.
Après ce détour seulement propice à rappeler que ce dont nous parlons c'est d'un certain
corps désirant, écrivant, souffrant, j'en reviens à la petite enfance, puisqu'il est question de
l'écriture. La première violence que j'ai ressentie quant à cette chose était une des violences
scolaires (il y en a eu beaucoup) : c'est que très tôt, à l'école primaire, j'étais un très bon
élève (ça s'est ensuite détérioré) sauf pour l'écriture et il y a des moments où, pendant la
récréation, le maître d'école, qui savait que j'étais le premier de la classe me disait : « Remonte
réécrire ça, c'est illisible ; quand tu seras au lycée, tu pourras te permettre d'écrire comme
ça ; mais pour le moment ce n'est pas acceptable. » Donc très vite j'ai rencontré l'épreuve de
l' illisibilité de mon écriture, qui malheureusement ne s'est pas arrangée depuis. Mon écri¬
ture est restée difficilement lisible, au point que certains de mes amis sont obligés de faire
déchiffrer mes lettres par des « experts ». Ça m'a toujours préoccupé, et il y a, parmi les instru¬
ments d'écriture à la main, ceux qui respectent une forme normale de mon écriture, toujours
aussi illisible, et d'autres qui ne la respectent pas. Par exemple, il y a un crayon qui respecte
mon écriture et des plumes qui ne la respectent pas. J'ai eu très peu de stylos dans ma vie,
je vois que mon écriture a changé depuis que j'ai été jeune professeur ou étudiant, elle était
alors beaucoup plus aiguë et dissociée que maintenant, mais aussi illisible. On a une impres¬
sion d'archivé quand on constate la transformation de l'écriture manuelle.
Pour en rester à la question de l'instrument et des supports, pendant très longtemps je
n'ai pu écrire qu'à la plume, trempée dans l'encre (pas au stylo). Aux examens et concours,
j'apportais mon encrier avec une certaine plume, et un certain porte-plume. Je l'ai fait pendant
très longtemps, même jusqu'à l'époque où j'ai commencé à publier. Je ne pouvais écrire les
premières versions d'un texte que sur de grandes pages et à la plume. Quand j'étais enfant,
adolescent, et que je m'enfermais chez moi, (très tôt l'écriture a été pour moi une sorte d'en¬
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«ENTRE LE CORPS ECRIVANT ET L" ECRITURE» ENJ

