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donc, selon l’analogie, tenir à son sujet pour vrai ce que les

philosophes tiennent pour évident au sujet du monde.172

L’esthétique en devenir assure à la sensibilité, grâce à son fondement


métaphysique et à sa claire méthode, la possibilité de percevoir ce qui dans l’Art
se manifeste comme vérité, c’est-à-dire ce qui, dans la singularité de chaque
œuvre, participe de l’universel. Et selon Baumgarten, tous les modes discursifs
peuvent être employés afin de représenter sensiblement ce qui doit l’être. Dès
lors, et comme en réponse à la Poétique d’Aristote (1451b), qui considère que la
poésie est plus philosophique que l’histoire, Baumgarten dit que « la méthode
des historiens, celle du felix æstheticus et celle de la raison sont, dans le
domaine de la claire méthode, possibles », pourvu qu’elles contribuent à une plus
grande « clarté » de la représentation sensible, la rendant par là même
accessible au plus grand nombre.

§ 1.7 IMAGE, MONADE ET SPÉCULATION

Même le lecteur le mieux disposé risque d’être déçu s’il attend de


l’esthétique de Baumgarten qu’elle lui livre quelques indications sur la question
de l’« image » ; ou, du moins, s’il espère y trouver ne serait-ce que quelques
remarques générales au sujet de la peinture ou de la sculpture. Ces dernières
sont rarement évoquées, et toujours dans la perspective de l’ut pictura poesis.
Dans cette comparaison, conformément à l’inversion entérinée par les théoriciens
de l’art à la Renaissance, le point de départ à l’aune duquel la peinture est
évaluée, c’est la poésie. Cela est parfaitement clair aux paragraphes 40 et 41 des
Meditationes :

§ 40 : C’est uniquement sur une surface que la peinture représente


une imagination ; sa tâche n’est donc ni de représenter toute la
situation, ni de représenter le mouvement ; cette tâche est en
revanche celle de la poésie : lorsqu’en effet on représente la situation
et son évolution, la représentation est plus riche, et donc plus claire au

172
Meditationes, § 68. « Dudum observatum, poetam quasi factorem sive creatorem
esse, hinc poema esse debet quasi mundus. Hinc kath’analogían de eodem tenenda,
quae de mundo philosophis patent.»

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point de vue extensif, que lorsqu’on ne les représente pas. Il y a donc
davantage d’éléments tendant à l’unité dans les images poétiques que
dans les images picturales. Le poème est donc plus parfait que la
peinture.

§ 41 : Bien que les imaginations exprimées par les mots et par le


discours soient plus claires que celles qui s’exposent dans le visible,
nous ne cherchons pas pour autant à affirmer la primauté du poème
sur la peinture. En effet, la clarté intensive, qui donne à la
connaissance symbolique, qui s’effectue par les mots, une primauté
sur la connaissance intuitive, ne contribue en rien à la clarté
extensive ; or cette dernière est la seule poétique […].173

L’avantage accordé par Baumgarten à la poésie sur la « platte peinture »174


en raison de la richesse des représentations qu’elle permet est très fragile. En
effet, la connaissance symbolique — celle qui s’opère avec des mots — court
toujours le risque, si elle devient trop précise, de se muer en son contraire, c’est-
à-dire de devenir claire d’un point de vue intensif, ce qui signifie « analytique »
et donc « non poétique ». Il est intéressant de noter que l’abbé Du Bos déploie le
même argument, mais en faveur de la supériorité de la peinture, lorsqu’il dit :

Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand que celui de la


poésie et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La première est
que la peinture agit sur nous par le moyen du sens de la vue. La
seconde est que la peinture n’emploie pas de signes artificiels, ainsi
que le fait la poésie, mais bien des signes naturels.175

Cela dit, et pour revenir à Baumgarten, il n’en demeure pas moins que l’un
des fondements métaphysiques sur lesquels se construit la première esthétique
philosophique est bel et bien de l’ordre d’une « image », mais d’une image d’un
genre tout à fait singulier, de l’ordre du reflet. Il s’agit plus précisément de la
capacité réflexive ou littéralement spéculative du sujet déterminé comme
substance simple, c’est-à-dire comme monade. L’imago mundi n’est objet
possible de représentation pour un sujet que parce que le « monde », c’est-à-

173
Ibid., § 40-41, p. 46. Je souligne.
174
C.f. J. LICHTENSTEIN, « Comment définir la peinture ? » dans le Dictionnaire
d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2007, p. 334.
175
Jean-Baptiste DU BOS, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, préface
Dominique Désirat, Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1993, p. 133.

