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LIRE MA TISSE

La pensée des moyens


Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Bruno Péquignot,
Dominique Chateau et Agnès Lontrade
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique;
elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser,
qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.

Déjà parus

Joseph JUSZEZAK, Invitation à la philosophie, 2005.


Franck ROBERT, Phénoménologie et ontologie. Merleau-Ponty
lecteur de Husserl et Heidegger, 2005.
G. BERTRAM, S BLANK, C. LAUDOU et D. LAUER,
Intersubjectivité et pratique, 2005.
Hugo Francisco BAUZA, Voix et visions, 2005.
ème
E. HER VIEU, L 'Intimisme du XVIII siècle, 2005.
Guy-Félix DUPORTAIL, Intentionnalité et trauma. Levinas et
Lacan,2005.
Laurent BIBARD, La Sagesse et le féminin, 2005.
Marie-Noëlle AGNIAU, La philosophie à l'épreuve du
quotidien,2005.
Jean C. BAUDET, Mathématique et vérité. Une philosophie du
nombre,2005.
Olivier ABITEBOUL, Fragments d'un discours philosophique,
2005.
Paul DUBOUCHET, Philosophie et doctrine du droit chez
Kant, Fichte et Hegel, 2005.
Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque, 2005.
Marc DURAND, Agôn dans les tragédies d'Eschyle, 2005.
Odette BARBERO, Le thème de l'enfance dans la philosophie
de Descartes, 2005.
Alain PANERO, Introduction aux Ennéades. L'ontologie
subversive de Plotin, 2005.
DOMINIQUE LÉVY-EISENBERG

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La pensée des moyens

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5-7,rue de l'École- Kossuth L. u. 14-16 Via Degli Artisti, 15
Polytechnique 1053 Budapest 10124 Torino
75005 Paris HONGRIE IT ALlE
FRANCE
(QL'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8243-4
EAN : 9782747582438
I. La Pensée des moyens

1. Le texte
« Il [le texte] transforme de la peinture en discours, il la
détourne dans du langage .. une espèce de magie ou de
rhétorique qui risque à chaque instant de tourner ce que
tous peuvent
,
voir en ce qu'un seul peut se dire, du langage
. 1
prIve» .

La pensée des moyens c'est d'abord ce texte - ces Ecrits


et propos de Matisse - un mouvement par lequel un faire,
la peinture, est tourné en texte et se présente comme la
transposition ou la traduction en clair d'une pratique
rendue intelligible au moment même où elle fait l'objet
d'une transcription.
En ce qui nous concerne, la pensée des moyens sera donc
en premier lieu l'interprétation qu'offre Matisse, au cours
des années, de son activité de peintre, une interprétation à
laquelle l'écrit - ou le trans-crit - se prête. Parce qu'ils en
ordonnent les divers moments en métaphores récurrentes,
ces textes permettent en effet à Matisse de dégager le
modus operandi de sa pratique, de la traiter sur le mode
d'une technique, fournissant ainsi une interprétation qui

1.Louis Marin, Détruire la peinture (Galilée 1987) Champs Flammarion


Paris 1997, p. 8.

7
vient lui donner la forme d'une pensée ou, ainsi qu'il le
dit, la rendre intelligible.
Le retour qu'opère sur cette pratique cette transcription, ce
trans-script, en est alors, sous cette forme d'emblée
métaphorique, la pensée. En même temps, par
contamination de cette pratique dont elle assure le relais,
cette pensée fait un penser, un accès à elle-même en tant que
pensée de la pratique. Pensée de la pratique dont les
prémices, comme la finalité, se définissent par rapport à une
efficace, à une instrumentalité se distinguant de toute recette
stylistique.
Dégagée de tout passé, la pratique de la peinture comme
instrumentalité préliminaire serait alors mise au service d'un
encore jamais montré, d'une épiphanie dont elle serait la
seule possibilité, de par sa qualité même, et à laquelle elle se
substituerait dans l'hallucination d'une représentation sans
reste.
Cette réflexion sur la pratique - praxéologie, pensée des
moyens - ne se distingue pas de la pratique (de la
peinture), considérées toutes deux du seul point de vue de
la technique, celle d'un mode de production d'affects.
C'est là l'objet des propos - publiés en décembre 1907 -
tenus par Matisse à Apollinaire. Ils en exposent l'efficace
dans les termes nus de la passion et de la conviction,
efficacité à laquelle se mesure le travail du peintre, référence
à laquelle il rapporte ses procédés, informant l'interprétation
des procès de peinture, des procédures et des procédés de
passage qui font que, passant par des états, le tableau en
arrive à l'un d'entre eux, considéré comme représentatif.
Cette séquence d'avatars est déclenchée puis enclenchée par
une nécessité première, celle de la transposition de l'affect
qu'a fait subir à la psyché la rencontre bouleversante du
sensible.
Cet affect premier, ainsi que la nécessité - qui ne s'en
distingue pas - de le rendre manifeste, sont maintenus et