des cahiers - je parle de sortes de journaux intimes, écrits dans des cahiers d'écoliers - ou
bien sur une autre sorte de support : j'ai encore le souvenir d'une table à El Biar, en Algérie,
qui était mon bureau, dans une petite pièce, couverte de papier rose, comme une nappe, et
des petites pensées que je livrais à ce papier ; ensuite je les découpais et je me rappelle très
bien avoir découpé avec des ciseaux dans le papier rose les choses que j'écrivais sur cette table.
L'histoire des instruments et des supports a été, je pense, une histoire commune à tous
les intellectuels de ma génération. La plume, d'abord, pas le stylo, la plume, pour les premières
versions des textes, même quand j'ai commencé à publier. Mes premiers livres, je les ai écrits
à la plume. Je n'écrivais à la machine à écrire que la version finale. Ma première machine à
écrire, je l'ai achetée aux États-Unis en 1956. Il fallait que je tape. C'est là que j'ai appris à
taper. Je tape très vite, très mal, avec beaucoup de fautes. J'ai appris à taper, vite et mal, à
Cambridge et Harvard, où j'ai passé un an après mon temps d'école. A ce moment-là ma
femme - nous n'avions pas d'argent - traduisait un roman russe et moi je tapais ses traduc¬
tions. Donc j'ai acheté une petite Olivetti 32 avec un clavier international, parce que je n'ai
pas trouvé de clavier français là-bas. Ce qui fait que pendant de longues années, de 1957
jusqu'aux années soixante-dix, je devais profiter de voyages aux États-Unis pour retrouver
ce clavier international auquel j'étais habitué. Je n'ai pas pu taper sur un clavier français
jusqu'à cette date-là. Chaque fois, je remplaçais une petite Olivetti par une petite Olivetti.
Pour aller par grandes scansions, après la plume, ce fut la machine Olivetti depuis mes
premières publications au début de l'année 1960, jusqu'en 79. Près de 20 ans. En 79, j'ai
acheté une machine à écrire électrique et La Carte postale, je l'ai écrite sur une machine élec¬
trique à un rythme différent. Donc j'ai électrifié mon atelier en 1979, puis, toujours en résis¬
tant (je résiste encore à la modernisation, aux progrès techniques), j'ai organisé ma résis¬
tance à l'ordinateur, à partir des années 84-85. En 85, l'expérience difficile mais décisive, a
été le moment où Jean-François Lyotard, organisant l'exposition «les Immatériaux» à
Pompidou, m'avait enrôlé dans un groupe de gens qui devaient correspondre entre eux, en
définissant un certain nombre de mots - il en avait établi la liste - mais par ordinateurs coor¬
donnés entre eux et offerts par Olivetti qui, dans un souci de promotion, avait distribué vingt-
six ordinateurs. Chacun devait produire ses propres définitions et les communiquer aux autres.
J'ai installé cette machine chez moi et quand elle est entrée dans cette maison, j'avais l'im¬
pression qu'on y avait introduit un monstre. Et naturellement j'étais absolument incapable
de m'en servir. J'y ai renoncé, et j'ai dit aux organisateurs que j'allais écrire sur ma machine
à écrire électrique et qu'ils se chargeraient ensuite eux de transférer la chose. C'est ce qui
s'est passé. «Jamais je ne pactiserai avec ça» me disais-je alors.
Néanmoins, assistant, notamment à l'étranger, avec mes amis américains, à la progres¬
sion de cette chose et voyant les services que cela leur rendait, je me suis fait initier. J'ai
acheté un ordinateur. Il y a eu quelques catastrophes, qui auraient dû suffire à me faire renon¬
cer définitivement, mais qui au contraire m'ont encouragé à prendre plus de précautions et,
à partir de ce moment, ça a été au contraire l'organisation d'une dépendance de drogué. Je
ne comprends même plus comment j'ai pu travailler à la machine à écrire. Je peux revenir à
la main et je garde la nostalgie des textes que j'ai écrits à la main ; je reviens à la main pour
la correspondance, parce que c'est plus économique. Donc la pulsion vers la manuscripture
est très vivante en moi, mais je ne pourrai plus jamais écrire à la machine, qu'elle soit méca¬
nique ou électrique. J'ai l'impression, chaque fois que j'essaie, que c'est comme si j'écri-
GENESIS

