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Discernements et malentendus

CLAUDE ZILBERBERG

Résumé

La relation suivie entre A. J. Greimas et P. Ricœur a eu trois enjeux :


la temporalité, la narrativité, et la relation qu’il convient de poser entre
la temporalité et la narrativité. Ricœur adresse deux reproches au structura-
lisme greimassien : son a‰rmation du caractère achronique des structures ;
en second lieu, la thèse de l’immanence de la signification. Selon Ricœur, la
narrativité, qui n’est plus celle de Propp dans la reformulation de Greimas,
mais celle de l’intrigue telle qu’elle ressort de la Poétique d’Aristote, pré-
suppose une ‘‘intelligence pré-narrative’’ en amont et un univers signifiant
d’accueil en aval. Cet encadrement restitue à la narrativité ses limites et sa
dépendance. Nous proposons de substituer à cet a¤rontement non dépourvu
de grandeur une complémentarité fondée sur l’alternance du parvenir et du
survenir.

Mots-clés: aspectualité; gradualité; mode; narrativité; style; temporalité.

Ce ne sont pas les idées, ce sont les événements


qui changent le monde.
— H. Arendt

La relation plus ou moins suivie entre P. Ricœur et A. J. Greimas mérite


notre attention, car entre les fortes personnalités qui rayonnèrent en
France dans les années soixante (Ricœur en fit-il alors partie ?) les rela-
tions directes furent, nous semble-t-il, plutôt rares. Ces esprits d’envergure
furent les uns pour les autres ce que Proust appelle, dans Le temps retro-
uvé, des « planètes », étrangères les unes aux autres. Dans les limites de
cette étude, nous limiterons aux années 1980, avant le tournant « pa-
thique » e¤ectué par Sémiotique des passions (Greimas et Fontanille
1991), comme avant le tournant « esthésique » e¤ectué par De l’imperfec-
tion (Greimas 1987) ; aux côtés du sujet de l’agir, Sémiotique des passions

Semiotica 168–1/4 (2008), 271–286 0037–1998/08/0168–0271


DOI 10.1515/SEM.2008.016 6 Walter de Gruyter
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introduit un sujet du pâtir, De l’imperfection un sujet du sentir, sinon du


ressentir, qui ne purent qu’être agréés par Ricœur. Nous envisageons
donc le moment critique, limité dans le temps, constitué par le face-à-
face entre Sémiotique 1, cathédrale tout entière dévouée à la prévalence
de la narrativité, et Temps et récit (Ricœur 1984a, 1984b, 1985), somme
destinée non pas à récuser la narrativité, mais à la paradigmatiser, c’est-
à-dire à formuler clairement le terme in absentia qui fait sens et qui était
en droit comme en fait exclu par l’a‰rmation de l’universalité des struc-
tures narratives, car de l’universalité à l’exclusion le pas est vite franchi.
Dans un premier temps, nous examinerons les critiques que Ricœur
adresse à la théorie greimassienne ; dans un second, nous interrogerons
le modèle proposé par Ricœur à partir d’Augustin et d’Aristote.

1. Un examen sans complaisance

Il convient d’entrée de saluer sans restriction le niveau d’exigence de


l’examen de la théorie greimassienne auquel P. Ricœur s’est livré à deux
reprises (1980, 1984c : 71–91). Rien n’étant simple, il est des éloges qui
abaissent et des critiques qui élèvent. Clairvoyant, Ricœur s’attache au
point auquel Greimas en continuateur de Hjelmslev tenait tout particuliè-
rement, à savoir le caractère scientifique de sa théorie. En réaction contre
la légèreté épistémologique ordinaire des sciences dites humaines, il
n’était pas question d’ajouter une énième théorie à la liste déjà longue
des théories existantes, mais d’expliciter les procédures et les opérations
en vertu desquelles une catégorie posée s’e¤açait devant une catégorie
nouvelle ou s’y gre¤ait. Rapportée au dilemme posé dans les Prolégomè-
nes : induction ou déduction ? la position de Greimas apparaı̂t mixte :
chaque niveau fait l’objet d’une déduction, c’est-à-dire selon Hjelmslev
d’une analyse, mais les relations entre niveaux font l’objet d’une induc-
tion, puisque le parcours génératif procède par ajout et enrichissement.
Le projet de dériver l’analyse proppienne de la matrice phonologique ja-
kobsonienne se heurte à de fortes résistances et c’est là, nous semble-t-il,
le reproche récurrent que Ricœur adresse à Greimas : l’arbitraire du
[from ! to] ; les termes sont assurés, mais le chemin menant de l’un à
l’autre, lui, ne l’est pas.

1.1. Identification des prémisses

L’auteur de Temps et récit, soucieux de « sauver » le temps en le confiant


au récit, ne pouvait admettre l’une des thèses centrales du structuralisme

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des années soixante, à savoir d’une part le caractère achronique des struc-
tures, d’autre part la possibilité de produire par un simple jeu de réécri-
ture la temporalité : « On y voit déjà à l’œuvre l’ambition de construire
un modèle rigoureusement achronique, et de dériver les aspects irréducti-
blement diachroniques du récit, tel que nous le racontons ou le recevons,
par l’introduction de règles de transformations appropriées » (1984c : 71).
Le modèle initial retenu par Greimas est à la fois achronique et paradig-
matique : au titre du premier point, il exclut le temps ; au titre du second,
il ne se « syntaxise », ou se « syntagmatise », qu’en convoquant, sans la
déclarer, une « sémantique de l’action » qui est aux yeux de Ricœur le ga-
rant fiduciaire de l’indispensable transformation des relations en opéra-
tions que la théorie greimassienne requiert sans pouvoir la produire à par-
tir des prémisses restreintes qu’elle retient.

