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HÖLDERLIN ET L’IDÉALISME ALLEMAND (PREMIÈRE PARTIE)

Ernst Cassirer, traduit de l’allemand par Françoise Delignon et Hédi Kaddour

Belin | « Po&sie »

2013/3 N° 145-146 | pages 183 à 198


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701175195
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Ernst Cassirer
Robert Pippin

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Ernst Cassirer

Hölderlin et l’idéalisme allemand


(première partie)
Traduit de l’allemand par Françoise Delignon et Hédi Kaddour

Ce texte est paru en 1917 dans la revue Logos, Internationale Zeitschrift fur Philosophie der Kultur.
Il n’avait jamais été traduit en français. Il s’inscrit dans le grand débat entre poésie et philosophie, plus
particulièrement autour de la figure de Hölderlin. Rappelons que celui-ci fit ses études au séminaire
protestant de Tübingen, à partir de l’âge de dix-huit ans, en compagnie de Schelling et Hegel, dont il

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partageait la chambre. Ernst Cassirer met ici en exergue le rôle joué par Hölderlin dans le mouvement
intellectuel à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Il revient à cette occasion sur une question de pater-
nité, celle d’un document de deux pages célèbre dans l’histoire de la philosophie moderne et qui a pour
titre « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ».
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1.
C’est d’abord par sa vie elle-même que Hölderlin est étroitement lié à l’histoire de
l’idéalisme philosophique allemand. Il se situe dès sa jeunesse, dès les premières étapes
de son développement intellectuel, au sein même du grand mouvement d’idées qui
prend sa source chez Kant. Ses années de lycée et d’université, tout comme les années
de sa maturité poétique, s’inscrivent sous ce signe. Il est né en 1770, l’année où Kant
après bien des fluctuations et « renversements » était enfin parvenu à fixer clairement
dans sa thèse d’habilitation (De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis)
les contours de son futur système critique.
C’est aussi à l’époque des premières impressions de jeunesse que Hölderlin rencon-
tra Hegel et Schelling au séminaire de Tübingen, et c’est avec eux qu’il fut soumis aux
courants intellectuels majeurs de son temps. Sa première année universitaire à Iéna a
été influencée de manière décisive par la personnalité et l’enseignement de Fichte. Il
est peut-être le premier parmi les auditeurs de Fichte à avoir su saisir et apprécier toute
l’étendue et la portée de son enseignement. « Il va écouter Fichte, rapportait alors Hegel
à Schelling, et il parle de lui avec enthousiasme comme d’un Titan qui lutterait pour
l’humanité et dont le rayonnement ne se limitera pas à l’enceinte de l’auditorium. »
Il fut encore plus profondément et plus durablement marqué par l’idéalisme esthé-
tique de Schiller. Lorsqu’il avouera plus tard à celui-ci qu’il « exerçait sur lui une ir-
résistible influence », il se référait non seulement à la poésie de Schiller mais, avec la
même force, à la nouvelle théorie de l’art qui se trouvait fondée et organisée dans l’essai
Sur la grâce et la dignité et dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. La
conception et la mise en forme de ces écrits sont, pour une part, immédiatement anté-
rieures au séjour de Hölderlin à Iéna, mais, pour une autre, contemporaines de ce séjour

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et de ses rencontres avec Schiller. Hölderlin put ainsi, toujours et en tout lieu, non seu-
lement saisir l’idéalisme philosophique dans ses conclusions mais également le suivre
dans son évolution, en allant au cœur des ultimes raisons personnelles ou objectives qui
organisaient cette évolution.
Pourtant, quelles que furent la force et l’emprise de ce mouvement, il ne s’y est
jamais livré entièrement et sans conditions. Il l’a certes suivi jusque dans ses derniers
détails et, dans ses textes philosophiques posthumes, se trouvent des essais dialectiques
sur l’opposition entre « l’organique » et « l’aorgique », où il semble rivaliser avec Schel-
ling et Hegel. Mais dans sa détermination intellectuelle comme dans sa conception
artistique du monde et de la vie, il y avait – de façon d’abord à moitié cachée, incons-
ciente – d’autres exigences qui ne trouvaient pas là de quoi se satisfaire. Au cours de ses
années à Francfort, pendant lesquelles il découvrit sa singularité de poète, il a lui-même
souvent ressenti la nécessité de s’isoler des courants intellectuels et artistiques qui se
développaient autour de lui, plutôt que de se laisser porter par eux. Il ressent – comme il
l’écrit alors à Schiller – à quel point « Il est plus difficile d’amener la nature à sa bonne
expression dans une époque où on est entouré de chefs-d’œuvre, plutôt que lorsque

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l’artiste est presque seul avec le monde vivant, qu’il se distingue alors trop peu de cette
nature, qu’il en est trop proche pour avoir besoin de s’opposer à son autorité ou au
contraire d’en accepter l’empire. Mais cette mauvaise alternative devient inévitable
quand le génie mûr des maîtres, plus puissant et plus intelligible que la nature, exerce
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son influence sur le jeune artiste d’une façon d’autant plus tangible et contraignante »1.
Ce n’est pas seulement aux orientations marquées par Goethe et Schiller que Höl-
derlin se confronta avec anxiété, mais aussi aux grandes constructions philosophiques
de son temps, et aux idées révolutionnaires sur la morale. Et il ne suffit pas, pour com-
prendre la position du poète envers son époque, d’évoquer le désir élégiaque qui le ra-
mena chaque fois vers le « pays lointain », vers Alcée et Anacréon, car cette nostalgie de
la Grèce est ici moins la cause que l’effet d’une disposition intellectuelle fondamentale
qui régit son art et sa vision du monde. C’est avant tout à partir de sa façon d’être artiste
que l’on peut expliquer chez Hölderlin les mouvements d’éloignement ou de rappro-
chement, d’attraction ou de rejet qui caractérisent ses rapports avec son époque et avec
le mouvement philosophique. Toute caractérisation qui se contenterait d’énumérer les
influences externes subies par Hölderlin dans son environnement intellectuel proche ou
lointain resterait ainsi nécessairement insuffisante et unilatérale.
En s’engageant sur cette voie, la recherche en histoire littéraire a certes mis à jour
quelques détails intéressants, mais plus les matériaux s’accumulaient, plus la figure
artistique unique de Hölderlin menaçait de se dissoudre en une multitude de relations
historiques particulières et contradictoires. Ceci ressort nettement des recherches
consacrées par Zinkernagel à l’œuvre majeure de Hölderlin, dans son livre La Genèse
de l’Hypérion de Hölderlin (1907). Les multiples versions et couches de l’œuvre qui
sont ainsi distinguées en viennent presque à ne plus être reliées que par le titre. Elles
varient bien sûr en fonction du plan et de la conception artistique de l’ensemble, mais
on voudrait n’expliquer ces variations que par les influences extérieures auxquelles
Hölderlin aurait été soumis au temps de leur rédaction. À côté d’une version purement
schillérienne du roman il y en aurait une autre, complètement déterminée par Fichte