8
relayés par les affects de peinture, affects que la peinture, à
son tour, provoque et qui sont censés, à partir même de leur
hétérogénéité, confirmer et restaurer la force de l'affect
premIer.
Cette pensée de l'affect que propagent les écrits et propos
de Matisse, par interlocuteurs interposés, se présente donc
d'abord comme une série de considérations sur les moyens
que le peintre se donne, et par là même comme un travail
sur la médiation, sur la peinture comme intermédiaire,
médiateur et moyen terme qu'il faut s'approprier pour le
. .
CIrconvenIr.
L'adéquation de la pensée et des moyens, de la pratique et
du verbe qui la met en scène, coïncidence de principe
professée par Matisse dès l'ouverture des «Notes d'un
peintre» (1908), se réfléchit dans un texte auquel cette
passion raisonnable - dont Apollinaire relevait la pureté
d'expression - autant que la récurrence, sous des vocables
différents, des trajets parcourus par la pensée, prêtent une
texture apparemment homogène, un ton et un son constants.
Cette régularité illustre et projette, dès l'abord, l'effet
recherché par Matisse, celui de la constance, de l'uniformité
d'une interprétation qui, travaillant après-coup ou
parallèlement à l'acte de peinture, lui servant
d'accompagnement et de service d'ordre, sert à intégrer les
modifications et les difficultés de la pratique, les écarts
qu'elle impose, ce qu'elle comporte d'inattendu et de rétif,
en une séquence nécessaire de procès et procédures dans
lesquels on a voulu voir des modalités de passages,
entérinant par ce terme l'idée d'une activité conçue,
rétrospectivement, comme orientée ou s'orientant vers une
fin, un projet dont la nature commande et détermine le sens
de la séquence tout entière en même temps que la nature
métaphorique des termes qui en convoient le mouvement.
Donnant de la création l'image d'un procès ordonné, unifié,
pacifié en quelque sorte par l'effet d'une réflexion

9
consacrée à l'observation de la pratique, ces textes
retiennent, tout en les occultant ou en les atténuant, les
traces d'hésitations et de modifications qui affectent tout à
la fois la pensée et la pratique.
Ces traces, imprimées dans l'écriture ou la parole, donnent
un sens et un télos à cette pensée ainsi qu'à cette pratique,
elles contribuent à définir leurs modalités opératoires, et à
en faire reconnaître et entériner la nécessité, la justesse, la
légitimité ou le bien-fondé. Elles trouvent alors leur place
respective dans la reconstitution de grande envergure
opérée, montée par l'écriture, celle de la continuité d'une
pensée et d'une pratique à l'intérieur de laquelle sont
délinéés, sous la forme de l'adéquation de l'une à l'autre,
les rapports qu'elles entretiennent l'une avec l'autre.
Equivalence cruciale que négocie une séquence de
métaphores qui font l'objet de notre propos.

« [...] la pensée d'un peintre ne doit pas être considérée en


dehors de ses moyens »2
Prenant Matisse au mot, on verra que l'adhésion de
principe de la pensée d'un peintre à ses moyens, un des tous
premiers articles de cette profession de foi dont les Propos
prennent souvent le ton, est illustrée dans ces textes où
s'associent sans transition les aperçus techniques d'une
pratique de la peinture et du dessin et l'interprétation en
termes philosophiques ou mystiques de ces pratiques.
Il ne s'agit pas cependant seulement de rendre compte des
manœuvres auxquelles le peintre se livre, manœuvres qui
relèvent de l'étude de la compatibilité des ingrédients
expressifs que livrent les textes de 1907 et 1908 ou encore
du décalque en mots de ces mouvements des yeux et de la
main, de la palette à la toile et au papier, dans ceux des

2. p. 42. « Notes d'un peintre », La Grande Revue, 1. 52, 25 décembre


1908.

10
années quarante. Il faut également démontrer le rapport de
dépendance s'établissant entre une stratégie, une téléologie
de la pratique de la peinture et le déploiement de certaines
tactiques ou modalités picturales dont les différences sont
conçues par Matisse comme modalités de sa technique.

Ces modalités participent et relèvent toujours de la


constance d'une idée/désir, celle qui pose en sujet et objet de
cette activité ce que le peintre désigne, dès l'entretien avec
Apollinaire en décembre 1907, comme sa personnalité,
croisement d'un instinct et d'un faire, conformée par
l'ordonnance de la matière en un effet récurrent de peinture,
ce moi-peintre, penser du moi qui en exclut tout autre. Ce
moi n'est d'ailleurs que fonction des moyens que le peintre
s'est donné, une qualité de l'expression picturale, en tant
qu'ils sont des moyens d'expression.
Cette personnalité ne se distingue pas des moyens.
Dans la mesure où ceux-ci sont considérés comme des
forces auxquelles le peintre soutire des effets analogues et
équivalents à l'affect vécu dont ils assurent sur ce mode
métaphorique le relais, la personnalité est alors, par leur
entremise, ce qui ne se distingue pas de ce vécu l'instituant
comme affectabilité.

Il
Enjeux

«Je me suis inventé en considérant d'abord mes premières


œuvres »3.

