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NOUREDDINE CHERIF HARRAK

Le clan des serfs

Récit
Il est interdit de reproduire ce texte
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sans autorisation de l’auteur

Livre : Le clan des serfs - Récit


Auteur : Noureddine Cherif Harrak
Impression : Slaiki Akhawayne - Tanger
Edition : Avril 2016
Tél. : 05.39.32.31.80 - 06.61.17.08.78
Dépôt légal : 2016MO1691
ISBN : 978-9954-661-56-7
A ma mère, que je n’ai pas eu le temps d’aimer.
A mon père, qui nous a quittés avec dignité.
Il faut écrire à cause du désespoir : il est
toujours injuste. A cause des consciences
humiliées. A cause de l’abjection et de la
déchéance qui, lorsqu’on les regarde bien, sont
toujours un appel très pur de la tendresse. Il faut
écrire et affronter l’absurdité de la mort.
Jacques Leclercq
Le jour de l’homme
I.

Il demeurait de marbre sur la première marche d’une échelle


de fortune, à même de le conduire, en temps réel, à la tour de
contrôle d’affaires propres.
Accrochés à même les murs, des meubles et des tiroirs. De
tous côtés, des vestes fripées et des chemises bigarrées. Sur les
carreaux du logis, des mégots infects et des chaussettes maintes
fois recousues. Dans un coin, un fouillis de préservatifs et de
pansements entachés de menstrues.
Sur une table d’osier, une petite assiette en plastique remplie
d’une cuillerée à soupe de purée de fèves relevée la veille,
malencontreusement, d’une pincée superflue de sel gemme.
Au milieu de la plate-forme, un grand vase d’argile, sentant
le goudron frais, lézardé des suites d’échauffourées épiques,
dans l’évier du local, contre une pléiade de marmites fêlées qui
glougloutaient, avec coquetterie, parmi d’ébréchées casseroles.
Machinalement, il se fourra l’index droit dans l’orifice du
nez. Dans une sorte de grimace agrémentée d’un claquement de
dents. La tête inclinée de l’avant, comme dans un mouvement
de profonde réflexion.

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De la langue, il racla sommairement les protubérances d’une
déplorable dentition, dont maintes sutures entretenaient
l’hygiène. Ça et là, il débusqua incessamment des crevaisons
de taille. Véritables tranchées dont il fouilla les cavités.
Ce matin-là, une vague appréhension le tenaillait. Sans trop se
montrer au jour, elle prenait possession de son corps, dans une
sorte d’hébétude. Une morbide anxiété qui ne s’accommodait
d’aucun atermoiement, sous aucun critère. Comme pour lui faire
expier quelque crime abominable, qu’il aurait commis, quelque
part, mais dont il n’aurait gardé aucun souvenir, une angoisse
despotique l’empoignait par le sommet du crâne.
Kader payait les frais d’une étrange léthargie, qui l’enserrait
dans son carcan. En dehors d’accalmies brèves et aléatoires qui
l’effleuraient, par intermittence, la rengaine de ses fantaisies le
noyait dans un véritable cauchemar.
Dans la crainte d’une irrévocable sentence, que toutes sortes
d’instances prononceraient à son encontre, il se voyait dans un
terrain vague emprunter les marches d’un échafaud, au son d’un
sinistre tambour, qui se démenait au rythme d’un terrible peloton.
Bien que la date de l’exécution n’eût pas été solennellement
rendue, le bourdonnement de la vie, qui résonnait encore dans ses
veines, se rappelait à l’ordre de l’inexorable menace, qui
s’affairait dans les lieux, depuis un certain temps.
Lui serait-il désormais d’une quelconque utilité, que le
corbillard transportant sa dépouille, vers son ultime demeure,
fût blanc ou noir, d’ébène pur ou d’un bois vulgaire, parmi les
rigueurs d’un règlement, dont l’unique voie de recours est
l’imposture ? Craindrait-il une fois dans son cercueil, sous des

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mètres cubes de gravats, d’être mouillé par l’humus de la terre où
d’être rongé par la cohorte de ces vermines, dont le destin n’est
guère de renaître, à l’ombre des grands cycles ? Abandonné dans
son tombeau, se morfondrait-il encore sur l’issue de ces organes
de plaisir qui se feraient bientôt éteindre, au milieu d’une planche
de spectres, qu’il chérissait toujours, sans en avoir l’air ?
De longue date, son itinéraire, au sein du village des béni
oui-oui, n’était que rarement perturbé, la majeure partie de ses
heures creuses. Au jour le jour, il ne dépassait guère cette
frénétique circonférence, aux carcérales jointures, où vous
réduisent les tergiversations de la foule.
Tantôt, c’était quelque déplorable lieu de culte, attenant
à quelque cimetière dévasté, où des cohortes d’illuminés
s’adonnent à quelques morbides circumambulations, autour de
quelque galactique pierraille, contre quelque satanée montre.
Tantôt, c’était quelque lugubre sanctuaire, où quelques
marchandes causeries écoulent quelques vicieux mots de passe,
à l’adresse de quelques cyniques voyeurs, pour la chair fraîche de
quelques houris pulpeuses. Le long de ce néfaste parcours, où se
réverbèrent de virulents prêches, des ouailles fébriles qui
consentent aux maux terribles, dont elles s’estiment coupables.
Les vendredis, durant des excursions champêtres, qui lui
permettaient quelque halte, dans le train-train de ses
interminables besognes, Kader se reposait à l’ombre d’un
rocher gigantesque, tout en mâchonnant des brindilles de paille.
Les paumes derrière la tête, en guise d’oreiller, il sommeillait
sur la surface rugueuse d’un tapis à prière, dont l’érodée texture
faisait œuvre de couverture. Dans l’attitude pâmée des élus

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célestes, que les bourrasques de l’existence ne troublent guère,
il parcourait les évanescents contours de l’horizon, d’un regard
vague et distrait.
De temps à autre, devant ce spectacle familier, il se
remettait subitement sur ses pieds, expectorait sur le périmètre
de son séjour et criaillait d’étranges noms, sur quelque liste
d’absents, avec des œillades goguenardes. Sitôt, comme pour
se soustraire à quelque esprit malin, qui lui aurait insufflé
quelque diabolique charme, il brandissait un coutelas affublé
d’amulettes et invectivait l’entourage d’imprécations obscènes.
Dès lors, par les ressorts de l’instinct, d’une voix rauque,
enrouée de toutes les gerçures, il entonnait un vieil air
pénétrant, pareil à ces cantiques solitaires, qui bercent le
sommeil des bois, au crépuscule, comme une prière.
Quand son humeur s’assagissait, il se recouchait à même le
rocailleux sol et chantonnait des déclamations du terroir, tout
en taillant de squelettiques roseaux, pour en faire des fifres à sa
mesure. Parfois, sous l’effet d’une griserie substantielle, il
interpellait gaillardement les nuages du ciel et leur faisait part
d’euphoriques visions sur la destinée d’un monde en manque
d’ablutions.
Kader entretenait quelques lopins de terre en friche, que les
rebonds du lignage lui octroyaient, séance tenante. Seul,
toutefois, devant les travaux des champs, le manque de bras
auxiliaires ne lui concédait aucun loisir, bien que le grenier ne
désemplît point et que le travail rude et matinal fût payant.
Ce jour-là, il voulut rester seul dans la cabane, dont il prit
soin de fermer les volets, à double tour. C’était un logement de

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fortune, qui s’attitrait d’une chambre vide, où des poutres en
branle, soutenant de vermoulus socles, constituaient un
grillage, devant les fenêtres de la basse-cour.
La désolation qui régnait sur ces mansardes, éparpillées sur
des dunes, au milieu d’un désert, n’était perturbée que par
l’écho des galopades derrière des truands ou des coups de feu
entre bandes rivales. Eté comme hiver, sous ces latitudes, que
malmenaient toutes sortes d’extravagances, retentissaient les
hurlements des ivrognes, qui s’entre-tuaient, à une cadence
infernale.
La veille, il s’était brouillé avec sa femme. Une sérieuse
prise de bec, qui l’avait mis dans tous ses états.
- Tu me casses la tête, avec tes soupçons à la manque ! lui
avait-t-elle lancé, avec une expression de lassitude sur le
visage. Tu ne t’arrêtera donc jamais ?
- Mais enfin, Tamo, tu ne vas pas encore une fois me jouer
ton cirque ! Où étais-tu au juste avant de rentrer à cette heure
tardive de la nuit ?
- Voyons voir, cogita-t-elle, comme pour mieux lui enfoncer
le couteau dans la plaie, l’index et le pouce à même la tempe,
Ah ! Ça y est ! Je pense que j’étais chez Fettouma, la fille de la
sœur de la femme de Bouchaïb, notre voisin !
- Et pourquoi donc, madame, t’es-tu permis de passer toute
une nuit dans la maison de quelqu’un que nous ne connaissons
pas ? s’efforça-t-il d’avancer, d’entre les dents.
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- Parce qu’elle s’apprête à partir en pèlerinage, à la sainte
Mecque. Nous sommes parties lui souhaiter bon voyage. Peut-
être qu’on ne la reverra plus, d’ici là !
- Qu’elle aille au diable et toi avec ! La prochaine fois, au
moins, demande la permission ! Tu es une femme de foyer et
non une sale traînée !
En fait, les choses n’étaient pas aussi simples. Véritable
tonnerre sur les hauteurs de son village natal, Tamo suscitait la
convoitise des mâles, qui la retournaient de fond en comble,
dans leurs rêves les plus fous.
A vrai dire, cette blondinette potelée, à la beauté rustique,
n’en entretenait pas moins les ardeurs conjugales. Dans l’office
domestique, elle se départait convenablement de ses multiples
devoirs, sans pour autant compromettre cet invraisemblable
honneur, dont Kader était singulièrement soucieux.
Malgré les orages, elle s’attelait au maintien de l’ordre, dans
le foyer, tous les jours de la semaine. Lassée, néanmoins, d’une
vie ingrate que l’espoir désertait, elle rêvait d’abandonner, un
jour, sa marmaille et de courir à l’aventure du vaste monde.
Il leur arrivait parfois de s’éclipser des mois entiers, au fin
fond des hauts plateaux, lorsque l’herbe se faisait rare et que
les points d’eau se raréfiaient. Le plus souvent, au terme de
rutilants étés, où les denrées coulaient à flots, ce lot hasardeux
se rencontrait enfin sous un même toit et fêtait les retrouvailles
à travers de nouvelles naissances, derrière le voile d’une sourde
indignation.

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Les nouveau-nés avaient beau se relayer dans les tombes, au
gré des cycles de gestation, l’union charnelle de cet heureux
couple n’en était que plus affermie, sous les attraits d’un
empirisme à toute épreuve.
De nature brutale et intempestive, Tamo savait à quoi s’en
tenir. Tout en maintenant des airs de probité, aux yeux du
voisinage, elle livrait ses dizaines de bouches à nourrir, qu’elle
traînait sur son sillage, aux caprices des sélectives lois. Sur un
coup de tête, sans ménagement, elle choisissait un enfant
quelconque de sa couvée, le gavait de câlineries, avec de
notables égards, l’élevait même sur un piédestal, sous le regard
envieux de ses paires. Puis, brusquement, quand les suffrages
majoritaires accusaient l’heureux élu d’usurpation de droit, elle
l’humiliait à son tour, avec une virevolte si déconcertante, que
la discorde déchirait le poulailler.
Indubitablement, les tailles comprimées, les bras amoindris,
les jambes quelque peu réfractaires n’étaient guère du goût de
cette redoutable matriarche, qui ne lésinait point sur les
aptitudes formelles de ses rejetons. Aussi les plus jeunes
pâtissaient-ils des misères de la faiblesse, parmi les cactus et la
rocaille, où l’hétéroclite fratrie ne cessait d’augmenter en
nombre. Durant les maigres repas, qu’agrémentaient maintes
chicanes, ils parvenaient à peine à glaner quelques miettes de
croûtes de pain du couvercle de la table.
A ce rythme, des fleurs à peine écloses, endurcies par
l’abandon, se résignaient à leur sort et ne devaient leur survie
qu’à leur bonne étoile, quelque peu avisée des aigreurs de ce
dur métier de vivre, depuis le cri primordial.

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Quoiqu’il en fût, les malentendus se résolvaient
sommairement, sous le même toit, entre conjoints quelque peu
raisonnables. Que de fois, la face aimable, lui avait-il fait la
cour, avec des marques de tendresse, qu’il assaisonnait
d’étreintes et de baisers, en vue d’attiser son désir ! Que de
fois, ivre mort, au terme de folles nuitées, où le mauvais vin est
de rigueur, lui rappelait-t-il des scènes piquantes, avant
d’emprunter la chambre à coucher !
D’un geste fatigué, pareil à un adieu, Kader avait pris congé
de ses compagnons de labeur, qui descendaient vers les plaines.
C’était de vastes herbages qui s’éparpillaient, comme des
graines de chapelet, au pied de l’imposant massif où
s’accrochait le village des bénis oui-oui. Là-bas, ils râtelaient le
sol des aïeux et gardaient les troupeaux des grands seigneurs,
qui les payaient à la dîme, au fil des générations.
D’ordinaire, preste et volubile, comme un tirailleur, à
l’affût du gros gibier, Kader prenait les devants de cette
confrérie joyeuse de robustes paysans dépossédés de leurs
terres, par les ricochets de l’Histoire.
Mais, cette fois-ci, un mal étrange le rongeait. On dirait une
myriade de tentacules qui l’aspiraient du dedans. D’une
boutade goguenarde, il avait rechigné à partir, sous quelque
prétexte anodin lequel, une fois n’est pas coutume, risquait de
compromettre les subsides de sa famille, qui comptait de
nombreuses bouches à nourrir.
Depuis quelque temps déjà, son humeur volage s’était
assombrie et les quolibets acides, dont il amusait l’assemblée,
durant les longues veillées, se faisaient au compte-goutte.

