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Trân-vàn-Toàn

Note sur le concept de « Gattungswesen » dans la pensée de


Karl Marx
In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 69, N°4, 1971. pp. 525-536.

Abstract
Note concerning the concept of a « Gattungswesen » in the thought of Karl Marx.
Man is Gattungswesen (generic being) in as much as he realizes himself as a universal being, and this in several ways. As living
being he is open upon the whole of nature. By his work man associates nature to his life in transforming it in its inorganic body.
His thought reaches the universal objects, i.e. the genuses, the concepts. As thinking being the human individual identifies
himself with the human genus as a whole. Nonetheless man is not immediately Gattungswesen : he must first realize, in the
world of work, his effective unity with others by a common historical action consciously carried out.

Résumé
L'homme est Gattungswesen (être générique) en tant qu'il se réalise comme un être universel, et ce de plusieurs façons. En tant
qu'être vivant, il est ouvert sur la nature tout entière. Par son travail l'homme associe la nature à sa vie en la transformant
effectivement en son corps inorganique. Sa pensée atteint les objets universels, c'est-à-dire les genres, les concepts. En tant
qu'être pensant, l'individu humain s'identifie au genre humain dans son ensemble. Cependant l'homme n'est pas immédiatement
Gattungswesen : il lui faut réaliser, dans le monde du travail, son unité effective avec les autres par une action historique
commune menée consciemment.

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Trân-vàn-Toàn . Note sur le concept de « Gattungswesen » dans la pensée de Karl Marx. In: Revue Philosophique de Louvain.
Quatrième série, Tome 69, N°4, 1971. pp. 525-536.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1971_num_69_4_5631
Note sur le concept de «Gattungswesen»

dans la pensée de Karl Marx

Dans le vocabulaire marxien les termes « être générique », utilisés


couramment de nos jours pour traduire le mot « Gattungswesen », ne
forment pas une expression très heureuse : ils ne possèdent pas, dans la
tradition philosophique française, une histoire qui les désigne comme
aptes à rendre toutes les nuances évoquées par le mot allemand.
Il n'est pas facile non plus de trouver pour ce mot une autre expres
sion correspondante en français. En effet, comme M. Louis Althusser l'a
fait remarquer naguère, à propos du vocabulaire feuerbachien, les deux
composants du mot mentionné, Gattung et Wesen, sont, même en
allemand, loin d'avoir une signification univoque(1). Le mot ayant
été utilisé par Marx après Feuerbach, il faut s'attendre à ce qu'il
soit chargé de toutes les richesses provenant des spéculations feuer-
bachiennes.
Nous hésitons cependant à penser que Feuerbach ait voulu maint
enir l'équivocité des termes, en vue de trouver une solution magique
aux problèmes posés ; car Marx, l'infatigable critique des mystifications,
n'aurait pas manqué de le découvrir.
Il n'est pas interdit, croyons-nous, de supposer que ces termes, à
première vue équivoques, ne sont que des instruments conceptuels éla
borés par la pensée dialectique, en vue de saisir ce qu'on appelle l'uni
versel concret.
Le mot « Gattungswesen » appartient au vocabulaire marxien de la
période de jeunesse, ou plus précisément, de la période des Manuscrits
économico-philosophiques (1844). Marx n'est pas le premier à utiliser ce

(x) Cf. L. Fbubbbach, Manifestes philosophiques. Textes choisis (1839-1845). Trad,