Il est remarquable que c'est dès ce premier texte - celui de


l'entrevue avec Apollinaire, sur lequel on aura l'occasion de
revenir - qu'apparaît, à propos de l'activité du peintre,ce
motif, le leitmotiv d'une conjonction, d'une corrélation
nécessaire, rigoureuse, entre une pratique de la peinture, une
modalité de la technique qui se déploie dans des
configurations de formes virtuellement infinies mais qui
reste toujours en deçà de la notion de style et de forme - et la
conformation de cette personnalité de peintre perçue par
Matisse, personnalité manifeste qui reste encore à inventer, à
penser.
Ce penser s'élabore et s'articule à partir de ce rapport
nécessaire parce que reposant sur un mécanisme de contrôle
que Matisse désigne par le terme d'instinct, entre mode
d'emploi et application des moyens - « quatre ou cinq
taches de couleurs, quatre ou cinq lignes ayant une
expression plastique »4 qui s'articulent les unes aux autres
sur un support et dont la résultante est douée d'expression
ou est l'expression - et, par le relais de ce concept

3. p. 55, « Matisse interrogé par Apollinaire », Guillaume Apollinaire,


« Henri Matisse », La Phalange, n° 2, 15-18 décembre 1907.
4.Ibid'

12
d'expression, celui qui en est à la fois le destinataire et le
faiseur, cette personnalité déjà nommée qui connaîtra dans
les textes de Matisse des fortunes terminologiques diverses -
instinct, esprit, (qualité de mes) désirs, inconscient, ainsi
que sensation, plaisir, émotion, sentiment - et qu'on se
propose de considérer comme l'équivalent des
configurations changeantes du tableau.
C'est cette relation d'équivalence entre le tableau et
ce/celui qui le fait, partant de la substitution de l'un à l'autre,
qui contourne la hiérarchie de la peinture de représentation
pour la déplacer et la transgresser subtilement.
Matisse la remplace par la circulation de l'affect. C'est la
configuration particulière de formes/forces qui informe le
modèle - la figure - la Nature ou l'objet et en détermine la
teneur expressive qui fait d'elle le vecteur de cet affect qui,
frappant ses sens, éclaire le peintre sur l' affectabilité dont il
est le siège.
Le modèle fournit ce mode d'accès au sensible par le
truchement duquel le peintre accède à ce «rapport
[préétabli] entre nous et la nature »5. Rapport identifiable
comme ce «sentiment pour ainsi dire religieux de la
vie» 6 de l'expression de laquelle Matisse faisait, dans les
« Notes », la raison et la fin de sa peinture.
Lafigure provoque et convoie ce sentiment, puisqu'elle est
à la fois la scène de l'affect et l'instrument de sa
représentation ou expression, représentation non de la figure
mais du sentiment presque religieux - affect vécu à même
les corps - où il s'est une première fois inscrit et qui,

5. p. 55, « Matisse interrogé par Apollinaire », Guillaume Apollinaire,


« Henri Matisse», La Phalange, n° 2, 15-1 décembre 1907.
6. « Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est ni la nature morte, ni le
paysage, c'est la figure. C'est elle qu i me permet le mieux d'exprimer
le sentiment religieux que je possède de la vie », p. 49, « Notes d'un
peintre» .

13
transposé en cet affect de peinture, se réinscrit dans ce qui le
manifeste mieux que tout autre: dans la figure.
Le procès de peinture - qui nécessite plus que jamais la
présence du modèle puisque sa configuration est ce qui
provoque cette secousse - sensation, plaisir, émotion,
sentiment7, désignés plus haut comme des synonymes de
personnalité - consiste en un détournement, celui du modèle
précisément, se prêtant au détour nécessaire que se ménage
le peintre en route vers le relevé de ce qui s'appréhende
comme l' affectabilité spécifique de son système.
Ce détour s'opère, grosso modo, en deux temps.
Le premier est virtuel, il se fait en esprit et consiste en la
traduction/transposition de l'affect - sensation et émotion
matissiennes - provoqué par la configuration bouleversante
du modèle en sensation définie ou identifiée verbalement et
visuellement. Le second passe par les configurations et
l'ordonnance de la matière picturale travaillée par le peintre,
à la recherche de l'équivalent pictural de cette sensation
verbalisée et visualisée.
Ce procès, Matisse en expose les moments dans les «Notes
d'un peintre ». Les «Notes de Sarah Stein », datées elles
aussi de 1908, en fournissent la démonstration sur le vif.
Ce détour - modalité matissienne de la représentation qui se
substitue à celle qui voit dans l'image le rendu de l'objet -
rend possible la préhension de cette dimension affective que
Matisse désigne comme religieuse, de son déchiffrement et
de cette activité d'encodage qui fait le tableau et dans le
chiffre duquel ce sentiment ou affect est retenu et à même
d'être reproduit.
Que cette réitération dût adhérer au plus près à cet état
affectif, à cette condition d'affectabilité identifiée à la vie ou

7. ce sentiment, c'est l'extase: « [...] je vais vers mon sentim ent; vers
l'extase et puisj'y trouve le calme »,
p. 48, note n° 13. Marcel Sembat, «Henri Matisse », Les Cahiers
d'Aujourd'hui, n° 4, Avril 1913.