1. Lettre à Schiller, 20 juin 1797, trad. Françoise Delignon et Hédi Kaddour.

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et Platon, et à côté d’un Hypérion marqué par le seul Tieck, nous en aurions un autre
qui ne porterait que l’empreinte de Schelling. La poésie de Hölderlin relèverait d’un
processus de transformation intérieure constante de l’univers conceptuel de l’auteur ;
elle ne serait, même portée à son expression la plus pure et la plus élevée, que le reflet
poétique de philosophèmes d’époque.
Nous n’examinons pas ici les preuves historico-littéraires qui ont été avancées pour
soutenir cette thèse ; mais nous devons avouer que pour tous ceux qui se livrent à une
contemplation sans a priori de la poésie de Hölderlin, cette thèse est problématique
et difficile à comprendre, ne serait-ce que pour des raisons de principe et de critique
interne. Chez Hölderlin, plus que chez tout autre poète, on perçoit en effet, malgré
toute la variété des matières et des esquisses poétiques, le rythme et la pulsation d’une
même sensibilité lyrique fondamentale. C’est ce ton fondamental qui donne au roman
Hypérion et au drame de La mort d’Empédocle leur mouvement et leur plénitude sub-
jective, ce même mouvement qui résonne encore dans les lettres du poète ainsi que dans
ses esquisses philosophiques. Nous nous trouvons bien là au centre de sa personnalité
et de son œuvre, et si on acceptait que Hölderlin ait été déterminé par des influences

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extérieures jusque dans les couches les plus profondes de son être, alors on renoncerait
à lui accorder une vraie singularité intellectuelle. L’histoire des idées, pour laquelle
l’individu reste le point de départ et d’arrivée, doit dès le début chercher une autre voie.
Elle doit essayer de saisir dans l’être poétique – originel et antérieur à toute réflexion
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abstraite – de Hölderlin, les traits qui dans la totalité de sa vision du monde et de la vie
s’affirment avec de plus en plus de force. C’est dans la formulation et la justification de
cette vision singulière du monde que Hölderlin rencontre alors les pensées fondamen-
tales de l’idéalisme philosophique et les fait siennes. Mais comme ces pensées viennent
d’autres univers mentaux, elles prennent chez le poète une autre signification, une autre
couleur que pour les fondateurs de la spéculation idéaliste. Et cette nouvelle position
d’un individu – tant est étrange, dans l’histoire des idées, la relation réciproque entre
l’individuel et l’universel – se répercute à son tour sur l’ensemble. Hölderlin n’occupe
pas seulement, face au mouvement général de l’idéalisme, la position de celui qui s’ap-
proprie : dans son acte même d’appropriation il enrichit ce mouvement d’un nouveau
contenu positif. Recevoir et donner, être déterminé par ce qu’on reçoit et, en retour,
déterminant par ce qu’on crée : les pages qui suivent tenteront de détailler cette double
manière qu’a Hölderlin d’intervenir dans l’histoire de l’idéalisme allemand.

2.
Le terrain sur lequel prennent naissance à la fois les considérations fondamentales de
l’idéalisme spéculatif et la conception poétique-philosophique de Hölderlin est délimité
par trois noms : Kant, Spinoza et Platon. Et, dans la façon dont ils mettent en relation
ces trois premiers philosophes, les trois créateurs ultérieurs de grands systèmes, Fichte,
Schelling et Hegel, se distinguent autant les uns des autres que de Hölderlin.
Ce dernier commença à se familiariser avec les enseignements de Kant dès ses an-
nées de jeunesse et d’apprentissage au séminaire de Tübingen – et si, à cette époque,
il est encore indéniablement rétif à la pensée critique, il le devient de moins en moins
au fur et à mesure qu’il s’approche du centre du système. Dans des lettres adressées
à son frère depuis Woltershausen en 1794, il écrit que pour ce qui est des sciences,
Kant et les Grecs sont maintenant ses seules occupations et que leur formidable esprit

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se dévoile de plus en plus à lui. Et même après des années, alors qu’il s’est lui-même
déjà séparé en un point crucial des abstractions de Kant sur la liberté, il reconnaît sans
ambages l’influence de cette théorie sur son époque et son absolue nécessité. Pour lui,
les Allemands n’auraient pu recevoir d’influence plus salutaire que celle de la nouvelle
philosophie qui pousse jusqu’à l’extrême vers l’intérêt général et met à jour, dans le
cœur des hommes, une aspiration infinie. Cette philosophie serait donc, même si elle
s’en tient de manière trop unilatérale à l’indépendance de la nature humaine, la seule
philosophie possible pour cette époque. Kant serait ainsi le Moïse de notre nation, il la
conduirait de la mollesse égyptienne vers le désert de la spéculation libre et solitaire,
et il rapporterait la loi toute-puissante de la montagne sacrée. Mais cette appréciation
va évidemment de pair avec le fait que Hölderlin ne voit la théorie critique que comme
une école préparatoire pour la pensée, et il est lui-même impatient de voir s’accomplir
la transformation de la « propédeutique » critique en un système philosophique et une
conception de la vie.
La forme d’un tel système semble être proposée de manière exemplaire par le spi-
nozisme, dont Hegel, Schelling et Hölderlin tirent une connaissance plus intime par les

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lettres de Friedrich Heinrich Jacobi Sur l’enseignement de Spinoza ; et ils en tirent aussi
la conviction que la vision spinoziste du monde donnerait avant tout corps, de façon
particulièrement conséquente et pure, à un nouvel idéal du savoir. Le jeune Schelling
est alors tenté de se mesurer à Spinoza sur le terrain qui est d’abord le sien, et il se
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fixe comme objectif – dès son premier texte Sur la possibilité d’une forme de la philo-
sophie en général – de construire un pendant idéaliste au spinozisme et de suivre par
déduction toutes les étapes qui mènent du seul Moi absolu jusqu’à la profusion de ses
manifestations.
Mais pour Hölderlin le centre d’intérêt se situe dès le départ ailleurs. « L’un » qu’il
cherche, n’est pas, comme chez Schelling et Fichte, le principe le plus élevé de la dé-
duction ; ce n’est pas un concept suprême qui embrasserait tout et d’où se déduirait tout
savoir particulier. Lorsqu’à vingt et un ans, il choisit comme « symbole » ( En ca§ pãn,
l’Un et Tout, et qu’il l’écrit dans le livre d’or de son ami Hegel, il a très clairement une
autre interprétation en vue. Il ne saisit pas cette formule à partir d’une nécessité abs-
traite du savoir, mais dans sa façon à lui de sentir et de contempler la nature. Il y cherche
et trouve la confirmation du sentiment fondamental qui le lie depuis l’enfance à la na-
ture, et à ses différentes forces, au soleil, à la terre et à l’air. Comme l’avait fait le jeune
Goethe au temps de ses premières lectures de Spinoza, Hölderlin donne ainsi d’emblée
au concept spinoziste de l’être, abstrait et mathématique, un nouveau contenu qui lui est
propre. L’Un n’est pas la substance infinie embrassant le tout, et pour laquelle il n’est ni
changement ni évolution, mais c’est l’Un qui contient en lui la possibilité du multiple
et du changement, e“ n diajéron »aui1, l’Un différent de lui-même, comme Hölderlin
le désignera plus tard, dans Hypérion, avec les mots d’Héraclite.
De là, le chemin l’a très tôt conduit jusqu’à Platon ; mais ce n’est pas le logicien
Platon qui le fascine, pas celui qui critique Théétète, qui combat les conceptions d’Hé-
raclite relatives au devenir, et qui lui oppose la doctrine du ;ontwV, l’être réel de l’Idée.
Comme le platonisme de Shaftesbury et de Winckelmann, le platonisme de Hölderlin
est exclusivement tourné vers l’émergence de la vie et du beau. Une première tentative
pour fixer ses concepts esthétiques fondamentaux aboutit à un commentaire du Phèdre,
et la première version métrique d’Hypérion est toute dominée par le mythe de l’origine
d’Éros, que Diotime raconte dans Le Banquet. « Quand notre esprit / […] s’est perdu,