1.2. Une achronicité exorbitante ?

Fondé sur la découverte des actants du discours par L. Tesnière, le mo-


dèle greimasssien consiste à formuler le modèle actantiel à six postes,
puis, à partir du rabattement de ce modèle sur l’analyse proppienne du
conte populaire, à formuler le récit comme une suite de conjonctions et
de disjonctions, à laquelle la temporalité fournirait seulement un décor
d’un certain type dans la mesure où notre imaginaire ne conçoit pas le
quoi ? sans le où ? ni le quand ? Toutefois les syntagmes décisifs pour l’in-
telligibilité du récit excèdent l’implication et la transformation logiques
que la théorie leur assigne : « la transformation des termes et de leurs rela-
tions est proprement historique » (1984c : 71). Selon Ricœur, la théorie lo-
giciste retrouve, en vertu d’une contrainte qui la transcende, ce qui la pré-
cède : la temporalité inhérente à l’expérience, qu’elle soit vécue ou contée.

1.3. Une su‰sance douteuse ?

Ricœur examine ensuite ce qu’il faut bien désigner comme la gageure


épistémologique de la théorie greimassienne, à savoir le contrôle de struc-
tures dites superficielles par des structures profondes « aussi simples que
possible ». C’est l’économie même du parcours génératif qui est soumise
à la question, et singulièrement la fonction monarchique attribuée aux
structures élémentaires de la signification, lesquelles compenseraient leur
rusticité par leur rayonnement. Le modèle constitutionnel (paradigma-
tique) étant acquis, son ébranlement advient quand les relations sont
transformées en opérations, comme il a déjà été dit, quand la stabilité

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des relations est défaite. Mais pour l’observateur sourcilleux, cette trans-
formation ajoute « du » sens qu’elle emprunte à l’intelligence narrative,
« à la longue fréquentation des récits traditionnels ». Les structures narra-
tives de surface sont la scène où les actants se mesurent et où les objets de
valeur passent de main en main. Cette scène, dotée d’actants mais non en-
core d’acteurs, est la mieux maı̂trisée selon Ricœur : « Nulle part l’auteur
[Greimas] ne sent plus près de réaliser le vieux rêve de faire de la linguis-
tique une algèbre du langage » (1984c : 80). Ricœur suggère que cette ré-
ussite a pour corrélat, à la date où il écrit, le déficit des structures figura-
tives [discursives].
Parmi les adjonctions indispensables pour rendre la description des
contenus « adéquate » (Hjelmslev), Greimas dans son analyse de Deux
amis de Maupassant recourt aux structures aspectuelles traditionnelle-
ment requises pour rendre compte de l’état d’avancement des procès
pour un observateur donné. Ricœur ne conteste pas la pertinence des
catégories aspectuelles, mais leur légitimité, c’est-à-dire leur non-
appartenance à la structure élémentaire de la signification. La pertinence
— indiscutable — de l’aspectualité met en cause l’antériorité de la para-
digmatique sur la syntagmatique, des relations sur les opérations. Une
di‰culté du même ordre se fait jour à propos de la teneur des contenus
sémantiques traités par le carré sémiotique. D’un côté, les termes se pré-
sentent comme des places disponibles pour articuler une isotopie identi-
fiée, d’un autre côté, ces places sont en a‰nité avec deux catégories
anthropologiquement prégnantes : [vie versus mort] et [nature versus cul-
ture] ; l’élucidation du sens doit dès lors autant à la formalité de la struc-
ture élémentaire qu’à ces contenus dépositaires de valeurs capitales. Enfin
— et c’est la « troisième adjonction » au modèle initial selon Ricœur — la
dynamisation du modèle semble due à des destinateurs intervenant au ni-
veau figuratif : leur insertion au sein de la structure élémentaire de la sig-
nification ne laisse pas de faire problème ; la détermination (Hjelmslev)
établit — au rebours de ce qui devrait avoir lieu — la structure comme
variable et la destination-communication comme constante.1

1.4. Un dilemme cruel ?

À propos de l’analyse de Deux amis de Maupassant, Ricœur revient sur la


question centrale à ses yeux : l’enrichissement considérable du modèle par
la prise en compte du faire cognitif et des modalités véridictoires, est-il dû
au passage légal, attendu de la latence à la manifestation ? ce qui confir-
merait l’homogénéité su‰sante du modèle ; ou bien repose-t-il sur l’im-
portation et l’incorporation de traits empruntés à l’intelligence narrative ?

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auquel cas ce serait l’hétérogénéité du modèle qui serait confortée. La ré-


ponse de Ricœur est catégorique : « Mon doute . . . est que . . . l’analyse
est téléologiquement guidée par l’anticipation du stade final, à savoir celui
de la narration en tant que processus créateur de valeurs » (1984c : 86). La
première objection de Ricœur est à la fois facile à accorder et à . . . réfuter.
Ceci demande explication. Ricœur avance deux thèses justes par elles-
mêmes, mais la dépendance qu’il établit entre la première et la seconde
fait problème. En premier lieu, il fait valoir que le modèle qui, en principe
suppose des relations « fortes », c’est-à-dire selon le « tout ou rien », ne
fonctionne que si ces relations sont « a¤aiblies », selon le « plus ou moins »
; en faisant appel à une terminologie postérieure : le modèle demande,
pour s’exercer, la gradualité et non la catégorialité. En second lieu, selon
Ricœur, ces relations fortes, c’est-à-dire catégorielles, excluraient la
possibilité de l’événement, et dans ce cas : « Il n’y aurait rien à raconter
» (1984c : 87). Cette a‰rmation, disons-nous, étonne : en e¤et, le cœur de
la Poétique n’est-il pas constitué par le jeu des péripéties et des reconnais-
sances, lesquelles assurément demandent des relations fortes ?2 Lévi-
Strauss va plus loin encore, puisque l’interprétation du mythe requiert à
ses yeux des grandeurs définies comme excessives ou déficitaires, c’est-à-
dire des grandeurs quantitatives qualifiées.
Ce que la narrativité greimassienne laisse échapper aux yeux de Ri-
cœur, ce ne sont pas les phases, ou les notes, mais ce je-ne-sais-quoi de
mélodique qui fait passer le fil du sens d’une phase à l’autre, d’une note
à l’autre. Cet élan est procuré par une « logique intensionnelle et une sé-
mantique de l’action » qui de conserve définissent la direction à prendre,
puis à suivre. En somme, le carré sémiotique procure les matériaux, la sé-
mantique de l’action et l’intelligence narrative le savoir-faire : « En ce
sens, la grammaire de surface est une grammaire mixte : sémiotique-
praxique » (1984c : 88). Enfin la privation et l’attribution des objets de va-
leur, dans la mesure où elles sont a¤ectantes pour les sujets, demandent
des sujets du pâtir que la grammaire profonde strictement logique ignore.
Au terme de la démonstration, le dilemme est cruel : si la sémiotique est
fidèle à ses prémisses logiques, elle laisse échapper ce qui fait le plaisir du
récit, à savoir sa nouveauté et son e‰cacité énonciative ; si elle entend en
rendre compte, elle doit renoncer à l’exclusivité de ses prémisses et admet-
tre qu’elle comporte de fait trois volets : logique, praxique, et pathique.