14
sentiment de la vie, que la pensée d'un peintre soit alors
définie - selon l'enchaînement même des phrases qu'on va
citer - comme une réflexion s'appliquant au sentiment de la
vie, réflexion elle-même conçue comme se confondant avec
la pratique, on en verra la preuve dans ces déclarations de
Matisse faites à Florent Fels en 1925 : « La pensée d'un
peintre n'est rien sans le moyen pour l'exprimer [...] Je ne
fais guère de distinction entre le sentiment que j' 'ai de la
vie et lafaçon dontj.e le traduis »8.
Bien que variante des déclarations faites dans les
«Notes» de 19089, elles continuent d'associer étroitement
les trois membres - pensée d'un peintre, moyens et
sentiment de la vie - association selon laquelle la pensée
d'un peintre, les moyens qu'il s'est donnés, son sentiment
de la, vie, auxquels il faut ajouter les exigences [du]
.
temperament 10 convergent Ies uns vers Ies autres et fiInlssent
par se recouper de telle sorte que, de la pensée, de la
pratique et du sentiment, il n'en est pas un qui précède,
oriente ou parachève le travail de l'autre.
Que cette confusion fasse l'objet d'une lente élaboration
n'ôte cependant rien à la primauté de ce désir, de ce
fantasme d'une transparence parfaite, d'un renversement du
sentiment dans la peinture et de la peinture dans le
sentiment. Désir dont Matisse fait part à Apollinaire dans
l'entretien de 1907, impulsion aveugle ou aveuglante
expliquant cette difficulté - rhétorique - qu'éprouve le
peintre, cette incapacité à établir ou à ré-établir un ordre ou
une séquence temporelle, le passage d'une idée à un acte la
distinction faite entre l'événement et sa représentation à
laquelle il se refuse, leur substituant la seule nécessité:

8. p. 42, note n° 3, Florent Fels, Propos d'artistes, La Renaissance du


Livre, Paris, 1925.
9. p. 42.
10. «Les moyens du peintre [eo.] doivent dériver presque
nécessairement de son tempérament », p. 51, « Notes d'un peintre ».

15
« Vous savez, J.e m'explique ensuite pourquoi J.efais ainsi
mais d'abord, quand je fais, c'est en bloc que je reçois la
nécessité. »11.
Cette pratique/pensée, l'entretien avec Apollinaire de 1907
et les «Notes d'un peintre» de 1908 en exposent deux
modes, deux techniques.
On traitera par la suite de l'interprétation hésitanteI2 que
donne Matisse du rapport de continuité et de rupture
s'établissant entre les deux moments d'une pratique que
rappellent ces deux textes.
Ce qui leur est commun c'est, avec le rejet de ce rapport au
modèle plus rigidement codifié que désigne l'imitation
illusionniste ou copiage, le fait que leur efficace et leur
validité reposent sur une capacité représentative sans cesse
mise à l'épreuve, la représentation de ce qu'on a désigné
comme l'affectabilité d'un système, celui du peintre, à la
fois origine, issue et instrument d'une pratique réflexive de
la représentation réorientée vers un référent, l'affect, qui
n'est approchable, instituable, que par une modalité de
peinture auquel il est censé servir de référent.

Il. p. 48, note n° 13. Marcel Sembat, op. cit., 1913. A quoi font écho
ces lignes écrites par Matisse, en 1948, pour Henry Clifford: «Le
peintre posera les couleurs en accord avec un dessin naturel,
informulé et totalement conçu qui jaillira directement de sa
sensation », p. 313, voir plus bas, note n° 42. Lettre publiée en anglais
en préface au catalogue de l'exposition Henri Matisse, retrospective
exhibition of paintings, drawings and sculptures organized in
collaboration with the artist, Philadelphia, Philadelphia Museum of
Art, 1948. (note de l'éditeur).
12. «Mais un autre danger que j'entrevois maintenant, c'est d'avoir
l'air de me contredire. Je sens très fortement le lien qui unit mes toiles
à celles que j'ai peintes autrefois. Cependant je ne pense pas
exactement ce que je pensais hier. Ou plutôt, le fond de ma pensée n'a
pas changé, mais ma pensée a évolué et mes moyens d'expression
l'ont suivie », p. 41,« Notes d'un peintre ».