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Certains, roublards et pernicieux, prompts à cette guéguerre
que l’oisiveté couvre de fioritures, en incombèrent la raison à la
mort récente de son père, qui rendit l’âme dans l’étable, d’une
mort accidentelle, avec une violence inouïe.
Ba Settouf avait, certes, dépassé le cap des cents ans, mais
son dynamisme exubérant et sa hargne à la besogne laissaient
entrevoir qu’il avait encore devant lui du chemin à parcourir,
parmi les claies sauvages où nichaient des guêpes. Encore
fallait-t-il en circonscrire la mémoire, au-delà de ces
colportages insidieux, qui donnaient libre cours à toutes les
diatribes sur son compte, qui n’est guère courant.
D’autres, plus habitués aux soubresauts de son
tempérament, aussi imprévisibles que des ruades de juments,
en pleine chaleur, le taquinèrent avec force allusions à quelque
intrigue amoureuse avec quelque pucelle du clan.
- Ah ! Les chagrins d’amour ! Ma biche, ma muse, viens
que je te croque un peu ! entendait-il, derrière son dos, avec des
ricanements.
- Foutez-moi la paix, bon sang de bonsoir ! se contentait-il
de grommeler, les traits tendus.
- Allez, vieux malin ! Ni vu ni connu ! lui jetait-on, avec des
éclats de rire.
Ses camarades disparus, au milieu d’une tornade de poussière,
Kader scruta soigneusement les lieux, avec précaution. Teint hâve,
mine défaite, il rejoignit à pas rapide la salle de cuisine, au fond de
la cabane, à quelques empans d’une meule de foin.

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A l’aide d’une pelle, il déterra aussitôt une ancienne
escopette, enfouie sous un rocher, à l’intérieur d’un coffret en
bois. Cette arme vétuste, qui lui revint en héritage d’un lointain
cousin, lui servait à protéger sa demeure contre les bandits des
grands chemins, qui pullulaient, comme des pucerons, dans les
environs.
Plusieurs fois, il en avait fait usage pour donner raison à
plus fort que soi. C’était également un emblème de dissuasion,
lorsqu’il conduisait les quelques chèvres du domaine, le long
des falaises qui entouraient le village, dès le lever du soleil.
Depuis quelque temps, le chaos régnait dans la région, avec
une désastreuse propension. Des patrouilles de mercenaires, armés
jusqu’aux dents, se livraient aux plus terribles exactions, à
l’encontre de la population. Fidèles à leurs œuvres de sabotage, ils
ratissaient les ravins et les crêtes déchiquetés, à la recherche
d’éléments subversifs, qu’on accusait de semer la révolte.
Tambour battant, des factions rebelles s’étaient effectivement
fait entendre, des mois auparavant, au-delà des gorges
surplombant le littoral de ces contrées sauvages. Des hommes
libres et orgueilleux, désabusés par les draconiennes mesures, que
les autorités leur infligeaient, qui s’était soulevé contre l’arbitraire,
lequel se vengeait par l’entremise des pillards.
Sous la houlette de ces mutins, à la solde de vaillants guerriers,
les tribus montagnardes firent preuve d’un héroïsme légendaire,
contre les forces de l’ordre, sur divers fronts. Epaulées par des
milliers de forçats, rameutés des geô̂les défoncées, au terme de
sanglantes batailles, ces armées civiles menèrent d’intrépides
percées, jusqu’aux contreforts de la Mare.

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Sur ces entrefaites, à l’unanimité, les maîtres de céans se
décidèrent à passer aux armes toute personne qui détiendrait
une arme à feu, quelle qu’en fût la raison, en dehors des règles
exceptionnelles de leur juridiction.
Kader perdait ainsi l’intégrité de ses repères, dans une prise
entre deux feux, avec la frilosité de ceux qui enfreignent les
commandes, pour la première fois. Comme il craignait de
s’attirer le courroux du pouvoir en cours, qui n’apprécierait
guère cet acte de légitime défense, il tut le mortel secret, au
fond de son cœur.
Pour s’assurer de l’hermétisme de sa besogne, entre ce marteau
de la loi et cette enclume de la survie, qui ne lâchaient guère leur
emprise, il tourna la tête vers les quatre directions, dans une sorte
de cérémonial. Sans trop tarder, visage dégoulinant de sueur, il
regagna furtivement la chambre à coucher, dont il verrouilla la
serrure, avec une clef de biais, ouvrage de l’enclos.
Une fois seul pour de bon, d’entre les intervalles d’une
terreur indescriptible, il démembra les pièces de l’arme fatale.
Par gestes précis, avec une régularité de machine, il rinça le
canon, enduisit la gâchette et la culasse d’huile. A la fin de
l’opération, tant que la cécité des murs est un garant de poids, il
enroula l’ensemble du mécanisme dans une toile de lin.
Cette année-là, les pluies avaient été abondantes et la terre,
renaissant de ses cendres, s’affublait d’un foisonnement de
toutes sortes de céréales, dont la récolte subvenait largement
aux besoins des années à venir.

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Sur les toitures de zinc, qu’engourdissait le givre des monts,
des escargots malhabiles se désistaient de leurs coquilles,
maculant les draps d’une mince traînée de bave, pareille à quelque
ligne tremblante, sur quelque miroir en vrac. En contrebas du gîte,
sur une allée sablonneuse, que mouillait la rosée, des scarabées
traînaient leurs globes antiques, devant eux, comme leur destin.
Dans l’aire, ragaillardis par d’impétueux désirs, des poussins
battaient de l’aile, à l’affût de ces blindés d’écailles, qui
s’esquivaient, blafards, de leurs chaînes roulantes, sur d’inégales
surfaces parsemées d’embûches et de reliefs espiègles.
Entre-temps, Tamo n’en faisait qu’à sa tête. Sur une piste
cahoteuse, sous un soleil de plomb, elle s’activait de pied ferme,
parmi les gerbes, depuis de longues heures déjà, quand les lois de
la nature la rappelèrent aux ordres, haut-le-corps. Cette jeune
femme, qui souffrait de thrombose, n’avait que l’embarras du
choix. Après neuf mois de carambolage dans son bas-ventre, la
maculée conception manquait probablement d’air.
Se tordant de douleur, la bonne femme régurgita, d’emblée,
quelques bouchées de gingembre avalées la veille, à la lumière
de la lune. Avec des cris de coyotes, comme toile de fond.
L’appel des origines étant le plus fort, dans cet impénétrable
labeur de la vie, dont les voies ne connaissent point d’exception,
on s’avisa de la remonter, dare-dare, vers sa demeure, à dos de
mulet. Les hiérarchiques instances craignaient qu’un
accouchement prématuré ne la précipitât dans la tombe, comme il
était d’usage dans ces contrées, où la mort rafle son dû par
milliers. En vue de surseoir à l’ordre de mission, selon les
convenues clauses, on emprunta diligemment des sentiers peu

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fréquentés, à travers d’entortillés couloirs, qui serpentaient à
perte de vue, le long des collines, en amont.
Tout autour, la nature, gracieuse et généreuse, faisait étalage de
ses charmes, déposant de ses paillettes de chatoyantes couleurs sur
les vallées parsemées de toutes sortes de roses. Un nonchalant
soleil, qu’on aurait cru surpris d’un somme, caracolait dolemment
sur la croupe de plantureux nuages, dont les ombres voilaient de
graciles silhouettes, sur l’infini des cieux.
Les habitants des villages traversés se relayèrent à la file des
bonnes femmes, qui conduisaient le fragile convoi, avec de
ferventes invocations, dont l’ampleur suscitait de vives
émotions.
Au terme d’une demi-journée de marche forcée, le souffle
coupé, le regard effaré, l’on retrouva enfin la cabane. Elle se
tenait au haut d’une colline, légèrement recouverte de brume, à
l’ombre d’un énorme figuier.
Soudain, tout occupé qu’il était dans son œuvre de
raccommodage, subrepticement, avec des airs conjuratoires, Kader
entendit des cris intenses au voisinage, goguenards et impénitents,
comme des réclamations de bailleurs de fonds. Instantanément, il
crut à quelque déplorable trahison de la part de quelque confrère
bavard, auquel il aurait dévoilé son manège.
Avant qu’il eut le temps de reprendre ses esprits et de parer
aux éventualités offertes, il distingua, d’entre la cohue, la voix
d’une parente, vieille femme squelettique, au timbre fluet, qui
tambourinait à la porte d’entrée, criaillant son nom.

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Pris au dépourvu par la tournure de la situation, il lui fallait
faire preuve de civisme et ne point céder à la panique. Aussi se
hâta-t-il d’établir l’escopette dans un emplacement sûr, qui en
escamoterait l’intrigue, sans le moindre soupçon.
Une fois dehors, visage ruisselant, jugulaires enflées, yeux
confus et salaces, il découvrit une nombreuse assistance, assise
à même le sol, avec des airs de recueillement, devant un tapis
d’osier, sur lequel gisait sa bedonnante moitié.
Debout au seuil de la cabane, il sentit le sol glisser d’un cran,
sous la plante de ses pieds. A l’instant même, il se pencha vers son
épouse, dont le corps se raidissait, comme une statue de sel.
Sans attendre, d’un pas rapide et nerveux, comme celui
d’une autruche, en mal de cavité, il accéda à la chambre à
coucher, où sa campagne ne tardera pas à découvrir l’arme
fatale, sous le lit conjugal.
Elle aura beau lui jurer, les mains jointes sur les Saintes
Ecritures, qu’elle serait à même de taire le secret. Mais
l’homme de l’instant ne pouvait se fier à une parole de femme,
depuis ce mémorable refoulement de l’Eden.
Le lendemain même, dès les premières lueurs de l’aube, en
bonne conscience, Kader barbouilla l’escopette de vase.
Sourire aux lèvres, il la remit à la garnison de la répression
commune, au sein de la Mare. Avec d’emphatiques excuses,
entre autres révérences aux surhommes de la bêtise, il prétendit
l’avoir déterrée de sa charrue en branle, quelque part, dans les
champs, au creux d’un baril de poudre.

20
1.

Etrange villégiature que cette vie, où vos moindres


transports s’évaporent, comme la fumée des autels, parmi des
péripéties fantasques, dont il vous faudrait découvrir l’intrigue,
au sein d’éreintants rebondissements ! Ce qu’il faut peu de
chose pour que son feuilleton se décline, sous quelque
déplorable souscription, après que le recueil de vos labeurs se
soit couronné d’escomptes et que le tendon de vos spirales se
soit réduit en miettes !
Tant que vous y tenez ferme, avec cette propension aux
légèretés, dont vos minauderies foisonnent, elle vous semble de
bonne compagnie, pareille à quelque songe, où la chance est
votre maîtresse, sous le cortège de vos applaudissements !
Mais, sitô̂t que l’aveugle machinerie de l’inexorable système
des choses vous rappelle à l’ordre de ses lois implacables, vos
superficielles escalades y prennent des allures de cavalcades,
pour des raisons de mises à jour, afin que le jeu continue !
N’ayez crainte pour mon salut, ô̂ parcelles de moi-même !
J’en ai payé les frais, aux tréfonds des abîmes, afin de pouvoir
vous rejoindre, sur des rivages de l’esprit, où nous renaîtrons
ensemble, dans la parousie des vivants. Que m’importeraient
les déboires et les commotions, parmi les dédales de ce monde,
si j’avais l’éternité pour compagne et si le secret des vraies
aurores m’était révélé, dans l’entrain des vieilles dépouilles,
emportées par les flots du divin courant ?

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Non, frères humains, ombres dont la vie n’est qu’une brindille
de paille exposée aux vents, vos lois désuètes, vos principes
à l’eau de rose et les obligations surannées de votre morale
malsaine ne sauraient m’engager, sur vos retorses voies ! Vous ne
serez guère réconfortés par la verdeur de mes dires, lesquels vous
apprendront l’art d’entretenir votre silence, par-dessous les
gammes de vos méninges érodées, de sorte qu’il puisse prendre
à témoin le tumulte de vos égarements.
Cruelles et abusives, les élucubrations de votre justice sont
aussi puériles que ces statuettes aveugles que vous lui érigez,
dans vos grandiloquents palaces, où vos implacables sentences
exhument la hargne de vos magnats, au prix du droit de la peur.
N’en déplaise à la ribambelle de vos mentors encensés et de
vos respectables biens pensants, qui se prélassent dans la
moiteur de vos cautions d’estime et de révérence, vos passions
sont vulgaires et vos désirs sont à la mesure de vos trous noirs.
Vous aurez beau vous barricader derrière le masque de votre
pudeur et faire montre de votre bonne conscience, vos
subterfuges n’en sont pas moins un gage de votre imposture,
devant le spectacle de vos faits accomplis. Vous aurez beau
déguiser vos crimes sous le fard de la civilité et saupoudrer vos
masques des attraits du rigorisme, sous des allures quelque peu
frugales, je ne connais que trop les ficelles de vos détours, le
long de votre éthique de marsouin. Vous aurez beau faire
œuvre de pénitence, derrière le vide de vos cagoules, sous
l’emprise de cette oblique bienséance, qui prend les atours de la
constance, je ne saurais trop consentir aux règles de votre jeu,
avec son chapelet de duplicité.

22
Fort heureusement, pour l’instruction de ces derniers jours
qu’il me reste à vivre parmi vous, je me verrai dans l’obligation
de faire usage de ces pléthoriques recommandations, qui sont
de rigueur, en pareilles circonstances, à mon corps défendant.
Etranger à vos lubies, la conscience tranquille, j’estime devoir
vous prévenir, avant qu’il ne soit trop tard, vous qui vous
saisirez de ces feuillets, au hasard de ces agglutinations, qui
ponctuent vos prosaïques tapages.
Si vous estimez être à l’abri de leurs éclaboussures, je vous
somme de les laisser croupir sur les étagères, loin de vos regards
indiscrets, là où leur destin les fera renaître de leurs cendres, un
jour quelconque, peut-être, dans le secret le plus complet. Je vous
conseille de rebrousser chemin vers le confort de votre suffisance
et de vos belles harmonies, qui ne sauraient trop forcer votre mal
de voir, sous l’empire de vos tâtonnements, derrière vos sautes
d’humeur, le long de vos illusions perdues.
Quoiqu’il en soit, vos ardeurs belliqueuses, ces pétulantes
frondaisons de vos désirs, ne sauraient faire le poids, car j’ai
semé l’audace et la désinvolture, sur vos chemins de traverse,
ne serait-ce que pour me faire plaisir, à vos dépends !
A moins que vous ne soyez durs d’oreille, frères humains,
pour quelque déplorable anomalie, qui relèverait de notre
simiesque tournure, vous l’entendrez sourdre du fond de votre
déroute, cette giclée langoureuse et réfractaire ! Tapie dans
l’épais brouillard de cette torpeur lâche et convulsive, dont
votre arrogance sait si bien se recouvrir, elle suinte le long de
votre gangue, au rythme de vos pulsations, afin d’en arroser les
semences, sous d’invraisemblables augures.

23
Si jamais votre discernement est encore d’usage, au sein de
vos spectrales fioritures, vous le ressentirez, ce magnanime
cours, pétulant et vif, comme l’éclair, dans son cheminement
implacable, vers les sources primordiales. Lorsque les temps
seront venus, vous n’en serez que plus fertiles, les essentielles
ressources de cette probatoire coulée de sève ayant fécondé les
germes de votre identité propre, dont la trame est signe de
ralliement, sur d’invisibles textures.