vais avec des marteaux-piqueurs. Donc maintenant, c'est l'hésitation entre les machine
traitement de texte, comme on dit si curieusement, et l'écriture manuelle.
On me pose souvent la question : est-ce que l'usage de l'ordinateur a transformé vo
façon d'écrire ? Je ne sais pas quoi répondre. Oui et non. Non, je crois, quant à quelque ch
qui continue à souffler les mots, le rythme des phrases, etc. Oui incontestablement ça a chan
quant à l'économie de la composition. J'écris tous mes séminaires, tout ce que j'enseigne
l'ordinateur, et je vois, quand je veux composer une séance, c'est-à-dire déplacer, remet
au début quelque chose qui arrive à la fin, que de ce point de vue-là je fais des choses q
jamais je n'aurais pu faire, que parfois je n'aurais même jamais pensé à faire à la main,
même à la machine à écrire. Incontestablement, quant à l'écriture de la composition,
souplesse, la rapidité, ça a profondément changé les choses. Quant à la structure de la phr
quant au mouvement, au rapport du corps à l'écriture, je n'en suis pas sûr.
Permettez-moi de vous raconter une petite histoire à ce sujet : un jour, au cours d'un dîn
une discussion s'engage entre Jean Genet, Paule Thévenin et moi, à ce sujet. Jean Genet,
n'a jamais touché une machine à écrire, me dit : «Mais on ne peut pas écrire à la machin
écrire ; vous vous rendez bien compte que ça tue votre phrase, c'est une violence inacce
table, c'est une question du corps, etc. » Et c'est donc une longue discussion, toute une soi
où j'essaie de le convaincre que, sans doute, l'interposition de la machine, quelle qu'elle s
transforme le corps écrivant, le rapport entre le corps et la lettre et la phrase, mais que c'
une transformation qui n'interrompt pas, ne coupe pas le corps de l'écriture. Une coup
s'introduit même avec la plume ou le crayon. De toute façon, il y a de la coupure et c'
pourquoi les idées viennent plutôt quand on n'écrit pas, en marchant, en courant, en cond
sant. Je conduis beaucoup et c'est souvent en conduisant que je reçois les meilleures chos
Il y a donc une coupure, quand on écrit avec la plume ou à la plume d'oie, il y a une coup
à la machine, mais ce sont deux types de coupures qui néanmoins n'empêchent pas q
quelque chose du corps passe à travers la coupure. C'est une autre organisation de la coupu
Nous avons eu une longue discussion toute la soirée là-dessus. «Je dis que la machine n
terdit pas; vous dites qu'elle arrête la poésie, qu'elle arrête la littérature, qu'elle arrête
souffle de la phrase... Non, c'est un autre corps.» Il n'était pas convaincu. Il est parti v
minuit avec Paule Thévenin, avec qui je le voyais souvent. Arrivé à Paris, il lui dit : « Je cr
que Jacques a raison. » Le lendemain matin, à l'aube, il me téléphone pour me dire
substance : « Finalement vous avez tort. » Discussion interminable sur ce qui se passe en
le corps écrivant et l'écriture, selon ce qui vient s'interposer, et, évidemment, la chose
vient s'interposer, c'est aussi quelqu'un qui vient s'interposer. Dans cette scène d'écrit
qui m'intéresse depuis toujours, il y a naturellement des figures, des personnages, des for
qui viennent s'incarner, s'instrumentaliser dans tous ces instruments et qu'on traite com
on traite qui et quoi.
Maintenant, je vous dis, pour vous donner une image du grand névrosé de la scène d'éc
ture que je suis, ma terreur, depuis que j'ai des ordinateurs, la terreur de perdre des tex
terreur qui tient aux traumatismes initiaux (j'ai perdu des textes, comme tout le mond
terreur que j'aurais pu ressentir quand j'écrivais sur du papier, car on peut perdre un pap
«ENTRE LE CORPS ÉCRIVANT ET L' ÉCRITURE» ENJEUX