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dire le tout de l’étant créé moins Dieu, obéit a priori à un ordre harmonieux. Ce
que souligne Jacqueline Lichtenstein à propos de la mise en place du paradigme
pictural éclaire le statut ambigu de cette image, à la fois spéculaire et
spéculative, qui est au cœur de la constitution de l’esthétique philosophique :
« La théologie a joué évidemment un rôle essentiel dans la constitution de ce
paradigme pictural. Le thème du deus pictor, l’idée du monde comme speculum
Dei, largement diffusée par les théoriciens du Baroque, le recours aux textes de
la patristique, d’Origène, de Jamblique, de Clément d’Alexandrie, vont servir à
rendre possible une activité figurative dont la valeur avait été longtemps
contestée par les philosophes. »176
Baumgarten, bien qu’en rupture avec l’esthétique baroque, considère que
l’œuvre d’art est également un miroir, entendu comme un véritable point de vue,
qui représente un monde possible et, envisagé sous le rapport de la production,
quelque chose qui rapproche la créature de son Créateur, faisant de l’œuvre d’art
un analogon de l’opus Dei.
Nous sommes en droit de demander : quel est le lien entre cet ordre
cosmique harmonieux, qui garantit l’adéquation de la représentation du sujet à la
chose, et l’Art, tel que Baumgarten le conçoit dans un horizon onto-théo-
logique ? Le lien réside en ceci que l’expérience esthétique rendue possible par
l’Art est la forme la plus excellente et la plus parfaitement achevée de la
perception. L’Art est ce qui fait le lien, ce qui comble le hiatus existant entre
notre capacité finie à nous représenter le monde et notre désir absolu de
connaissance.
La Métaphysique de Baumgarten, qui paraît pour la première fois en 1739,
se situe donc chronologiquement entre les Meditationes et l’Æsthetica. Elle définit
le pouvoir de l’âme humaine en ces termes :

Mon âme pense au moins certaines parties de ce monde. Mon âme est
donc une force qui peut se représenter, au moins partiellement, ce
monde.177

C’est donc dans la force représentative de l’âme humaine, c’est-à-dire dans sa


capacité à se faire une image du monde, que réside la possibilité d’un rapport
noétique à l’étant, en vertu d’une adequatio rei et intellectus littéralement

176
J. LICHTENSTEIN, La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris,
Flammarion, 1989, p. 140.
177
A. G. BAUMGARTEN, Métaphysique, § 507, p. 81.

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spéculative. Or c’est également à partir de cette détermination que l’Art devient
un lieu privilégié du rapport noétique. L’idée d’harmonie est centrale pour
garantir à l’esthétique philosophique sa portée cognitive. Le concept d’harmonie
préétablie est ce à la faveur de quoi la vérité esthétique reçoit sa fondation
métaphysique. En effet, l’harmonie préétablie devient, à un moment précis de
l’histoire de la pensée occidentale, l’interprétation du rapport des différentes
régions de l’étant en son entier. Le concept d’harmonie préétablie est au centre
des querelles philosophiques durant plus de la moitié du 18e siècle.178 Quelle est
l’histoire de ce concept ?
Ce concept est une reprise moderne d’une ancienne notion cosmologique.
Mais il est également la réponse leibnizienne à la classique question des rapports
de l’âme et du corps et de leurs interactions réciproques. Que la question soit
posée dans l’horizon postcartésien de la stricte séparation substantielle entre res
cogitans et res extensa n’est pas sans conséquences. En effet, comme le
souligne Christiane Frémont : « Lorsqu’en 1695 Leibniz donne au Journal des
Savants le Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, il espère montrer au public français ― principalement aux
occasionalistes ― qu’une nouvelle philosophie est possible qui ne soit ni
cartésienne ni cependant aristotélicienne, et proposer une solution tierce à la
question invariablement débattue de l’union de l’âme et du corps. »179 Or, la
doctrine de l’occasionalisme ne se trouve pas formulée chez René Descartes mais
provient du cartésien Nicolas Malebranche. Ce Père oratorien conçoit Dieu
comme la seule véritable cause efficiente. Ce qui a pour corrélat que la totalité
de ce qui est créé, y. c. l’être humain, n’est que l’occasion de l’exercice de la
volonté divine. Un extrait du Traité de la nature et de la grâce de 1680 résume
l’essentiel de cette doctrine :

Je dis que Dieu agit par des volontés générales, lorsqu’il agit en
conséquence aux lois générales qu’il a établies. Par exemple, je dis
que Dieu agit en moi par des volontés générales, lorsqu’il me fait
sentir de la douleur dans le temps qu’on me pique : parce qu’en
178
Mario CASULA, « Die Lehre von der prästabilierten Harmonie in ihrer Entwicklung von
Leibniz bis A.G. Baumgarten », dans Akten des II. Internationaler Leibnizkongresse,
Hannover, 17-22 Juli 1972, Band 3, Studia Leibnitiana Supp. 14, T. 3, Deutschland,
Franz Steiner Verlag, p 397.
179
Christiane FREMONT, « Préface » à G. W. LEIBNIZ, Système nouveau de la nature et de
la communication des substances et autres textes. 1690-1703, Paris, GF Flammarion,
1994, p. 9.