2.

L’attirance que j’éprouvais à l’égard des emplacements des


champs de batailles, sur les Atlas des temps reculés, parmi les
tablettes et les vases d’or, attisait l’insatiable appétence de mon
cœur, qui recelait tant de souvenirs. Mon inclination pour les
enjeux des pactes et des alliances, qui effleurèrent la face de la
terre, comme des souffles éphémères, parmi le retentissement
des armes et des conciliabules, me nourrissait de tant d’appels.
Ma curiosité fougueuse, attisée par le mystère des civilisations
et des âges, me gratifiait d’une jouissance extrême, qui n’avait
d’égal que mon engouement pour les sculptures antiques, à
l’esthétique pure et souveraine. Les temples et les amphithéâtres
des vieilles cités du monde, rongés par l’érosion des siècles, après
que les clameurs des peuples y eussent ovationné des victoires
solennelles, m’immergeaient dans la bravoure des géants.
Dès lors, avec une patience d’horloger, à vrai dire peu
soucieuse des informelles conjonctures, je me mettais aux

24
trousses d’un conglomérat de puzzles. Dans une sorte de rêverie,
par l’entremise de coups de broche, que des doigts nerveux
prenaient en compte, avec des tremblements rythmiques aux
nombreux virages, qui ramenaient aux mêmes carrefours.
Quelque part, en aval d’incommensurables richesses, qui
régentaient les dispositions de mon séjour, quelques pans de
sutures s’improvisaient des ailes de cire, au milieu d’une
larvaire texture, en vue d’en avoir le cœur net. Par-ci, grouillant
du tintamarre d’une inadvertance, où vous plongent les borgnes
requêtes, des filaments de quelque vieille corde, où des courts-
circuits abondent, traînaient sous le poids de quelque harpe
porteuse d’anciennes notes.
Par-là, sous l’empire de sollicitations énergiques, à la positive
tournure, qui vous revigorent de leurs impétueux désirs, des
giclées de sommeil s’envolaient en bulles onctueuses. Partout,
selon les clauses d’un mot d’ordre, où l’on trébucherait volontiers,
d’énormes jointures faisaient signe, dans l’entrain d’insidieux
cycles. En butte à de pleutres soupirs qui battaient leur coulpe, à
même les écueils d’une horde invisible.
A vue d’œil, sous l’empire d’une impulsion, dont l’aigreur me
dévorait, j’incurvais les stigmates de mes élucubrations, parmi les
ratures de planches maculées de traits, que je préservais, comme
un fétiche, de ma propre suffisance. Parfois, j’y traçais des lignes
enchevêtrées, que je bigarrais, en guise de labyrinthes, à même
une texture transpercée de constellations antiques. Le long de ce
trajet, recouvert de brume, j’esquissais quelque projet impulsif,
que je soutirais de quelque vague conjecture.

25
Comme j’avais appris par cœur les textes sacrés des serfs,
à cet âge précoce, où la mémoire est une vierge membrane, les
torrents de palabres que je recelais bouillonnaient dans mon
encéphale, à titre dérogatoire, en quête de quelque issue de
secours. Pour dégrossir les effets de ce désarroi, je dus parfois
tâter le pouls de la muse, qui semblait m’être devenue familière.
De temps à autre, je divulguais aux rares lecteurs de quelques
obscurs magazines, une profusion de pathétiques rengaines, où
s’épanchaient les frustrations de mon âme frileuse. Par ricochet,
à chaque fois que je me procurais les parutions en question,
dans les kiosques anonymes de la Mare, la contemplation de
mon patronyme, en bas des rubriques internes, me réconfortait
d’une débordante joie.
Avec le temps, je me rendis compte, toutefois, que les
instances pamphlétaires de ces jaunâtres publications
contractaient la malencontreuse habitude de travestir les
manuscrits, que je leur faisais parvenir. Sans se soucier des
rythmes proportionnellement insufflés dans la texture, avec des
cisaillements, à fleur de peau. Et, chose plus grave encore, sans
me demander mon avis, au préalable.
L’on se chargeait de proscrire ou d’intervertir des idées ou
des expressions, qui semblaient contraires à l’éthique en cours. Je
réalisai, plus tard, au damne de mes utopies de rêveur gesticulant
du haut de sa déplorable tour d’ivoire, que les annonces et les
espaces de publicité, sur l’échelle de ces papiers rentables, avaient
beaucoup plus de valeur que l’intégralité de mes écrits. Sitô̂t, pour
défendre mon droit à une création libre de tout calcul, je leur fit
parvenir une longue lettre recommandée.

26
Qu’elles fussent esthétiques ou morales, des bouffées de
sapience s’y disséminèrent, le long d’une fragile texture, qui
traduisait l’histoire parcellaire de mon sujet, en tant que
possible chrysalide.

3.

Par cascades, sur des champs, qui pâtissaient de leur trop


plein de sève, des nappes régurgitaient leurs eaux malsaines,
qui stagnaient sur des sillons larvaires, auxquels la culture
n’offrait que des règles de sursis. La moisissure, parant des
dô̂mes de son chapelet d’écailles, envahissait de toutes parts
des remparts affaissés, qui prenaient des allures de cénotaphes,
parmi des ronces, qui servaient de caisse de résonance, à la
désolation des lieux.
De leurs cheptels d’érables, aux altières jointures, des jungles
assaillaient les interstices de nombreuses bâtisses, dont elles
dévoraient les chancelantes murailles, par d’imprenables couloirs,
aussi énormes que des cratères. Sur le qui-vive, avec une froideur
minérale, pareils à des toiles d’araignées, des cordages de lierre
s’enfonçaient au creux des caves et patrouillaient dans des
promontoires, qu’ils tordaient, par bassines interposées.
Par ondes inexorables, sur de considérables échelles, de
vigoureux séismes dévastaient des bastilles en branle et
réduisaient en poussière de somptueuses idoles, dont l’éclat
éclipsait le soleil, le long de stériles contrées.

27
En parfaite déshérence, avec des égards de chiffonnier, des
cyclones mortifiaient des terres craquelées, dont les bords,
englouties dans un fatras de limon, portaient les stigmates des
failles, aux abords d’alluvions mortifiées.
De toute anfractuosité, avec un vertigineux débit, des
ouragans d’une extrême violence arrachaient des charpentes,
que décoraient toutes sortes de talismans, et les emportaient au
cœur de joutes infernales. Sur les cimes des citadelles, aux
mille coupoles, qui retentissaient de la trombe des nues, de
pétulantes averses s’acquittaient de leurs flots courroucés, à
même de dévêtus parterres, qu’envahissait la rouille.
D’énormes tourbillons réduisaient en miettes des filières
d’embarcations légères, qui mouillaient sur le gravier des
plages désertes, et dispersaient des colonnes entières de
cabanes, parmi les récifs des grandes falaises. Au comble de la
fureur, de formidables orages se départaient de leur fougue,
contre d’insidieux autels, et leur fracas terrible, qui parcourait
des enceintes dévastées, roulait comme un tambour d’armées
invisibles.
A la longue, des intempéries qui succédaient aux tempêtes, et
des hivers allongés, qui se relayaient aux étés torrides, effaçaient
de la mémoire des hommes ce charme bucolique de la création,
dont les voies replongent dans les limbes sans bornes de la mort.

28
4.

Ma venue au monde fut un signe d’étrange augure, dans les


annales de l’ascendance. On m’appela Tarik, en hommage à une
bonne femme qui frappa à notre porte, au moment opportun. C’est
à elle que je dois la vie, bien que je ne la connaisse point.
Étrange nom, qui me sied peut-être. Celui qui frappe à la
porte. Qu’aurais-je à frapper, sinon à la porte du destin, depuis
ce rocambolesque après-midi, où j’atterris dans ce foyer
polymorphe ?
Très tô̂t, l’on me confia la tâche de pasteur de quelques
chèvres et bouquetins. Grade honorifique je me devais
d’assumer, avec le plus grand zèle. A cinq ans, j’avais déjà une
certaine connaissance des reliefs accidentés de la région.
Jusqu’au crépuscule, qui baissait les rideaux du ciel, tout
dispersé qu’il fût dans l’étendue, le petit troupeau reconnaissait
aisément ma voix. Parfois, il n’était plus d’humeur à me suivre. Je
l’avisais alors du retour au bercail, avec coup et bastonnades.
Les bêtes, repues de leur besogneuse randonnée, entre les
branchages des figuiers millénaires, s’interpellaient de leurs
signes de ralliement, dans une sorte de symphonie. Leurs
clochettes faisaient œuvre rustique. Le plus souvent, en ce
moment crucial, quelque bouquetin effronté poussait tellement
ses ardeurs avec quelque chèvre égarée, que je me devais de les
contraindre, avec mon bâton de pèlerin.

29
Dès lors, dans une sorte de cavale, je me perdais sous le
manteau des feuilles mortes, le long des sentiers déserts, à
travers ces lumineuses parcelles des sombres forêts, aux allures
d’aérodromes, qui m’invitaient aux joies des départs. Comme
pour mieux m’intriguer, les lisières taisaient aussitô̂t tout
bruissement et ne se laissaient deviner à mon intelligence que
par le biais des froufroutements de la volaille, qui
déguerpissait, à tire d’aile, dans l’épaisseur du vent.
Au cours de ma veille sur le troupeau, je croisais souvent
des groupuscules de contrebandiers robustes, à la mine
renfrognée. Des générations entières de malfrats qui
sillonnaient la région, où le manque de ressources est
instigateur. La plupart du temps, ils transportaient d’énormes
sacs de toile rêche emplis de cannabis, à dos de mulets.
Empruntant d’ingénieux sentiers, ils se dirigeaient vers les
contreforts de la Mare, où des équipes de débardeurs les
attendaient. Sous couvert d’impunité, ils y déposaient des tonnes
de drogue, dont les tenanciers des caisses faisaient usage. Une fois
déposée à bon port, elle s’empaquetait et se livrait à la classe des
législateurs, qui se chargeaient de l’écouler sur le marché.
De longue date, les habitants des villages que traversaient
ces marchands de la mort regardaient d’un mauvais oeil de
telles activités. Ces manigances rapportaient, certes,
d’exorbitants profits, à toute une constellation de mafieux, mais
les dépositaires des lieux n’en soutiraient que des harcèlements,
de la part de toute une foule d’officiels.
L’on s’estimait donc lésé par les manœuvres de toute une
hiérarchie d’hommes de main, prêts à se sacrifier la vie, pour

30
une bouchée de pain. Aussi réclamait-on haut et fort de plus
justes rétributions, quant aux obligations qui étaient dues à la
région.
Devant l’absence d’intervention pour la mise en valeur d’un
terroir propre, l’on se prit au jeu des embuscades, à l’encontre des
maraudeurs. Aussi n’était-il pas étrange, sur les escarpements de
ces étendues sauvages, d’entendre des salves d’escopettes ou des
cris d’hommes blessés, qui injuriaient le monde ou qui
demandaient de l’aide, à n’importe quelle heure de la journée.
Selon toute logique, la classe des contrebandiers dut se
rendre à l’évidence de l’état des choses. Désormais, c’était le
règne des règlements de compte. Pour déjouer l’hostilité des
villageois en colère, l’on dut bientô̂t confier l’ensemble du
capital aux selles des mules. Le temps aidant, les coursières
devinrent de véritables maîtresses des missions d’ordre. Dans
une aventure solitaire, en pleine nature.
« Appareillez, sous la bonne garde de Dieu ! Qu’Il vous
protège de l’œil des fils d’Adam !», leur murmurait-on à l’oreille.
Les montures connaissaient par cœur les moindres détours,
le long des sentiers, flairant même les divers uniformes de
l’autorité, dont elles distinguaient les couleurs. Elles prenaient
le départ en pleine nuit, flegmatiquement, avec une ténacité à
toute épreuve.
Jouissant d’un extraordinaire sens de l’orientation, elles
faisaient le détour ou continuaient impassiblement le chemin,
jusqu’à la destination finale. Quand le danger était plus grand,
elles se cachaient promptement.

31
Néanmoins, de temps à autre, il arrivait que des bêtes
s’égaraient des voies toutes tracées par le cortège des matriarches.
Dès qu’un animal se trouvait pris dans les filets d’un
village, de grandes festivités se faisaient au jour. Au sein de
familles entières. L’on remerciait le ciel de tant de prévenance,
où l’envie et la médisance se départageaient les alliances de la
chance. L’on s’enrichissait du jour au lendemain.
A la longue, je rechignais bientô̂t à sillonner les profondeurs
boisées, pour emmener paître, sur des hauteurs escarpées, le
troupeau familial. Je me contentais d’une agnelle de choix.
Au fil des jours, elle me suivait partout, gobant sa
subsistance à l’arrachée, me rattrapant aussitô̂t que je la
devançais. Elle se collait même à mes éraillées trousses, dans
un interminable jeu de compagnonnage, comme une ombre.
Le soir, durant le trajet de retour, elle s’élançait dans l’air,
avec des bonds agiles et nerveux, comme pour se défaire de ces
lacets, que des fillettes, en leur enjouement, tendaient entre les
rebords des fenêtres.
Parfois, je lui réservais les douceurs de ma retraite, dans le
grenier du domaine, sur un lit de foin. Dès lors, elle y cognait
une étrange rivale, que lui renvoyait une glace de fortune.
Accessoire écorné, parmi les crottes du parterre. Souvent, en
signe de ma présence, au milieu de l’attenante étable, où se
reposaient ses congénères, j’y confectionnais une sorte
d’épouvantail. A l’aide d’un manche de balai auquel
j’accrochais des vêtements hors d’usage.

32
Encore me fallait-il compter avec les œuvres de la nature,
dans le règne des espèces. Notre idylle vaporeuse se lézarda,
sous l’emprise de ces nouvelles phases, dont la création
regorge. Désormais, au terme de séjours prolongés parmi les
siens, l’agnelle s’égarait avec nonchalance, talonnée d’une
manade de moutons goguenards, qui lui mordillaient le cou,
avec de vigoureux coups de gueule.
Un après-midi, je me baladais sous l’ombre des caroubiers,
au bon loisir du troupeau dont j’avais la charge. Soudain, je
m’avisai de la présence d’une mule, au pied d’un énorme
rocher. La tête de l’animal était enfoncée dans une flaque
d’eau. Sur le dos de la bête, sous une solide couverture de lin,
habilement fixée par une double rangée de cordes, une énorme
cargaison de cannabis caracolait, à même l’avant-train.
Dès que mon père eut vent de l’incroyable découverte, son
visage s’irradia d’une expression de bonheur, sur un plat d’or.
« Que Dieu te recouvre de Son agrément ! Viens ici, mon
fils chéri ! C’est un jour béni que celui-là ! », me confia-t-il,
d’un ton chaleureux.
Néanmoins, ô̂ comble de cynisme ! mon géniteur ne trouva
guère d’autres moyens, en vue de me témoigner sa gratitude,
que de recourir aux anciens usages la tribu.
Six ans à peine après ma venue au monde, je dus subir les
marques d’une tradition indélébile, qui vous cisaille le corps
propre de ses mâles rejetons. Elle vous les marque du fer rouge
de ses niais affairements.