j'écris un long texte, qui traîne longtemps sans être imprimé, je ne quitte jamais ma maison,
car on m'a cambriolé, on m'a volé mes ordinateurs, je ne quitte jamais la maison sans avoir
multiplié le texte en question en un, deux, trois, quatre... il y a au moins dix exemplaires,
que je laisse en différents endroits parce qu'il y a aussi les risques d'incendie, de cambrio¬
lage. Et j'ai là dans ma serviette l'essentiel de ce qui est en cours, pas de la réserve générale.
Ce qui est en attente, c'est dans ma serviette.
Cela, c'est la névrose qui se développe avec la technologie. Je n'avais pas de tels soucis
quand j'écrivais à la main. Je ne me rappelle même pas avoir fait de photocopies de mes
premiers textes. J'avais un carbone, c'est tout. Maintenant, malgré tout ça, quand j'ai fini un
texte long, un article ou un livre, une fois qu'il est imprimé, je l'apporte chez le photoco¬
pieur et je fais une photocopie pour moi.
Maintenant, après ces généralités (car ce sont des généralités : certains traits patholo¬
giques me sont propres, mais il y a beaucoup de traits que vous avez certainement reconnus
dans votre propre univers d'écrivain ou d'écrivant), je vais essayer de répondre aux ques¬
tions plus précises, plus spécifiques que me pose Daniel Ferrer.
« Lisez-vous un crayon à la main ?» - Oui, quelquefois, mais je ne prends pas de notes,
quand je lis, il n'y a pas de papier à côté. Le crayon sert à maltraiter un livre, c'est-à-dire à
griffonner, à souligner, à mettre des flèches. J'ai apporté quelques exemplaires de livres ainsi
torturés, de l'époque où j'étais étudiant et de tout récents. Mais en général je ne prends pas
de notes à côté, ce qui s'appelle notes de lecture. J'ai fait ça quand j'étais jeune étudiant. Je
peux noter des choses dont je sais que j'aurai besoin, mais je ne prends pas de notes en lisant
linéairement un livre. C'est un objet d'ironie et de critique dans ma famille, car j'ai deux fils,
qui, contrairement à moi-même, sont très respectueux du livre, très bibliophiles. Moi, je ne
suis pas bibliophile, je n'ai pas de respect religieux pour la beauté de l'objet livre. Mes fils
ne veulent pas se servir de mes livres, ils préfèrent en acheter d'autres parce qu'ils voient les
traces de la violence des coups de crayon, des points d'exclamation, des flèches, des souli¬
gnements.
« Si oui, sur quoi écrivez-vous ? Sur le livre lui-même, sur un carnet, sur des fiches ? » -
C'est variable. Je lis avec un projet en tête. Je lis rarement d'une façon désintéressée, je suis
presque toujours en train de chercher quelque chose parce qu'il y a un travail en cours, un
séminaire, donc je lis de façon active, sélective, trop sélective, pas assez passive. Donc je
cherche des choses et je peux noter des références, mettre dans le livre un post-it, coller une
page, ou indiquer sur la dernière page d'un livre, tel mot, ou telle idée : telle page. Ce ne sont
pas des index, mais des rappels de lieux, dans le livre, où je peux retrouver une idée, un
problème, un mot. Ce que je note souvent, quand je ne suis pas à ma table de travail, au
volant, à un feu rouge, ce que je note, ce que je trouve, c'est un mot, un mot inducteur ou
formalisateur, un mot économe, ce n'est pas autre chose.
Quant aux fiches, il n'y a rien de régulier. Il m'est arrivé de faire des fiches, il y a très long¬
temps, quand je travaillais à De la Grammatologie, sur l'écriture, précisément. Là j'avais accu¬
mulé des fiches en bristol, qui allaient dans des boîtes, en bois, achetées chez Gibert, comme
les gens qui font des thèses. Je ne le fais plus. Maintenant il m' arrive, quand je suis en train
d'écrire quelque chose, sur un projet qui dure un certain temps, de voyager avec des carnets.
J'aime les carnets à papier épais : je me promène avec eux. Pendant une période assez longue
de ma vie, quand je préparais un livre que je n'ai jamais écrit, sur la circoncision, et dont il