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conséquence des lois générales et efficaces de l’union de l’âme et du
corps qu’il a établies, il me fait souffrir de la douleur lorsque mon corps
est mal disposé.180

Rien de plus radicalement opposé à ces thèses que la possibilité d’attribuer un


pouvoir créateur à l’homme, dès lors que l’imagination, « maîtresse d’erreur et
de fausseté », est écartée et que les mouvements mêmes du corps humain sont
conçus comme relevant, en dernière instance, de l’efficace divine ! Or Leibniz
critique non seulement l’occasionalisme de Malebranche mais également, et de
façon plus générale, la causalité mécaniste des cartésiens à laquelle il oppose la
notion de force. Cela dit, cette critique porte essentiellement sur la question des
rapports âme-corps ainsi que sur l’efficace divine dans le monde. Puisqu’en effet
Leibniz emprunte à Malebranche ce qui constitue la pierre de touche de son
édifice philosophique, à savoir la théorie des mondes possibles et le choix du
meilleur :

Dieu découvrant dans les trésors infinis de sa sagesse une infinité de


Mondes possibles, comme des suites nécessaires des lois des
mouvements qu’il pouvait établir, s’est déterminé à créer celui qui
aurait pu se produire et se conserver par les lois les plus simples, ou
qui devrait être le plus parfait, par rapport à la simplicité des voies
nécessaires à la production et à la conservation. […] Dieu pouvait faire
sans doute un Monde plus parfait que celui que nous habitons. Il
pouvait, par exemple, faire en sorte que la pluie tombât plus
régulièrement sur les terres labourées, que dans la mer, où elle n’est
pas nécessaire. Mais pour faire ce monde plus parfait, il eut fallu qu’il
eût changé la simplicité de ses voies […]. Notre Monde, quelque
imparfait qu’on le veuille imaginer, est fondé sur des lois de
mouvement si simples et si naturelles, qu’il est parfaitement digne de
la sagesse infinie de son auteur.181

La théorie des mondes possibles joue un rôle fondamental dans la question


qui nous occupe. Nous avons vu préalablement que la constitution tardive du
dogme de la création ex nihilo du monde a servi non seulement à renforcer et à

180
Nicolas MALEBRANCHE, Œuvres complètes, tome V, Traité de la nature et de la grâce,
édité par Ginette Dreyfus, Paris, Vrin, 1958, « Premier éclaircissement », I, p. 145. Je
retranscris en français moderne.
181
Ibid., p. 28-29.

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proclamer la toute-puissance divine, mais que ce caractère induit également, et
comme son corrélat, l’omniscience du Créateur. Dieu, en tant que Créateur
universel, ne peut que connaître parfaitement, pleinement et adéquatement, le
tout de l’étant produit ex nihilo, par l’action conjuguée de sa Sagesse et de la
toute-puissance de sa Parole. Or selon la dimension esthétique conçue de façon
systématique par Baumgarten, l’être humain qui « crée par analogie » ou qui
« invente », c’est-à-dire qui emploie sa facultas fingendi — l’une des facultés qui
rend possible le raisonnement par analogie — produit quelque chose comme un
« monde ». C’est ce qu’indique le paragraphe 68 des Méditations :

Il y a longtemps qu’on a observé que le poète est une sorte de


démiurge ou de créateur, le poème doit donc être pour ainsi dire un
monde. Il faut donc, d’après l’analogie, tenir à son sujet pour vrai ce
que les philosophes tiennent pour évident au sujet du monde.182

Le « pour ainsi dire », le « comme si », de ce qui est conçu par l’intellect humain
indique justement la différence essentielle entre la Création divine et la création
humaine. L’acte « créateur » humain est, d’un point de vue ontologique, plus
proche de ce que produit le démiurge grec, car il est impossible qu’il crée à partir
du néant. Ce monde créé sur le mode analogique ne possède donc pas la même
plénitude d’être que le monde créé ex nihilo. Que le monde de l’art ne soit pas
« réel » au sens effectif du terme, mais qu’il contienne malgré tout « quelque
vérité », renvoie à une catégorie philosophique chère à Leibniz : celle de la
possibilité. C’est une notion que le philosophe partage avec un autre jésuite de
renom, ami de Boileau et de Racine, le Père Dominique Bouhours (1628-1702) :

Le monde fabuleux, qui est le monde des Poètes, n’a en soi rien de
réel […]. Mais ce système étant une fois supposé, tout ce qu’on feint
dans l’étendue même du système ne passe point pour faux parmi les
Savants, surtout quand la fiction […] cache quelque vérité.183

Or c’est précisément cette vérité non effective dans notre monde, mais
néanmoins possible, que l’esthétique entend élucider. Et pour revenir à la
question de l’image et de la spéculation, il est intéressant de noter que Leibniz,

182
A. G. BAUMGARTEN, Méditations, § 68. Je souligne.
183
Dominique BOUHOURS, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (1687),
texte reproduit, introduction et notes de Suzanne Guellouz, Toulouse, Atelier de
l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1988, p. 10. Je retranscris en français moderne et
souligne l’extrait.