de L. Althusser, Paris, Presses universitaires de France, 1960, p. 6 : « le terme de Wesen
désigne tantôt l'être existant en chair et en os, l'être réel, tantôt l'essence et la vérité
intérieures de cet être » ; et pp. 6-7 : « la Gattung n'est pas une simple catégorie biologique.
Elle est une catégorie par essence théorique et pratique. Dans le cas privilégié de l'homme,
elle apparaît à la fois comme le véritable horizon transcendantal qui permet la constitution
de toute signification théorique, et comme l'Idée pratique qui donne son sens à l'histoire ».
Ce recueil de textes traduits sera, au cours de notre article, mentionné par les lettres M. P.
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mot. Il l'a repris de Feuerbach qui avait consacré plusieurs pages, dans
divers écrits, à l'exposé de sa conception de l'homme en tant que
Gattungswesen.
Or, de l'avis commun des historiens de la philosophie, les Manuscrits
économico-philosophiques sont de la période feuerbachienne de Marx;
la période où l'influence de l'auteur de L'essence du christianisme était
prédominante. Engels rappelle plus tard l'enthousiasme suscité par
la lecture de ce livre de Feuerbach. Quant à Marx, nous savons qu'il a
écrit en 1844 — l'année de la rédaction des Manuscrits — une lettre
pleine d'admiration à Feuerbach (2).
Il nous semble donc justifié de lire, dans l'éclairage feuerbachien,
les quelques pages que Marx a consacrées dans le premier de ses
Manuscrits à l'exposé de sa conception de l'homme comme Gattungs
wesen (3). Pour être plus exact, il faut ajouter que Marx ne présente
pas cette conception pour elle-même : il ne le fait qu'en passant et
pour expliquer sa théorie du travail aliéné.
Le retour aux sources feuerbachiennes présente un double avantage :
d'une part, il jette une lumière plus vive sur les pages trop denses de
Marx — la question ayant été traitée amplement par Feuerbach dans le
premier chapitre de L'essence du christianisme, Marx peut se permettre
d'être bref — et d'autre part, il permet de saisir l'originalité de Marx par
rapport à son prédécesseur.
Nous évitons intentionnellement d'entrer dans le débat sur l'unité de
l'œuvre de Marx. Nous n'ignorons pas que certains auteurs cherchent à
déterminer le moment où Marx est devenu lui-même, c'est-à-dire où il
s'est affirmé, avec son matérialisme historique, comme différent à la fois

(2) Mabx-Engels : Werke, Tome 27, Berlin, Dietz-Verlag, 1965, p. 425 : * Votre
ouvrage 'Philosophie de l'avenir', ainsi que 'L'essence de la foi' malgré leur dimension res
treinte sont, en tout cas, d'un poids plus considérable que l'ensemble de la littérature
allemande actuelle. Vous avez — j'ignore si c'est voulu — dans ces écrits, donné une base
philosophique au socialisme; et les communistes ont aussi compris immédiatement ces
travaux de cette façon » ; p. 428 : « Les artisans allemands d'ici, c'est-à-dire ceux d'entre
eux qui sont communistes, plusieurs centaines donc, ont reçu pendant tout cet été, de leurs
chefs clandestins (de l'Association des Justes), deux fois par semaine, des leçons sur votre
'Essence du Christianisme' et se sont montrés remarquablement accueillants » (Lettre du
11 août 1844).
(3)MEGA, (Marx-Engels Historisch-kritische Gesamtausgabe) 1/3, pp. 87-89.
Une bonne traduction française de ce texte se trouve aux pp. 61-65 du livre : K. Marx,
Manuscrits de 1844 (Économie politique et Philosophie). Présentation, traduction et
notes de E. Bottigelli, Paris, Éd. sociales, 1962.
Le concept de « Gattungswesen » dans la pensée de K. Marx 527

de Hegel et de Feuerbach. La problématique nous semble injustifiée,


car elle oublie que Marx est un être historique et qu'il faut comprendre
sa pensée, non comme un système figé, mais comme un système en déve
loppement dans le cadre d'une vie d'homme. Nous ne croyons pas non
plus aisé de situer une coupure nette entre les périodes d'une vie intel
lectuelle : les conversions totales ne sont pas chose courante.
Nous anticipons la fin de cette lecture en disant dès maintenant que
l'homme, en tant que Gattungswesen, est le travailleur conscient et social
et qu'il ne réalise son vrai être ainsi défini que dans un processus
historique.