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dans son vol libre, / en quittant l’Éther et le ciel pour aller / vers la terre, et que la
disette est venue s’apparier / à l’abondance, l’Amour / a pu naître. Cela s’est passé le
jour où / Aphrodite a surgi des flots. […] Nous sentons désormais les limites de notre
être / la force emprisonnée lutte avec impatience / contre ses chaînes et l’Esprit endure
/ la nostalgie de l’Éther transparent 1. »
Et cependant, ce qui se manifeste comme un obstacle à notre être, est en même temps
la condition de toute activité et de toute conscience humaine. Car ce n’est qu’à cette
barrière que la conscience s’enflamme, ce n’est qu’en contradiction avec le général que
naît le sentiment de l’individuel. L’esprit qui ne souffrirait pas, l’esprit « pur » pourrait
inclure en lui tout l’être – mais il ne posséderait pas d’être pour soi. Ces deux besoins
antagonistes et indispensables, le besoin d’infini et le besoin de limite, l’amour les unit
et crée ainsi la forme et la possibilité même de la vie consciente.
Mais ce recours au mythe platonicien indique en même temps, au-delà de la par-
ticularité de son contenu, un trait général de l’esprit de Hölderlin, grâce auquel peut
s’éclaircir sa vision des Grecs et de la nature. Le mythe n’est pas chez lui un symbole
allégorique externe que revêtirait la pensée, il constitue une forme d’esprit originaire

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et indissoluble. La représentation mythique n’est pas un pur ornement que nous ajoute-
rions après coup à l’image de la réalité, elle est un des organes nécessaires à la saisie de
la réalité elle-même. C’est dans le mythe que le monde et la vie se trouvent pour Höl-
derlin réellement découverts et interprétés ; il a éprouvé les forces de la nature comme
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forces originaires mythiques avant même de les avoir nommées et séparées les unes
des autres en tant que concepts. Ce sentiment fondamental traverse toute sa poésie,
jusqu’aux éléments ultimes de son style lyrique (Friedrich Gundolf montre de quelle
manière, dans une analyse où il prend l’exemple de l’Archipelagos du poète – après Dil-
they, qui signala déjà ce trait dans son essai sur Hölderlin2). Les dieux anciens ne sont
maintenant plus de pures métaphores et périphrases, ils sont connus et appréhendés de
façon immédiate comme réalités des sens et de l’esprit. Avec rage, Hölderlin s’oppose
aux “poètes hypocrites” pour qui le monde des dieux n’est que noms, accessoires et
décor rhétorique. « Vous, les hypocrites refroidis, ne parlez pas des dieux ! / Vous avez
l’intelligence ! Vous ne croyez pas à Hélios, / ni au Foudroyant, ni au Dieu de la Mer.
/ Morte est la Terre, qui va lui rendre grâce ?3 » Celui pour qui le mythe n’est qu’une
pure invention, fût-elle « poétique », celui qui n’y trouve pas une forme particulière et
nécessaire de l’esprit, perd le droit de s’en servir comme poète. Car pour lui, le monde
n’est qu’un agrégat inerte de fragments de matière, ou un système prévisible de forces
mécaniques, tout entier saisissable par l’intelligence.
Le monde des dieux grecs est le monde de Hölderlin, et c’est dans la comparaison
avec Schiller et en opposition avec lui que la singularité de son univers de sentiments et
de représentations apparaît avec le plus de netteté. Ce que Schiller ne fait que désirer,
Hölderlin le réalise. Si le premier ne prend qu’une position résignée et « sentimentale »
face au monde disparu des dieux grecs, Hölderlin, lui, l’aborde de nouveau avec foi
et naïveté. Pour Schiller, les figures des dieux antiques, Hélios et Aphrodite, ne res-
tent malgré tout, bien qu’il désire leur retour, que de « belles créatures du monde des

1. Hypérion, Version métrique, traduction F. Delignon et H. Kaddour. Pour ce texte et ses variantes, cf. Hyperion, Grosse
Stuttgarter Ausgabe, III, pp. 195 et 374.
2. Dilthey, Das Erlebnis und die Dichtung, Leipzig, 1907; Gundolf, Hölderlins Archipelagus, Heidelberg 1916.
3. Hölderlin, « Les poètes hypocrites », trad. F. Delignon et H. Kaddour.

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fables », dont la trace ne survit qu’au pays féérique des chants. C’est à la raison de re-
construire ce que la connaissance de la nature a perdu pour toujours : « La vie lui donna
la fable, l’école l’a privée d’âme / la raison lui rend à nouveau la vie créatrice1. » Mais
ce qui caractérise Hölderlin, c’est que ce dualisme est dès le départ surmonté dans le
sentiment originel et singulier qu’il éprouve pour la nature. Il n’a pas besoin de recons-
tituer artificiellement les figures des dieux antiques par la réflexion : ceux-ci restent tou-
jours artistiquement présents en lui, de par l’orientation et la loi de son imagination. En
regard de cette présence plus intense, la proximité sensible et immédiate des « choses »
et des faits empiriques perd pour lui toute importance. « […] Je me sens vendu / en un
céleste esclavage / aux lieux où Apollon a passé / sous forme de roi / et où Zeus descen-
dait vers des jouvenceaux ingénus / et par un saint mystère engendrait des fils / et des
filles / lui le Très Haut se mêlant aux humains »2. Il voit comment Hélios, fatigué de son
périple, baigne ses boucles juvéniles dans les nuées d’or , et il l’écoute, chantant, empli
d’accords dorés, son hymne du soir sur sa lyre céleste .
Ce trait propre au sentiment de la nature chez Hölderlin ne s’est pas « formé » en lui et
il a encore moins été provoqué par une quelconque influence extérieure. Il relève d’une