33
Comme il fallait faire montre de cohésion, en cette mémorable
circonstance, l’on ne lésina guère sur les moyens et l’on veilla à
célébrer l’événement avec pompe. La cérémonie était de taille, à
la mesure des anciens protocoles, qu’il fallait honorer à la lettre.
En prévision de l’affluence de tous les proches parents, à
l’affût des moindres festivités, pour meubler quelque vacuité
intégrale, l’on recouvrit les murs d’une nouvelle couche de
chaux. On eut même recours aux services d’un orchestre de
nègres, vestiges d’un temps de conquête.
Aux premiers rangs du convoi, un vieillard édenté traînait
un carrosse déglingué, au milieu duquel sautillaient, à même de
blancs draps, des bols emplis de henné et d’œufs de dinde. Tout
autour, des chapelets d’ivoire et des bougies bon marché, que
des fils argentés enserraient en jolies spirales.
Pour m’épargner tout déplaisir, au moment de l’acte en soi,
l’on se paya les services d’un vénérable ciseleur de prépuces,
dentiste notoire à ses vacantes heures. Il se présenta dans le
couloir, où des arrosoirs se le disputaient à des bouquets de
nigelle. Parmi la vaisselle, un linge crasseux exhalait d’acres
senteurs.
Souriant, décontracté, avec une bonhomie de bazar, ce
colporteur se proposa à la tâche, d’un air solennel. Un attirail
d’ustensiles, à même une brouette.
Un léger bonnet de laine blanche, rapporté de quelque
périple oriental, dont il s’affublait d’une gloire niaise et d’une
aura de sainteté usurière, trô̂nait sur son crâne bosselé, qu’une
calvitie de longue date avait déjà ravagé.

34
De fines moustaches, ciselées par la justesse d’un rasoir
preux, s’arc-boutaient, comme une traînée de poudre, sur ses
lèvres tachetées, toujours entrebâillées, sur une bouche édentée,
dont le sourire le plus forcé est un rictus.
Une barbe blanche, taillée équitablement au carré, comme
l’exige le génie civil de quelque jurisprudence céleste,
agrémentait d’un air de sévérité factice son visage hâve, où
deux yeux fuyants luisaient d’une magnanime rouerie.
Des touffes de poils drus outrepassaient les méats de son nez
aquilin, comme des dards et ses pommettes, falaises osseuses,
surplombaient des dunes de rides, sur sa face de momie.
Aussitô̂t, le bonhomme se mit en action, sans trop
tergiverser en salamalecs.
« Ô seigneur des appels complets et des prières en cours !
Donne à notre prophète le moyen et la vertu ! Accorde-lui la
place louable que tu lui as promise ! Ô toi qui tiens toujours
parole ! », répéta-t-il, trois fois de suite.
Il récita également d’autres invocations, qu’il soutira d’un
jaunâtre livret. Un précis d’invocations exaucées, une sorte de
témoignage in abstracto de l’efficience d’une voix, au service
d’un dogme. Mordillant les syllabes, il grignotait les fins de
phrases, avec un râtelier de pacotille.
De temps à autre, comme pour marquer un tempo à sa
procédure, il se frô̂lait le front. Ses doigts dégoulinaient de
sueur, à la manière d’un hô̂te prenant part à quelque banquet.
Illico, désignant le toit, l’honorable praticien me proposa un
marché.

35
- Cou..cou...! me fit-il, à la manière d’un clown. Regarde un
peu ce qui’il y a par là ! Son index gauche fixait une lune noire
que je ne connaissais que trop.
Elle est bien vieille celle-là ! eus-je envie de lui crier. La
prochaine fois, au moins, essaie d’être plus inventif, frérot !
« Au nom de Dieu le clément, le très miséricordieux »,
marmonna-t-il, les yeux révulsés.
Sitô̂t, une sanglante déchirure, couronnée d’une furibonde
ovation qu’un remue-ménage de castagnettes et de tambours
chauffés à blanc raccordait au rythme endiablé d’une frénétique
manade.
« Ô Moulay Brahim, maître des esprits errants, aie pitié du
sort des hommes ! Ô Lala Menana, compagne de la chaîne des
martyrs, sois témoin de l’offrande au temps ! », chantait-on en
chœur.
De leurs griffes acérées, des condors faméliques, aux ailes
maculées de sang, dépecèrent mes entrailles et lancèrent mes
boyaux, comme des lianes, sur des cactus du désert, où
s’entortillait une manade de crotales. Avec de rauques
sifflements, d’énormes iguanes s’accouplèrent, avec
véhémence, le long de ma poitrine, tandis qu’un cortège de
veuves noires m’envoûtait de ses globes glauques et
m’assaillait de toute part, comme une nuée de succubes.
D’emblée, brandissant un coutelas, ma mère se livra à un rituel
ancestral, qui me figea les artères. Sans le moindre soupçon de
compassion, elle égorgea un bouc noir qui fût châtré. Mine fauve,
elle s’accroupit, par la suite, sur la gorge de l’animal qui

36
beuglait désespérément, par ricochets. Le regard féroce, elle en
lécha aussitô̂t des giclées de sang, à même les dalles.
Puis, sous l’emprise d’une hystérie démoniaque, elle se mit
aussitô̂t à tournoyer sur elle-même, avec une telle frénésie,
qu’elle s’écroula sur le sol en épileptiques contorsions.
Soudain, dans une sorte de transe, sous l’emprise du
vacarme infernal, elle vomit un magma visqueux, qui
éclaboussa les draps blancs, qui recouvraient les présents
abandonnés sur le dos du carrosse.

5.

Mes parents ne pouvaient plus prendre leur mal en patience.


Avec la hâte des démunis, ils affluèrent à la Mare des Gueux,
où ils grossirent le rang des survivants de la précarité. Gauches,
débordés, sans état d’âme, ils arrachèrent notre foyer de son
terroir, pour le restant de nos jours. Ils nous circonscrivirent
entre des murailles obsolètes, aux craquelées jointures.
L’hygiène n’était d’ailleurs guère de mise.
Qu’il est doux le souvenir de ces temps glorieux, où je
gambadais, libre comme le vent, entre les dunes et les
ruisseaux, alors que le soleil parsemait les bois de gouttes d’or
et que la brise, entre les buissons, berçait le chant des merles !
Je me revois encore, avec un pincement au cœur, enjamber les
sillons et les futaies, avec une agilité d’écureuil, m’enivrant
tantô̂t de l’arô̂me des jasmins, tantô̂t à l’affût de quelque lièvre,
parmi les bosquets recouverts de brume.

37
Pieds nus, cheveux ébouriffes, torse ruisselant, que de fois,
avec une impulsion d’étincelle, m’étais-je hasardé, au fond des
maquis, derrière des cohortes de lézards, dont les queues
virevoltaient par terre, en guise de distraction ! Souffle coupé,
le cœur battant la chamade, que de fois avais-je recueilli, des
grassouillettes vallées, des grillons braillards, dont j’amputais
les ailes, avec une placidité de reptile ! Que de fois, dans la
fraîcheur des ensoleillés matins, avais-je écrasé, sur le sol des
clairières, des limaces engourdies, dont je réduisais les
dépouilles, en gélatineuse pâte !
Mes escapades, au sein de la nature, occasionnaient
d’instructives trêves à l’entrain de mes impulsions, qui
n’avaient pour compagnes que des objets à vous couper le
souffle. Sous le soleil des vivants, parmi les mystères d’une
mère nourricière, je me ressourçais dans un infini d’abondance.
Au fond d’imprévisibles emblèmes, qui comblaient mon
apprentissage de tous les ustensiles possibles.
A l’époque, la Mare s’attirait les préférences des bourses les
plus aisées. On affluait de tous les coins de la contrée, pour se
soigner des entorses et des luxations. Parmi la vivacité du plein
air. A la merci des rayons solaires, quelque soit la saison, ce
territoire se permettait quelque entorse à la logique climatique.
Tout autour de l’agglomération, des centaines de monticules
de sable, fraîchement extirpés des entrailles de la terre. Ils
s’amoncelaient aux abords de semblants de tombeaux, où des
patients de tous âges s’enfonçaient, occasionnellement. Pour le
succès des cures, une pléiade d’auxiliaires recouvrait ces fosses
anonymes, dont le lit se disposait à renflouer le tonus

38
des maladives articulations. Des tisanes concoctées de plantes
médicinales, glanées sur les lieux mêmes, se prévoyaient
naturellement. De manière à ce que l’ensemble de l’opération
parvînt à terme, en parfaite harmonie.
Désormais, traînant le pas à travers les dédales de la Mare, je
ne savais plus à quoi m’en tenir. Les promeneurs se faisaient
violer, taillader le visage et rosser de coups de pieds, sous une
pluie d’insultes et de crachats. Entre-temps, je m’étais
promptement lié d’une affectueuse camaraderie avec le fils d’un
soldat engagé sur quelque front saharien. Faisant le guet, comme
au désert des Tartares, pour le compte de je ne sais quoi.
Au rez-de-chaussée, un lourd portail en bois, à double volet,
sur le fronton duquel pendait un tétragramme, s’ouvrait sur un
étroit vestibule, aux encoignures duquel nichaient des lucioles. Le
long du corridor, les dalles rouges et noires du parterre, qui
alternaient, sous forme de damier, avec une douteuse symétrie,
subissaient l’outrage du temps, tellement leur carrure s’aplatissait
et s’enfonçait dans le sol. L’inexorable corrosion, dont elles
payaient les frais, entamait sérieusement l’éclat de leurs couleurs,
qui se revêtaient de ce mélange précipité du refrain et du mauvais
goût, où le manque de scrupule est évident.
Une ligne entrecoupée, semblable à ces voies tortueuses, dont
la courbe est fonction du hasard, au détour des grands carrefours,
traversait le milieu du périmètre, sur toute sa longueur, avec des
airs de trajectoire dans le vide. Par endroit, à même les interstices,
sur la surface rugueuse, on dirait des rétrécissements de peau ou
des éraflures, dont le graphisme relève d’un certain art d’éluder les
tempêtes, dans la moiteur des langes.

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Derrière un hublot, à même la platitude, trois caroubiers
inclinaient légèrement leurs ramures, comme trois tête en mal
d’attouchement. Celui de droite, grêle et efflanqué, comme le
squelette d’un vieillard, se recourbait laconiquement, dans une
sorte de rêverie, près d’une cloison de baies, dont les épines
s’affublaient de minuscules pétales. Celui du milieu, de saillies
plus nerveuses, relevait ses tiges, comme d’un bond, vers le
soleil des vivants, dans l’attente de quelques mannes, aussi
propices que possible pour ses immanentes frondaisons. Celui
de gauche, un peu plus à l’écart, étirait mollement ses infimes
bourgeons, dans une tenue gamine, que la sève des saisons
n’aura cesse de nourrir d’édifiantes leçons, sur une vaseuse
esplanade, aux allures de bastion.
Devant moi, chaque matin, engoncés dans leurs bottes en
caoutchouc, des gaillards se rendaient à de lointains chantiers,
pèles rouillées contre les épaules, seaux fossilisés aux mains.
Des estrades se mettaient en place, près de flageolantes assises,
où des vieillards disposaient des amas de remblai, sous forme
de croissants. Leur corpulence était leur unique patrimoine. Ils
les arrosaient d’eau polluée, au rythme d’antiques invocations.
Tout en malaxant le matériau de base, ils en emplissaient des
chantepleures criblées, à l’intention d’amorphes adultes, qui
traînaient sur divers échafaudages. Entre-temps, des seconds, à
la mine perplexe, déversaient le magma, sur des coupoles, dans
un moelleux bouillonnement.
Tout autour, des manèges d’astucieux bouchers, dont les
échoppes regorgeaient de monticules d’abattis crachaient dans
leurs paumes, recouvertes de rognures d’intestins, tout en
mutilant de sanguinolentes carcasses.

40
Avec leurs tabliers d’une improbable couleur, que la crotte
des bêtes maculait, ils rendaient grâce au ciel qui leur déléguait
une clientèle se rassasiant de lambeaux de chairs, entre autre
ossements. Sur ce, avec un intérêt cinéphile, des chiens
pouilleux accompagnaient les gestes carnassiers. De temps à
autre, ils gobaient de grosses mouches verdâtres, qui venaient à
la portée de leurs gueules.
Soudain, avec des airs d’affolement, des carrosses
déglingués s’enfourchaient à travers un grand portail. L’on
courait, à en perdre le souffle, parmi des hommes en blouses
blanches, qui tenaient des gourdins entre les mains. De leurs
grosses lèvres, noircies par les fortes liqueurs, ils criaillaient
des destinations confuses, à l’intention d’éventuels
retardataires, qui traîneraient leurs encombrants bagages et qui
risquaient de les faire perdre, en cours de chemin.
Depuis quelque temps déjà, ces geôliers de l’âme trituraient
toutes sortes de troubles et d’indispositions. Ils avaient à cœur
d’escalader les terrasses de tous les sujets, avec de grandes
échelles de service, dans l’indignation générale. Sans le moindre
soupçon de compassion, ces sortes d’exécutants des basses
besognes, qui n’étaient que des compléments d’intérêt indirect,
emportaient des draps étalés sur les murs, ainsi que des souliers,
que les vents dépoussiéraient, au seuil des demeures.
Ils se penchaient des portes latérales des véhicules, entre les
places et les venelles, où retentissaient les clameurs de la foule.
De rarissimes individus traînaient encore les pas dans ces aires
privées.