1. « Gattungswesen) en tant que « travailleur conscient)

Dans le premier chapitre de L'essence du christianisme (4) Feuerbach


expose d'une façon générale ce qu'il considère comme l'essence de
l'homme. La thèse n'est pas tout à fait nouvelle, puisque l'on a décou
vertdepuis longtemps que l'homme est un être pensant. Feuerbach
expose donc la thèse communément admise, que ce qui fait la différence
entre l'homme et l'animal, c'est la conscience. Et il ajoute une note
personnelle, à savoir que la religion repose sur cette différence essentielle
entre l'homme et l'animal, puisque, d'une part, les animaux n'ont pas de
religion, et que, d'autre part, la religion n'est que la conscience de soi
immédiate de l'homme.
Marx, de son côté, écrit dans L'idéologie allemande : « On peut
distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et
par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des
animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'exis
tence» (8). Cette prise de position devant la thèse de Feuerbach est
claire et nette. Selon M. Althusser, « L'idéologie allemande est le premier
texte qui marque la rupture consciente et définitive avec la philosophie
et l'influence de Feuerbach » (6).
Cependant cette rupture, croyons-nous, n'est pas un événement
brusque. En effet, en pleine période feuerbachienne, dans les Manuscrits
de 1844, Marx a déjà introduit — et nous n'avons aucune raison de
(4) L. Feuerbach, Sâmtliche Werke, éd. par W. Bolin et F. Jodl, Stuttgart — Bad
Cannstatt, Frommann-Verlag, 1960, VI, pp. 1-14. La traduction française de ce chapitre
par L. Althusser se trouve dans M.P., p. 57-70.
(5) K. Marx et F. Engels, L'idéologie allemande. Première Partie : Feuerbach.
Trad, de K, Cabtblle et 6. Badia. Paris, Éd. sociales, 1965, p. 18. — MEGA, 1/5, p. 10.
(•) L. Althttsssb, Pour Marx, Paris, François Maspéro, 1968, p. 39.
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croire qu'il l'a fait inconsciemment — le facteur « praxis » dans la consi


dération de l'être de l'homme. Lisons-le : «L'homme est un Gattungs-
wesen, non seulement parce que, de façon pratique et théorique, il fait
du genre (Gattung), aussi bien du sien propre que de celui des autres
choses, son objet, mais encore — et ceci n'est qu'une autre expression
pour dire la même chose — parce qu'il se comporte vis-à-vis de lui-
même comme vis-à-vis du genre actuel, vivant, parce qu'il se comporte
vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d'un être universel, donc
libre» (7).
Il s'agit maintenant de montrer comment, de façon pratique et
théorique, l'homme est un Gattungswesen. C'est ce que Marx devra
faire dans les pages qui suivent le texte cité.

Cependant on ne tarde pas à s'apercevoir que Marx s'intéresse


principalement au côté pratique et s'occupe très peu du côté théorique
du Gattungswesen.
Qu'est-ce qu'un Gattungswesen considéré du côté pratique?
Comme le mot même l'indique, le Gattungswesen n'est pas un indi
vidu isolé, fermé sur lui-même, ineffable, mais un être universel, puis
que le genre {Gattung) est universel.
Comment, du point de vue pratique, le Gattungswesen est-il uni
versel ?
De deux façons. Premièrement : la nature, dans sa totalité, uni
versellement, est associée à la vie de l'homme et en est le corps
inorganique, en tant qu'elle devient soit la nourriture qui entretient
son corps organique, soit l'instrument ou l'outil qui élargit la portée
de son activité, en même temps qu'elle est l'objet visé par cette
activité. La présence de l'homme au monde est assurée individuellement
par son corps organique et universellement par la nature devenue son
corps inorganique. Or l'homme ne peut pas vivre sans de continuels
échanges avec la nature inorganique. La présence de l'homme au
monde implique donc une ouverture universelle vers la totalité de la
nature, dont il est une partie (8).

(?) MEGA, 1/3, p. 87. — Cf. Manuscrits de 1844 (op. cit.) : p. 61. (Nous ne traduisons
pas ici le mot « Gattungswesen »).
(8) Cf. MEGA, 1/3, p. 87 : « Die Universalitât des Menschen erscheint praktisch eben
in der Universalitât, die die ganze Natur zu seinem unorganischen Kôrper macht, sowohl
insofern sie 1) ein unmittelbares Lebensmittel, als inwiefern sie 2) die Materie der Gegen-
stand und das Werkzeug seiner Lebenstâtigkeit ist ».
Le concept de « Gattungswesen » dans la pensée de K. Marx 529