2. Une réfection incertaine ?

Comme en vertu d’une ironie supérieure, le débat Greimas-Ricœur a un


enjeu proprement narratif, puisque, conformément au modèle mimétique

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proposé par R. Girard, les deux penseurs s’a¤rontent parce que l’un
comme l’autre « convoitent » le contrôle de la narrativité.

2.1. L’enjeu

L’enjeu porte sur la conditionnalité de la narrativité : la narrativité


déduite de Propp est-elle présupposée comme le soutient Greimas ? ou
comme l’a‰rme Ricœur : présupposante, c’est-à-dire tributaire d’une « in-
telligence narrative » laquelle doit être équitablement portée au crédit du
sujet. Selon une dualité approximative, pour Greimas, le sujet est l’agent,
mais non l’auteur ; pour Ricœur, l’agent et l’auteur. En arrière plan, il
s’agit, à partir de la place faite au sujet, de rapatrier la narrativité dans
le champ de la philosophie et, à partir de cette réappropriation, de formu-
ler la « bonne » relation à poser entre la phénoménologie et la sémiotique
: la phénoménologie est-elle, c’est-à-dire n’est-elle qu’un chapitre, une
province de la sémiotique définie par l’accentuation de certaines catégo-
ries ? ou bien la sémiotique est-elle, après l’e¤ectuation de la catalyse de
certaines marques e¤acées, un chapitre de la phénoménologie ? Pour le
dire crûment, puisque nous osons supposer les arrière-pensées des deux
protagonistes, il s’agit dans l’esprit de Ricœur de mettre fin au monopole,
à l’emprise, à la confiscation de la narrativité par la sémiotique greimas-
sienne : « La question qui ne nous abandonnera pas jusqu’à la fin de cet
ouvrage est de savoir si le paradigme d’ordre, caractéristique de la tragé-
die, est susceptible d’extension et de transformation, au point de pouvoir
s’appliquer à l’ensemble du champ narratif » (1984a : 65).3

2.2. La temporalité en débat

La relation entre P. Ricœur et A. J. Greimas a revêtu deux formes di¤é-


rentes : celle de rencontres entre les deux penseurs dont nous disposons
pour certaines de traces4 ; celle de textes de la part de P. Ricœur. Elle a
surtout été, nous semble-t-il, inégale : l’herméneutique questionnait la sé-
miotique, mais sans retour, sans réciprocité. La démarche de Ricœur s’est
développée dans les deux plans de la sémiosis. Dans le plan de l’expres-
sion, tandis que Greimas, par continuité avec l’œuvre de V. Propp, s’atta-
che au conte populaire et en référence à l’œuvre de Lévi-Strauss au mythe
(Greimas 1970), Ricœur choisit comme terme ab quo la tragédie qu’il ré-
duit d’entrée à l’intrigue.5 Dans le plan du contenu, la démarche de Ri-
cœur paraı̂t d’abord curieuse puisqu’elle consiste dans la mise en rapport
inattendue des conceptions de saint Augustin relatives au temps et celles

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d’Aristote relatives à l’essence même de la tragédie ; ce rapprochement est


d’ailleurs doublement inattendu : (i) les deux penseurs appartiennent à des
univers culturels étrangers l’un à l’autre6 ; entre autres à propos du temps,
il « est » seulement physique pour Aristote, déjà phénoménologique pour
Augustin, ce qui oblige Ricœur à déplacer la pertinence et à choisir
comme assiette de la comparaison la « concordance », « l’ordre » ; (ii)
Ricœur est conscient de l’anachronisme de sa démarche, puisque Augus-
tin serait le « problème » et Aristote la « solution », mais à ce compte la
« solution » ne précède-t-elle pas le « problème » ? Cependant, si Ricœur
passe outre, c’est que la « distension » temporelle empruntée à Augustin
tient dans son analyse la place centrale que le manque occupe dans la nar-
ratologie développée par Propp puis par Greimas.
Sans s’en cacher, Ricœur se propose donc de mettre un terme au
chiasme qui se découvre à lui à partir du rapprochement provoqué entre
Augustin et Aristote : d’un côté, une temporalité sans diégèse (Augustin),
de l’autre une diégèse sans temporalité (Aristote). Dans cette mise en
place initiale, Greimas occupe la place d’Aristote, Ricœur celle d’Augus-
tin ; Augustin complète Aristote,7 de même que Ricœur secourt Greimas
et, d’une manière générale, la phénoménologie du temps vécu accompli-
rait la sémiotique.
Ce faisant, Ricœur dénonce une certaine chronophobie propre au struc-
turalisme. En e¤et, même si Lévi-Strauss intitule le dernier chapitre de La
pensée sauvage Le temps retrouvé, le structuralisme, méfiant à l’égard de
l’historicisme ambiant, a entériné la nécessité pour Saussure de la dualité
des points de vue synchronique et diachronique et prononcé le divorce de
la structure et de la temporalité en a‰rmant que, achroniques, les structu-
res s’exerçaient dans le non-temps de l’immanence.8 À ce même point de
vue, il faut tout de suite préciser que la place de la temporalité dans la
sémiotique greimassienne est chichement mesurée et que la temporalité
n’est pas ce qu’elle est pour la plupart des mythologies : un constituant
de premier rang, mais seulement un e¤et de discours, c’est-à-dire pour
Greimas de surface ; la temporalité n’est pas présupposée, mais présuppo-
sante : il est demandé à la syntaxe discursive d’ « habiller » les structures
narratives qui la précèdent et d’ajouter du point de vue phrastique ces
compléments circonstanciels de temps commodes qui vont référentialiser
les énoncés dégagés au niveau narratif ; mais pour Ricœur, à l’écoute
d’Augustin, il y a — en l’acception sémiotique du terme — une objectivité
du temps, c’est-à-dire que le sujet ne peut être saisi que dans sa relation
au temps à la fois comme objet, que le sujet mesure incessamment —
peut-être parce le temps est le résoluble syncrétisme du sujet mesurant et
de l’objet mesuré ; comme objet donc et comme valeur suprême qu’il
convient circulairement de préserver justement « à travers le temps », ce