41
Quelque scribe de quelque service de circonspection, relevant
de la gérance de quelque délégation régionale allait superviser les
lieux. En fait, il était chargé d’affaires propres. D’emblée, tout
autour de la place forte, de longues banderoles affublaient des
enseignes de bienvenue. Des cargaisons d’humanoïdes servaient
également des plats d’ovations, avec des lettres anonymes et des
plis d’adresses, dont on sollicite les seigneurs du salut.
Bercé par l’alléluia d’une fanfare de cuivre, qui cisaillait les
tympans de ses gongs stridents, il descendait bientô̂t les paliers
de l’entrée d’honneur du chef-lieu, dont les marches se
recouvraient, magiquement, de luxueux tapis d’Orient.
Aux abords du défilé, pareilles à quelques squelettes de cire,
des femelles syphilitiques, aux lèvres parées de pourpre
fallacieux, se déhanchaient langoureusement, tout en parsemant
de frais pétales la marche glorieuse des mises en scènes. Entre-
temps, faces émaciées, têtes enturbannées, deux rangées
d’épouvantails faméliques officiaient le garde-à-vous,
baïonnettes en mains, dans des burnous rouges, encapuchonnés
de vert, qui leur donnaient des airs de larve.
En cette heureuse occasion, des castagnettes tonitruantes
scandaient des hymnes d’allégresse, gages d’une symbiose
sublime, où le loup se départirait de ses canines. Le cas
échéant, paraît-il, il lècherait même le duvet croustillant de
l’agneau, dans une extravagante fable amoureuse.
Cette imminente tournée, annoncée à la dernière minute, et
qu’embobinait le plus grave secret, nécessitait, de surcroît,
l’aval patriotique de quelques haut bois confisqués dans les
manufactures de tiers, avec des bénédictions d’usage.

42
Bien que ses responsabilités fussent colossales, le
bonhomme y inaugurerait les travaux du conseil planétaire des
tanneurs animistes, où l’on viendrait entretenir les fidèles du
beau temps qu’il fait sous les tropiques, en plein ramadan.
Il y présiderait également, pour autant que ses charges le
permissent, les délibérations de la confédération universelle des
plombiers visionnaires, qui mèneraient d’intéressantes
recherches sur les bienfaits des égouts sophistiqués.
Evidemment, tant que le bien être des jeûneurs de la Mare
était le point de mire, l’organisation imminente d’événements
aussi grandioses stipulait des mesures d’accompagnement, dans
l’intimité calfeutrée des festins et des liqueurs.
L’oiseau rare, qui mettait ainsi en berne les départements
secrets de la Mare, n’était qu’un richissime entrepreneur qui
trinquait ses coups de rosée sur les comptoirs du Bar-la-Main,
bordel cynique où des énuques en mal d’étalage se font dorloter.
Dans cette insidieuse bâtisse, où la grisaille des engueulades plates
couvre la béatitude de la médiocrité imbue de sa bassesse, le
destin des frileuses intrigues, dont la populace est sujette, se
tramait au bruit des orchestres. Propriétaire foncier et baron de la
drogue, ses immeubles, ses fermes, ses comptoirs, ses chaînes
cryptées et ses bons en trésor lui fournissent une carapace sûre
contre la loi et la morale.

43
6.

Comme les écoles primaires ouvraient leurs portes, devant les


nouvelles recrues, on se hâta de m’inscrire dans un établissement
lointain, où des sièges vacants étaient disponibles.
Dès lors, pour me rendre à l’établissement public,
j’empruntais un vétuste autobus de la régie communale des
transports. Bien sûr, avec la ferme intention d’en découdre avec
l’éreintante besogne de ce dur métier de vivre, dans la mesure
de mes moyens.
Un jour, grelottant de froid, je montai à bord de l’un de ces
véhicules délabrés, aux allures de pachydermes. Les crevasses
de la chaussée les rendaient particulièrement criards. Durant le
trajet vers l’école, tout se déroulait sans incident majeur, dans
un assourdissant vacarme. Les protagonistes réitéraient,
inlassablement, les mêmes gestes, sous un ciel sommairement
valable aux dispositions de la routine.
Soudain, marmonnant un air de fête foraine, un contrô̂leur
de ladite régie monta furtivement dans le véhicule. Un quidam
maussade, à la machinale tournure, qui s’affairait dans
l’embouteillage d’une cohue agitée, débordant du portail et
s’accrochant aux fenêtres de secours.
Se frayant un chemin du buste et des genoux, dans le
tumulte de la populace agglutinée, le contrô̂leur s’avançait de la
porte arrière.

44
Il lui fallait bien soutirer des tickets d’entrée, tout en étant
alerte aux mouvements d’une honorable clientèle, qui risquait
de déguerpir par les portes latérales. Avec force empressement,
le bonhomme imprimait une énergique déchirure sur les tickets
des passagers.
Entre-temps, avec mon gros cartable regorgeant de toutes
les insipidités, je me dandinais légèrement sur mon siège, à
l’arrière du véhicule, le front appuyé contre le dossier d’une
chaise, où maints crachats verdissaient.
A un moment, le contrô̂leur se rapprocha de moi, d’un pied
ferme. Il m’accosta de sitô̂t, mine rigide, le regard sévère.
- Le ticket, mon fils ! m’enjoignit-il, sans trop me regarder.
Pourquoi m’avait-il appelé ainsi ? Aurait-il les mêmes gènes
que moi ? Quelle drô̂le de façon que d’avancer des choses, sans
trop savoir ce l’on dit, à travers ce que l’on énonce ! Père, mère,
frère, sœur, cousin, que d’attributions légères use-t-on, chaque
jour, dans l’espace public, pour s’interpeller les uns les autres.
Interactions complètement atypiques ! On se croirait volontiers
dans un véritable conte de fée où ne manquerait qu’un vénérable
ancêtre, pour nous rappeler à l’ordre de sa filiation !
Nullement intimidé par la tournure de la situation, où je
risquais de significatives représailles, je fis montre de retenue.
Je fis semblant de chercher quelque chose dans mes poches,
que je fouillai de fond en comble. Les moindres recoins de mes
vêtements furent ainsi passés au crible d’une inspection
publique, avec une telle assiduité que je dus faire croire à ma
parole.

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- Monsieur, je suis vraiment désolé ! affirmai-je, d’un ton
soutenu, mêlé de quelque formelle inquiétude. Je pense avoir
égaré quelque part ma carte d’adhérent !
- Et pourquoi, fiston, en est-il ainsi ? s’étonna-t-il, les
mâchoires fortement contractées.
- C’est peut-être en raison de ma hâte pour la reprise des
cours, au sein de l’école ! avançai-je, avec l’air martial d’un
bon élève. Et comme preuve de ma bonne foi, des yeux
mouillés vinrent à la rescousse de ma déconfiture.
- A propos, monsieur l’agent, ajoutai-je avec détachement,
maître Touhami, gardien de sécurité, qui loge à la même
enseigne, est un proche parent !
- On verra bien ! me dit-il, d’un air dégagé. D’ici-là, ne
bouge surtout pas de ta place !
A l’évidence, habitué qu’il était à ces genres de dérobades,
auxquelles le menu peuple a recours, pour se ménager quelque
argent de poche, le contrô̂leur ne parut guère convaincu par ma
version des faits.
- Dis-moi, fiston, s’enquit-il, avec un large sourire, d’où
pointait une touche de mauvaise haleine. Quelle catégorie de
carte t’es-tu procurée auprès de notre institution ?
Il me parla d’une manière si désinvolte, que je jugeai la
situation de travers.
- J’ai acquis une carte annuelle, monsieur ! clamai-je d’une
avenante posture, les traits décontractés, d’un ton quelque peu
sincère, tout en me tenant roide sur le métallique plancher.

46
Oups ! Cette carte n’existait point dans les nomenclatures en
cours. Illico, sans crier garde, fou furieux, comme un perdant à un
jeu de carte, le contrô̂leur tenta de m’attraper. Promptement, il ne
se saisit que d’un col déchiqueté, qui s’était détaché d’une blouse
maculée d’une encre frelatée, pareille à une seconde peau.
J’avais atterri sur le sol, à travers une vitre de secours,
traînant mon attirail vers une ruelle agitée. Très vite, je me
perdis au sein d’une indifférente foule. Pris en flagrant délit,
j’aurais écoulé ma journée entière à dégraisser les véhicules de
la régie, sous des châssis criblés. Dans un hangar immense,
enduit de goudron, où tant d’autres élèves payaient la facture.
Au terme de cette escapade, dans les temps impartis, je
n’eus pas de mal à rejoindre l’école, dont les murailles
s’entrevoyaient à quelques encablures. Le long d’un champ
brûlé, qu’une odeur de soufre inondait.
Au-dessus de la vétuste bâtisse, des bandes de corbeaux se
disputaient quelques reptiles. Au milieu de basaltiques
pierrailles.
Ce jour-là, je ne sus plus à quoi m’en tenir, à l’égard des
conjonctures. Une fois à l’école, je me crus terrassé d’une
harde de mustangs. En pleine course, dans les vastes prairies.
En fait, un événement de taille venait d’avoir lieu.
Contrairement à ses habitudes, monsieur Klilete, le maître de
morale, particulièrement exigeant sur le registre des présences, par
trop physiques, s’était inopinément absenté. Une secrétaire de
direction fit occasionnellement œuvre de maîtresse d’occasion.

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Elle prit en charge notre classe, tout en s’occupant de tricotage,
entre autres bavardages. Avec des collègues à sa mesure.
Avec sa grosse taille, sa pesante stature, ses points marron
sur le visage, ses joues fournies et ses longues tresses rousses
bien égales, elle avait l’air d’une campagnarde flamande. La
bonne femme portait au cou une rivière en or, où s’inscrivait un
nom propre, dont je ne me rappelle plus.
La salle des sciences de la vie et de la terre était plongée
dans l’obscurité la plus complète. Sur un écran, la sympathique
demoiselle projeta de menus diapositifs, qui traitaient de la
morphologie humaine. Baguette en mains, elle expliquait aux
rangées silencieuses, où se croisaient d’éberlués regards, des
détails morphologiques qui différenciaient les organes de
reproduction.
- Madame, madame, je veux aller aux toilettes !
A cause de ses déplacements entre le bureau, d’où elle
prélevait ses fiches didactiques et l’écran où elle se livrait à
maintes illustrations, l’institutrice de rechange se plaçait, de temps
à temps, devant le projecteur. Ainsi donc, les supports dont elle
faisait usage dans le cours réverbéraient, épisodiquement, sur sa
blouse blanche. Cinétique on ne peut plus drô̂le !
- Madame, madame, il m’a mordu !
Ainsi donc, au lieu de suivre le fil de son discours, les
élèves se mirent à ricaner, intrigués qu’ils étaient par tant
d’inadvertance de la part de cette jeune demoiselle. En fait, la
vue des organes de reproduction mâles et femelles, qui
défilaient, méthodiquement, sur le dos ou sur le nombril de
l’enseignante en puissance, les amusaient, à en mourir.

48
- Madame, madame, il m’a volé mon stylo !
Entre-temps, demeurant de marbre, cette demoiselle raffinée
fronçait légèrement les sourcils, avec une moue perplexe, où de la
bienveillance se mêlait à de la timidité. D’un regard gauchement
réprobateur, très proche du sourire, elle fixa la marmaille.
- Taisez-vous, les enfants ! Vous faites trop de bruit ! se
contenta-t-elle de faire remarquer.
Or, interprétant cet acte de civilité comme une reddition à
leurs assauts, quelques élèves la catapultèrent de boules de
papier, qu’ils soufflèrent le long de leurs plumes. Dans la
mêlée, quelques sujets seulement se sentaient d’âme à se
ressourcer dans les œuvres de la connaissance objective. L’on
persévérait dans une écoute attentive d’explications
essentielles, d’où jaillissait de la lumière.
Toutefois, à bout de patience, cette institutrice se rendit
compte que l’usage de la diplomatie n’était guère recommandé,
en pareilles circonstances. Elle dut renvoyer à la cour toute la
bouillonnante classe.

7.

A la Mare des Gueux, partout où vous jetiez le regard,


l’innocence s’extirpait des cœurs et la miséricorde s’immolait
sur l’autel de l’horreur par des oracles mensongers, qui ne
sauraient s’accommoder de cet amour, dont la rose s’affuble de
mille pétales.

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Sur ces entrefaites, l’enfance vieillissait à vue d’œil et la
jeunesse, si prompte aux affronts de l’apprentissage, se revêtait
de haillons diffamatoires que lui octroyait, sous des masques de
laideur, quelques légats mineurs, dont la cupidité échaudait
maints crânes.
Progressivement, dans le commerce de l’abjection en cours,
ces âmes éteintes, si habiles à manier l’épée, pour l’exécution
des basses besognes, se nourrissaient de vices et de sacrales
orgies. Depuis le lever du jour, de longues files de badauds
s’attroupaient dans les ruelles, attentifs aux préparatifs de
guerre, qui s’activaient de leur bel entrain.
Par adhérence aux devoirs d’une mesquinerie, que scelle le
poids de l’outrage, la soldatesque agitée faisait montre d’une
excitation morbide, avec un zèle destructeur, à même les aires de
génuflexions. Pareils à des criquets, ces essaims de fantassins,
assoiffés des rondelettes pucelles, se sustentaient de denses pâtées
verdâtres, déversées dans d’énormes bassines. Avec une
concupiscence de bœufs, devant l’auge, ils dévoraient leurs
pitances avec une telle voracité que l’on entendait le fracas des
mandibules, qui broyaient les ossements et le grésillement des
bouchées carnassières, qui galopaient dans les entrailles.
En ces temps de folie, où les repères s’embrumaient et où les
itinéraires se confondaient, l’oligarchie, qui goûtait aux plaisirs du
sceptre, dans la belliqueuse bourgade, se mettait à l’heure des
grandes intrigues, sous les clameurs de la foule. Incessamment,
lorsque les greniers de la Mare perdaient leur valeur persuasive
auprès des masses, dont ils peinaient à maintenir les rênes, le

50
clan des serfs désignait une antique métropole, à l’aveuglette,
dans la révolte de la disette.
Dare-dare, dans une immense vacuité, aux allures de guet-
apens, de vieux eunuques, entre autres impertinents noceurs, se
relayaient de pathétiques rengaines, dont ils entretenaient le
cynisme, au cours de spectacles insensés. Soit que l’oisiveté fût
au point mort à la Mare ou que le l’honneur clanique eût besoin
d’entretien, de fanatiques manades s’attroupaient dans les
sanctuaires, où l’on se devait de courber l’échine,
cérémonieusement, avec des allures simiesques.
A coups d’oracles souteneurs, qui se noyaient dans
l’euphorie des boucheries, ce ne fut que châtiment et géhenne,
que torrents de feux et de flammes, que diables terrifiants et
que terreurs partisanes, à l’encontre du Val impie !
Pour soutenir la conquête de la somptueuse cité, suspecte de
toutes les confusions, des collectes s’organisaient, bientô̂t,
parmi les dunes, où campaient ces bandes de coupeurs de têtes.
Dès lors, sous le concert des paradisiaques voluptés, promises à
la postérité, derrière le voile d’opulents harems, la populace de
cette race primitive se soumettait à l’ordre de l’union par une
force que régente la menace des sabres.
Mines défaites, bretelles débraillées, ces adorateurs de Satan,
qui se vautrent dans la fange de leurs superstitions païennes, se
délestaient de leurs mille soucis, dans un grand tumulte de piété
filiale. Durant les troubles d’une telle arrogance, ces pourvoyeurs
des catacombes devaient faire montre de sacrifices et se prêter
corps et âmes à d’ancestrales manigances, dont l’humeur forgeait
les insignes. Quant aux édiles et aux dignitaires de la farouche

51
communauté, ils étaient prodiges en lénifiantes causeries,
lesquelles aiguillonnaient les impavides ouailles, jaugées à
l’aune des patrouilles équipées et des armes sollicitées.
D’habitude, sur un signal de quelque chef de guerre, dont
les lèvres s’investissaient d’excroissances et de plaies, des
hordes tumultueuses se déployaient aux alentours du Val, avec
des cris de chacals.
Tenaillés par la convoitise et par la soif de la conquête, des
cohortes de bohémiens, de saltimbanques, de fanfarons, de
prestidigitateurs, d’usuriers, de contrefacteurs et de nécrophiles
experts, en lorgnaient les avant-postes, qui les jaugeaient du
haut de fastueux miradors.
Le bruit se répandait que des amphores, remplies de toutes
sortes de parchemins, qui entretiendraient de grands mystères,
échouaient sur les cô̂tes de la splendide retraite. A en croire les
bigoteries de la Mare, ces anciens trésors, désarçonnés par les
cataclysmes de la nature, en œuvre dans les règnes, seraient
déposés le long du littoral, au cœur d’immenses grottes, où
d’énigmatiques figures interpellaient l’intelligence des mortels.