Deuxièmement — et ceci n'est que le côté complémentaire de ce


qu'on vient de dire — l'activité productive de l'homme est une activité
universelle. En effet, contrairement à l'animal, l'homme produit uni
versellement en dehors de l'exigence des besoins physiques ; il reproduit
toute la nature et peut prendre des distances à l'égard de ses propres
produits (9). C'est parce que l'homme est capable de produire universel
lement que la nature toute entière peut devenir son corps inorganique.
C'est donc par le travail que pratiquement l'homme est Gattungs
wesen. Lisons Marx : « C'est donc précisément dans l'élaboration du
monde objectif que l'homme commence à prouver à lui-même qu'il est
effectivement un Gattungswesen. Cette production est sa vie générique
(Gattungsleben) en action. Grâce à cette production, la nature apparaît
comme son œuvre et sa réalité. L'objet du travail est donc l'objectivation
de la vie générique de l'homme : car celui-ci ne se dédouble pas seulement
de façon intellectuelle, comme dans le processus de la conscience, mais
aussi de façon active, réelle et par là il se contemple lui-même dans un
monde qu'il a créé » (10).

Il nous reste à savoir ce qu'est un Gattungswesen du côté théorique.


A ce sujet, Marx se contente de noter en passant que l'homme n'est
Gattungswesen que parce qu'il est conscient de son activité vitale (u).
Qu'entend-il par conscience? Et comment la conscience fait-elle de
l'homme un être universel, un Gattungswesen ? Le texte ne donne
aucun renseignement sur la pensée de Marx à ce sujet.
La réponse à ces questions se trouve dans les écrits de Feuerbach
que Marx admirait encore à cette époque.
Nous lisons, en effet, dans le premier chapitre de L'essence du
christianisme : « Être doué de conscience, c'est être capable de science.
La science est la conscience des espèces (Gattungen). Dans la vie nous
avons affaire à des individus, dans la science à des espèces. Or seul un
être qui a pour objet sa propre espèce, sa propre essence, est susceptible
de prendre pour objet, dans leur signification essentielle, des choses
et des êtres autres que lui » (12).
Nous retrouvons ici la thèse bien connue, selon laquelle, l'individu
étant ineffable, il n'y a de science que de l'universel. Penser c'est at-

(») MEGA, p. 88 — Cf. Manuscrits de 1844, p. 63-64.


(">) MEGA, pp. 88-89. — Cf. Manuscrits de 1844, p. 64.
(11) MEGA, p. 88 : « Die bewusste Lebenstâtigkeit unterscheidet den Menschen un-
mittelbar von der tierischen Lebenstâtigkeit. Eben nur dadurch ist er ein Gattungswesen ».
(12) M .P., p. 58 — Cf. L. Fbfebbach, Sâmtliche Werke, VI, pp. 1-2.
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teindre l'universel et l'universel c'est justement le concept, le genre,


l'essence. Nous savons que depuis Christian Wolff, le terme allemand
Gattung est utilisé pour traduire le terme latin genus, genre. Et Hegel
a fait remarquer, dans ses Leçons sur l'Histoire de la philosophie, la co
rrespondance entre l'idée (eidos) de Platon et la Gattung allemande (13). Il
est donc clair que penser c'est atteindre les genres (Gattungen), c'est
atteindre l'universel, ou — pour employer les mêmes termes que
Feuerbach — la science est la conscience des espèces (Gattungen).
En résumé, l'homme est un Gattungswesen par le fait que, dans
l'activité théorique, la pensée, il atteint les genres universels.
Mais il y a plus chez Feuerbach : dans l'activité de penser, non seu
lement j'atteins un objet universel, mais je deviens moi-même universel.
Cette thèse, Feuerbach l'a développée dans sa Dissertation doctorale de
1828, intitulée « De ratione una universali infinita ».
Nous y lisons en effet des lignes remarquablement claires : « Dans
l'acte de penser, autrui est en moi-même ; je suis moi-même à la fois
Je et Tu ; il ne s'agit pas, bien sûr, d'un Tu bien déterminé, mais du
«Tu» en général ou comme genre (Gattung) ... Dans un même acte
de penser tous les hommes sont semblables quelle que soit leur dif
férence dans d'autres domaines; en tant qu'être pensant, je suis lié,
ou plutôt uni à tous les autres ; on peut même dire : en tant qu'être
pensant je suis tous les hommes». Et un peu plus loin : «Dans la
mesure où je pense, je suis homme comme Gattungswesen, et non
comme individu, comme c'est le cas dans la sensation, le sentiment,
l'action et dans les fonctions vitales »(14).
Ces lignes nous font aussi comprendre que le monisme idéaliste est
l'aboutissement naturel des spéculations sur le sujet pensant et qu'il ne
peut être dépassé si l'on oublie le sujet agissant.