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qui rend compte de l’une des conclusions — fort proustienne — de Temps


et récit : « Sous forme schématique, notre hypothèse de travail revient à
tenir le récit pour le gardien du temps dans la mesure où il ne serait de
temps pensé que raconté » (1985 : 349). Afin de prendre la mesure de la
divergence, nous dirons que le schéma narratif greimassien fait du récit
le « gardien du sens ». Comme pour Augustin, Cassirer,9 Heidegger, et
maint autre, il y a donc un primat du temps, un primat de la profondeur
du temps. Par ailleurs, le caractère achronique, strictement algorithmique
de la syntaxe fondamentale est di‰cile à maintenir et Greimas à plusieurs
reprises a insisté sur le fait que la créativité signifiante de la syntaxe sup-
pose une projection mnésique comparable,10 toutes choses étant égales, à
l’indispensable fonction « save » des ordinateurs : « En linguistique,
les choses se passent autrement [qu’en logique] : le discours y garde les
traces d’opérations antérieurement e¤ectuées . . . » (Greimas et Courtés
1979 : 31).

2.3. Limite du principe d’immanence ?

L’attitude structurale à l’égard du texte a été résumée par la formule pé-


remptoire : « Le texte, tout le texte, rien que le texte ! » Le premier seg-
ment vise non seulement la clôture du texte, mais aussi la singularité : ce
texte. Le second segment concerne l’exhaustivité de l’analyse, mais si
celle-ci est, comme le veut Hjelmslev, un « complexe d’analyses », cette
demande est seulement régulatrice, car l’analyse demeure ouverte dans la
mesure où elle est nécessairement tributaire de l’état de la théorie à telle
date, c’est-à-dire du partage entre les grandeurs qu’elle maı̂trise et celles
qui lui échappent. Le troisième segment : « rien que le texte » forme le
noyau dur de l’approche structurale puisqu’il a‰rme le réquisit de l’im-
manence, c’est-à-dire de la position épistémologique selon laquelle les pré-
dicats des grandeurs ne sont que des « intersections de faisceaux de rap-
ports » (Hjelmslev 1971a : 36), c’est-à-dire de « fonctions ». La réfutation
par Ricœur de la thèse de l’inconditionnalité, de l’insularité de la narrati-
vité se fonde sur deux considérations. En premier lieu, elle substitue aux
« dépendances internes »11 exigées une dépendance externe : « . . . il existe
entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expé-
rience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, mais
présente une forme de nécessité transculturelle » (1984a : 85). En second
lieu, elle applique à la mimésis II, un encadrement en la dotant d’un
« amont » : la mimésis I, et d’un « aval » : la mimésis III ; ces trois mimé-
sis se distinguent surtout les unes des autres par la tâche qui leur est
confiée : la mimésis I est « préfigurante », la mimésis II « configurante »,

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la mimésis III « refigurante » : « Nous suivons donc le destin d’un temps


préfiguré à un temps réfiguré par la médiation d’un temps configuré »
(1984a : 87). Sous ces préalables, la sémiotique greimassienne du texte est
caractérisée positivement et négativement : positivement par la prise en
compte de la mimésis II ; négativement par la virtualisation de la mimésis
I et de la mimésis III. L’herméneutique du texte conserve les trois mimésis
et leur ordonnancement, à savoir la fonction de médiation confiée à la mi-
mésis II. À ce compte, la sémiotique maintenant restreinte du texte est,
selon Ricœur, une « abstraction ».
L’exercice des trois mimésis ne va cependant pas sans di‰cultés. Le
moins que l’on puisse dire, c’est que la mimésis I est diverse, peut-être
composite. Elle ajoute les uns aux autres trois ordres de données : le « ré-
seau conceptuel de l’action », les « ressources symboliques » et l’espèce de
temps qui est en concordance avec l’action. Le « réseau conceptuel de
l’action » renvoie à une structure phrastique qui présente une double ca-
ractéristique : elle est centrée sur le faire et elle est maximale, c’est-à-dire
catalysée ; elle satisfait toutes les demandes élémentaires possibles : qui ?
quoi ? avec qui ? contre qui ? dans quel but ? pourquoi ? où ? quand ?
comment ? Ricœur propose une homologie séduisante : cette intelligence
pratique serait à l’intelligence narrative ce que l’ordre paradigmatique est
à l’ordre syntagmatique, mais la comparaison ne saurait porter sur la re-
lation entre une paradigmatique et une syntagmatique : elle porte sur
deux syntagmatiques. À quelques détails près — et Ricœur le concède —
cette saisie correspond à ce que Greimas appelle la grammaire narrative
(Greimas 1970 : 157–183).
La seconde donnée concerne les « ressources symboliques ». Cette ex-
pression renvoie au micro-univers immanent à l’action entreprise. Un
micro-univers consiste en « règles » en « normes », en « valeurs », lesquel-
les, parce qu’elles précèdent le sujet, régissent son parcours ; ce trait avait
été bien vu de Propp quand il a‰rmait que le conte qu’il analysait était
solidaire d’une « paysannerie peu touchée par la civilisation » (Propp
1970 : 123). Ce rabattement n’est plus de mise dès lors que la narrativité
est généralisée, dès lors que les structures narratives s’appliquent avec la
même pertinence au conte populaire russe et au mythe bororo du déni-
cheur d’oiseau.
La troisième donnée concerne le type de temporalité concordant avec
la compréhension partagée de l’action. Ici Ricœur fait feu de tout bois et
convoque des grandeurs disparates. Pour éviter que le temps linéaire se
confonde avec le temps narratif, Ricœur est dans la nécessité de paradig-
matiser le temps. Le temps heideggerien du souci (Sorge) lui fournit une
première piste, mais à côté de cette approche tout à fait singulière, Ri-
cœur avance la sémiotique du temps sous-jacente aux syntagmes dits —