95
dans le texte cité précédemment, se réfère au problème de Molyneux pour
illustrer le sens qu’il donne à une représentation confuse. Pour mémoire, ce
débat philosophique au sujet de la perception qui couvre, grosso modo, la
période allant de Locke jusqu’à Diderot, se réfère à la question de savoir si un
aveugle de naissance, qui recouvrirait brusquement la vue, serait en mesure de
reconnaître visuellement ou non, une sphère et un cube sans passer
préalablement par un contact tactile. Le fond du problème est la question de la
synesthésie, de l’interaction réciproque des cinq sens. Il s’agit, en définitive, de
comprendre comment l’aísthêsis opère dans le détail, selon quelles modalités, et
suivant quel type de rapport au lógos. Si nous distinguons clairement les
couleurs, nous ne sommes pas pour autant en mesure de les définir et de les
expliquer à autrui. Et que cette incapacité n’est pas un défaut mais l’essence
même de la clarté confuse de la représentation sensible que nous percevons de
manière intuitive.
Un extrait des Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées de
Leibniz formule de façon concise toute la problématique de l’esthétique
philosophique :

Nous voyons que les peintres et les autres artistes reconnaissent très
bien ce qui est bien fait et ce qui est mal fait, mais que souvent ils ne
peuvent donner les raisons de leurs jugements et répondent, lorsqu’on
les questionne, que dans l’œuvre qui leur déplaît il manque un je ne
sais quoi.184

Or c’est précisément l’impasse noétique de ce nescio quid affectant le domaine


de l’art d’un manque de rationalité — je ne sais quoi à qui Bouhours dans ses
Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) a donné des lettres de noblesse185 — que
Baumgarten entend dépasser. Il s’agit d’un approfondissement du concept
leibnizien de représentations « claires aux sens » mais « confuses par rapport à

184
G. W. LEIBNIZ, « Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées » (1684) dans
Opuscules philosophiques choisis (1959), texte latin et traduction par P. Schrecker, Paris,
Vrin, 2001, p. 15. Je souligne.
L’expression « je ne sais quoi » réapparaît deux ans plus tard dans le « Discours de
métaphysique » dans Discours de métaphysique et autres textes, 1663-1689, § 24,
p. 238. Mais aussi chez MONTESQUIEU, Essai sur le goût (posth., 1757, Encyclopédie, tome
7), Paris, Rivages Poches, 1993, p. 36.
« Il y a quelque fois, dans les personnes ou dans les choses, un charme invisible, une
grâce naturelle, qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais quoi. »
185
Baldine ST-GIRONS, « Avant-propos » à Edmund BURKE, Recherche sur l’origine de nos
idées de sublime et du beau, note 1, p. 168.

96
l’entendement ».186 En effet, Baumgarten confère à la confusion sensible qui
règne dans l’Art une nouvelle nécessité ontologique, un surcroît de rationalité
qu’elle seule est en mesure de fournir. Car si création et omniscience vont de
pair sur le plan théologique, il en va de même sur le plan esthétique. L’œuvre
comprise comme œuvre d’Art devient ainsi le lieu de la connaissance sensible la
plus parfaite qui soit. En effet, partant de l’idée qu’on ne connaît jamais aussi
bien une chose que lorsqu’on la crée soi-même, Baumgarten assigne à l’Art la
haute tâche d’être proprement à la mesure de la sensibilité humaine incarnée
ainsi que la possibilité de prendre part activement au grand jeu cosmique
harmonieux et spéculatif.
Il convient de mentionner ce grand texte de Leibniz, souvent un peu négligé
par les études consacrées à la constitution de l’esthétique, intitulé Système
nouveau de la nature et de la communication des substances aussi bien que de
l’union qu’il y a entre l’âme et le corps (1696). Ce dernier contient des éléments
proprement décisifs pour la fondation métaphysique de l’esthétique naissante.
Leibniz y réhabilite la très controversée notion aristotélicienne de forme
substantielle en la réinterprétant dans un horizon théologique, c’est-à-dire en
soutenant la nécessité que les « formes constitutives des substances aient été
créées avec le monde […] ».187 La forme substantielle non encore désignée sous
le terme de « monade » constitue néanmoins déjà la véritable unité de tout ce
qui est, en d’autres termes la détermination essentielle de l’étant. Leibniz
soutient qu’il ne faut

point mêler indifféremment ou confondre avec les autres formes ou


âmes les Esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et
ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées
dans la matière qui se trouvent partout à mon avis, étant comme des
petits Dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux
quelque rayon des lumières de la Divinité. C’est pourquoi Dieu
gouverne les Esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même
comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres
186
Ursula FRANKE, « Kunst als Erkenntnis, die Rolle der Sinnlichkeit in der Ästhetik des
Alexander Gottlieb Baumgarten » dans Studia Leibnitiana Supplementa, Band IX,
Deutschland, Franz Steiner Verlag, 1972, p. 45.
187
G. W. LEIBNIZ, « Système nouveau de la nature et de la communication des
substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps » (1695) dans
Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes.
1690-1703, p. 67.