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GENESIS

est resté ce petit texte qui s' appelle Circonfession, pendant des années, j ' ai couvert des carnets
de notes d'un certain type, d'une façon non pas aléatoire, mais en tout cas très loin du moment
d'écrire, des notes très potentielles, très virtuelles. Je prenais des notes sur tout ce qui pour¬
rait un jour se rapporter à la circoncision. Ça pouvait être des notes de lecture, ça pouvait être
des pensées qui me traversaient. J'en ai un très grand nombre. C'étaient des carnets à dessin,
des carnets de croquis Canson, du très beau papier. Tous commençaient par des lettres
hébraïques : je ne sais pas écrire l'hébreu, mais j'ai appris le nom pour circoncision qui est
mila et sur ces cahiers d'esquisses, cahiers à dessin, j'écrivais assez longuement, d'une écri¬
ture qui n'est plus exactement la mienne maintenant.
« Quand vous prenez une note, savez-vous précisément à quoi elle est destinée ?» - En
principe oui. Sauf dans le cas dont je viens de parler, où je savais tout de même que ça devait,
directement ou indirectement, se rapporter à la circoncision, autrement oui. Je prends des
notes à partir des choses qui sont en train de se faire. Le plus souvent, d'ailleurs, pour l'en¬
seignement, car ce qui m'occupe le plus, la plus grande partie de l'année, c'est le séminaire
que je suis en train de donner. En ce moment, tout ce qui concerne le pardon ou la peine de
mort. Je griffonne quelque chose qui est illisible pour qui que ce soit. Mais c'est une sorte
de rappel, de pense-bête, pour aller retrouver le passage en question.
« Vos notes de lecture induisent-elles ensuite des traces repérables dans vos brouillons ? »
- Je n'ai pas de brouillon. Au début, dans la protohistoire dont je parlais, j'avais plusieurs
étapes d'un texte, et je récrivais. Je ne corrigeais pas beaucoup, je réécrivais un texte entier.
Il m'est arrivé de réécrire à la main un livre entier. Je me rappelle mon premier livre,
L'Introduction à l'origine de la géométrie, qui fait à peu près 200 pages, je l'ai récrit à la
main avant de le taper. Maintenant c'est fini. Comme c'est sur l'ordinateur, il n'y a pas de
brouillon, il y a divers états de la disquette, que je ne garde pas, en général. Il m'est arrivé
une fois ou deux, pour Circonfession, de garder quelques étapes. Mais pour la plupart des
textes, je ne garde rien, ça se transforme et ça ne laisse pas de traces.
« Lisez-vous différemment divers types de livres ?» - Sûrement. Ayant répondu oui à
cette question, je ne saurais pas pousser l'analyse plus loin. Il y a là une question de rythme.
Si je devais vraiment dire la vérité sur la façon dont je lis, je devrais reconnaître que je lis
d'une façon très impatiente, très rapide et que cette impatience sélective me coûte cher :
probablement beaucoup d'injustices, de négligences. Mais très souvent, en ouvrant un livre
par le milieu, cette impatience m'a jeté vers ce que je cherchais, ou que je ne savais pas que
je cherchais et que je trouvais. Donc cette manière très impatiente, très sélective (beaucoup
trop), de lire, est un prix à payer. Ce dont je souffre, c'est que, même si cette rapidité me sert
quelquefois dans le cas de textes philosophiques, elle est absolument injustifiable dans le cas
de romans ou de poèmes, de textes littéraires. Là, je dois dire, pour lire, ce qui s'appelle lire,
un texte, appelons-le littéraire, il faut que je décélère, que je ralentisse mon rythme normal
de lecture en travaillant. Je m'aperçois souvent que c'est en écrivant sur un texte littéraire
que je commence à le lire et que ma première lecture, faite de lueurs intermittentes, est très
lacunaire. Au fond, mon expérience, pour répondre d'un mot, c'est que je ne peux lire de
façon juste et fidèle, faire justice au texte que je lis, que quand je suis en train de l'enseigner,
d'écrire à son sujet, et de m' intéresser à quelques lignes du texte. Le Contrat social, par
exemple, que j'ai lu, que j'ai étudié pour l'agrégation, est là tout à coup sous ma lampe, quand
je me prépare à expliquer quelques lignes pour mes étudiants, et j'ai l'impression que je le
«ENTRE LE CORPS ÉCRIVANT ET L' ÉCRITURE» ENJEUX

lis pour la première fois. Et que je le lis au rythme qu'il exige et que jamais je n'aurais pu le
lire comme ça, en commençant à la première page et en finissant à la dernière, c'est impos¬
sible. Il peut m'arriver de partir d'une hypothèse de lecture, d'écriture, formée avant un travail
suffisant, et de relire d'une façon exhaustive pour vérifier l'hypothèse. Par exemple, j'ai
compté les « oui » d' Ulysses , après avoir commencé à écrire un texte sur le « oui » dans Ulysses,
mais une fois que j'ai formulé l'hypothèse, il faut tout relire. Donc j'ai tout relu en français
et en anglais et en annotant tous les oui des deux versions. Et leurs équivalents. Là, j'ai lu à
un rythme laborieux et patient, mais qui n'est pas mon rythme normal de lecture. Ce n'est
pas comme ça que j'ai lu Ulysses, quand j'ai lu pour la première fois, où j'ai naturellement
manqué bien des choses.
Donc je ne lis qu'en travaillant, même des textes apparemment les plus éloignés de notre
idée du travail, des textes poétiques, des textes de prières, des textes mystiques, je ne les lis,
je ne les reçois, que là où je suis en situation d'y travailler et même de les enseigner. Au fond,
c'est l'enseignement qui me fait lire.
« Le classement de votre bibliothèque, qu'il soit prémédité ou l'effet du hasard, a-t-il
une influence sur votre pensée ?» - Oui ça compte beaucoup. C'est comme le corps, la façon
dont les livres sont disposés, dans la maison, chez soi. C'est quelque chose qui m'a toujours
beaucoup occupé, bien que je n'aie jamais vécu dans le confort ou le luxe à ce sujet, néan¬
moins j'ai toujours été très attentif à ça. La topologie des choses est à la fois rationnelle et
empirique, elle est stratifiée et garde les marques de ce qu'a été l'histoire de ma vie, de ma
maison. Remontons à l'adolescence : j'ai poussé dans une famille où il y avait peu de livres,
quelques mauvais romans, que j'ai lus, Paul Bourget..., et c'est tout. Les premiers livres,
je les ai achetés à Alger avec l'argent que mon père me donnait pour la semaine. Donc, féti¬
chisme absolu, au-dessus de mon lit, il y avait là Les Fleurs du mal, Gide, pour lequel j'avais
une grande passion, j'en avais dix, quinze, vingt... Je les transportais avec moi, je les ai
amenés ici, dans cette maison. J'avais tous mes livres à Paris, et quand je suis parti pour les
États-Unis, j'ai laissé une malle de livres (j'en avais cent, cent cinquante) dans le grenier
de cette maison [l'École normale supérieure, 45, rue d'Ulm] et je ne les ai jamais retrouvés
quandm'a
l'on je volés.
suis revenu et je continue de pleurer ces livres, ces livres de mon adolescence que