16
Cette référentialité, Matisse la désigne comme
«représentation de mon esprit» 13. Elle commande et
justifie les modifications qu'il est nécessaire d'apporter au
tableau, modifications qui sont fonction d'un procès
d'ajustement à l'issue duquel le tableau aura été investi de
cette capacité représentative particulière, à l'affinement de
laquelle procède le peintre, et qui consiste à établir ou à
réaliser une corrélation de principe, une corrélation sans
reste, sans marge, sans déficit, une corrélation nécessaire
entre les différents états ou passages par lesquels passent le
tableau ainsi que (la représentation de) l'esprit du peintre,
qualité constante mais échappant à la connaissance, qui
s'y institue, s'y constitue et s'y dissémine dans les affres
de l'adéquationI4.
Cette qualité de l'affectl5 ou de sa représentation est
repérée et activée. Elle fait l'objet de la «recherche
d'équivalences» menée par le peintre à partir du terreau des
matières et des forces picturales - «le domaine propre de
l'art» - et des sensations qu'elles provoquent en lui. Matisse
ne se lasse pas d'affirmer que le travail du peintre progresse
toujours en fonction de l'établissement de cette corrélation
13.p. 43, «Notes d'un Peintre ».
14.«Le rêve de l'adéquation du signe à l'objet, la réduction à rien de
l'écart, une immédiateté impossible [...] pas de transitivité du signe »,
Jean-Claude Lebensztejn, «Les textes du peintre », Critique, n° 30,
vol. 324, mai 1974, p. 407.
15.L'accès à l'affect, à la représentation de l'affect c'est au sensib le -
la figure, la nature - en ce qu'il éveille les sensations - que le peintre
la doit. On a tenté de retracer le schéma de ce procès tel que Matisse
l'a interprété. C'est dans les «Notes d'un peintre », qu'il est fait
mention de ce rapport au sensib le (le modèle) comme courroie de
transmission indispensable à la mise en œuvre du tableau, tant en ce
que cet objet fait naître en lui l'émotion, qu'il est la cause visib le du
choc qui le secoue, qu'en ce qu'il lui offre un fait visuel, une
configuration, encore mal dégagée de son support, dont le tableau -
passant d'un état à l'autre - va finir par dégager le chiffre ou la teneur,
la condensant sous la forme de qualité expressive ou expression.

17
vitale entre un vécu, une qualité du sensible et un effet de
peinture avec la nature ou «données de la nature» et le
graphe des affects subis par sa sensibilité.

Le travail du peintre consiste donc à « rechercher ces


équivalences par lesquelles les données de la nature se
trouvent transposées dans le domaine propre de l'art »16.
Cette transposition nécessite, comme en témoignent
les « Notes d'un peintre », « un artiste capable
d'organiser ses sensations» 17. Matisse joue ici de la
double affectation de sensation en ce que ce terme désigne
tout à la fois ce vécu, ce que nous nommons ici affect,
affect/percept du modèle ou de la nature et, sans qu'il soit
possible désormais de faire la distinction entre les deux,
l'identification ou la transposition de cette sensation en
termes de couleur18 qui en sont la métaphore, qui en

16.p. 322, « C'est dans l'expression de ce rythme que le travail de


l'artiste deviendra vraiment créateur. Pour l'atteindre il devra [...]
plutôt qu'accumuler les détails [...] rechercher ces équivalences par
lesquelles les données de la nature se trouvent transposées dans le
domaine propre de l'art », Propos recueillis par Régine Pernoud.
Régine Pernoud «Il faut regarder toute la vie avec des yeux
d'enfants », Le Courrier de l'UNESCO, vol. 6, n° 10, octobre 1953.
17. « Cependant, je crois qu'on peut juger de la vitalité et de la
puissance d'un artiste, lorsque impressionné directement par le
spectacle de la nature il est capable d'organiser ses sensations et
même de revenir à plusieurs fois et à des jours différents dans un
même état d'esprit, de les continuer: un tel pouvoir implique un
homme assez maître de lui pour s'imposer une discipline ».
p. 51, « Notes d'un peintre ».
18.« [...] dans une première séance je note des sensations fraîches et
superficielles », p. 43, « Notes d'un peintre» (1908); Ces
« sensations », ont des noms, des noms de couleurs: « [...] sur une
toile blanche, je disperse des sensations de bleu, de vert, de rouge
[...] », (p. 46). et de façon plus explicite encore l'affirmation réitérée
d'un passage - transposition - naturel en quelque sorte, presque
automatique, sans hiatus, entre l'objet, la sensation qu'il provoque, la
désignation verbale de cette sensation en terme de couleur et sa

18
convoie la qualité, verbalement et plastiquement19, et cette
couleur posée sous la forme d'un pigment sur la toile.
La transposition des données de la nature en domaine
propre (ou données) de l'art - les sensations d'art de