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forme originaire de son esprit, qui est restée la même du début à la fin et qui n’a fait que
s’exprimer de façon de plus en plus riche et consciente. De la même manière que le jeune
garçon entendit « le silence de l’éther » et l’interpréta bien avant de saisir les mots des
hommes, une des poésies les plus tardives et les plus mûres de Hölderlin – l’élégie « Le
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promeneur » – évoque encore une fois ce climat de manière saisissante. « Je reste donc
seul. Mais toi qui règnes au-dessus des nuages, / père de la patrie, puissant Éther, et vous
/ Terre, et Soleil, vous trois qui seuls régnez et aimez, / dieux éternels, les liens qui m’at-
tachent à vous ne se rompront jamais . » Ce qui s’exprime dans ces mots, n’a plus rien
d’extérieur, de changeant et d’arbitraire, c’est la substance de son être intellectuel et poé-
tique. Un autre des traits fondamentaux du panthéisme artistique de Hölderlin prend ici
son origine et sa pensée gravite autour de cette question : comment l’infini, le « tout-un »
se déploie-t-il en une multitude de figures singulières ? comment ne peut-il se répercuter
que dans ces figures singulières ? Mais ici encore, pour le poète, l’appréhension de ce
rapport (entre le tout-un et les figures singulières) par le concept, et son appréhension par
l’évidence des sens, s’accordent et s’unissent imperceptiblement. Sa conception est aussi
éloignée du panthéisme logico-mathématique de Spinoza que du panthéisme dialectique
de Schelling et Hegel, bien qu’il se rapproche de ce dernier dans sa formulation – comme
le montre la référence au e; n diaj=eron e) aut1, l’Un différent de lui-même d’Héraclite.
Au fond, l’infini même reste pour lui saisissable et sensible ; ce n’est pas la règle unique,
toujours identique à elle-même, qui s’élève au-dessus de tout devenir, ni le concept ou la
force de l’être qui s’explique par lui-même : l’infini se présente à lui dès le départ sous
une forme concrète. L’air et la lumière, l’éther et le ciel sont ses symboles les plus proches
– dans la mesure où ils pénètrent eux-mêmes sans limite et en permanence chaque être
particulier, l’entourent et le traversent. En eux il se sent immédiatement saisi par l’unité
de tout ce qui vit et c’est en eux qu’il désire que son être se dissolve.

1. Schiller, Friedrich, « Les trois âges de la Nature », F. Delignon et H. Kaddour


2. « L’Unique », v. 5-12, trad. Geneviève Bianquis, éd. Montaigne, 1943, p. 400. Note des traducteurs : nous avons traduit
ou retraduit une partie des citations faites par Cassirer dans son article. Il nous est aussi arrivé de faire appel pour quelques
extraits – en manière d’hommage – au travail de certains « grands » de la traduction hölderlinienne, Geneviève Bianquis,
Philippe Jaccottet, Jean-Pierre Lefebvre. Un extrait de Schelling sera cité dans la traduction de Jean-François Courtine, et « Le
plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand » dans celle de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.

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Par ce sentiment du tout, Hölderlin fait encore partie de l’Antiquité – il est encore
dans une conception qui ne perd pas les contours sensibles du particulier quand elle se
consacre au général. Lorsqu’il parle de l’air comme élément sans arrêt mobile, traver-
sant tout, comme matière première de toute chose, s’étendant en une plénitude éternelle
dans toutes les ramifications de la vie – on pense alors entendre un ancien philosophe
ionien de la nature, on se croit en compagnie d’Anaximène ou de Diogène d’Appolo-
nie. Mais ici aussi toute appréhension théorique est fondue et transformée en sensation
immédiate et, pour cette conception de la nature, il ne faut à Hölderlin aucune autre
preuve que la sensation que donne à l’homme n’importe quel jour de printemps clair et
gai. « C’était un spectacle charmant. Comme quand une mère, ayant appelé d’une voix
caressante son préféré, – c’est ainsi que Hypérion décrit le jour où il rencontre Diotime
pour la première fois – voit tous ses enfants accourir, le plus petit tendant les bras
hors du berceau, ainsi chaque existence bondissait, volait, se tendait vers l’air divin ;
insectes, hirondelles, colombes, cigognes s’ébattaient en une confusion jubilante dans
les profondeurs et les hauteurs ; ceux que la terre attachait, leur pas devenait vol, le
cheval s’enlevait au-dessus des fossés, le chevreuil au-dessus des haies, et les poissons

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montant du fond de la mer bondissaient à la surface. L’air maternel les prenait tous
contre son cœur, les soulevait, les attirait à lui »1. Le ton tragique sous-jacent à la poésie
de Hölderlin trouve ici sa note finale. Tout amour et toute souffrance doivent à la fin se
fondre en air et en lumière dans les cieux. Le particulier n’est pas conscient des raisons
fondamentales de son existence ; il reste dans l’ombre et dépourvu de cœur, jusqu’à ce
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que celui qui embrasse tout, jusqu’à ce que le « Père Éther » ait reconnu tout le monde.
Ce n’est qu’après avoir repéré ces fondamentaux de la conception hölderlinienne de
la nature – qui restent les mêmes tout au long de la vie du poète – que nous pouvons
tenter de voir comment l’idéalisme philosophique de son temps l’a influencé et quelles
influences il a eues sur lui. Si l’on considère d’abord l’attitude de Hölderlin à l’égard de
Fichte, elle se définit, dans ses contours généraux, sans équivoque. Dans les déductions
laborieuses et compliquées de la théorie fichtéenne de la science, Hölderlin saisit dès le
départ l’argument central et décisif. L’opposition entre Moi et Non-moi n’est pour lui
qu’une autre expression de l’antagonisme entre nature et liberté. La « nature », avait en-
seigné Fichte, ne peut limiter la liberté ; car elle n’est elle-même rien d’absolu, elle n’est
pas un être originaire et indépendant, qui serait présent en soi. Elle est plutôt la frontière
que l’être se donne pour la transgresser aussitôt ; et c’est à partir de la saisie et du dépas-
sement de ce matériau que le Moi absolu devient conscient de lui-même et de sa tâche
infinie. Elle n’est donc pas l’organisation d’un être-au-monde existant par soi-même,
elle désigne les fins et le domaine du devoir, le substrat idéel à partir duquel l’activité
libre se trouve elle-même, et fait la lumière sur son chemin et sa direction. Chaque être
« donné » de la nature n’est destiné qu’à être transformé par la volonté morale et ainsi à
être détruit et aboli en tant qu’être « donné ». Il est facile de mesurer ce que cet enseigne-
ment, développé de manière impitoyablement conséquente par Fichte, devait signifier
pour Hölderlin. Car depuis longtemps les conditions de sa réception étaient établies en
lui. Déjà dans son enthousiasme juvénile pour Rousseau – Rousseau dont il fait figurer
le nom sur la première page de son « Hymne à l’humanité » – l’idée de nature avait pris,
à côté de son contenu pur et conceptuel, les traits d’un idéal moral. Dans ses poésies de

1. Hypérion, tome I, livre 2, « Hypérion à Bellarmin », trad. Philippe Jaccottet, Hölderlin, œuvres, Gallimard, bibliothèque
de la Pléiade, p. 174.

