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Sciences humaines : les
jeunes chercheurs à
l’épreuve du
néolibéralisme
académique
Par Anca Mihalache, doctorante en philosophie à Panthéon-Sorbonne
et ancienne étudiante de l’Ecole normale supérieure (ENS) Ulm
(https://www.liberation.fr/auteur/19104-anca-mihalache) — 2 novembre
2018 à 13:09
Ces jeunes chercheurs doivent acheter le temps consacré à leurs thèses par le
biais d’un autre travail. Ils ne travaillent plus pour s’assurer une existence, mais
pour pouvoir travailler. Ils sont, en dehors des laboratoires, des amphithéâtres
et des colloques, serveurs, surveillants de lycée, bibliothécaires, baby-sitters,
enseignants à domicile, guides touristiques. Plus tragique encore, 10% des
doctorants, toute disciplines confondues, n’ont aucune activité rémunérée. Il
s’agit de presque 7 500 jeunes chercheurs en France.
Les doctorants et le travail gratuit
Ce que les statistiques ignorent c’est l’immensité de chaque monde individuel.
Ce type de travail «à côté» empêche toute projection vers le futur, car il est sans
lien avec la recherche. Les études sociologiques lui opposent le travail
d’anticipation. Mais les jeunes chercheurs s’inscrivant dans cette dernière
catégorie n’ont pas un meilleur sort. A titre d’exemple, ceux qui assurent une
charge de cours à l’université en tant que vacataires sont payés à l’heure, pour
un salaire annuel qui équivaut, dans le meilleur des cas, à deux ou trois mois de
smic. Même dans ce dernier cas, il arrive trop souvent qu’on ne leur fasse pas
signer de contrat. Ils se voient ainsi dans l’impossibilité de fournir une preuve
formelle quant à la réalité de leur travail. Ils ne peuvent enseigner qu’à titre
secondaire et sont obligés d’avoir un emploi «principal». Ils cumulent ainsi trois
activités professionnelles : le travail de recherche (gratuit), l’enseignement (deux
ou trois mois de smic par an) et un emploi principal (précaire).
Cette situation est permise par le flou dans les textes de loi concernant le
doctorat. D’un côté, les jeunes chercheurs sont considérés comme des étudiants,
de l'autre le doctorat est reconnu comme étant une expérience professionnelle.
C’est le détail qui ouvre la voie royale vers la précarité. Ce qui est particulier à la
situation des doctorants c’est que l’écart entre l’âge social et l’âge biologique est
très important. Non seulement ils ne bénéficient plus d’aucun avantage «jeune»
(bourses sur critères sociaux, logements, réductions), mais ce statut les exclut
également de la plupart des droits sociaux. Si les contractuels sont considérés
comme des salariés, par rapport à un même type de travail de recherche les non-
contractuels sont des étudiants. Autrement dit, leur travail est gratuit et
bénévole.
La reproduction des inégalités
La recherche est aujourd’hui évaluée en termes de production et de
performance. Dans cette logique de capitalisme académique, le doctorant doit
terminer sa thèse le plus rapidement possible et être productif. Plus il s’attarde
sur son doctorat, moins il publie, plus il se dirige vers les marges du système.
Mais sa production et sa performance sont conditionnées par les ressources
disponibles, ce qui trace un premier cercle vicieux. Indifféremment du contenu
de la thèse, des arguments défendus dans le travail de recherche ou de la qualité
de ce travail, dans ce type de système il n’y a «pas de vérité sans argent», comme
le notait déjà Lyotard dans la Condition postmoderne. Ceux qui ont eu des
ressources auront raison de leur vérité car elle pèsera plus sur le marché du
travail et sur le marché des biens symboliques, tandis que le précariat verra ses
vérités diminuées par ce même marché.
Les sciences humaines et sociales ont un rôle primordial dans une société
démocratique. Elles pensent le progrès et empêchent les dérives. Elles sont les
garants d’un équilibre sain entre des forces critiques contraires. Elles sont
l’expression même de la démocratie et le révélateur de l’état de santé d’une
société. La précarité dans les sciences humaines et sociales atteint gravement à
cet équilibre présent et futur. La contractualisation à terme de tous les jeunes
chercheurs est l’unique mesure capable de diminuer les inégalités causées et
perpétuées par le sous-financement dans ces disciplines. Quand l’université
repose sur un travail gratuit, invisible, aliéné, ce sont ses propres forces qu’elle
s’aliène.