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bien à tort — figés ainsi qu’aux outils grammaticaux courants relatifs au


temps, et l’on pourrait à leur propos reproduire la démarche concessive
d’Augustin : tout un chacun les comprend, mieux s’en sert, sans être ce-
pendant en mesure de les expliciter. Le débat Greimas-Ricœur étant daté,
nous nous en tiendrons à deux remarques : (i) le temps du souci, le temps
d’un sujet partagé entre le déjà et le pas encore est le corrélat de l’un des
modes d’existence : l’actualisation ; c’est un temps qui, loin de passer, est
de l’ordre de la persévérance ; (ii) dans les Cahiers, Valéry, d’un mot, ré-
sume la préoccupation de Ricœur : « Le temps est connu par une tension,
non par le changement » (Valéry 1973 : 1324). La mise en paradigme du
temps, laquelle seule évite la tautologie que redoute l’auteur de Temps et
récit parce qu’elle rendrait vaine son entreprise, distingue le temps succes-
sif du changement et le temps simultané de la tension. Dès lors, la syntaxe
a pour objet ce va-et-vient incessant entre le simultané et le successif,
comme l’avait pressenti E. Faure à propos du cinéma, du faire cinémato-
graphique : il s’agit d’ « éveiller des sensations musicales qui se solidari-
sent dans l’espace par le moyen de sensations visuelles qui se solidarisent
dans le temps ». Ce qui est à penser pour chacun, c’est autant l’alternance
paradigmatique du successif et du simultané que leur composition syntag-
matique, à savoir que le successif comme faire ait pour objet le simultané
— et réciproquement.
La mimésis II a pour visée la « mise en intrigue ». Elle l’obtient par la
composition des facteurs « hétérogènes » fournis dans le désordre par la
sémiosis I. Dans la mesure où elle établit une concordance (Ricœur
1984a : 102) entre des événements divers, elle résout sur le plan poétique
la discordance augustinienne. L’expression n’apparaı̂t pas dans le texte
de Ricœur, mais les théoriciens de la tragédie classique, qui se voulaient
les continuateurs d’Aristote, connaissaient cette exigence sous le nom de
« règle de l’unité d’action » ; elle est comparable à cet exercice qui est sou-
vent proposé aux enfants : Voici une liste de mots dans le désordre, retrou-
vez la phrase à laquelle ils appartiennent.12 Il s’agit de configurer, peut-
être surtout de transfigurer une suite fortuite en une suite nécessaire. Si à
propos de la mimésis I la préfiguration peut être renvoyée à la grammaire
narrative de Greimas, la configuration propre à la mimésis II peut être
rapprochée du schéma narratif, dépositaire selon Greimas du « sens de la
vie », si ce n’est que la mise en intrigue est en principe ouverte, c’est-à-dire
paradigmatique, tandis que la mise en récit telle que Greimas l’a conçue
aux dates que nous considérons est fermée, puisque le schéma narratif est
lui-même hors paradigme.
Le développement que Ricœur consacre à la mimésis III est dense, dif-
ficile, souvent préventif ou défensif. Il aborde trois problématiques dis-
tinctes (nous évitons à dessein le terme « discordantes ») entre lesquelles

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Discernements et malentendus 281