8.

A quelque heure de la journée, je dévorais de grandes


quantités de tournesol. Un vendeur ambulant, toujours de noir
vêtu, écoulait cette denrée, au coin de notre ruelle. Sidi Issa,
qu’on le nommait. Ce modeste marchand, pour lequel je garde

52
encore quelque sentiment affable, traînait l’ensemble de sa
camelote, jusqu’à notre porte silencieuse.
Le bonhomme qui subvenait à nos besoins, avec une
circonstancielle convivialité, enroulait sa denrée au creux de
cylindriques papiers. Il nous les servait très rapidement, tout en
psalmodiant du verbe, dans une sorte d’improvisation. Il
enfourchait les pièces d’argent dans ses larges poches, aussitô̂t
que je les lui remettais. En tout état de cause, il se tenait sur ses
gardes, n’ayant d’yeux que pour d’inopinés agents d’un certain
désordre, qu’il ne tenait guère dans son cœur. En fait, c’était le
regard vigilant et moqueur de quelque chef de file qui
commandait les affaires en cours, dans cette aire dévastée de la
Mare.
Pour ma part, dans une sorte d’insouciance, j’avalais, à
l’instant même, d’un trait, d’incommensurables poignées de
pépites de tournesol. Sans en enlever les épluchures, au beau
milieu de bâtonnets croustillants, d’une salinité exquise, dans
l’ensemble de la mixture.
Néanmoins, je dus bientô̂t payer les frais de cette imprudence,
par trop redevable à quelque morbide transaction, où je dus
prendre le monde pour quelque belle sucette. Dans ce miroir des
bonnes choses à croquer, que l’on redécouvre, à n’en plus finir.
Comme il fallait s’y attendre, l’ingurgitation excessive de ces
brindilles calcinées affecta sérieusement l’état général de ma
santé. Très vite, je me pris à sentir une vive douleur, au niveau de
l’appendice iléo-caecal, qui enflait de jour en jour. Avec de
poignants picotements, sous l’œil indifférent des conjonctures.

53
A coup sûr, les diverses pâtures que je m’enfonçais, à même
le gosier, roulaient de coups sérieux cette annexe de secours,
dans la nature des choses.
A la longue, l’âcre nourriture que je mettais à l’épreuve de
mes tripes, conférait au plaisir que j’en soutirais les allures
d’une marche vers la tombe. Sur des cases noires, à même un
échiquier de secours, où de grandes définitions étaient encore à
l’ordre du jour. Une invraisemblable grille de destins croisés.
A l’approche de Noël, il me fut donc impossible de prendre
les chemins de l’école, qui se trouvait à l’autre cô̂té de la Mare.
Le long d’immenses hangars où je n’avais cesse de
m’entortiller, au milieu des vieilles carcasses.
A vrai dire, sous l’emprise d’une lubie, qui me faisait
confondre les pô̂les, je demeurais de marbre dans une étrange
posture. A même quelque porte d’entrée, où j’avais parfois
tendance à deviner deux drames mesurés.
Sans cesse, un vague sentiment d’insécurité me rendait
parfaitement vulnérable. A la manière d’un régulateur, dont la
fonction serait de maintenir le végétarisme de votre temps de
vivre. Sur quelque radeau de fortune, au beau milieu
d’incommensurables avalanches, qui vous écrasent avec une
doucereuse monotonie.
Je n’avais point conscience de ce qui occasionnait ce long
travail de sape. Prélude à un profond sommeil parfois sujet â de
fulgurantes illuminations. De part ces décisions pernicieuses
qui vous sont prises, au cours de votre fuite en avant.

54
Très rapidement, ma mère s’alerta des dysfonctionnements
caractériels dont mon humeur s’était entichée. Elle ne put
intervenir de façon catégorique, pour remettre les pendules à
l’heure, au sein de la maisonnée. Je pouvais crier, tirer les
cheveux de mes frères et sœurs, sans que des interdits
adviennent pour mettre un terme à mes infractions.
Avec des airs d’anxiété, elle se signala aux yeux de toute la
communauté des proches parents qui prient connaissance des
moindres détails de ma passion. Comme toujours, elle
entretenait l’image d’une petite famille sans histoire, que les
devoirs de la filiation maintiennent en état de communion.
Elle m’emmena discrètement chez un généraliste notoire,
qui dressa un diagnostic quelque peu sommaire. L’on
m’informa, effectivement, que mon appendice iléo-caecal tirait
la sonnette d’alarme sur l’état général de mon corps, entre terre
ferme et eaux sublimes. On dirait qu’il décrétait un
rassemblement général de tout mon système immunitaire.
Vaille que vaille, l’organe en question avait atteint les limites
de ses capacités d’emmagasinage, au point de devoir jeter
l’éponge. Sur l’arène déplorable de l’avancement des affaires
en cours, à mon âme défendant.
Sur le point d’exploser, des suites d’une masse critique
hautement sensible, l’appendice n’avait eu d’autre issue que de
se mettre en berne. Se sacrifiant de lui-même, pour permettre la
survie de l’intégralité des autres éléments du système inconnu.
Comme il ne fallait guère attendre, l’on se décida à me faire
subir une opération chirurgicale, dans les plus brefs délais. En
vue de procéder à l’éradication du maléfice occasionné. Par

55
simple effet de coïncidence, l’on fixa le jour de l’intervention
un dimanche ensoleillé, où les membres les plus en vue de
l’hô̂pital communal veilleraient à mes soins. Avec une
conscience toute privée, à même les ordonnances.
D’un air effaré, que je me devais prendre très au sérieux,
l’on me somma, cérémonieusement, de bien prendre mes
précautions. Par crainte que des complications secondaires, que
je ne serais pas en mesure de prévoir, n’exposassent ma vie au
danger. Il fut déclaré, d’une formule aussi claire que possible,
que je devrais être particulièrement attentif à d’imprévisibles
changements d’humeur qui risqueraient de me faire chavirer de
l’autre cô̂té de la scène, en cours de chemin.
De leurs grosses lèvres, à peine fléchies, je compris, tant
bien que mal, qu’il me fallait venir très tô̂t à l’hô̂pital, le ventre
copieusement vide. De manière à ce que l’ensemble des
manœuvres de terrassement pussent avoir un effet, le jour j.
Bien sûr, ce dimanche là, avec une totale décontraction, je
me dirigeai tout seul vers l’établissement, à pieds. L’on
m’examina, là-bas, avec un matériel d’auscultation des plus
sophistiqués, de sorte à prévenir d’éventuels dérapages dont je
pourrais être l’objet, d’un point de vue technologique.
- Je pense qu’il ne fera pas long feu, le pauvre gosse !
- Pourquoi, docteur ! Ses signes vitaux fonctionnent
normalement !
- Non, c’est une question de prédispositions congénitales ?
- C’est-à-dire docteur ?

56
- Au vu de son métabolisme, notre patient risque d’y laisser
quelques plumes !
- En termes plus claires ?
- C’est une dégradation des systèmes d’adaptation, d’un
point de vue neurologique !
Aussitô̂t, sans trop attendre, l’on me fit accéder à une
grande salle du bloc opératoire, où régnait une odeur d’alcool
bon marché. Jusqu’alors, il ne m’était guère possible de
surprendre quelque manquement de l’administration, au vent
de toutes les visites surprises.
En file indienne, d’énormes barils en bronze s’alignaient des
deux cô̂tés du vestibule, sommairement aéré. Etendu sur un lit
sans sommier, je pouvais surprendre des paroles inquiètes,
derrière un mur d’appui, ainsi que des promesses froidement
rassurantes sur l’aspect banal des faits à suivre.
L’on m’administra, dans une veine latérale de l’avant-bras
gauche, une première seringue emplie d’une solution jaunâtre.
Devant mes yeux, une échelle de rainures se désemplit
graduellement, par les soins d’une vieille infirmière. La piqure
grossit momentanément, sous l’effet d’un brusque pincement, à
même le derme.
Par la suite, le corps médical se concerta sur des mesures à
prendre. Au terme de quelques minutes, la première tentative
d’anesthésie dont ma conscience fut l’objet ne réalisa point ses
objectifs. En fait, la somnolence n’était guère venue m’arracher
de cette cabale nullement médicale.

57
Dare-dare, avec d’étranges expressions faciales, qui
trahissaient un haut mécontentement, mêlé de je ne sais quelle
péremptoire insuffisance, l’on me somma de fermer les yeux.
Sous le concert de voix amènes, qui se chargeaient d’un
décompte officiel, pour s’assurer de l’effet placebo.
Lorsque je rouvris les yeux, je me vis dans une petite salle
grillagée, peinte à la chaux blanche, où une rangée de lits était
défaite. A même les couvertures, des cadavres aux oreilles
étiquetées. Sans trop savoir où j’en étais, je ressentis un léger
fourmillement, le long de mon corps. Sournoisement endolori,
ainsi qu’un très puissant mal de tête.
Soudain, au beau milieu d’une panique intégrale, je ne pus
faire usage de mes membres inférieurs. Quelques visages, que
je ne reconnaissais point, se prirent à me sourire, comme
d’anciens camarades de jeu, à ciel ouvert.
A un moment, je ressentis une terrible soif que l’on se hâta
d’étancher avec des gouttelettes de thé noir, que l’on me
déversa dans la bouche, à l’aide d’une cuillère en bois.
Par intermittence, l’on me permit de me relever, au sein de
l’hô̂pital communal, pour autant que des consignes haut placées
fussent de mise. Au terme d’une éternité sur ce train là, l’on me
prescrivit une vitaminothérapie pour état dépressifs.
Dès que je pus me tenir sur mes pieds, l’on me permit
également de marcher à petits pas sur les cases noires et blanches
du parterre. Pareil à un pion, dans un gigantesque jeu d’échecs.

58
9.

Coup sur coup, la raison terrassée, l’esprit obnubilé, à bras


ouverts, quelque part au milieu des cohues, quelque illuminé
accueillait l’assemblage des calamités, qui s’abattaient sur la
Mare, comme des gages sublimes.
De sa silhouette dépenaillée, maigrichonne et fantasque, qui
gesticulait sur les places et les marchés et qui avait je ne sais
quoi de dithyrambique, cet heureux élu de la démence
s’extasiait de l’approche d’une glorieuse apothéose,
qu’annonçaient de vieux manuscrits. En la circonstance, au
milieu des dédales, son encensoir, orné d’amulettes à tous
services, enivrait de somnolents fidèles, dont il gavait l’amour
propre, résonnantes pièces à l’appui.
Avec sa longue chevelure blanchie qui flottait en tresses
épaisses sur ses épaules volumineuses et sa barbe hirsute où
une colonie de puces élisait demeure, cet espèce de prophète
claudiquait, d’une sibylline démarche, dans le commerce du
sauve-qui-peut.
Ses saillantes pommettes, qu’assaisonnaient maints
crachotements de la racaille, au détour des grouillantes ruelles,
réverbéraient d’une pâleur acide, qu’il édulcorait de
prophylactiques lotions. Sous le poids de l’âge, son menton
évasé, parsemé de tâches glauques, aux corrosifs contours d’où
suintaient, en teigneux cercles, des nervures de pus,
s’apparentait à ces heurtoirs des maisons vides. Son torse nu,

59
véritable steppe aride où des bourrelets de poils prenaient des
allures de buissons, acquerrait toutes les nuances de la paillette,
si bien que les saisons, dans leur enfilade, se brisaient les dents,
sur sa cuirasse de mutant.
A longueur de journées, ses crasseuses braies, que
renflouaient les bourrasques et dont les poches, véritables
boîtes de Pandore, recelaient toutes sortes d’herbages sauvages,
le désignant de loin. A l’entendre crier à tue-tête, bouche
tordue, yeux exorbités, devant les temples et les nécropoles de
la Mare, où reposaient les ossements des aïeux, on croirait voir
poindre, de la grange des nues, de séraphiques banderoles.
Parfois, assis à même le sol, les lèvres tremblantes, les
larmes aux tempes, cet espèce de prophète sous ces latitudes,
levait subitement les mains vers le ciel, aux alentours des lieux
de culte, qui regorgeaient de clientèle, aux heures de pointe.
Devant l’assemblée hagarde, en guise de seuil à toutes les
frivolités, il se déliait péremptoirement la langue, d’une voix
grave et sulfureuse, comme venant d’un autre monde.
Bâton en main, avec des airs de rabatteur, en pleine fête
foraine, il leur criait en substance :
«Prenez soin de vos demeures, aussi longtemps que le
souffle divin entretient sa flamme dans vos corps, car les clefs
qui sont les vô̂tres ne sauraient trop vous y donner accès, tant
que les clauses de vos contrats n’ont pas été honorées !
Munissez vos portes de serrures et préservez quelque fenêtre
ouverte, dans des recoins isolés de votre âme, afin que les hô̂tes
qui sillonnent les sentiers y viennent loger de leur plein gré !