réalisation en pigment: «J'avais la sensation de la coloration d'un


objet: je posais ma couleur, c'était la première couleur de ma toile.
J'y joignais une deuxième, [...] une troisième, qui devait les accorder.
Alors ilfallait que je continue ainsi jusqu'à ce que j'eusse la sensation
que j'avais créé une harmonie complète dans ma toile [...] », pp. 71-
72, note n° 48, Propos tenus à Pierre Courthion en 1934, cités par Jean
Guichard- Meili, op. cit, 1967, qui reprennent, en les résumant, les
détails d'un procès exposé dans les «Notes» de 1908, (p. 46). La
différence - notable - entre les deux textes vient de l'emploi du terme
harmonie qui remplace dans le texte le plus tardif celui plus neutre
d'expression dont Matisse fait fréquemment usage dans les textes du
début.
Cette complète harmonie, achevée dans et par les données de l'art, est
l'équivalent de celle de la nature mais cette équivalence est réverbérée
et convoyée jusque dans les données de l'art qui en prennent le relais
sous la forme ou le nom de cette condensation des sensations (du
peintre) qui fait le tableau: «Je veux atteindre à cet état de
condensation des sensations qui fait le tableau », p. 43, « Notes d'un
peintre» (ainsi que p. 62, dans «Entretien avec Estienne », 1909,
extrait de «Tendances de la peinture moderne », Les Nouvelles, 12
AvriI1909).
19. C'est ainsi que Matisse voulant peindre l'armoire qui se dresse
devant lui (p. 46), doit trouver l'équivalent, sur sa palette, de cette
sensation que cette armoire lui a donnée, et qu'il a tout d'abord
identifiée comme «rouge bien vivant », ou encore qu'il doit
condenser (modalité de transposition) la signification de ce corps de
femme et ce faisant aiouter « quelque chose de plus », ce supplément
de sens qui passe par la réduction du sens qui lui est propre à ce corps,
c'est à dire ses charmes, et qu'il perd au profit de ces lignes
essentielles - celles de Matisse - qui prenant le relais des siennes et les
distribuent, ces charmes et ces lignes, autrement, et par appropriation
et dissémination, dans la « conception générale de la figure », p. 44,
«Notes d'un peintre ».
Au charme, un peu trop saillant, du corps de femme, succède alors le
charme - encore - d'un sentiment spontané (note n° 6, p. 44, 1925)
anonyme et digne.

19
Cézanne20 - consiste en la découverte ou la mise au point
entre les unes et les autres d'un réseau d'équivalences, qui
constitue, sur le modèle de la pierre de Rosette de
Champollion, une translittération. Celle-ci rend signifiants
les deux scripts, les deux écritures, permet au peintre de
comprendre l'une et l'autre, de déchiffrer l'une par l'autre.

C'est la recherche de l' équivalence qui fait de


I'herméneutique des matériaux picturaux, celle de leurs
affects, la clé ou l'instrument - musical aussi - de
l'appréhension par et dans le visible de cette personnalité
qui reste énigmatique, et à laquelle le peintre n'accède que
par intermittences, par lambeaux, fragments, par ces
occurrences que sont les tableaux, voie d'accès qu'il faut
inventer, ré-inventer à partir de matériaux connus mais qui
restent à réassembler, à recomposer dans des configurations
au chiffre changeant mais reconnaissable, configurations
mesurables à l'aune de l'affect.
Cet accès à soi est donc l'enjeu d'une circulation nécessaire
entre les affects de peinture, les traits d'un faire et cette
instance qui y articule la matière picturale et s'en fait à la
fois le juge et le destinataire21.

20. « [...] le motif [...] était pour lui un moyen de vivifier en soi, au
contact de la nature, les instincts, les sensations d'art qui résident
en nous », Cézanne à Charles Camoin, 13 septembre 1903 et 22
février 1903, cité et commenté par Jean-Claude Lebensztejn, dans:
«Persistance de la mémoire », Les Couilles de Cézanne, suivi de
Persistance de la mémoire, Carré d'art, Séguier, Paris, 1995, p. 58.
21. Sans entrer pour le moment dans le détail de l'interprétation que
donne Matisse de ce procès, on indiquera que c'est dans les propos
rapportés par Tériade en 1936 qu'il en expose, sous une forme des
plus explicites, le mécanisme: «La réaction d'une étape est aussi
importante que le sujet. Car cette réaction part de moi et non du
sujet» , extrait de «Constance du Fauvisme », Minotaure, vol. II,
n° 9, 1936.

20
Ce rapport, dont on a posé la nécessité, est le lieu de cette
circulation, ce qui entretient et nourrit la mise au point par
degrés d'un accord entre un état d'esprit, la qualité d'un
désir, d'un plaisir ou d'une émotion, et sa fixation selon les
modalités d'un détour constituant l'enjeu véritable de cette
pratique. On doit la considérer comme une mnémotechnie
qui assure, sous forme de signe, la rétention et la
mémorisation de cet affect ou émotion.
Ce signe n'est pas le souvenir d'un état - synonyme de
sensation - par lequel est passé le peintre, puisque cet état
« qui fait le tableau »22, ce qui en constitue la définition,
ce qu'il exige pour être, c'est un état de condensation de
sensations.
Il faut redire qu'on ne saurait faire la différence entre cet
état de condensation de sensations23 qui est le tableau, plus
précisément l'esprit du tableau, et l'esprit du peintre ou
esprit de peintre, ce dernier étant le résultat, le produit, la
condition ou l'état auquel permet d'accéder la condensation
nécessaire d'états sensibles. Le tableau est alors « ce temps
. 24, ont a contemp atlon . ,
qUI ne passe pas» d 1 1 ren d present
l'événement, le remet en mémoire.