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substances, comme un Ingénieur manie ses machines. Ainsi les Esprits
ont des lois particulières qui les mettent au-dessus des révolutions de
la matière par l’ordre même que Dieu y a mis, et on peut dire que tout
le reste n’est fait que pour eux.188

Nous mesurons l’écart qui sépare Malebranche de Leibniz ! Pour ce dernier,


les Esprits que nous sommes sont comparables à des « petits Dieux » ou des
« petites divinités dans [leur] département »,189 pour reprendre une formule des
Principes de la philosophie ou « Monadologie » de 1714, texte crucial pour la
question de la réception contemporaine des thèses leibniziennes. Et ce d’autant
plus que la publication des Principes de la philosophie — le titre Monadologie
provient, comme on sait, de Köhler, premier éditeur de la traduction allemande
du texte de Leibniz en 1720 — est très tardive dans sa version originale française
(1840). Les points de convergence entre ces deux textes, rédigés à un intervalle
de vingt ans, sont très nombreux. La hiérarchie des différentes formes
substantielles expressément formulée dans la Monadologie, l’idée de la forme
substantielle comme « point métaphysique » ou encore de la citoyenneté des
Âmes raisonnables et leur appartenance à la société des Esprits sont déjà
contenues dans le texte de 1696, bien que la détermination d’une substance
unique dotée d’une puissance spéculative soit plus ancienne encore. En effet,
déjà en 1686 Leibniz soutient dans le Discours de métaphysique : « Toute
substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de
tout l’univers. »190
La hiérarchie au sein des formes substantielles ou monades, ainsi que leur
capacité plus ou moins grande à refléter le monde, sont centrales pour saisir le
fondement proprement métaphysique de l’esthétique philosophique. La notion de
substance individuelle est l’entéléchie de tout ce qui est vivant. Cette entéléchie,
qui assure l’unité de l’âme et du corps, est conçue par Leibniz et Baumgarten
comme un point métaphysique doté d’une force représentative et spéculaire.

188
Ibid., p. 68.
189
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principe de la Nature et de la Grâce. Monadologie
et autres textes 1703-1716, présentation et notes Christiane Frémont, Paris,
Flammarion, 1996, § 83, p. 216.
190
G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et
autres textes. 1663-1689, « IX. Que chaque substance individuelle exprime tout l’univers
à sa manière (…) », p. 214.

98
Dans les Principes de la philosophie ou Monadologie, le fondement de l’étant
en son entier reçoit le nom de « monade ».191 La monade (de monas, « unité »
en grec) est la véritable substance selon Leibniz, c’est-à-dire ce qui demeure
stable et identique à soi-même, le fondement qui soutient l’apparence et garantit
la persistance dans l’être. Les Principes de la philosophie s’ouvrent sur la
proposition suivante :

La Monade, dont nous parlerons ici, n’est pas autre chose qu’une
substance simple qui entre dans les composés simples, c’est-à-dire
sans parties.192

La monade constitue l’élément le plus réel du monde phénoménal, ce qui donne


au monde créé sa cohérence ainsi que son unité. Cet élément le plus réel n’a pas
d’étendue et n’est donc pas divisible :

Il faut qu’il ait des substances simples puisqu’il y a des composés : car
le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
Or là, où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni
divisibilité possibles. Et ces monades sont les véritables Atomes de la
Nature et en un mot les Eléments des choses.193

Il est impossible de penser quoi que ce soit sans recourir à l’unité simple de la
monade. Or ce qui se montre spontanément, ce qui est directement perceptible
dans le monde, pensé comme Création divine, c’est toujours le composé. À
l’inverse, le composé est tout ce qui est autrement qu’à titre de substance. Or ce
composé est un composé spirituel et matériel, un tout lié harmonieusement et
doté d’une force spéculative. Les paragraphes 288 sq. de la Metaphysik de
Baumgarten reprennent tous les éléments de la doctrine leibnizienne des
monades. La Metaphysik que nous citons est la traduction allemande de la
Metaphysica, réalisée en 1783 par le principal disciple de Baumgarten, Georg
Friedrich Meier. Cet extrait correspond aux paragraphes 400 sq. de la troisième
édition latine de 1750 :

191
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce.
Monadologie et autres textes 1703-1716, Paris, GF Flammarion, 1996, § 59, p. 255.
Dans ce paragraphe Leibniz parle de la monade en termes d’« hypothèse », en ajoutant
entre parenthèses : « que j’ose dire démontrée ».
192
Ibid., § 1, p. 243.
193
Ibid., § 2 et 3, p. 243.

99
§ 288. Toutes les monades de ce monde, et de tout autre monde
composé de façon unitaire quel qu’il soit, sont toutes liées les unes
avec les autres ; par conséquent, chacune est soit le fondement d’une
autre, soit sa conséquence, ou les deux en même temps. Une
conséquence est le fondement de connaissance [Erkenntnisgrund] de
sa raison d’être [ihres Grundes]. Dès lors, à partir de chaque monade
de ce monde ou de quelque autre monde composé de façon unitaire, il
est possible de se représenter ou de reconnaître toutes les parties du
monde auquel elles appartiennent. En d’autres termes, les monades
sont des forces représentatives de leur monde, des miroirs agissants
par eux-mêmes, des petits mondes. Comme des mondes en petit, elles
contiennent en elles-mêmes un aperçu du monde entier, ou bien sont-
elles dotées d’une force représentative de leur monde […].