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jeunesse, ces deux éléments font immédiatement référence l’un à l’autre et s’imbriquent.
À côté des hymnes dans lesquels Hölderlin chante le silence de la nature ou certains
de ses grands aspects, on en trouve d’autres qui glorifient en un élan enthousiaste des
constructions abstraites comme l’amitié ou l’humanité, l’honneur ou la liberté.
Mais le premier approfondissement des enseignements de Fichte devait dissoudre
l’unité de façade dans laquelle Hölderlin avait vécu jusqu’alors. Ce qui lui était main-
tenant demandé se présentait comme une alternative claire et tranchante, un choix entre
point de vue de l’être et point de vue du devoir. Il semble pendant un moment se sou-
mettre au « Titan » Fichte et sacrifier la « nature » à « l’idéal ». Il ne peut pourtant faire
ce sacrifice sans renoncement profond et douloureux, car ce qui lui est demandé n’est
rien d’autre qu’une rupture avec ce sentiment originaire de la nature, qui était le sien
dès le début de sa vie. La nature ne serait plus une totalité de forces spirituelles ou di-
vines existant et agissant pour soi mais seulement le Gegenwurf (l’antitype) de l’idée
de liberté et le matériau de notre destinée morale. Et c’est justement à partir de ce point
que Hölderlin marque, face à Fichte, son refus et son affirmation. Il essaie tout d’abord
de combattre Fichte avec ses propres armes : s’il est vrai que le Moi et le Non-moi ne

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sont là que l’un pour l’autre, qu’ils se déterminent et se constituent mutuellement dans
l’échange des activités et des souffrances – comme l’affirme Fichte dans les Principes
de la Doctrine de la science – alors la nature est déjà relevée de sa pure négativité, elle
a reçu un sens propre et une signification idéelle propre. Sa destruction ne doit pas être
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pensée comme un objectif, car elle équivaudrait à la destruction du Moi. Si le Moi,


pour s’élever à la conscience de soi, a besoin de la limite, s’il a besoin de la relation à la
finitude, alors cette dernière doit être elle-même plus qu’une limite pure. Ce que nous
ne pouvons et ne devons considérer, du point de vue de la volonté, que comme matière,
doit par conséquent, dans un changement d’orientation, être saisi en tant que forme et
figure indépendante, soumise à sa propre loi. Hölderlin renoue ici avec les conclusions
théoriques des lettres esthétiques de Schiller, mais il exprime, à travers ces conclusions
une exigence personnelle et une expérience intellectuelle qui sont fondamentales pour
lui. Et comme il est impatient de fondre cette expérience dans le roman qui accompagne
sa vie et sa formation, Hypérion voit le jour, dans sa version de Iéna, pendant l’hiver
1794-1795. C’est dans le Fragment métrique qui en subsiste que cet élan général s’ex-
prime avec une clarté presque abstraite :

L’esprit pur, libre de douleur, ne se préoccupe pas


De la matière, mais il n’est pas non plus
Conscient d’aucune chose ni de soi-même,
Pour lui il n’y a pas de monde car rien
N’existe hors de lui […]
Nous sentons désormais les limites de notre être
La force emprisonnée lutte avec impatience
Contre ses chaînes et l’esprit endure
La nostalgie de l’éther transparent.
Il y a pourtant quelque chose en nous qui
Aime porter des chaînes car si le divin
N’était en nous limité par aucune résistance
Nous n’aurions la sensation
Ni de nous-même ni des autres
Et ne rien ressentir, c’est la mort […]

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Que l’esprit humain soit vaste
Et inflexible dans ses exigences
Qu’il ne se courbe pas sous le joug de la Nature
Mais qu’il sache apprécier son aide même si
Elle vient du pays des sens, qu’il ne méprise pas
Ce qui est noble sous une enveloppe mortelle
Et quand la Nature vient à sa façon se mêler
À ses accents, qu’il n’ait pas honte
De cette aimable compagne de jeu.1

Par ces mots, Hölderlin se rétablit en tant qu’artiste, avec les prérogatives de l’artiste,
face à la Reflexionsphilosophie morale de Fichte. Mais le combat n’en est pas pour
autant terminé. Car si l’unité de la nature et de l’esprit humain est reconstituée à travers
le phénomène du beau, cette unité continue à porter en elle les éléments d’un conflit
tragique – et le pur dévouement artistique à la réalité ne cesse d’être contrecarré et
perturbé par des exigences qui l’assaillent de l’extérieur. Le premier lien intime, indis-
cutable, qui liait l’homme à la nature ne réapparaît plus avec la même force, ni avec la

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même immédiateté. L’impératif abstrait de la Raison s’oppose au droit de l’intuition et
à sa spécificité ; le sentiment du lien avec la nature se sépare de la loi qui régit le monde
des hommes et sur laquelle repose l’ordre de ce monde. Le rêve et la raison, dont les
frontières étaient estompées chez l’enfant et l’adolescent, se voient maintenant séparés
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de manière tranchante et radicale.


Et la nouvelle clarté fait alors d’autant plus brutalement ressortir la souffrance en tant
que principe de toute réalité. Le poème « À la nature », composé par Hölderlin en 1795,
peu après son retour d’Iéna, exprime cela de manière saisissante. C’est ici que s’enra-
cine la conception tragique du monde propre à Hölderlin, c’est ce motif initial que l’on
retrouvera dans Hypérion comme dans Empédocle. Empédocle est lui aussi dominé par
le sentiment d’une plénitude de la vie – sentiment qui lui permet de s’imprégner de la
nature et la lui rend compréhensible de l’intérieur. Mais il ne se contente pas de cette
union : l’ordre de la nature s’est révélé à lui, il a maintenant besoin de le réaliser au sein
du monde des hommes qui l’entoure, à travers la loi de l’État et de la collectivité. Mais
c’est alors que, dans l’agitation des activités réelles de l’homme, dans la limitation et le
conditionnement qui sont infligés à ses objectifs, cette grande intuition de la nature se
trouve de fait réduite et dégradée. Quand l’homme fait du savoir qui le lie à la nature un
moyen en vue d’un objectif particulier, lorsqu’il réduit la nature au rôle de domestique,
il en perd l’enchantement. Sans son secours, il se retrouve seul au milieu du monde
étroit de ses semblables, livré à leurs attaques. Et c’est seulement en se séparant de toute
cette sphère, en rompant avec l’affairement des opinions et des intentions humaines,
en résistant à toutes les tentations qui en émanent, et en se jetant dans les flammes de
l’Etna avec un désir horrifié, qu’il renoue le vieux lien avec la nature.C’est le fonde-
ment du tragique : la nature et la liberté ne peuvent se concilier, celui qui cherche à vivre
et agir selon les règles du monde humain doit se séparer des règles de la nature ; et celui
qui veut retrouver son chemin vers elle doit renoncer aux règles du monde humain, à
son bonheur comme à ses souffrances. L’essai Fondement d’Empédocle montre que
Hölderlin ne se contente pas de modeler en artiste cette opposition, il ne cesse de lutter

1. Hölderlin, Version métrique, trad. F. Delignon & H. Kaddour.

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pour lui donner une expression générale et abstraite. Mais si l’on garde à l’esprit l’en-
semble de sa poésie, on discerne jusque dans cette abstraction suprême une sensibilité
très personnelle vis-à-vis du monde et de la vie.