22.« Je veux arriver à cet état de condensation de sensations qui fait le


tableau », p.43, «Notes d'un peintre ».
23.« [...] un tableau nécess ite une condensation d'états sensibles »,
note n° 5, p. 43, à Fels, 1925. Florent Fels, Propos d'artistes, Paris, La
Renaissance du livre, 1925.
24. «La remontée [...] d'une photographie sans date [...] peut
produire un effet comparable [à I 'hallucinatoire du rêve]. Voici que
l'instant engendre un autre instant, plus chargé d'affect que le
premier, car c'est maintenant tout un monde qui s'est déposé en lui.
Voici un passé présent que j'anime au lieu de me sentir déterminé par
lui. Conjointement perte et trouvaille (sous l'aspect d'une
retrouvaille), ce retour en arrière me porte en avant », Jean-Baptiste
Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, N .R.F, Gallimard, Paris, 1997,
p. 12-13.

21
C'est un trajet qu'il s'agit donc de parcourir entre deux
états idéalement identiques, un état passé, un vécu dans le
monde, un re-vécu, identique ou équivalent au premier du
point de vue de l'intensité affective - mais constitué ou re-
constitué sous forme d'un tableau devenu l'instrument de
cette restitution25.
Cet état, c'est l'instant sentimental26.
Configuration agissante de formes et de forces - « rapport
sentimental de la couleur et du dessin »27 - équivalente à
l'instant sentimental ou « cette émotion qui [lui] avait fait
entreprendre le tableau »28-, le tableau, conçu comme une

25. On lira conjointement: 1. «Alors il fallait continuer ainsi [à


apposer les couleurs] jusqu'à ce que j'eusse la sensation que j'avais
créé une harmonie complète [...] et que je me trouvais déchargé de
l'émotion qui me l'avait fait entreprendre », p. 71-72, note n° 48.
Propos tenus à Pierre Courthion en 1934, cités par Jean Guichard-
Meilli, Henri Matisse, son œuvre, son univers, Paris, Fernand Hazan,
1967; 2. « Quand considérez-vous une œuvre comme finie? Quand
elle représente d'une façon très précise mon émotion [... ]», p. 48,
note n° 13, «Entretien radiophonique », 1942, cité par Pierre
Schneider, Henri Matisse, L'Exposition du centenaire, Paris, Grand-
Palais, 1970; et 3. « Lorsqu'on me parle d'un de mes tableaux, même
ancien, en me remettant en mémoire quelques-uns de ses éléments,
sans pouvoir retrouver l'année de sa confection, je vois d'une façon
très précise l'instant sentimental où je l'ai fait », Ibid. on renverra ici
aux remarques de J.B. Pontalis citées en note 24.
26. Ibid.
27. «Je dirais simplement que la couleur n'a d'existence que par ses
rapports et que la peinture appelle le rapport sentimental de la
couleur avec le dessin », p. 74, note n° 49, André Verdet, Prestiges de
Matisse, Paris, Émile-Paul, 1952.
28. Note n° 48, p. 72, propos tenus à Courthion, rapportés par Jean
Guichard- Meilli, op. cil, 1967. La réalisation de cette équivalence est
la réalisation de l'intimité - à la quête de laquelle Matisse ne renoncera
jamais - à établir ou ré-établir, «entre le signe plastique et son
référent» - «La nature du rapport entre le signe plastique et son
référent ordonne la réflexion de Matisse et sa production, dans sa
recherche de l'expression, celle-ci oscillant entre les deux pôles de
l'intimité et de l'écart », Jean-Claude Lebenszteijn, «Les textes du

22
mnémotechnie, assure la décharge29, la rétention et le re-
vécu toujours cathartique de cet affect premier par un affect
toujours premier, celui soutiré à la peinture.
Cette restauration/instauration de l'instant sentimental dont
le tableau est le support et le lieu s'opère par la mise en
place d'une configuration d'éléments, dite expressive.
Matisse en présente le procès - dans les «Notes d'un
peintre» (1908) - comme ce qui est travaillé par ces deux
forces ou ces deux affects.
Le premier est ce vécu qu'il s'attache tout au long du procès
de peinture à constituer en réserve, en mémoire, un vécu

peintre », op. cit., p. 408. Cependant, l'oscillation entre l'intimité - et


l'écart - que Lebensztejn formule ici comme ce qui constitue l'enjeu et
le risque de la pensée matissienne de l' « expression », on voudrait la
replacer et, avec elle plus généralement, la question de l'expression,
dans celle de l'affect, c'est-à-dire, pour abonder dans le sens de
Matisse, celle de la personnalité.
Ce qui décide ou se fait juge de cette qualité d'expression atteinte par
le tableau et de sa corrélation - proximité, approximation - avec un
événement qui lui servirait de référent, est ce qui en la perception,
l'invente une première fois sous le titre de sensation, de sentiment ou
d'émotion, et la réinvente sous celui d'équivalence - émotion
équivalente à la première mais que suscite maintenant le tableau-
c'est ce qui s'insère entre le signe et son référent, c'est cette
affectabilité spécifique des sens du peintre orientée vers la peinture,
aux lois et comportement de laquelle elle soutire son expression, signe
et métaphore de son travail. L'intimité et l'écart sont les marques soit
de l'adhérence de l'expression, c'est à dire du tableau, au sentiment
premier dont elle constitue la re-présentation, adhérence formulée
dans les propos de Matisse comme le mouvement de reconnaissance
qui le porte vers le tableau et le reporte en arrière vers l'instant
sentimental qui lui a donné naissance, soit du sentiment - rarement
exprimé par Matisse - qui fait du tableau une entité étrangère, aliénée,
qu'il ne reconnaîtra comme sienne qu'au prix d'un effort
d'accoutumance.
29. « A la dernière étape le peintre se trouve libéré et son émotion
existe entière dans son œuvre. Lui-même, en tout cas, en est
déchargé », p. 129, propos rapportés par Tériade, «Constance du
Fauvisme », op. cit. , 1936.