60
Méfiez-vous du Malin, car ses voies sont tortueuses et ses
desseins perfides et cruels ! Les scorpions et les vipères sont
ses suppô̂ts et les monstres de la Géhenne ses valeureux alliés !
Détournez vos yeux de ses atours, car le mensonge est sa
parole et le mal sa devise glorieuse !
Il vous couvrira d’éloges, vous élèvera des statuts, vous
intronisera sur des empires et vous rendra l’égal des dieux, afin
que vous demeuriez ses esclaves, dans le royaume des ombres !
Cachez vos trésors loin de ses serres, afin que les racines de
vos biens s’affermissent et que les hautes ramures que
renferment vos graines tendent vers le soleil !
Riez dans l’éclat de votre innocence ! Enivrez-vous de la
tiédeur des lilas et de l’ineffable douceur des sycomores ! Que
vos vœux soient exaucés et que l’espoir qui guide vos pas vous
raffermisse dans la joie et l’endurance !
Bientô̂t, vous comprendrez que la folie est un feu sacré
attisé dans l’esprit par une brise où le hasard jongle avec
l’indicible, un feu où l’on peut se brûler les ailes, comme il
adviendrait à tout papillon qui s’approcherait trop de flammes
nocturnes. Si utile soit-il dans l’œuvre de la nature, sous les
ordres de la création, entre cocons et chrysalides, des lueurs
aussi douces l’aveuglent et le dévorent, sous les quatre vents.
Une vérité commune éclaire les vérités de l’homme, qui
mûrissent et éclosent sur les écueils de l’adversité. Les
lumières de l’âme, dépositaire de l’essence immortelle, guident
nos pas sur les voies de l’éternité et les éclairs de nos lointains
souvenirs, reliquats de nos élévations sapientiales, jalonnent
notre quête vers l’absolu. »

61
Bien souvent, pour quelques poignées d’exaltées diatribes,
des tenanciers d’échoppes lui cédaient, avec une sournoiserie
de biais, des culottes fripées, d’usitées flanelles, ainsi que des
fez bon marché. Quelques uns, pour attiser sa convoitise, lui
promettaient l’épée d’Ali, avec laquelle il trancha la tête de
l’Ogre ou celle d’Antar, qui guida sa tribu sur les sentiers de la
victoire et que l’amour, braise indélébile, hissa au rang des
immortels. De sitô̂t, l’illuminé redoublait d’ardeur et, fidèle à
l’hilarante verve de ses pairs, il leur rendait grâce de cette
générosité légendaire, dont la bienfaisance est sœur de
concupiscence, dans l’entortillement des communs sentiers.
Dans l’almanach de ses lubies, par les fournaises d’une
somptueuse géhenne, exécutive des secrètes besognes, qui
n’épargnerait aucun foyer, les mandataires du clan des serfs
honoreraient les tâches sermonnaires auquel le destin les
convie. A l’ombrage des oasis du salut, en quelque fatidique
journée, qui les ensevelirait sous son linceul, les peuples
damnés de la terre, passibles de toutes les hérésies, viendraient
rendre compte de leurs forfaits et se voueraient, corps et âme,
pour la triomphante orthodoxie.
Avec force pleurs, les diaboliques phalanges de toutes les
nations de la terre exhorteraient les sublimes rhéteurs de la
Mare, qui ne cessent de donner de la voix, aux pas des terribles
dromadaires. Dare-dare, sous le charme des célestes anathèmes,
toutes ces armées infidèles se jetteraient sous le fil des sabres
justiciers et glorifieraient en chœur la foi des vrais dévots,
auxquels les divines troupes sont acquises.

62
10.

Dans la fréquentation de l’école primaire, qui s’honorait


d’une goguenarde façade, je payai les frais de coercitives
mesures, par trop défectueuses, dans le commerce du vivant.
Aux cours des bienséances, je n’avais point trouvé d’assises
valables, effarouché que j’étais par les hargneuses vociférations
de monsieur Klilete, le maître de morale, un alcoolique chauve
et acariâtre, qui nous maltraitait, au gré de ses sautes d’humeur.
Avec ses grosses lunettes arrondies, qui sautillaient sur sa
trompe chancreuse, aux allures de betterave et sa glorieuse
calvitie, qui scintillait régulièrement, avec force éclat, cet
émérite didacticien s’apparentait à quelque zoologique
curiosité. Pris au dépourvu par les moindres courants d’air, qui
se jouaient des rares bouquets de poils, sur son oblong crâne,
cette ambulante pièce de musée en caressait les blêmes
contours, d’un air embarrassé, au cours de ses déplacements.
Nanti d’une panoplie de gros dossiers, au-dessous de ses
larges aisselles, qui charriaient d’éternelles sueurs, il rasait
furtivement le sol, dans la cour de l’école, où une traînée de
pets signalait son passage à d’affairées narines. On aurait dit
que ce borgne gigantesque, aux œillades effarées, souffrait de
quelque malaise silencieux, tellement sa démarche était
gouailleuse. Au rythme d’évasifs pas, qui se rattrapaient
fugitivement, au milieu des rires.

63
Au fil des jours, monsieur Klilete, le maître de morale,
plutô̂t d’anormale tournure, déversait sur nous le fiel de ses
frilosités, d’une manière par trop maladive. A vrai dire, si des
praticiens de l’âme l’avaient examiné, ils auraient repéré, à
coup sûr, derrière sa folie furieuse, quelque malingre
complexion, qui s’amusait à le faire divaguer. Du haut de sa
tour d’ivoire, avec un verbe totalement désuet.
Ainsi donc, chaque fois qu’un malheureux élève grignotait
quelque syllabe de quelque problématique verset au beau
milieu de quelque sourate marathonienne, d’immotivés sévices
s’accolaient nécessairement pour la circonstance. Avec force
gifles, entre autres fessées.
D’une contenance lubrique, cet enseignant quinquagénaire
prenait soin de ses cours, dès le petit matin, été comme hiver.
Une fois qu’il eut hélé sa congrégation de fidèles, pour une
journée de faste et de gloire, dans le meilleur des mondes. Ce
croyant bonhomme, qui ne se départait point de son chapelet et
qui, tapis sous les aisselles, arpentait les pavillons de l’école,
avec une égale ferveur, n’en conservait pas moins un sens très
élevé d’un négoce, dont il supervisait les sonnantes vertus.
Descendant d’une vieille famille de caravaniers, que le
rebondissement des lignages amadouait à peine, il
s’enorgueillissait de compter parmi ses ancêtres d’augustes
guerriers, qui bravèrent des déserts et saccagèrent des empires.
Bien qu’il eût un tempérament amorphe et une sanguinaire
complexion, la présomption et l’intransigeance, dont il faisait
preuve, dans le maniement des affaires, lui gagnaient un
désobligeant respect. Dans l’intimité des cercles publics. Les

64
frauduleuses factures qu’il accumulait, toutefois, au fond de ses
coffrets, au cœur même de l’école, avec une habileté d’arracheur
de dents, lui conféraient je ne sais quoi de frelaté et de vulgaire.
Les douleurs vives que monsieur Klilete ressentit, au niveau
de la prostate, aux premières phases de son affection, n’étaient,
de l’avis de ses confrères, que les stigmates d’une usuelle
fatigue, dont la sénilité accable les organes de reproduction.
Dès lors, par orgueil, il enveloppa son mal de secret, avec une
rituelle présomption. La crédulité lui fit acquérir des lotions de
tous les acabits, auprès d’herboristes de tutelle, qui n’ont des
sciences médicinales que d’absconses notions.
Au fil des recettes qu’ils lui concoctèrent, promptement, en
guise de remèdes, sous l’augure d’éphémérides lunaires, il
abîma tellement son estomac, que ses reins, à la merci de tous
les rebus, pompaient, incessamment, de saumâtres giclées, dans
ses entrailles. Corrélativement, sa vessie, dont les digues se
réduisirent en miettes, au commerce des fermentés acides,
déversait, instantanément, de minces filets de sang gâché, le
long de son urètre, qui perdait la rigidité requise pour tous les
besoins.
Au début de ce travail de sape, qui le surprit un certain matin
d’hiver, particulièrement cinglant, ce festif batailleur couvrait son
phallus de coton et de toutes sortes de tissus, cisaillant même les
draps et les oreillers, quand les toiles en arrivaient à manquer. Or,
ces occasionnels manèges, qui absorbaient, tant bien que mal, le
pernicieux liquide, sous quelque semblant de pudeur, n’en
conféraient pas moins des allures d’iceberg, à son dévergondé
organe, dont la gageure invalidait maintes ablutions.

65
Torse incliné, jambes entrouvertes, pas lourds et endoloris,
que de fois grignotait-il les empans, le long des tonitruantes
ruelles, où d’honnêtes compères lui témoignaient les plus vives
compassions ! Chaque nuit, dès que les regards, derrière les
persiennes, vaquaient à de plus intimes affaires, le bonhomme
jetait ces pansements de la honte, au creux des poubelles.
Par la suite, l’ingénieux instituteur confectionna un original
exutoire à sa gêne, l’idée lui étant suggérée par une fantaisie,
sur la conquête du monde céleste, où les météorites prennent
des allures de flagelles et les comètes de savonneux ovules.
Avec expertise, il cala sur ses testicules, sortes de foyers de
combustion, un flocon décapuchonné, en guise de sonde
détachable, qu’il ficela, le long de sa verge, espèce de fusée
charnelle, en propulsion vers le vide.
Ce ne fut que le jour où l’on vint rincer sa dépouille, selon
les rites d’usage, que l’on découvrit, cachée au fond de
métalliques coffrets, derrière une porte de secours, une
panoplie de récipients en verre, remplis de caillots.
Une fois, monsieur Klilete dut se sevrer de son habituelle
ration de barbituriques. Contre toute attente, il fut l’objet d’une
fulminante irruption de déraison, qui transforma la classe en
spectacle de stupeur. Avec tous les agréments de l’horreur.
Pendant quelques longues minutes, où le sang se figea dans nos
artères, cet éloquent hô̂te des asiles vaqua aux quatre points
cardinaux. Pareil à un fauve, dans une cage, avec des torrents
de bave sur le menton.

66
«Pourquoi, maintenant ? Non ! Ce n’est pas possible !
M’entendez-vous ? S’en est trop ! Laissez-moi tranquille ! J’en
ai assez ! », criait-il, à qui veut l’entendre.
D’un coup, sous l’empire de frénétiques soubresauts, il se
mit à hurler, à se griffer le visage et à donner des poings contre
le mur de la classe. Avant de s’écrouler sur le sol, comme un
chameau éventré. Soudain, il se remit sur ses chancelants pieds
et se rapprocha, d’une titubante démarche, d’une énorme vitre,
qu’il brisa d’un violent coup de tête. A tel point que des éclats
de verre s’incrustèrent dans son front.
A l’administration, où le manque en matériel de première
nécessité n’était qu’une commodité d’usage, des collègues
paniquèrent à la vue de son visage ensanglanté, que
d’innommables convulsions distordaient. On lui fit aussitô̂t
traverser un long vestibule, qui reliait la porte d’entrée à la cour
centrale, au milieu de laquelle les portraits des meilleurs élèves
s’accrochaient. Une fois dans une petite salle d’attente, dont le
sol se recouvrait d’asymétriques dalles faisant œuvre de lieu de
culte, le maître de morale se mit à vomir des traînées de
téguments roussâtres, entre autres callosités.
- Il n’y a d’issue qu’auprès de Dieu, l’omnipotent ! laissa
tomber une secrétaire du service externe, qui s’essuyait des
larmes.
- Nous appartenons à Dieu et à Lui nous retournons !
rétorqua un adjoint de sécurité, tout en scrutant les lieux.
Au milieu de la mêlée, un valeureux répétiteur, au vent de
pareilles déconfitures, au cours de ses pratiques d’exorcisme, à

67
temps partiel, se hâta d’enfoncer des quartiers d’oignons dans
la bouche écumeuse du mis en cause.
« Dieu n’impose à une âme que ce qu’elle peut endurer. Elle
détient ce qu’elle se procure et doit répondre de ce qu’elle
acquiert ! », affirma-t-il, en pleine manœuvre.
Tout en psalmodiant de sobres tirades, il déversa un peu
d’eau de rose sur la grimaçante figure du possédé. Il inséra, par
la suite, entre ses contorsionnés doigts, une sorte de porte-clefs,
qui comprenait, en la circonstance, un passe partout sanctifié.
Des suites de l’inanité de ces démarches préliminaires, l’on
se décida de recourir aux services des urgences de l’hô̂pital
communal. L’on se mit à la recherche de l’adresse de
l’intéressé, dans un bureau annexe de l’établissement. Lorsque
l’ambulance s’engouffra par la petite porte, avec une heure de
retard, un grand nombre d’élèves, que les études n’intéressaient
que vaguement, s’apitoyèrent du spectacle tragique qui s’offrait
sous leurs yeux, à même la cour.
Devant le fait accompli, des fillettes aux cœurs sensibles,
désabusées par la lenteur des secours, déplorèrent, à voix haute,
les bureaucratiques issues, où les services les plus ardus
s’offraient gracieusement, aux cercles intimes.
Au terme de l’interruption forcée des cours, une cloche
annonça une phase de reprise. Entre des esplanades silencieuses
où une cohorte de bambins, attentifs aux dernières nouvelles, se
désistait d’abstractifs engagements. Pour dissiper les bandes
renfrognées, un surveillant bavard, dont la marmaille imitait la

68
gauche posture, leur enjoignit de regagner les classes. D’un air
empressé, tout en remettant en place les bas de ses guenilles,
tiraillées par le vent.

11.

Au cours d’une mémorable journée, où d’imprévisibles


collègues me déléguèrent d’emblématiques insignes, je me
retrouvai au sein d’une réunion administrative, où un conseil
disciplinaire statuait sur les recours. En la circonstance, on
s’était inopinément rassemblé, en session plénière, en vue de
débattre de l’urgent cas d’un récalcitrant sujet, auquel l’on
expédia un menu d’options propitiatoires, dont le caractère
faisait montre d’une curieuse ambivalence.
Un exposé vague et monotone, ayant trait à la majoration de
quelque terrienne pâture, fut prononcé en la circonstance, avec
un arsenal de références, dans la grande salle des audiences, où
l’on respirait une atmosphère d’amusement et de gaieté bon
enfant.
De sitô̂t, monsieur Klilete, le maître de morale, qui possédait
une clef double de toutes les études, cita une longue série de chefs
d’accusation, à l’encontre du mis en cause, qui entretiendrait, dans
son local, quelques provisions de livres proscrits. On lui reprochait
particulièrement de n’avoir guère honoré quelque sommaire
engagement, signé en bonne et due forme, sous les augures de
tiers, attestant de sa ferme volonté de mettre un terme à toute
réflexion, sans l’aval des compétences autorisées.