3.
Ce développement intérieur de Hölderlin laisse apparaître toute une continuité exis-
tentielle de dispositions et de questions ; et, même quand il est soumis à une influence
extérieure, il réussit, après une brève crise, à revenir à cette continuité grâce à ses
propres forces.
Nous pourrions, bien sûr, avoir un autre point de vue et accepter l’idée que Hölderlin,
pour surmonter l’influence qu’exerçait sur lui l’enseignement de Fichte – une influence
foudroyante et destructrice pour sa propre personnalité poétique – dut chercher une aide
extérieure, et la trouva dans la Philosophie de la nature de Schelling. Mais les argu-
ments avancés pour étayer cette thèse sont peu convaincants : toutes les analogies que
l’on a pu souligner, en gros et en détail, entre la conception de la nature chez Schelling
et chez Hölderlin, portent justement sur des éléments qui s’étaient fixés chez le poète

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dès sa jeunesse, et qui donnent à cette conception l’essentiel de sa structure. On se lais-
sera difficilement convaincre que l’image du « Père Éther », qui traverse toute la poésie
de Hölderlin, soit tirée de L’âme du monde de Schelling, si l’on sait que cette image
apparaît déjà chez le poète dans toute sa clarté à une époque où les premiers concepts de
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la philosophie de la nature n’existaient pas encore chez Schelling. Le fragment d’Hypé-


rion paru en 1794 dans la revue Thalia, contient déjà cette image (reprise et développée
l’année suivante dans le poème « À la nature ») : « Je ne sais ce que m’inspire le spec-
tacle de l’inépuisable Nature ; mais les larmes que je verse aux pieds de l’idole voilée
sont de saintes et bienheureuses larmes. Que m’effleure le souffle léger et mystérieux
du soir, tout mon être fait silence et écoute. Perdu dans les immensités bleues, souvent
je lève les yeux vers l’Éther, ou je les abaisse sur la mer sacrée ; alors, il me semble
voir s’ouvrir devant moi la porte de l’Invisible, et que je m’anéantis avec tout ce qui
m’entoure »1. C’est ici qu’on peut également voir la source d’une poésie plus tardive,
« A l’Éther », sans qu’il soit besoin de lui chercher une origine purement conceptuelle.
On ne sera guère plus convaincu par l’argument selon lequel Hölderlin, en chantant
la lumière comme source de toute vie, s’appuie sur l’interprétation schellingienne de
la lumière comme « première raison positive de la polarité générale »2 : on sait qu’il
s’agit, une fois de plus, d’une des conceptions fondamentales dont il disait qu’elles ne
lui venaient pas d’un enseignement mais – de façon à la fois libre et nécessaire – de sa
sensibilité originaire. Ainsi ces paroles d’Empédocle :

[…] Oh, ce temps !


Ces délices de l’amour quand mon âme,
Comme Endymion, éveillée par les Dieux
De sa somnolence d’enfant, s’ouvrit
Et vivante vous connut, ô vous les toujours
Jeunes, grands Génies de la vie

1. Hypérion (Fragment Thalia), trad. Philippe Jaccottet, in Hölderlin, Œuvres, Gallimard, Pléiade, p. 133.
2. Schelling, Die Weltseele (L’âme du monde), cit. in Franz Zinkernagel, Die Entwicklungsgeschichte von Hölderlins
Hyperion (La Genèse du Hypérion de Hölderlin), Trübner, Strasbourg, 1907, p. 201.

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– Toi si beau Soleil ! Les hommes ne m’en avaient
Rien dit, seul mon cœur me poussait
Dans son immortel amour vers les Immortels,
Vers toi, toi, sereine Lumière, je ne pouvais
Trouver plus divin !1

Nul besoin d’autres exemples, car chaque ligne de la poésie de Hölderlin va dans le
même sens. Et c’est même la totalité de l’affirmation selon laquelle Hölderlin, après
avoir vécu en son for intérieur l’effondrement du système fichtéen, chercha et trouva
un soutien intellectuel dans la philosophie de la nature de Schelling, qui ne résiste pas
à la critique. Car au moment où il rencontra de nouveau Hölderlin (c’était en août 1795
lorsque celui-ci revenant de Iéna lui rendit visite à Tübingen), Schelling lui-même était
encore entièrement sous l’emprise de la théorie fichtéenne des sciences. Quelques mois
auparavant, il avait écrit à Hegel que son ambition était de devenir l’un des premiers à
pouvoir accueillir Fichte en héros au pays de la vérité : « Que le grand homme soit sa-
lué, il achèvera l’œuvre ! »2 En revoyant Hölderlin, le souci du jeune homme n’était que

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de savoir s’il avait suffisamment progressé pour pouvoir rester à la hauteur des grandes
ébauches de Fichte, et Hölderlin dut le réconforter : « Sois tranquille, tu es tout aussi
avancé que Fichte. Souviens-toi que j’ai assisté à ses cours. »
Pour ce qui est de la production de Schelling, trois écrits existaient ou étaient en
cours de rédaction à l’époque : le texte Sur la possibilité d’une forme de la philosophie
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en général, celui intitulé Du Moi comme principe de la philosophie, et les Lettres phi-
losophiques sur le dogmatisme et le criticisme. Au début 1796 était venue s’y ajouter la
Nouvelle déduction du droit naturel. Dans aucun de ces écrits Schelling ne sort du cercle
des principes fichtéens. Le principe moral reste – en particulier dans les derniers textes
cités – le principe général de la philosophie, et le concept d’autonomie est le centre
autour duquel tourne la construction du monde conceptuel et du monde réel, monde de
l’esprit et monde de la nature. La nature n’est ici mentionnée qu’au sens où elle sert de
preuve et d’exemple à la pensée de l’autonomie, car la vie est “l’autonomie dans sa ma-
nifestation”. Ce que Schelling projette alors, c’est une tentative similaire à celle menée
par Fichte dans son Droit naturel, qui vise à déduire a priori l’air et la lumière, à partir
de la nécessité qu’une majorité d’êtres libres doivent exister et qu’ils doivent entrer en
contact et en communauté les uns avec les autres. En revanche, l’idée que la nature, en
tant que hiérarchie de forces, aurait une existence et une valeur autonomes, n’est for-
mulée nulle part. L’éthicisme abstrait de Fichte n’est encore nulle part remplacé par le
dynamisme des théories que Schelling développera par la suite. « Il faut que des êtres
finis existent – dit le texte sur le Moi – afin que l’infini présente sa réalité dans l’ef-
fectivité. […] La philosophie théorétique n’est destinée qu’à caractériser et pour ainsi
dire à jalonner pour la causalité pratique le domaine de l’effectivité. La philosophie
théorétique ne porte donc sur l’effectivité que pour permettre à la causalité pratique
de trouver un domaine où cette présentation de la réalité infinie soit possible »3. Toute
causalité relève ainsi en dernier lieu de la téléologie, tout examen de la vie trouve son

1. La mort d’Empédocle, deuxième version, I, 3, Empédocle à Pausanias. In Hölderlin, Œuvres, Gallimard, Pléiade,
trad. Philippe Jaccottet.
2. Schelling à Hegel, lettre datée de la Nuit des rois (5 janvier) 1795.
3. Schelling, Du moi comme principe de la philosophie, trad. Jean-François Courtine, in Schelling, Premiers écrits,
PUF, p. 144.