23
sélectionné parmi d'autres, moins puissants, moins durables,
moins représentatifs de ce qu'il sait déjà être son esprit, pour
l'instituer en référent, pour en faire la référence, la pierre de
touche d'autres affects de peinture. A ce vécu, identifié,
élaboré et représenté en termes métaphoriques (émotion ou
sentiment), est apposé cet autre affect, qualité expressive ou
harmonie, une métaphore encore mais d'un autre type,
synonyme de ce que Matisse formule comme idée de la
couleur30, deux immatériaux, de la corrélation desquels
dépend l'efficace de la méthode de peinture exposée dans
les textes.
Cette méthode, à la fois procès et procédé, Matisse la perçoit
comme une force à laquelle il doit se soumettre. Reprenant
le terme employé par Matisse dans ce paragraphe des
«Notes d'un peintre» qui en fait la démonstration, on l'a
désignée par celui de transposition - «Je suis obligé de
transposer. [.. .] Il ne m'est pas possible de copier
servilement la nature, que J'e suis forcé d'interpréter et de
soumettre à l'esprit du tableau »31.
Cet affect ou vécu est une donnée qu'il s'agit de préserver.
Cette transposition est le travail de la seconde force, autre
affect dont Matisse ne cesse de maintenir tout au long des
textes le rapport de nécessité le liant au premier. C'est cet
autre qui ordonne et oriente l'élaboration du tableau, le
lieu même de la représentation subjuguée, contournée et
détournée, contrainte à la présence.

30. « Il est certain que j'ai en tête l 'harmonie de la couleur, ainsi que
celle de la composition [...] Un artiste doit exprimer son sentiment
avec l 'harmonie - ou idée de la couleur - qu'il possède tout
naturellement [...] Il doit par-dessus tout exprimer une vision de la
couleur, dont l 'harmonie correspondra à son sentiment », p. 71, note
n° 48, Clara McChesney, «A Talk with Matisse, Leader of Post-
Impressionists », The N ew-York Times, 9 mars 1913.
31.p. 46, «Notes d'un peintre », 1908.

24
De ces deux forces, l'une serait cette référence à l'excitation
subie - ou souvenir qu'il porte en lui sous forme d'une
sensation ou d'une émotion - et l'autre, l'interprétation de
cette excitation en termes de peinture.
Cette excitation est alors soumise à l'épreuve des moyens, à
une séquence d'expérimentations au cours de laquelle le
peintre se livre à l'observation des affects produits sur lui
par les configurations du tableau qui subissent ces
modifications et l'amèneront à y reconnaître la qualité
recherchée, la qualité expressive ou instant sentimental32
déjà mentionné. Cette qualité expressive, que Matisse
désigne par le terme d'expression, et dont il déclare qu'il
la poursuit avant et par-dessus tout - « Ce que je poursuis
.,.J
par-uessus tout, c 'est l '.expressIon» 33 - est sout tree
.,'
a Ia
peinture au prix de l'effort continu dont témoignent en
premier lieu les «Notes d'un peintre» (1908), les «Notes
de Sarah Stein» (1908) et l' «Entretien avec Estienne»
(1909), tous trois contemporains de cette modification de la
technique matissienne qu'on désigne du nom de peinture
décorative.
La seconde force au travail dans l'élaboration du tableau,
qui résiste au peintre et qu'il lui faut circonvenir, puis
détourner à son profit, ce sont les affects de peinture,
l'identité des pigments et leur comportement, les règles
gouvernant leur articulation les uns aux autres, celles qui
président à leur accord 34.

32.p. 48, note n° 13, « Entretien radiophonique », 1942.


33.« Notes d'un Peintre », p. 42.
34. Cette force, on voudra l'identifier comme cette contrainte
structurale relevée par la critique formaliste, et l'on reconnaîtra dans
cette pensée de peintre, dans la pensée de ce peintre, une pensée de la
peinture comparable, par le travail de critique et dont ces textes sont la
manifestation, à une démarche analogue à la leur, d'autant plus
étonnante du fait que, pour Matisse, qui s'y délègue à deux reprises,
cette démarche critique ne se distingue pas de la pratique de ce qu'elle
ne cesse de soumettre à son observation. Cette pensée de la pratique

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