En identifiant le Gattungswesen avec le travailleur conscient, Marx


reprend la pensée de Feuerbach en même temps qu'il la dépasse.
Il reprend la conception feuerbachienne de l'universalité de l'hom
me comme être pensant : c'est dans l'acte dépensée que l'homme s'identifie
au genre humain, et par le fait même, à Dieu. En effet, nous lisons dans
le dernier chapitre de L'essence du christianisme la conclusion de Feuer
bach : « Le tournant nécessaire de l'histoire est donc cet aveu et con
fession publique, que la conscience de Dieu n'est rien d'autre que la
(18) G.W.F. Hegel, Sàmtliche Werke, éd. par Glockner (Jubilâumeausgabe), Stutt-
gart, Frommann- Verlag, 1959, 1. 18, p. 224.
(") L. Feuebbach, Sàmtliche Werke, IV, pp. 305-306 et p. 311.
Le concept de « GaUungswesen » dans la pensée de K. Marx 531

conscience de l'espèce (Gattung) ; que l'homme ne peut et ne doit s'éle


verqu'au-dessus des limites de son individualité ou personnalité, et non
pas au-dessus des lois, des déterminations essentielles de son espèce
(Gattung)', que l'homme ne peut penser, pressentir, se figurer, sentir,
croire, vouloir, aimer et vénérer, comme étant l'être (Wesen) absolu,
divin, aucun être autre que l'être (ou l'essence) (Wesen) humain... Homo
homini Deus est — c'est cela le principe pratique suprême, c'est cela le
tournant de l'histoire» (1S). Et Marx note un peu plus tard dans sa
Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843-1844) : « La critique de
la religion aboutit à cette doctrine que l'homme est l'être suprême pour
l'homme» (16).
Marx dépasse Feuerbach en affirmant l'universalité de l'homme
comme être agissant, comme travailleur. Notons simplement en passant
que de cette façon, dans sa période feuerbachienne, Marx est allé plus
loin que Feuerbach et qu'il a maintenu fermement le point de vue de
la praxis.

2. « Gattungswesen » en tant qu' « être social et historique »

Dans la lettre à Feuerbach que nous avons mentionnée, Marx


écrit : « L'unité des hommes avec des hommes, l'unité qui est fondée
sur la différence réelle entre les hommes, le concept de genre humain
(Menschengattung) qui est tiré du ciel de l'abstraction sur la terre
réelle, cette unité, est-elle autre chose que le concept de société ? » (17).
Il est donc inexact d'opposer la pensée de Marx à celle de Feuer
bach, en disant que la première est sociologique et que la deuxième ne
l'est pas ou l'est trop peu.
Si Feuerbach entend restituer à l'homme sa dignité aliénée, il ne
veut pas parler de l'homme comme individu mais de l'homme comme
Gattung, comme genre humain.
En effet, dans les milieux philosophiques allemands, on sait depuis
longtemps que l'individu humain isolé ne peut pas réaliser toutes les
potentialités de son essence. Kant écrit en 1784 : « Chez l'homme (en
tant qu'unique créature douée de raison sur la terre), les dispositions
naturelles concernant l'usage de sa raison ne devraient atteindre leur
(«) L. Fbttebbaoh, Sâmtliche Werke, VI, pp. 325-326. Cf. l'article Der Gottesbegriff
als Gattungowesen des Menschen (1842, Sâmtliche Werke, VII, surtout pp. 261-266), dans
lequel Feuerbach développe les mêmes idées.
(") MEGA, 1/1/1, p. 614-615.
(") Marx-Engels, Werke, Berlin, Dietz-Verlag, 1965, tome 27, p. 425.
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développement que dans le genre (Gattung) et non dans l'individu » (18).