Ensuite, j'ai commencé à reconstituer une petite bibliothèque, sans stratification : topo¬
logie empirique. Au début, dans la maison initiale (un pavillon en banlieue), la bibliothèque
était faite d'étagères sur des briques. Et ces livres, que j'ai transportés en 1968, quand j'ai
déménagé, ont été, d'un côté, les corpus philosophiques, d'un autre côté les livres que j'ai¬
mais, des textes littéraires ou des livres que je commençais à recevoir. Peu à peu, la maison
s'organisait comme ça : dans le grenier où je me suis installé peu après, parce qu'il n'y avait
plus de place, il y avait tous les ouvrages philosophiques dont j'avais besoin pour mon travail
(je travaillais dans ce que j'appelais mon «sublime», un grenier, dans lequel je montais par
une échelle). J'y ai travaillé pendant dix ans et il y avait là tous mes livres de travail, les
grands philosophes : Platon, Kant, Hegel, Marx, Husserl, Heidegger, etc. En bas, les livres
que je commençais à recevoir, les livres dédicacés. Je ne jette aucun livre et j'en reçois beau¬
coup, de plus en plus. Donc, tous les livres dédicacés sont ensemble, par ordre alphabétique.
Maintenant il y a un grand nombre de pièces qui sont occupées par ces livres dédicacés.
Quand mes deux fils ont quitté la maison, j'ai occupé leurs deux pièces : il y a maintenant le

©
GENESIS

grenier, trois pièces du premier étage pleines de ces


livres ; au rez-de-chaussée, la littérature. Il y a des rayons
de livres étrangers, la littérature anglo-saxonne a une
place à part, les livres d'art, et puis la littérature bien
aimée, Mallarmé, Artaud, Ponge, Blanchot, Bataille,
ALBUM Kafka...
taREF.X 24,5
27-15? La nouveauté : comme la maison ne pouvait plus conte¬
nir les livres, depuis quelques mois, nous avons fait ajou¬
CROQUIS ter une pièce qui prolonge la maison dans le jardin, et
;YON - FUSAIN
MOYEN- 6ANGU!
qui devient mon studio. Là, pour la première fois de ma
CANSON vie, j'ai un espace suffisant, c'est une grande pièce dont
le plafond est très haut, avec une mezzanine, des étagères
et des échelles qui montent jusqu'en haut et je suis en
train de réaménager toute la logique de la bibliothèque.
En gros, au point où j'en suis, les corpus philosophiques
iBpMfcifar.Mlili vont descendre dans ce studio, où je travaille avec un de
mes ordinateurs. Je ne parle pas de ce qui prend le plus
de place, à côté des livres, ce sont des boîtes en carton,
où entrent beaucoup de papiers, de manuscrits, de corres¬
pondance. Il se trouve que - autre aveu - depuis trois ou
quatre ans, il y a un projet franco-américain d'héberge¬
Fig. 3 et 4 : La couverture et une page du carnet de notes ment de mon archive et depuis quelques années, l'uni¬
préparant un livre éventuel sur la circoncision versité d'Irvine où j'enseigne m'a proposé, et j'ai
(ou ce qu'il en reste dans Circonfession), années soixante-dix. accepté, d'abriter tous les doubles des papiers, une
grande quantité de notes (pour le séminaire - j'enseigne
depuis 35 ans), de choses tapées à la machine, beaucoup
de choses manuscrites du début, dont les originaux vont là-bas et j'en garde une copie. Et il
y a un arrangement entre l'IMEC et cette archive américaine pour faire que les choses soient
en deux exemplaires, pour partager les choses ou l'accès aux choses, notamment aux corres¬
pondances. Quelqu'un vient maintenant pour m'aider, classer ça, mettre de l'ordre, invento¬
rier et envoyer soit à Paris, soit à Irvine, cette archive de manuscrits, d'épreuves corrigées, de
notes.