§ 290. Les monades, lesquelles se représentent le monde clairement,


se représentent clairement elles-mêmes entièrement, ou du moins
partiellement ; ou bien pas du tout. Les premières ont une
connaissance claire, et par conséquent aussi la faculté idoine qui est la
raison (l’intellect au sens strict du terme), et sont donc des substances
raisonnables ou des esprits (esprit, intelligence, personne).194

Ces « points de vue » sur le monde, ces « miroirs vivants » (specula activa), tels
que Leibniz et Baumgarten les conçoivent, reflètent, donc multiplient, chacun à
leur manière et selon leurs possibilités essentielles, l’ordre parfait de la Création
divine, c’est-à-dire la Gloire de Dieu :

194
A. G. BAUMGARTEN, Metaphysik, übers. von G. F. Meier, Jena, Dietrich Scheglmann
Reprints, 2004, p. 84. Je traduis et restitue l’extrait ci-dessous en allemand moderne.
« § 288. Alle Monaden dieser und einer zusammengesetzten Welt sind allgemein mit
einander verbunden, folglich ist eine jede entweder der Grund einer jeden andern, oder
eine Folge, oder beides zugleich. Eine Folge ist ein Erkenntnisgrund ihres Grundes.
Folglich können, aus einer jeden Monade dieser und einer jeden zusammengesetzten
Welt, alle Teile der Welt, zu welcher sie gehört, vorgestellt oder erkannt werden; oder sie
sind Vorstellungskräfte ihrer Welt, tätige Spiegel (specula activa) derselben, kleine
Welten. Welten in Kleinen, sie enthalten in sich einen Abriss der ganzen Welt, oder sie
sind mit einer Kraft begabt ihre Welt zu vorstellen. […]
§ 290. Die Monaden, welche sich die Welt klar vorstellen, stellen sich entweder dieselbe,
wenigstens zum Teil, deutlich vor; oder nicht. Die ersten haben deutlich Erkenntnis, und
folglich auch das Vermögen dazu, das ist Verstand (intellectus strictius dictus), und sind
verständige Substanzen oder Geister (spiritus, intelligentia, persona). »

100
La vertu d’une substance particulière est de bien exprimer la Gloire de
Dieu, et c’est par là qu’elle est moins limitée.195

C’est donc en tant qu’elle manifeste, c’est-à-dire se représente ou encore reflète


l’ordre cosmique divin, c’est-à-dire la Gloire de Dieu, que la substance
particulière est vertueuse. C’est parce que l’être de l’étant obéit à un ordre
cosmique harmonieux du zusammengesetzten Welt, créé par la plus haute et
parfaite sagesse qui soit, c’est-à-dire la divine Sagesse, que les monades
spirituelles peuvent être vertueuses en réfléchissant un nombre
incommensurable de fois et selon un point de vue à chaque fois différent (pro
posito corporis) d’après le principe des indiscernables, la Gloire de Dieu qui se
manifeste dans l’ordre du monde. Emile Boutroux, dans une note à son édition
critique de la Monadologie, souligne bien le fait que « Leibniz, selon sa coutume,
greffe un sens nouveau et philosophique [à cette notion théologique]. La Gloire
de Dieu, selon l’Ecriture, outre qu’elle est quelque chose de tout surnaturel et
mystérieux, apparaît comme inhérente à Dieu même, bien loin de consister dans
ses ouvrages même les plus parfaits. »196
Et c’est précisément parce que cette interprétation est philosophique, c’est-
à-dire métaphysique, qu’il y a lieu de questionner la structure onto-théo-logique
sur laquelle se fonde la vérité de la représentation monadique. Ce qui soutient la
logique de la représentation monadique chez Leibniz est le lógos même du Dieu
qui a créé le monde afin que sa Gloire s’y manifeste continuellement et à chaque
instant, en une infinité de reflets à chaque fois différents. Rappelons que Leibniz
distingue essentiellement deux catégories d’êtres. Il y a d’une part la « Monade
Suprême », illimitée et parfaite, c’est-à-dire Dieu conçu comme summum ens,
comme l’étant le plus étant, plénitude d’être. Et, d’autre part, toutes les autres,
c’est-à-dire celles qui sont selon la modalité de l’être-créé, par des « fulgurations
continuelles de la divinité »,197 non autonomes et essentiellement affectées d’un
manque ontologique en raison de cette dépendance même. La hiérarchie entre
les différents êtres ne concerne que cette seconde catégorie, puisqu’il ne saurait
y avoir de hiérarchie qu’entre des êtres comparables entre eux. Or la hiérarchie

195
G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et
autres textes. 1663-1689, § 15, p. 224.
196
G. W. LEIBNIZ, Monadologie, édition critique établie par Émile Boutroux (1881), Paris,
Le Livre de Poche, 1991, note 2, p. 171-172. Je souligne.
197
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce.
Monadologie et autres textes 1703-1716, § 47, p. 252.