Chez Hegel, les figures de l'histoire sont réalisées par des entités collec
tives que sont les peuples, et non par l'individu. Pour revenir à Feuer-
bach, lisons le texte qui a inspiré le commentaire de Marx cité ci-dessus :
« L'homme comme individu pour soi ne possède pas en lui l'essence de
l'homme, ni au titre d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de
l'homme n'est contenue que dans la communauté, dans Yunité de
l'homme avec l'homme, unité qui ne repose que sur la réalité de la dis
tinction du moi et du toi. La solitude est finitude et limitation, la
communauté est liberté et infinité. L'homme pour soi est homme (au
sens courant). L'homme avec l'homme, l'unité du moi et du toi, c'est
Dieu»(lfl).
Pour Marx aussi, l'homme est Gattungswesen en tant qu'être
social. Cependant il ne l'est pas naturellement, immédiatement. Il a
à se réaliser comme Gattungswesen dans un processus historique.
« Le comportement actif, effectif de l'homme à l'égard de soi-même en
tant que Gattungswesen, ou la manifestation de soi comme Gattungs
wesen réel, c'est-à-dire comme être humain, n'est possible que parce
que l'homme extériorise effectivement toutes les forces de son espèce
(Gattungskràfte) — ce qui, de nouveau, n'est possible que par l'action
d'ensemble des hommes, comme résultat de l'histoire — qu'il se com
porte à leur égard comme envers des objets — ce qui, encore une fois,
n'est d'abord possible que sous la forme de l'aliénation» (20).
Bref, l'être social de l'homme n'est pas réalisé immédiatement : il
est d'abord à l'état d'aliénation. L'homme ne devient effectivement so
cial qu'à travers un processus historique qu'il mène consciemment.

L'originalité de Marx réside moins dans la constatation de l'aliéna


tion de l'être social de l'homme, que dans le contenu donné à cette
aliénation.
En effet, Kant a depuis longtemps fait remarquer que « l'homme a
une tendance à se socialiser » et qu'« il a aussi une grande propension à
s'individualiser (s'isoler)». Mais Kant trouve normal que «le moyen dont
se sert la nature pour développer toutes ses potentialités, est pré
cisément leur antagonisme dans la société» : cet antagonisme est ce

(18) E. Kant, Idée zu einer allgemeinen Qeschichte in weUbiirgerlicher Absicht, (Werke


in sechs Bânden) Frankfurt, Insel-Verlag 1964, VI, p. 35.
(19) L. Fetjebbach, Sâmtliche Werke II p. 318. Nous retouchons légèrement la tra
duction d'Althusser dans M.P. p. 198.
(20) MEGA, 1/3, p. 156. — Cf. Manuscrits de 1844, p. 132.
Le concept de « Gattungswesen » dans la pensée de K. Marx 533

qu'il appelle « l'insociable sociabilité (ungesellige Geselligkeit) des


hommes » (21).
Selon le système de Hegel, exposé dans la Science de la Logique,
l'individu vivant et le genre (Gattung) sont présentés comme le com
mencement et la fin d'une dialectique (22) : c'est en dépassant leur exis
tence immédiate, leur séparation et leur opposition que les individus
réalisent le genre.
Ces mêmes idées sont retenues par la gauche hégélienne. Moses Hess,
dont les rapports avec Marx sont bien connus, donne à ces idées l'expres
sion la plus claire. Nous traduisons ci-après un passage bien caractéris
tique de son ouvrage Les derniers philosophes, rédigé probablement en
même temps que les Manuscrits de Marx (puisque publié en 1845) :
« Cette séparation, cette aliénation (du genre en des individus, familles,
tribus, peuples et races ennemis) est la première forme d'existence du
genre (Gattung). Pour parvenir à l'existence, le genre doit s'individua
liser. C'est par l'opposition et la lutte entre les individus que s'éveilla
la première conscience de l'humanité. La première conscience est une
conscience égoïste. L'homme ne pouvait pas commencer par dire « Je »
sans considérer son« Tu», son alter ego, son prochain et la nature, comme
une puissance qui lui est étrangère et éventuellement ennemie » (23).
Cette opposition, cette différence entre l'individu isolé et le genre
humain, on ne peut la supprimer théoriquement aussi longtemps que
l'isolement des hommes n'est pas pratiquement supprimé (24). Car
« l'homme générique (Gattungsmensch) ne devient une réalité que dans
une société, où tous les hommes peuvent se cultiver et se réaliser, ou
bien se rendre effectifs (wirklich) » (25).