Ricœur s’e¤orce d’établir une concordance : (i) la fonction de refiguration


confiée à la mimésis III ; (ii) la problématique de la référence qui permet à
Ricœur de rejeter la thèse de l’auto-su‰sance, de l’intransitivité du lan-
gage soutenue dans les années 1960 ; (iii) la thèse de l’impossibilité jugée
définitive d’une « pure phénoménologie du temps » : « . . . le temps est
proprement invisible » (Ricœur 1984a : 125). À quelque courant de la sé-
miotique qu’il appartienne, le sémioticien n’a pas, nous semble-t-il, à
prendre parti sur ce troisième point. Néanmoins, nous ferons remarquer
que, si e¤ectivement personne n’a de ses yeux « vu » le temps, il semble
di‰cile de contester que les sujets, quelle que soit leur culture, soient in-
sensibles au procès intime que chi¤re toute durée, d’où la question : la du-
rée n’engage-t-elle pas le temps ? Sur le second point, la problématique de
la référence, Ricœur est catégorique : « Avec la phrase, le langage est orien-
té au-delà de lui-même : il dit quelque chose sur quelque chose » (Ri-
cœur 1984a : 118). Mais libellée en termes mutuellement exclusifs, la ques-
tion nous paraı̂t mal posée : la question n’est pas de savoir si le langage
fait ou non référence au monde, mais de savoir quel est le di¤érentiel, la
négativité de cette référence, le comment ? singulier de cette visée ; si nous
considérons la démarche exemplaire de Wöl¿in dans les Principes fonda-
mentaux de l’histoire de l’art (1989), certes c’est bien la Vierge qui est re-
présentée dans ce tableau, et chacun de la reconnaı̂tre aussitôt, mais selon
la leçon de Saussure, la valeur de ce tableau, c’est sa di¤érence, la di¤é-
rence de son « mode de présentation » : « style linéaire » ou « style pictural
» ? Si nous adoptons la définition du style proposée par Merleau-Ponty
dans La prose du monde : « Le style est ce qui rend possible toute significa-
tion » (1999 : 81), le monde devient la somme seulement virtuelle des styles
possibles et si l’analyse est valide : interdéfinis. La question du nombre de-
vient ici décisive : dès l’instant que c’est le pluriel : les styles, qui est va-
lide, ce n’est plus l’article défini le qui est pertinent, mais l’article indéfini
singularisant et possiblement événementiel : un style, par catalyse : un
style parmi d’autres, et à ce compte, l’analyse structurale, laquelle a pour
objet cette pluralité « arbitraire » (Saussure), recouvre, nous semble-t-il,
sa légitimité. Cette pluralité organique, peut-être à la limite impensable,
des styles explique en partie la démarche, l’obsession persuasive, ou rhé-
torique, du langage. « Ce » que tel style forcément singulier configure,
c’est une di¤érence, une position dans un paradigme. « Ce » que l’inten-
tionnalité vise à son insu, c’est sa propre étrangeté — qu’elle ignore. Parce
qu’elle échappe au nombre, la refiguration n’évite pas la tautologie : Ri-
cœur la conçoit comme le « mouvement par lequel un texte déploie un
monde en quelque sorte en avant de lui-même » (Ricœur 1984a : 122).
La mimésis III n’a pas à proprement parler de contenu narratif. C’est
une fonction qui consiste en la transmission-réception, transmission par

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282 C. Zilberberg

le destinateur, réception par le destinataire de la « somme » formée par la


mimésis I et la mimésis II. Ricœur la définit comme « l’intersection du
monde du texte et du monde de l‘auditeur ou du lecteur » (Ricœur
1984a : 109). Ricœur en convient le premier : la pertinence de la nécessité
de la mimésis III est bien plus claire dans le cas de la Rhétorique que dans
celui de la Poétique. Ainsi que le laisse entendre Ricœur, la mimésis I
étant définie comme une « structure pré-narrative de l’expérience » (Ri-
cœur 1984a : 113), elle prend rang de pré-faire, tandis que la mimésis II
en procurant à la mimésis I l’ « agencement » et sinon la nécessité du
moins la plausibilité qui lui font défaut s’inscrit, eu égard à ce pré-faire,
comme un parfaire. La relation entre la mimésis I et la mimésis II prend
ainsi la forme d’une complétude, mais l’apport de la mimésis III reste,
nous semble-t-il, incertain et selon une mesure à déterminer, auto-
contradictoire : supposons — ce qui ne laisse pas d’être fort di‰cile13 —
que le contenu de la mimésis I échappe à la di¤érence, la mimésis III est-
elle ouverte, indéfinie, imprévisible puisque de l’ordre du survenir, c’est-à-
dire de l’événement, comme l’a admirablement montré G. Steiner à pro-
pos d’Antigone.14 De même, c’est un lieu commun de la critique littéraire
que l’a‰rmation selon laquelle il y a un Racine avant Freud et un Racine
après Freud . . . De sorte que, pour être recevable, la définition de Ricœur
demande un ajout structural : la mimésis III a pour contenu « l’intersec-
tion du monde du texte et du monde particulier de l‘auditeur ou du lec-
teur ». Mais à ce compte, l’œuvre devient la somme de ses virtualités-
possibilités imprévisibles : position revendiquée par Barthes, occultée par
Ricœur et Greimas d’accord à un « détail » près sur le contenu de la mi-
mésis II. Ce « détail » s’appelle Propp pour Greimas, Aristote pour Ri-
cœur. Les démarches de Greimas et de Ricœur sont ainsi à la fois proches
et distantes : dans les deux cas, il y a « enrichissement » sémantique, mais
si la direction de la démarche de Greimas dans le parcours génératif
est métaphoriquement parlant dite « verticale », celle de Ricœur est
« horizontale ».

3. Modération ?

Ce point atteint, il semble que l’herméneutique du texte et la sémiotique


du récit n’aient plus rien à se dire. Mais, on le sait, le monde continue —
indi¤érent et toujours imprévisible. Le devenir de la sémiotique a donné
plutôt raison à Ricœur sur plusieurs points. Le premier concerne le re-
cours à l’aspectualité que nous avons mentionné ainsi que la remarque
portant sur le nécessaire a¤aiblissement des relations constitutives de la
structure élémentaire, mais cette progressivité et l’aspectualité ne sont

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Discernements et malentendus 283

que des cas particuliers de la problématique du continu et de la gradualité


laquelle dote ce contenu d’un plan de l’expression raisonnable ; Saussure
dans les manuscrits évoque la question en ces termes : « Di¤érence terme
incommode parce que cela admet des degrés » (Parret 1995 : 46). Nous
proposons l’arrangement suivant qui pose la gradualité comme réponse à
la double demande de Ricœur :

axe sémantique
#
gradualité
procès d’un procès d’un
sujet non humain sujet humain
# #
aspectualité progressivité