101
qui concerne la seconde catégorie de monades n’est pas sans rappeler la
tripartition du De Anima d’Aristote, en faisant abstraction des concepts de force
et de création. Il existe trois espèces distinctes de vivants : les monades « toutes
nues »198 ou entéléchies, capables de perceptions et d’appétitions, ces monades
appartiennent au monde végétal ; les Âmes « dont la perception est plus
distincte et accompagnée de mémoire », ces monades constituent le monde
animal ; et enfin, les monades spirituelles ou Esprits,199 c’est-à-dire les monades
capables non seulement de mémoire mais également dotées de raison. Ces
monades spirituelles, c’est-à-dire les êtres humains, se caractérisent par le fait
remarquable d’être en mesure de refléter le monde en son entier plus
adéquatement que les autres, grâce à une amplitude d’âme beaucoup plus
importante. Ce qui veut dire que les monades spirituelles manifestent au mieux
la Gloire divine grâce à une puissance spéculative plus importante.
Le paragraphe 25 du Discours de métaphysique s’intitule « L’excellence des
Esprits, et que Dieu les considère préférablement aux autres créatures. Que les
Esprits expriment plutôt Dieu que le monde, mais que les autres substances
expriment plutôt le monde que Dieu ». Il est dit ceci à propos de la supériorité
des monades spirituelles :

Il ne faut pas seulement considérer Dieu comme le principe et la cause


de toutes les substances et de tous les êtres, mais encore comme le
chef de toutes les personnes ou substances intelligentes, et comme le
monarque absolu de la plus parfaite cité.200

Ainsi, les monades spirituelles non seulement reflètent mieux le monde que les
autres monades, mais elles sont également ce que Leibniz nomme des
« personnes ». Il faut entendre par cette expression le « sujet moral ». La
possibilité d’être une « personne » se fait à la faveur du souvenir et de la
connaissance de soi. Le sujet moral est la monade spirituelle envisagée du point
de vue de son appartenance à la Cité de Dieu. La monade spirituelle est capable
de libre-arbitre et possède, à ce titre, le privilège d’être le sujet du Monarque de
la Cité divine. La Cité divine n’est rien d’autre pour Leibniz que l’établissement
d’un ordre moral au sein de l’ordre physique :

198
Ibid., § 24, p. 248.
199
Ibid., § 19. p. 246-247.
200
G. W. LEIBNIZ, « Discours de métaphysique » dans Discours de métaphysique et
autres textes. 1663-1689, § 35, p. 252.

102
L’assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c’est-à-
dire le plus parfait Etat qui soit possible sous le plus parfait des
Monarques. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement
universelle est un Monde Moral dans le Monde Naturel, et ce qu’il y a
de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu : et c’est en
lui que consiste véritablement la gloire de Dieu.201

Aussi, l’harmonie monadique n’assure donc pas simplement la liaison cohérente


de l’âme et du corps. Elle assure également la parfaite adéquation entre le règne
physique de la nature et le règne moral de la Grâce.
Cette idée d’une union harmonieuse entre nature (ou sensibilité) et Grâce
(ou éthique des vertus) est fondamentale pour comprendre les enjeux de
l’Æsthetica. En effet, si pour Baumgarten l’esthétique est conçue en un premier
temps comme la nouvelle science de la sensibilité, elle est aussi une éthique bien
comprise en ceci que ses règles régissent non seulement la création d’œuvres,
conçues comme œuvres d’Art, mais également la manière d’être de celui qui s’y
adonne. C’est ce qu’énonce expressément le cinquième point du paragraphe 3 de
l’Æsthetica :

Dans la vie en commun, si toutes choses sont égales par ailleurs,


exceller dans la conduite de toutes les affaires.202

L’esthétique, telle qu’elle se fonde sur des bases leibniziennes, est une
science qui est à mi-chemin entre l’ordre spirituel et l’ordre matériel, même si
toute sensation consciente est déjà une aperception. Ce qui implique aussi que
dans tout acte créatif ou perceptif, c’est toujours, et à chaque fois, la dimension
cognitive qui est impliquée. C’est parce que l’être humain est conçu
métaphysiquement comme corps et esprit, comme appartenant à fois au règne
de la nature et à celui de la grâce, que ni la théologie ni la physique ne suffisent

201
G. W. LEIBNIZ, « Monadologie » dans Principes de la Nature et de la Grâce.
Monadologie et autres textes 1703-1716, § 85-86, p. 261-262.
202
A. G. BAUMGARTEN, Ästhetik, Lateinisch-deutsch, übersetzt mit einer Einführung,
Anmerkungen und Registern herausgegeben von Dagmar Mirbach, Hamburg, Felix Meiner
Verlag, Band 1, p. 12.
« In vita communi, caetera si paria fuerint, in agendis rebus omnibus praestare. »
J.-Y. Pranchère propose la traduction suivante : « d’assurer, dans les activités de la vie
quotidienne, une supériorité sur l’ensemble des individus » (p. 12 de la trad. française).
Or il me semble que l’un des enjeux de l’esthétique de Baumgarten est de viser une
forme d’excellence éthique plutôt que de s’assurer une « supériorité » dans l’art du
discours, ce qui serait plutôt l’affaire de la sophistique.