L'originalité de Marx, disions-nous, réside dans le contenu écono


mique qu'il donne à l'aliénation du genre humain. L'aliénation du
travail consiste en ce que l'homme est séparé à la fois de sa propre
activité, d'une part, et de la nature transformée par lui, d'autre part.
Cette aliénation implique aussi la séparation entre les hommes.

(21) E. Kant, art. cit. à la note 18, Werke, VI, p. 37-38.


(22) G.W.F. Hegel, Sâmtliche Werke, Éd. Glockner, Stuttgart, Frommann-Verlag,
1949, tome 5, p. 244-262.
(23) Die HegeUche Linke (Choix de textes par Karl Lôwith), Stuttgart — Bad Cann-
statt, Frommann-Verlag, 1962, p. 54.
(2*) Die HegeUche Linke, p. 48.
(25) Die HegeUche Linke, p. 51.
534 Trân vàn Toàn

Mais en y regardant de près, il faudrait dire que c'est l'inimitié


entre les hommes qui rend possible l'aliénation économique. Voici
comment Marx raisonne : ce qui m'est aliéné, ce que j'ai perdu, doit
appartenir à un autre; or, cet autre ne peut être, ni la nature, ni
Dieu ; donc cet autre qui m'aliène ne peut être que l'homme (2<J).
Cette explication est probablement inspirée de la dialectique du maître
et de l'esclave. De cette façon Marx n'explique pas comment autrui se
détermine à aliéner ce qui est à moi. Il n'explique pas non plus ce fait
par l'inimitié originaire entre les hommes, comme l'a fait Moses Hess.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Marx ne réduit pas toute
aliénation à l'aliénation économique. Il ne réduit pas non plus l'aliéna
tion économique à l'aliénation sociale. De fait, l'aliénation, même écono
mique, n'a de sens que si elle se rapporte à l'homme comme sujet et
comme être social. Autrement dit, la tentative de réduire un moment de
la réalité à un autre est étrangère à la pensée marxienne. La réalisation
de l'homme comme Gattungswesen est un processus total englobant aussi
bien le rapport entre l'homme et la nature que celui entre l'homme et
l'homme.

Il est nécessaire d'apporter encore une précision concernant


le rapport entre l'homme et l'homme, tel qu'il est envisagé par Marx.
Nous pouvons laisser de côté l'unité des hommes dans l'acte de
penser : cette thèse feuerbachienne n'est pas contestée par Marx ; mais,
seule, elle ne peut pas rendre compte de la différence et de la division
entre les hommes.
Il est bien connu que, vers l'époque des Manuscrits de Marx (1844),
la thèse communément admise est que l'homme ne devient vraiment
homme que dans la société, dans un rapport réel et concret avec autrui.
Cependant c'est en précisant ce point que Marx se sépare de Feuerbach.
En effet, pour Feuerbach, cette unité du Je et du Tu, qui réalise la
Gattung et par conséquent s'identifie à Dieu, c'est l'unité de l'homme et
de la femme. Cette unité est fondée sur la distinction naturelle des sexes ;
par contre, Marx considère l'homme réel dans le monde du travail, avec
la division du travail et les luttes qui l'accompagnent (27). A ce sujet,
(M) MEGA, 1/3, p. 90 : « Nicht die Gôtter, nicht die Natur, nur der Mensch selbst
kann dièse fremde Macht fiber den Menschen sein», et p. 91 : «In der praktischen
wirklichen Welt kann die Selbstentfremdung nur durch das praktische wirkliche Verhâltnis
zu anderen Menschen erscheinen ».
(27) La première forme de division du travail est fondée, selon Marx, sur la division
des sexes (Idéologie allemande, Paris, 1965, p. 32),
Le concept de « Gattungswesen » dans la pensée de K. Marx 535