Figure 1. Structure de la gradualité

En second lieu, avec le recul et l’arrondissement des angles que le temps


procure, les conflits prennent bientôt une autre tournure : Greimas et Ri-
cœur s’opposent à propos de l’exclusivité du modèle particulier dont ils se
font le champion. S’il est renoncé à l’exclusivité, la conciliation peut être
envisagée sans reniement. Nous sommes en présence non pas d’un mo-
dèle, mais de deux. L’univers du conte populaire n’a rien à voir avec celui
d’Eschyle ou de Sophocle, et c’est de cette dualité positive qu’il convient
de partir.
Dans les limites de cette étude, nous admettons la dualité de deux uni-
vers, celui du conte populaire formalisé par les trente-et-une « fonctions »
de Propp et généralisé après réduction par Greimas, même si cette réduc-
tion n’a pas reçu l’aval de Propp ; celui de la tragédie grecque formalisée
à jamais par Aristote dans la Poétique. Ces deux macro-sémiotiques di-
vergent notablement l’une de l’autre quand on les rapporte aux trois mo-
des sémiotiques élémentaires : le mode d’e‰cience, le mode d’existence et
le mode de jonction. Nous sollicitons le terme de mode selon son accep-
tion générale : « 3 Mode de . . . , forme particulière sous laquelle se pré-
sente un fait s’accomplit une action. V. Forme. Mode de vie, d’existence.
Genre. Mode de paiement. V. Modalité ». Dans notre esprit, la notion de
mode ménage entre le plan du contenu et le plan de l’expression une tran-
sition, une médiation. Par mode d’e‰cience, nous entendons la manière
dont une grandeur s’installe, prend pied dans le champ de présence et
l’opposition élémentaire place en vis-à-vis l’un de l’autre le parvenir et le

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survenir : il est clair que le système Propp-Greimas est du côté du parve-


nir, de l’apprentisssage, le système Aristote-Ricœur du côté du survenir,
de l’événement. Par mode d’existence, nous désignons le style temporel
prévalent : visée projective ou saisie rétrospective ? Le système Propp-
Greimas est du côté du projet, donc de la visée ; le système Aristote-
Ricœur centré sur la péripétie et le bouleversement absolu, du côté de la
saisie, en quelque acception que l’on prenne le terme. Enfin, par mode de
jonction, nous désignons la manière dont deux grandeurs entrent en rap-
port l’une avec l’autre : selon l’implication ou selon la concession ? Le sys-
tème Propp-Greimas est du côté de l’implication et par là sa grammatica-
lité est latente ; le système Aristote-Ricœur est du côté de la concession et
c’est par cette brèche que le destin fait irruption. Le tableau suivant ra-
masse ces trois divergences modales:

définis !
définissants Propp-Greimas Aristote-Ricœur
# # #
mode d’e‰cience ! parvenir Survenir
mode d’existence ! Visée Saisie
mode de jonction ! Implication Concession

Figure 2. Analyse comparative des deux systèmes

Un système sémiotique doit satisfaire à deux conditions : (i) proposer


des définitions-analyses ; (ii) les définissants, en l’occurrence les modes,
doivent être solidaires les uns des autres, ce qui semble être le cas ici.

Notes

1. La démarche de Greimas reproduit sur ce point comme sur bien d’autres celle de
Hjelmslev dans les Prolégomènes. Dans le onzième chapitre, Hjelmslev aborde la rela-
tion entre le système et le processus et constate une double inégalité au titre de la man-
ifestation et de la préséance : « Un processus et le système qui le sous-tend contractent
une fonction mutuelle qui, selon le point de vue adopté, peut être considérée comme
une relation ou comme une corrélation. Un examen approfondi de cette fonction mon-
tre aisément que c’est une détermination dont le système est la constante : le processus
détermine le système . . . l’important est que l’existence d’un système soit une condition
nécessaire à l’existence d’un processus . . . On ne saurait imaginer un processus sans un
système qui le sous-tend parce qu’il serait inexplicable, au sens fort du terme » (Hjelms-
lev 1971a : 55–56). Hjelmslev n’évite pas la question qui préoccupe Ricœur : comment

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Discernements et malentendus 285

le processus se met-il en marche ? La réponse de Hjelmslev à cette énigme est indirecte