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explication et son éclairage en dernière instance dans l’idée morale en soi. Hölderlin
se retrouve ainsi confronté chez Schelling à la même conception que celle qu’il avait
repoussée quand il l’avait rencontrée chez Fichte, et à laquelle il avait opposé sa propre
vision de la vie et de la beauté dans le fragment métrique d’Hypérion. Revenir sur ce
fragment permet également de voir que dans la relation historique entre Schelling et
Hölderlin, comme dans la relation entre leurs visions du monde, une question reste en
suspens. Lorsque Schelling formula plus tard les conclusions de sa philosophie de la
nature, il le fit en des termes qui rappellent immédiatement la lutte de Hölderlin contre
Fichte : « La nature n’est pas une planche que le Moi premier clouerait devant lui, pour,
en s’y cognant, renvoyé sur lui-même, acculé à la réflexion, devenir un moi théorique ;
puis, travaillant sur ce moi théorique et le transformant, exercer une activité pratique.
La nature est une échelle sur laquelle l’esprit s’élève à lui-même, l’esprit se déploie à
partir de la nature, elle n’est pas un simple objet, elle a quelque chose de spirituel. »
On le voit : ces mots pourraient aussi bien figurer en exergue du fragment « Iéna »
du roman, et quand, bien plus tard, dans son pamphlet contre Fichte de 1806, Schelling
reproche à celui-ci son iconoclasme et son rejet de la nature, ce retournement avait déjà

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eu lieu, avec toute sa force, dans la version métrique d’Hypérion : « Et lorsque les sens
font naître en toi / un signe du divin, et que des nuages dorés / entourent l’éther des pen-
sées / Ne va pas assaillir ces riantes figures / Car tu as besoin du renfort de la nature »1.
Les liens thématiques et les analogies ne s’arrêtent d’ailleurs pas là. Le rôle assigné
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par Hölderlin à l’art et au phénomène du beau dans la construction du monde spirituel


est formulé de la manière la plus claire et la plus déterminée dans la version définitive
d’Hypérion, à laquelle Hölderlin travaillait à Francfort au cours de l’hiver 1796-1797.
Mais, là encore, l’idée décisive remonte bien aux années d’Iéna : « Le premier enfant
de la beauté humaine, de la beauté divine, est l’art. En lui l’homme divin se régénère
et réengendre lui-même. […] Et c’est ainsi que l’homme s’est donné des dieux. […] Le
deuxième enfant de la beauté est la religion. La religion est l’amour de la beauté. […] Et
sans cet amour de la beauté, sans cette religion, toute espèce d’État est un squelette des-
séché, dépourvu de vie et d’esprit ; toute pensée, toute action est un arbre sans cime, une
simple colonne, découronnée de son chapiteau »2. C’est là un des motifs fondamentaux
de l’univers intellectuel que Schelling construisit plus tard, en 1800, dans son Système
de l’idéalisme transcendantal. Et un autre trait caractéristique se retrouve dans le rôle
décisif attribué au mythe et à l’imaginaire mythique. Dans les esquisses philosophiques
retrouvées après sa mort, Hölderlin s’est posé, de manière purement abstraite et théo-
rique, la question de la valeur des mythes et il a essayé d’y démontrer que « toute religion
est par essence poétique ». Mais plus importante que cette expression abstraite est ici la
forme concrète de sa vision et de sa sensibilité vis-à-vis du monde, forme dans laquelle
le mythe s’insère partout en élément nécessaire et vivifiant. Et il n’est pas impossible que
cette originalité soit devenue un problème pour la pensée de Schelling, qui avait là sous
les yeux les grandes lignes de ce que lui-même construirait plus tard dans sa Philosophie
de la mythologie. C’est ainsi que la rencontre entre Hölderlin et Schelling au cours de
l’été 1795 a pu être – dans un sens tout à fait différent de celui qu’on a supposé jusque-
là – déterminante et mémorable pour l’évolution de l’idéalisme allemand.

1. Hypérion, version métrique, Stuttgarter Ausgabe, p. 195, v. 157-161, trad. F. Delignon & H. Kaddour.
2. Hypérion, I, 2, Hypérion à Bellarmin, trad. Jean-Pierre Lefebvre, p. 162.

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Certes, on ne peut prétendre que Schelling aurait emprunté certaines conclusions à la
pensée de Hölderlin, car celui-ci, bien qu’il ait été toute sa vie sérieusement aux prises
avec des problèmes philosophiques, n’a jamais été un penseur systématique. Mais peut-
être a-t-il représenté pour Schelling un contenu nouveau auquel ce dernier a cherché
une forme et une justification théoriques. Peut-être Hölderlin a-t-il donné une nouvelle
direction aux pensées de Schelling, peut-être ce dernier se trouvait-il confronté à un
nouveau défi ? Tout ceci n’est bien sûr que simple hypothèse. Une hypothèse qui dé-
coule pourtant presque nécessairement de l’étude de l’évolution intellectuelle de Schel-
ling et Hölderlin et de la comparaison des moments décisifs de leur évolution – mais
une hypothèse pour laquelle on ne peut présenter de preuve historique immédiate.
La découverte récente d’un manuscrit jette pourtant une lumière nouvelle, insoup-
çonnée, sur cette question. Il s’agit d’une feuille in-folio que la Bibliothèque royale de
Berlin a acquise en 1913 lors d’une vente aux enchères, et qui a été récemment publiée
dans le compte rendu de session de l’Académie des sciences de Heidelberg, sous le titre
« Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ». Cette publication
est due à Franz Rosenzweig, qui l’a commentée de manière remarquable. Des pensées

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d’une grande portée historique et théorique sont ici condensées sur l’espace étroit d’une
feuille recto-verso. Il y est d’abord dit que toute métaphysique à venir relèvera du do-
maine moral – une idée dont Kant n’aurait donné que le premier exemple, et à laquelle
on n’aurait pas encore accordé tout son développement et toute sa signification. Car,
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toutes les idées reposant sur l’idée fondamentale de liberté, le système des idées coïn-
ciderait avec le système de tous les postulats pratiques. Le premier de ces postulats est
la conception d’un Moi absolument indépendant ; mais en même temps que l’être libre
conscient de lui-même c’est tout un monde qui émerge aussi du Rien. « C’est ici que je
descendrai dans le champ de la physique ; la question est celle-ci : comment un monde
doit-il être constitué pour être moral ? Je voudrais donner de nouvelles ailes à notre
physique qui progresse si lentement et si péniblement au ras des expérimentations »1.
De la nature on en vient ensuite au développement de « l’œuvre humaine ». D’abord
à l’État, qui n’est lui-même que pure mécanique puisqu’il doit considérer des êtres
libres comme des rouages mécaniques. Il faut donc qu’il disparaisse. Les véritables
principes fondamentaux d’une histoire de l’humanité doivent passer par la critique de
son développement empirique, de toutes ces œuvres misérables de l’homme, l’État, la
constitution, le gouvernement, la législation. Vient enfin, en plus haute instance, l’idée
qui unit toutes les idées, celle de la beauté. Le mot est pris dans le sens platonicien le
plus élevé, car le vrai et le bien ne sont parents que dans la beauté. Le philosophe doit
par conséquent posséder autant de force esthétique que le poète : la philosophie de
l’esprit est une philosophie esthétique. « La poésie reçoit ainsi une plus haute dignité,
elle redevient à la fin ce qu’elle était au commencement, l’éducatrice de l’humanité »2.
Et cette conviction fondamentale a aussi en retour des conséquences pour la conception
de la religion. Selon un préjugé banal, seule la masse devrait se figurer et se rendre pré-
sent le contenu de la religion par des images. Mais c’est aussi le philosophe lui-même
qui a besoin d’une pareille médiation des sens. « Monothéisme de la raison et du cœur,
polythéisme de l’imagination et de l’art voilà ce qu’il nous faut. En premier lieu, je

1. « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand », traduction Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy, in L’absolu littéraire, Éditions du Seuil, 1978, p. 53.
2. Ibid., p. 54.