103
à rendre raison de son statut particulier au sein de l’étant, selon Baumgarten.
L’invention de l’esthétique philosophique est donc bien à la fois une réponse au
problème du dualisme métaphysique des substances et une tentative de
dépassement. Tout à la fois « petit dieu » dans son département et « monade
finie », mais qui contrairement aux autres est pourvue de la capacité de créer,
par analogie, un monde régi par les lois universelles de l’être, la complexité de
cette monade humaine ne requiert rien de moins que l’invention d’une nouvelle
partie de la philosophie qui soit à même de rendre raison et d’interpréter sa
problématique condition au sein de l’étant en son entier.
Une question reste entière. Quel est le statut ontologique de la
représentation produite par cette force qu’est l’âme ? En ce qui concerne plus
précisément l’esthétique, comment s’opère le passage entre l’image mentale et
le discours ? Stefanie Buchenau203 interprète la force représentative de l’âme,
exposée dans les Meditationes, comme une force essentiellement discursive, une
vis loquendi. C’est une hypothèse intéressante mais elle pose le problème
suivant : comment s’opère le passage de cette discursivité constitutive de l’âme
à des productions de l’art comme la peinture et a fortiori l’architecture qui
échappe à toute forme d’historia et de narration ? Et, à l’inverse, même si l’on se
place dans la continuité du propos aristotélicien du De anima (431a, 10-15) où il
est clairement exposé que l’âme produit des images puisque, c’est chose connue,
même l’âme dianoétique, c’est-à-dire la pensée discursive, ne peut pas penser
sans elles, pourquoi Baumgarten a-t-il choisi comme point de départ la poétique
et la rhétorique ? Voilà très exactement l’une des apories majeures de
l’esthétique philosophique.
De plus, il est loin d’être évident que l’absence de culture visuelle de
Baumgarten suffise à expliquer cette aporie. En effet, je soutiens que même si le
philosophe avait disposé d’une culture visuelle moins indigente, les images
n’auraient pas pu être accueillies dans son système esthétique qui s’inscrit très
explicitement dans l’ancienne tradition de l’ut pictura poesis (et, qu’en même
temps, il achève). Cela dit, il se pourrait bien que le problème tant débattu des
rapports entre texte et image, entre lisible et dicible, ne soit pas complètement
étranger à cette aporie majeure de la démarche de Baumgarten qui consiste à
ériger les arts de la parole en paradigmes indépassables pour toute

203
S. BUCHENAU, « Die Sprache der Sinnlichkeit. Baumgartens poetische Begründung der
Ästhetik in den Meditationes philosophicae », p. 25.

104
compréhension de l’art à venir. Et il n’est pas sûr que nous ayons dépassé cela
car il s’agit de l’aporie constitutive de toute forme de discours donc, à plus forte
raison, celui de l’esthétique philosophique. Hubert Damisch écrit fort bien :

Comme si la peinture, comme si la sculpture n’avait d’autre destin que


la signification telle que celle-ci trouve à s’articuler au registre du
langage, d’autre avenir, en dernière analyse, que de s’effacer, dans
leur matérialité sensible, au bénéfice d’un lógos auquel il
appartiendrait de déclarer leur sens et qui opère par définition dans
l’élément de la phoné.204

Reste qu’entre la contemplation muette et le bavardage, des manières de


dire ce que l’on voit, sent, entend, doivent être trouvées. Bien souvent, les
entretiens, les textes des artistes eux-mêmes et ceux des poètes sont plus en
phase avec la chose même. À ce titre, Baumgarten comme poète (ou
versificateur, c’est selon) a une intuition géniale en partant de la poétique. Mais
l’esprit de système dans lequel cette entreprise s’est réalisée et son corrélat, la
fondation rationnelle de l’Art, ont fermé cette possibilité à peine esquissée.

§ 2. PREMIÈRES OCCURRENCES DU TERME ET TRANSITION ENTRE LES DEUX OUVRAGES

La partie consacrée aux Méditations se clôt sur l’examen du sens de la


première occurrence du terme « esthétique ». Le paragraphe 115 est
récapitulatif : la poétique philosophique est la science qui mène le discours
sensible à sa perfection. Ce paragraphe contient également une attaque en règle
de la logique aristotélicienne et cicéronienne : ses bornes sont trop étroites en
tant qu’elle se restreint à n’être qu’une logique de la connaissance distincte au
détriment de la connaissance confuse. Cette logique, au sens restreint, ne peut
donc servir à diriger la faculté de connaissance dite inférieure ni prétendre être
une science du mode sensible de la connaissance d’un objet. Le paragraphe 116
contient la première définition de l’esthétique à venir :

204
Hubert DAMISCH, « La peinture prise au mot », Paris, Les Éditions de Minuit, Critique,
370 (1978), p. 275.

105

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