Marx s'inspire plus de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave


que de la dialectique de l'homme et de la femme selon Feuerbach.
Si Marx ne croit pas nécessaire d'insister sur l'union des sexes
dans sa conception de la société, c'est que, à ses yeux, il s'agit là
d'un problème qui se pose plus au niveau de la nature immédiatement
donnée qu'au niveau de la nature transformée par l'homme, et que
sa solution est à trouver au niveau individuel et non au niveau social.
En somme c'est par le monde du travail que l'homme peut atteindre
l'universalité dans ses rapports avec l'autre homme et avec la nature (28).
En résumé, l'homme n'est pas immédiatement, naturellement,
Gattungswesen, mais il a à réaliser consciemment son essence. Autrement
dit, l'homme est en principe Gattungswesen, mais de fait c'est dans
l'histoire qu'il a à réaliser son vrai être. Quand pouvons-nous enfin
nous réaliser complètement comme Gattungswesen ? Quand sortons-nous
vraiment de la « préhistoire » ? Il n'y a pas de réponse claire, puisque,
d'une part, même le communisme n'est, selon Marx, que la prochaine
étape, et non la fin du développement de l'homme (a9), et que, d'autre
part, l'avenir, n'étant pas objet de connaissance théorique, ne peut
être qu'un projet à réaliser pratiquement.
* * *
La lecture attentive de ces quelques pages des Manuscrits de Marx
nous fait découvrir l'importance du concept de Gattungswesen. A notre
connaissance, Marx n'a jamais dit explicitement que le Gattungswesen
est un universel concret. Cependant il est permis de penser que c'est là
sa façon d'envisager le problème. En effet, en tant qu'être pensant,
l'homme saisit des objets universels et devient universel lui-même ; en
tant que travailleur libre, il associe toute la nature à sa vie en s'intégrant
lui-même dans l'histoire du genre humain. Cette histoire, les hommes
ont encore à la réaliser ensemble consciemment, et ce n'est qu'à cette
condition qu'ils deviennent vraiment hommes.
Un concept si enrichi et si englobant qu'il désigne non seulement
ce que l'homme est, mais aussi ce qu'il a à être, un tel concept — qu'on
l'appelle universel concret ou non, peu importe — doit être considéré
comme le concept-clé de l'anthropologie de Marx.
(28) Nous croyons qu'il faut, pour rendre compte de l'existence sociale de l'homme,
utiliser aussi bien la dialectique du maître et de l'esclave que la dialectique de l'homme et
de la femme. Nous rejoignons ainsi, dans ses grandes lignes, le thèse exprimée naguère par
le R.P. Fessard dans son article Le mystère de la société (Rech. de Se. religieuses, 1948,
n°8let2).
536 Trân vàn Toàn

Après les Manuscrits, Marx parle encore du Gattungswesen,


principalement dans L'idéologie allemande, sans ajouter de nouvelles
précisions. Il n'y a pas de raison de croire qu'il renie cette pensée éla
borée pendant sa période de jeunesse.
Il est hors de doute qu'une certaine idée de finalité n'est pas absente
de la pensée de Marx. Mais il faut préciser qu'il ne s'agit pas là d'une
finalité naturelle objectivement donnée, puisque l'homme a à se faire
consciemment et librement. Nous croyons reconnaître un écho lointain
de l'idée kantienne d'autonomie, avec cependant cette grande différence
qu'il ne s'agit plus d'une automonie formelle, étrangère au monde de
l'expérience, mais d'un effort collectif pour conquérir l'autonomie de
l'homme dans un monde objectif transformé par l'homme lui-même.
Bref, Marx laisse de côté le problème théorique de l'autonomie formelle
de la conscience, pour s'intéresser au contenu pratique de l'action histo
rique des hommes réels en quête de liberté, c'est-à-dire en lutte pour
être « chez soi » (bei sich selbst) dans ce monde.
Si le concept de Gattungswesen contient toute l'anthropologie de
Marx, il est alors évident qu'on doit en tenir compte dans tout discours
sur l'éthique marxienne.

Université Lovanium Trân vân Toàn.


Kinshasa.

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