Question de l'auditoire - Vous avez dit que dans la phase de conception, qui précède l'écri¬
ture, vous notez un mot : qu 'entendez-vous par là ?

J. D. - Ce mot est un peu autre chose qu'un mot. C'est un mot qui a, dans le meilleur des
cas, une capacité de formalisation, l'avenir, peut-être, d'une pensée, un mot qui est une matrice
théorique ou qui me permet, par condensation, de dire plus, très vite. Je suis en train de rôder
autour d'une hypothèse, d'une logique, d'une explication, et tout d'un coup, un mot me paraît
propre, par son économie à formaliser, à capitaliser. Ce n'est pas un mot, c'est un concept.
Mais ce n'est pas seulement un concept, il est indissociable du corps d'un mot de la langue
française. Ce dont j'ai le sentiment, ce n'est pas d'avoir inventé ou d'avoir été l'auteur actif
de cette chose, mais de la recevoir comme une chance. Ce mot m' arrive de la langue fran-
ENTRE LE CORPS ECRIVANT ET L' ECRITURE ENJEUX

u * CM; fi'"*'
fa* '&*<<-
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çaise, comme une chose qui était en réserve et qui vient ,.cr 4'
formaliser et libérer en même temps une sorte de potentia¬ u
a. r. ***
6* ,

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lité théorique. Je ne dirai pas que ça m' arrive souvent, mais
c'est la forme de ce qui m'arrive de mieux quand je travaille. /lù>u
Je découvre à ce moment-là ce mot auquel j'ai l'impression \
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de n'avoir pas fait attention jusque-là et, tout d'un coup, il

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m'arrive pour répondre à une attente. » ic u.
Vf*** l'Z'
Question de l'auditoire - Quel lien faites-vous entre ces mots h*
et votre lecture impatiente ?
h r- t/r JUVT,
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J. D. - L'unité du mot reste ce qui, dans ma lecture impa¬ ,\h v\
j- 4
tiente, me guide comme un phare. Il y a de plus en plus de r * tr
livres que je n'ai pas le temps de lire. Alors je feuillette, et 4 UV. > (r
quand je feuillette comme ça, avec ce mélange d'aveugle¬
ment et de lucidité dont je parlais tout à l'heure, ce sont des tttrÂr
t
mots qui me sautent à la figure, pas de longues phrases. Et u hf*
je suis moi-même étonné, assez souvent, par une certaine
sûreté - indissociable d'une chance - dans la rencontre du
mot que je cherche. Quand je travaille, j'ai un programme >
qui est en marche, une certaine thématique qui m'intéresse,
qui est organisatrice, et puis, quoi que j'ouvre, livre ou jour¬ Fig. 4.
nal, cette thématique programmatrice opère comme un ordi¬
nateur qui recherche. C'est comme ça que je fonctionne.
Donc je sais ce que je recherche, l'ordinateur est en marche,
alors j'ouvre, et tac ! A ce moment, quoi que j'ouvre, je vais aller droit à cette chose qui
m'importe à moi. Et ça passe par des mots. Ce sont eux qui viennent droit sur moi.

Question de l'auditoire - Dans cette géographie des livres, dans cette organisation évolu¬
tive, est-ce qu 'il y a une place pour l 'affectivité ? Est-ce qu 'il y a une pièce où il y a des livres
qui ne servent pas à travailler ? Quels livres avez-vous dans votre chambre ?