et intervient lors de la mise en place de la table des catégories linguistiques : « Dans la
hiérarchie des catégories, on distingue d’abord, dans les deux plans, la catégorie des
exposants et celle des constituants. L’espèce de fonction qui entre ici en ligne de compte
est la direction . . . » (Hjelmslev 1971b : 163 — dans Le langage, les « exposants » sont
désignés comme des « caractérisants »). Nous sommes sans doute en présence d’une
aporie due sans doute à la dualité même des points de vue mentionnés. Elle n’est pas
propre à la linguistique, puisqu’elle surgit quand l’être et le devenir sont confrontés
l’un à l’autre ; l’ « éternel retour » pour Nietzche vise à surmonter cette dualité : « . . .
L’infinité du temps passé signifie seulement ceci : que le devenir n’a pas pu commencer
de devenir, qu’il n’est pas quelque chose de devenu. Or, n’étant pas quelque chose de
devenu, il n’est pas davantage un devenir quelque chose. N’étant pas devenu, il serait
déjà ce qu’il devient, s’il devenait quelque chose. C’est-à-dire : le temps passé étant in-
fini, le devenir aurait atteint son état final, s’il en avait un. Et en e¤et, il revient au
même de dire que le devenir aurait atteint l’état final s’il en avait un, et qu’il ne serait
pas sorti de l’état initial s’il en avait un. Si le devenir devient quelque chose, pourquoi
n’a-t-il pas depuis longtemps fini de devenir ? S’il est quelque chose de devenu, com-
ment a-t-il pu commencer de devenir ? . . . » (Deleuze 1991 : 53).
2. On peut se représenter la Poétique sous la forme de trois cercles concentriques : le cer-
cle extérieur est constitué par la tragédie totale, le cercle médian par l’intrigue, le cercle
intérieur par la péripétie.
3. De même, (1984a : 61), dans une phrase que nous adaptons « . . . nous nous proposons
d’étendre le modèle de la mise en intrigue extrait de la Poétique d’Aristote à toute com-
position que nous appelons narrative ».
4. Ainsi pour la décade de Cerisy en 1983 rapportée par M. Coquet (1987 : 294–297).
5. Selon Aristote : « Toute tragédie comporte nécessairement six parties, selon quoi elle se
qualifie. Ce sont l’intrigue, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et le
chant. » [50 a 7–9] La traduction de J. Hardy dans l’édition des Belles-Lettres ne fait
pas appel au terme « intrigue », mais à celui de « fable ».
6. Ricœur lui-même parle d’ « abı̂me culturel ».
7. « Ainsi, le muthos tragique s’élève comme la solution poétique du paradoxe spéculatif
du temps, dans la mesure même où l’invention de l’ordre est mise en place à l’exclusion
de toute caractéristique temporelle » (1984a : 65).
8. Sur ce point, Saussure (1962 : 194) était plus nuancé que ses continuateurs : « . . . Et si
tous les faits de synchronie associative et syntagmatique ont leur histoire, comment
maintenir la distinction absolue entre la diachronie et la synchronie ? Cela devient très
di‰cile dès que l’on sort de la phonétique pure ».
9. Selon Cassirer, la singularité, c’est-à-dire la forme superlative de l’identité, est le terme
ad quem du devenir : « L’intuition de l’élément temporel manifeste sa prépondérance en
ce qu’elle est précisément une des conditions de l’élaboration complète de la notion de
divin. Ce n’est que par son histoire que se constitue le dieu, qu’il se dégage de la foule
des puissances naturelles dépourvues de toute personnalité, et qu’il s’oppose à elles en
tant qu’être particulier ; c’est seulement parce que le monde du mythique entre pour
ainsi dire dans le flux et qu’il apparaı̂t comme un monde de l’événement et non de l’être
pur et simple qu’on parvient à distinguer en lui certaines productions particulières,
frappées d’une empreinte individuelle » (Cassirer 1986 : 132).
10. Depuis, cette opération immanente a reçu le nom de potentialisation, voir Fontanille et
Zilberberg (1998).
11. Cette expression est empruntée à la définition hjelmslevienne de la structure comme
« entité autonome de dépendances internes » (Hjelmslev 1971b : 28).

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12. Vers la fin de sa vie, Valéry écrit dans les Cahiers : « Quelle merveille que l’action mu-
tuelle des mots qui composent une phrase ! Cela passe l’imagination — cette composi-
tion des images, des signes opérateurs » (Valéry 1973 : 462).
13. Fr. Jullien (2001) montre dans son livre que la mimésis I telle que l’a conçoit Ricœur
est loin d’être partagée de par le monde.
14. Voir Steiner (1991). La relation du sujet singulier à la doxa est non pas implicative
comme le suppose implicitement Ricœur, mais concessive : bien que Hegel, Gœthe et
Hölderlin appartiennent grosso modo au même « monde », leur approche de l’Antigone
de Sophocle est d’abord personnelle.

Références

Cassirer, E. (1986). La philosophie des formes symboliques, tome 2. Paris : Les Editions de
minuit.
Coquet, M. (1987). Rencontre entre A. J. Greimas et P. Ricœur. In Sémiotique en jeu, M.
Arrivé et J. C. Coquet, 294–297. Paris : Hadès ; Amsterdam : Benjamins.
Deleuze, G. (1991). Nietzsche et la philosophie. Paris : P.U.F.
Fontanille, J. et Zilberberg, Cl. (1998). Tension et signification. Liège : P. Mardaga.
Greimas, A. J. (1970). Pour une théorie de l’interprétation du récit mythique. In Du sens I,
185–230. Paris : Seuil.
— (1987). De l’imperfection. Périgueux : P. Fanlac.
Greimas, A. J. et Courtés, J. (1979). Sémiotique. Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Lan-
gage, vol. 1. Paris : Hachette.
Greimas, A. J. et Fontanille, J. (1991). Sémiotique des passions. Paris : Les Editions du Seuil.
Hjelmslev, L. (1971a). Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Les Editions de Minuit.
— (1971b). Essais de linguistique. Paris : Les Editions de Minuit.
Jullien, Fr. (2001). Du ‘temps’ — Eléments d’une philosophie du vivre. Paris : Le collège de
philosophie.
Merleau-Ponty, M. (1999). La prose du monde. Paris : Tel-Gallimard.
Parret, H. (1995). Réflexions saussuriennes sur le temps et le moi. Les manuscrits de Hough-
ton Library à Harvard. In Saussure aujourd’hui (Colloque de Cerisy), M. Arrivé et Cl.
Normand (dir.), 85–119. Paris : Presses de l’Université de Paris.
Propp, V. (1970). Morphologie du conte. Paris : Points-Seuil.
Ricœur, P. (1980). La grammaire narrative de Greimas. Documents de recherche du Groupe
de Recherches sémio-linguistiques 15, 5–35.
— (1984a). Temps et récit, tome 1. Paris : Seuil.
— (1984b). Temps et récit, tome 2. Paris : Seuil.
— (1984c). La sémiotique narrative de Greimas. In Temps et récit, tome 2, 71–91. Paris : Seuil.
— (1985). Temps et récit, tome 3. Paris : Seuil.
Saussure, Ferdinand de (1962). Cours de linguistique générale. Paris : Payot.
Steiner, G. (1991). Les Antigones. Paris : Gallimard.
Valéry, P. (1973). Cahiers, tome 1. Paris: Gallimard.
Wöl¿in, H. (1989). Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Brionne : G. Monfort.

Claude Zilberberg (né en 1938) est membre du CERES 3zilberberg.ca@gmail.com4.


Son intérêts principale est sémiotique générale. Ses publications comprennent Essai sur les
modalités tensives (1981) ; Information rythmique (1985) ; Raison et poétique du sens (avec
J. Fontanille, 1998) ; et Tension et signification (1998).

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