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parlerai ici d’une idée qui, pour autant que je sache, n’est encore jamais venue à l’es-
prit de personne – nous devons avoir une nouvelle mythologie, mais cette mythologie
doit être au service des Idées, elle doit devenir une mythologie de la raison. Les Idées,
avant que nous les ayons rendues esthétiques, c’est-à-dire mythologiques, n’ont aucun
intérêt pour le peuple ; et inversement une mythologie, avant d’être rationnelle, est un
objet de honte pour le philosophe. C’est ainsi que les hommes éclairés et ceux qui ne le
sont pas doivent à la fin se tendre la main, la mythologie doit devenir philosophie pour
rendre le peuple raisonnable, et la philosophie doit devenir mythologie afin de rendre
les philosophes sensibles. Alors régnera parmi nous l’unité éternelle. Jamais plus le
regard méprisant, jamais plus l’aveugle tremblement du peuple devant ses sages et ses
prêtres. C’est alors seulement que nous attend un développement égal de toutes les
forces, celles du particulier comme celles de tous les individus. Aucune force ne sera
plus réprimée. Régneront alors la liberté et l’égalité universelle des esprits ! »1
La feuille que nous avons sous les yeux est écrite de la main de Hegel et, selon des
études de graphologie, elle doit approximativement dater de juin ou juillet 1796. Mais
tout ce que nous savons – en particulier après l’examen par Dilthey des manuscrits de

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Hegel à la Bibliothèque royale de Berlin – sur l’évolution de la philosophie hégélienne
contredit la supposition que Hegel pourrait vraiment être l’auteur de ce texte.
En s’appuyant sur une série de raisons convaincantes, Franz Rosenzweig a donc
défendu la position qu’il s’agirait d’un manuscrit de Schelling qui nous serait transmis
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par une transcription de Hegel. Et une autre étude approfondie a montré que, pour la
période de rédaction, on ne peut envisager que le moment où Schelling séjourna à
Stuttgart pendant l’hiver 1795-1796, c’est-à-dire dans le temps qui suit immédiate-
ment la visite de Hölderlin chez Schelling. Dans un tel contexte, le manuscrit acquiert
pour nous une toute nouvelle importance historique et systématique. On le voit : tout ce
que Hölderlin demandait et espérait de la philosophie à l’époque de cette rencontre est
annoncé dans cette feuille. Tous les problèmes qui occupaient sa pensée – et qui res-
taient pour la plupart sans solution – sont ici résumés et exposés de manière énergique,
compacte et systématique. Les trois grands domaines où une analogie entre les pensées
de Schelling et de Hölderlin est indéniable – celui de l’inclination pour la nature, tout
comme celui la philosophie de l’art et celui de la philosophie du mythe – apparais-
sent ici de manière bien distincte, tout en étant fortement reliés les uns aux autres. On
pourrait dans un premier temps être tenté – comme l’a fait Rosenzweig – d’interpréter
cette relation de la manière suivante : Schelling aurait ici été celui qui seul donnait, et
Hölderlin celui qui recevait.
Mais nous avons déjà vu que cette conception ne résiste pas à la critique, et que les
conditions internes de la genèse des œuvres s’y opposent, tout comme les conditions
externes de la chronologie. Il ne reste ici, pour tenir compte du contexte, qu’une in-
terprétation possible : Schelling a, le premier, donné à ce qui était une exigence de la
pensée de Hölderlin sa formulation consciente et systématique. Ce qui était chez l’un
une nécessité de sa nature artistique a été transformé par l’autre en une nécessité pro-
grammatique. Avec toute son acuité d’esprit – une acuité qui se confirmait justement
dans la transition entre domaines et entre problèmes, et pour ainsi dire dans leur clair-
obscur – Schelling a soudain mis en lumière le contenu et la finalité des luttes qui se

1. Ibid., p. 54.

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déroulaient en Hölderlin. Il a prêté le concept et le mot au désir incertain de son ami.
Il lui a donné l’assurance qu’entre ce qu’il désirait et requérait comme poète et ce que
la philosophie et la raison déclaraient être le devoir suprême, il n’y avait ni abîme in-
franchissable ni dualisme impossible à résoudre. La poésie elle-même a le droit et la
possibilité de devenir l’éducatrice de l’humanité. Le « monothéisme de la raison », et le
« polythéisme de l’imagination » sont ainsi réconciliés et unis. L’intuition de Hölderlin
au sujet de la nature et du monde des dieux grecs est transformée par Schelling en dé-
duction consciente. Si on envisage leur relation de cette manière, on fait en même temps
disparaître un paradoxe et une difficulté qui, dans le cas contraire, s’opposent à l’in-
sertion du Nouveau programme systématique de 1796 dans l’ensemble de l’évolution
spirituelle de Schelling. On peut remarquer que de nombreuses esquisses d’idées qui
sont ici abordées ne trouvent ni suite ni développement conséquent dans les écrits de
Schelling au cours des années qui suivent. Les lignes de réflexion qui sont ici ébauchées
restent un temps encore complètement au second plan pour n’être reprises que bien plus
tard. Même la philosophie de la nature qui semble ici être si clairement anticipée n’a
trouvé son accomplissement qu’ultérieurement, pendant le séjour de Schelling à Iéna.

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Ceci se laisse pourtant facilement comprendre s’il ne s’agit, dans ce Nouveau pro-
gramme systématique, que d’une rapide ébauche à laquelle Schelling se sentit invité
et poussé de l’extérieur, mais pour la réalisation complète de laquelle il lui manquait
encore la totalité des moyens et des conditions. De nouvelles questions, de nouvelles
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tâches s’animaient en lui ; et ce sentiment d’avoir sur le champ trouvé des solutions
nouvelles, correspond tout à fait à l’infinie confiance en soi qui était la sienne dès cette
époque. Il lui est aussi arrivé, plus tard, à plusieurs reprises, de prendre l’exposition
d’un plan philosophique pour son accomplissement. Si l’on aborde ainsi la relation de
Schelling et de Hölderlin, il semble alors qu’elle soit analogue à celle que Schelling
avait avec son temps et son environnement intellectuel. Car, si ce dernier a découvert
des problèmes nouveaux et originaux, c’est dans une mesure bien moindre que celle
qu’il s’accordait parfois à lui-même. Mais il sut comme nul autre poser des mots et
donner une expression consciente à des mouvements de pensées qu’il voyait à l’œuvre
autour de lui. Doué d’une réceptivité incomparable – il est le véritable génie de la ré-
ceptivité – il saisit et interprète ces mouvements. En prenant le relais du premier écrit de
Fichte sur le concept de la théorie des sciences, qui ne contenait que quelques courtes
allusions, il développa aussitôt tout le programme à venir de la nouvelle discipline. Il
le fit de manière si complète et rapide que Fichte lui-même n’arriva guère à le suivre
dans l’élaboration littéraire de ses idées. Cette capacité, avec ses avantages comme ses
inconvénients, Schelling en refit chaque fois la preuve et, si l’on suppose qu’elle s’est
également manifestée devant Hölderlin lors de cette rencontre de l’année 1795, on peut
alors percevoir l’influence que chacun a exercée sur l’autre. C’est une hypothèse qui
correspond à leurs caractéristiques respectives et qui maintient, sans nier les relations
ni les influences, la particularité des figures individuelles entre lesquelles s’exercent
ces influences.
(à suivre)

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