J. D. - Tout est chargé d'affectivité, tout, même les livres de philosophie, les livres tech¬
niques. A mon chevet, il y a les livres que je lis tous les soirs, brièvement, je ne lis pas longue¬
ment. Tous les soirs, je lis avant de m' endormir, et il y a des livres avec lesquels je m'en¬
dors. Ce ne sont jamais des livres de philosophie, ni de livres de travail, car j'ai l'impression
que ça me mettrait dans une attitude d'activité nuisible pour le sommeil. Il y a des livres dont
j'attends une gratification affective, une jouissance. Il peut s'agir de livres qui ont été écrits
par des personnes que je connais, ou qui ont un certain rapport à ma vie, à ce qui m'importe.
Souvent, c'est aussi le moment où je feuillette des journaux. En général, il n'y a pas un livre,
il y a quatre, cinq livres à côté de moi, que j'ouvre l'un après l'autre pendant 5 minutes
chacun. Je ne suis pas un liseur. A mon chevet, il n'y a pas de livres de liseur.

Question de l'auditoire - D'où vient votre répugnance à jeter les livres ou les papiers ?

71
GENESIS

J. D. - J'ai commencé à parler de fétichisme, d'autoérotisme. Il est évident que ce sur quoi
nous écrivons, ces traces, sont des morceaux de notre corps jouissant, érotisé. C'est du narcis¬
sisme. Même quand je garde les livres des autres, ce n'est pas étranger à tout narcissisme.
C'est toujours un peu de la conservation de soi.
Le grand fantasme (appelons-le fantasme, sous réserve d'une meilleure élaboration) qui
m'est présent, de façon active, actuelle, thématique, à chaque instant, c'est que tous ces
papiers, livres ou textes, ou disquettes, me survivent déjà. Ce sont déjà des témoins. Je pense
tout le temps à ça, à qui viendra après ma mort, qui viendrait regarder par exemple ce livre
que j'ai lu en 1953, et demandera : «Pourquoi a-t-il coché ça, mis une flèche là?» Je suis
obsédé par la structure survivante de chacun de ces bouts de papier, de ces traces. C'est la
structure de la trace qui est la survie même. Et cette maison est déjà pour moi un lieu dont
j'imagine (en me trompant bien sûr, je le sais bien) que des gens, éventuellement de ma
famille, vont s'y intéresser. Je me dis que peut-être ils viendront archiver, recenser, classer,
regarder, tout ce qu'ils n'ont pas vu de mon vivant. Je suis obsédé par cette scène-là, ce qui
se passe de moi déjà, ce qui déjà me survit. Mais bien sûr, je n'en crois rien.

Question de l'auditoire - Vous avez parlé du rapport entre le corps et l'écriture, est-ce que
cela n 'a pas à voir avec l 'âge ?

J. D. - Bien sûr ! Ce que j'ai décrit d'une manière extrêmement cursive tout à l'heure c'est
à la fois la transformation historico-technique de la chose, le passage de la plume à l'ordi¬
nateur, et puis le passage d'un âge à l'autre. De même, je suis obsédé par la mort, par la
survie, je m'observe moi-même vieillissant dans l'écriture. Je suis tout le temps en train de
guetter les signes de changement dans la façon de lire, dans la façon d'écrire - pas tellement
dans la façon d'écrire au sens du style ou de la pensée, mais techniquement, la mémoire. Je
suis tout le temps en train de guetter les capacités de la mémoire et ce qui, dans mon cas, a,
depuis toujours eu la forme d'un oubli extrêmement actif. Tout à l'heure, je parlais de sélec¬
tivité, de filtrage. Évidemment sélectivité et filtrage, ce n'est pas seulement en ouvrant un
livre au présent, c'est dans ce qu'on retient du passé. Évidemment j'ai des capacités d'amné¬
sie absolument vertigineuses, qui sont aussi ce qui me permet d'avancer, de continuer.
D'amnésie quant à ce que je lis et quant à ce que j'écris. Et là ce n'est pas seulement une
question d'âge : depuis toujours j'ai fonctionné à l'oubli, autant qu'à la mémoire. Ce qui fait
que, très souvent, je repasse par les mêmes chemins, où je retrouve des choses. C'est un film
très étrange : on est dans une séquence et, tout d'un coup, on s'aperçoit qu'on est en train de
visiter autrement un lieu textuel très familier qu'on avait totalement oublié. Ça peut être le
texte d'un auteur, ou ça peut être une façon de formuler une hypothèse de lecture. On recom¬
mence la même chose, qu'on avait oubliée.

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