69
Au terme d’une intervention musclée, où d’invraisemblables
preuves s’exposèrent à la fidélité d’un convivial jury, le
directeur du local, qui semblait jouir d’un grand prestige,
préconisa un ensemble de colériques mesures. S’appuyant sur
d’insidieux subterfuges, à la lumière desquels il soupesa la
solennité de la contravention, dont l’accusé se serait rendu
coupable, il en vint, au terme d’un raisonnement de foire, à le
condamner sérieusement à une expulsion finale de
l’établissement. Entre-temps, l’ensemble de l’auditoire
acquiesçait à la sentence prononcée par ce prêcheur courant les
jupons, au milieu de ces vaillantes pucelles, qui veillent au
bonheur charnel de ses martyrs.
Ne pouvant, à la longue, contenir mon indignation, à l’égard
de la piètre mascarade, où je jouais mon rô̂le de comparse,
j’attirai l’attention de l’agréable assistance sur le fait que la
sentence dudit conseil ne devrait guère condamner ce jeune
garçon à la perdition. Il s’agirait, plutô̂t, de permettre à cet
honorable contribuable d’apprécier les justes normes de la
civilité, tant que la question de sa propre conscience, au milieu
des rêves, n’en était venue à se débattre, dans l’enceinte de ce
conseil, que pour couvrir ses arrières.
Je fis, bientô̂t, remarquer à la vénérable magistrature,
confortablement installée sur les hauteurs du banquet, que
l’école elle-même n’avait regagné les dispositifs de la Mare,
que par de frauduleuses pratiques religieuses, qui visaient à
rallier le maximum de suffrages, en son temps.
Je leur fis savoir que la foi au prochain, dans son acception la
plus méritoire, est la seule arme qui compte, dans le règlement

70
de ces dogmatiques litiges, qui vous opposeraient à des tiers,
pour des raisons quelque peu dérisoires. Illico, sans
discontinuer, je voulus savoir si la prise en charge de la vérité
divine, par d’officielles officines, tel que le service des
théologiques domaines, ne voilait guère la dignité humaine de
quelques intéressés nuages.
A la fin de mon intervention, je proposai de ne guère priver
ce libre penseur des services de l’intendance, dans l’intervalle
d’un bénéfice de maturité, dont il pouvait s’enorgueillir, tant
que le choix de toute voie n’est qu’une personnelle affaire,
pour autant qu’on en eût conscience.
Des rumeurs rébarbatives se soulevèrent, aussitô̂t, dans la
grande salle d’audience, où un peuple de badauds réglait de
comestibles affaires, sans égard pour la teneur rébarbative de la
sentence requise, qui ne lui parvenait que sous d’imprécises
formes.
Soudain, soutane sur les épaules, l’incroyable suspect de
toutes les perversions, un visage auréolé d’un juvénile
embonpoint, qui pénétrait communément, dans les divers
services de l’école, d’une démarche quelque peu lourdaude, se
mit debout, parmi les premières rangées. Tête rasée, habits triés
sur le volet, il leva haut la main, sollicitant la parole, si bien
qu’une grande agitation investit les lieux, signe avant coureur
d’un marasme, dont personne ne supervisait le déroulement,
pour autant que je le sache.
Cet arrière-petit-fils de tisserand, qui avait prit congé de
quelque autorité de tutelle, se disposait à prendre le relais de
ces jalonnements, qui signalisent, à la curiosité des volontiers

71
pèlerins, l’ampleur de ces motifs, où chaque passage est une
seconde mort. A l’aide d’une constructive texture, où une
irréversible dialectique triomphait de toutes les suspensives
valeurs, il s’apprêtait à faire part de l’aspect salutaire de ces
organiques mesures, qui transcrivirent l’histoire de sa dignité
propre.
Tel un vaillant conquérant, qui déflore l’hymen de ses
captives, parmi des eunuques tremblants, dans son triomphe, il
avait déchiré le voile du doute, sur les enjeux de l’instant, avec
une mâle volupté. Indigné par la cupidité du clan des serfs, que
les machinations abêtirent, parmi les rouages d’une fulmination
majeure, il n’en veillait pas moins à l’intégralité de ses assises,
à l’encontre de leurs factions, qui veillaient aux soins de
manœuvres usurières. Au terme de sa croissance, loin des voies
encombrées, ce survivant d’anciennes apocalypses, qui traînait
de prométhéennes blessures, le long de feuilletons noirs,
jalonnés d’épisodes sordides, s’attelait à honorer l’épreuve de
son investiture.
A mesure que le dur métier de vivre lui écarquillait les
paupières sur les obligations de sa redoutable besogne, il put en
circonscrire la mesure, avec une instinctive efficience, dont les
raisons du cœur éclairaient le chemin. Bien que dissimulée
dans l’épais brouillard de vagues scrupules, dont
l’impertinence sait si bien se recouvrir, la gangue réfractaire,
qui s’était longuement nourrie de son essence, des compromis
durant, s’ébréchait, dans la gloire de données ultimes.
Les prémisses de ses agissements, qui s’imprégnaient des
références les plus sensées, consolidaient le socle de ses soutiens,

72
au sein d’une graduelle plate-forme, qu’une logique
inébranlable enveloppait d’holographiques systèmes. Comme
Diogène, au creux de son tonneau, il ne se fiait qu’à l’égard de
ces porosités existentielles, dont l’épreuve se subsume de
stoïcisme, aussi loin que possible de ces fantaisistes
tergiversations des sophistes de tous bords.
Ce fervent pèlerin, qu’une force mystérieuse guide et
éclaire, au fond d’énormes tunnels, aux allures de purgatoires,
renaissait vigoureusement des cendres de son dilemme, tel un
Phénix, à la croisée des carrefours. Malgré les affres d’une
geste laborieuse, dont l’ampleur empruntait d’infinitésimales
issues, il en cisaillait flegmatiquement les éraflures, sur un
parchemin de fortune, qu’il préservait, comme une relique, en
souvenir de l’objet de son devoir.
Lestement, à force de cette prudence et de cette
persévérance, que des esprits confus prendraient volontiers
pour de l’accoutumance, il forçait bientô̂t une voie de passage,
le long d’un héroïque accomplissement, dont les clauses
honoraient de vieux serments. Quoique sujet à des fulminations
cycliques, entre autres compulsifs harassements, son intuition
le pourvoyait de subtiles ambroisies, qui lui insufflaient de
vitales arô̂mes, sans autre forme d’adjuvant, parmi les instances
des redresseurs de torts, dont il dénouait les enchevêtrements, à
même les trames d’un étonnant parcours.
Par les grâces d’une science intangible, qui révèle, à
l’humilité des pauvres, tous les mystères de l’univers, il réalisa
pertinemment que les gloires de ce monde, entre autres
instigations morbides, n’étaient que des flocons de chimères.

73
Tenant ferme à son fil d’Ariane, quelque part, en son endroit,
comme Dédale, dans les labyrinthes du Centaure, il dérobait, à
l’emporte-pièce, des étincelles d’une arrière-cour, dont le
puzzle était épars, dans l’envers d’un évanescent décor.
Honnête à la vérité, il empoigna ce feu sacré, qui dispense la
vie éternelle et rompit toutes ces chaînes, qui nous tiennent en
laisse, dans le sillage des chercheurs du Saint Graal et des
Bâtisseurs, qui sculptent leur destin, dans le rappel de Soi.
En vue de se détacher de tout ce qui n’était pas essentiel et de
goûter, enfin, à cette paisible quiétude de l’âme, aux abords de ses
ressources propres, il avait plié bagages vers d’impériales
hauteurs, au sein du Val, où il ne faisait que bon vivre. Pour
meubler sa retraite des joutes enfiévrées, pour une illusoire
omnipotence, sous le soleil des vivants, il y investit une retraite
enclavée, recouverte de papyrus et de feuilles de lotus, où il
échafaudait des rêves de communion et de béatitude.
Sur cet emplacement retiré, que des zones d’ombre
protégeaient des intrus, il se livrait à la prière et à la méditation,
aux devants de rutilantes compagnes, qui embrassaient, sous
d’exhaustifs augures, les ramifications de grands enjeux. Sous
l’emprise d’heureuses conjonctures, le long d’un édifiant
séjour, il y édifia un austère lieu de culte, dont il ressentit la
quiétude, en pleine métamorphose, avec une douceur porteuse
de délivrance, à l’intérieur d’un somptueux cercle.
Emmitouflé dans un propre costume, cravate astiquée, il
ressemblait étrangement à ces yogis des orientales traditions,
dont les anciennes méthodes de réanimation ne donnent plus de
la voix, parmi les ensevelis du sensualisme ambiant. Avec de

74
familières allures, cet honnête jeune garçon, auquel le président de
la séance enjoignit de garder le silence, vit solennellement
débarquer, dans le local même du ténébreux parloir, toute la
nerveuse opération de l’organisateur des ficelles de construction.
Comme il se rendait compte que l’ensemble de ses
argumentaires ne saurait se faire entendre, parmi les interdits
figurants de l’abstraite circonférence, il se rapprocha lentement
de moi et me remit la missive suivante :
« Celui que les belliqueux essaims effarouchèrent, dans les
ravines du désert, ne goûtera point la saveur du miel !
« Et celui que les culbutes insidieuses désarçonnèrent, sur les
constellées échelles, n’aura pour subsistance que des déboires !
« Plèbe inculte et superstitieuse ! Par quelles secrètes
manœuvres faudrait-il délier tes rênes, parmi les effluves de ton
croupissement, afin que tes usurpateurs se rétractent, sous
l’ombre de leurs voiles, avec des grimaces de lépreux ?
« Exilée en toi-même, depuis la nuit des temps, que n’aies-
tu d’expédient pour les tartuferies de tes jours, avant que leurs
miasmes ne broutent les cactus de ta débâcle, comme des bêtes
de somme, sur le sable mouvant de ta réticence ?
« Que ne sanctifies-tu tes bourreaux, ô̂ légion pharisienne !
sous l’humeur blafarde des lunes, ceux-là mêmes qui t’immolent
sur l’autel de la comédie divine et qui foulent ton sang bâtard,
avec des ricanements de centaures et des hoquets de caméléons ?
« Que te faudrait-il, ô̂ race de chacals ! afin que ton destin
s’accomplisse et que les oriflammes de l’esprit vivant
témoignent de ton excellence, dans ces vastes prairies de
l’immaculée gloire, que nulle offense ne saurait ternir ?

75
« Ton calvaire de misère ne sera qu’enfer et damnation, tant
que leurs couvercles d’airain écraseront ton crâne, tant que leurs
chaînes rouilleront à ton cou, tant que leurs lanières lacéreront ton
dos d’esclave, sous le concert de tes bénédictions !

12.

Durant ces chaotiques épisodes, où les grondements de leur


nature, dans ses œuvres de manigance, rappellent au désordre
les plus simples mesures, les hautes sphères du clan des serfs
ne manquaient guère de biais.
En vue de divertir les multitudes, qui se délectaient dans les
cabales de l’intrigante foi, on organisa, bientô̂t, des événements
de taille, au sein de bruyants hémicycles, où de grandes
affiches célébraient les luttes les plus sanglantes, entre
déserteurs et repris de justice, livrés à la vindicte publique.
Les défilés de lynx, d’hyènes et de varans, qui soulevaient la
poussière des dunes, parmi les statuettes d’argile, décuplaient
l’enthousiasme de la populace, qui criait d’allégresse, au moindre
faux pas des protagonistes en chaîne. Corrélativement, les
fringantes escarmouches des pugilistes, qui se décarcassaient sur
les esplanades et les empressées manœuvres des véloces
souffleurs de flammes, dont le corps s’embrasait, à la moindre
incartade, attisaient son agrément. A longueur de journées, entre
autres cérémonies pompeuses, dont l’assistance se repaissait, les
extravagants manèges des fakirs, à la silhouette de cire, qui

76
se contorsionnaient sur des pieux, constituaient des exutoires
habiles.
En la circonstance, des cohues de borgne, de manchots,
d’unijambistes, de cul de jatte et d’estropiés de tous genres,
accablés de toutes les difformités, que le genre humain ait
encourues, le long de sa genèse, déambulaient sur les sentiers
agités de la Mare. Au milieu du tintamarre, des veuves en
chaleur, rongées par l’inassouvissement de la chair, se
désistaient derrière d’étranges coutures. Leurs feulements
lugubres, dont l’écho s’élevait jusqu’au firmament,
n’éveillaient que l’approbation des mâles châtrés.
Partout, besogneuses et diligentées, sous l’éperon des
conjonctures, les échoppes s’attelaient au charme des voyageurs,
qui débarquaient des lointaines contrées et qui s’engouffraient,
gaillardement, dans les chausse-trappes du frénétique spectacle.
Toute la race des prêteurs à gage, des faussaires, des proxénètes et
des receleurs rô̂dait autour de ces incandescentes scènes, où les
bas instincts présidaient au meurtre, avec une impétuosité, qui
n’avait d’égal qu’une détestable prédilection pour la rapine.
Comme des vautours, cette kyrielle de brigands scrutaient
d’un œil livide les alentours des carnages, où se précipitait,
compacte et anonyme, une foule avide de sensations fortes,
dont l’âme était sujette à délire, par un déplorable désistement,
à l’égard la dignité humaine. Devant cette conflagration de la
folie des hommes, où les sentences de mort relevaient d’un
doigt quelconque, que de bedonnants magistères soutiraient de
leurs crasseuses soutanes, toutes les raisons du monde se
réduisaient en gageures, tant que durait le simulacre.

77
Sous l’empire d’une souffreteuse jouissance, devant
l’étalage des cadavres mutilés, sur de rougeoyantes arènes, le
commerce des fascicules, des cors et des oriflammes, entre
autres accessoires d’une maladive passion, florissait dans les
annales boursières. De leur cô̂té, les aubergistes et les
restaurateurs, au vent des affluences, qui grossissaient ces aires
de massacre, n’usurpaient guerre leurs accointances avec les
resquilleurs, dont ils redoublaient les bénéfices, sur les
cotations des repas et des séjours.
Les maisons closes ne demeuraient guère à la traîne de ce
foisonnement de chair, dont les meurtrissures, assommant les yeux
et les cœurs, requéraient le baume de quelques passerelles, entre
d’ardentes cloisons. Au gré de ces lits de fortune, que mère luxure
délègue aux mâles voluptés, dans l’abrutissement mercantile des
hécatombes, des hanches et des torses nubiles s’assortissaient
d’émotions hâves, au prix d’infections fortes.
Entre-temps, veillant à l’engourdissement des masses, les
mandataires de l’effroyable algarade redoublaient d’exigence
sur la pugnacité des postures et des coups de grâce, dans
l’esthétique de la machinerie infernale, en temps réel. Dans le
commerce du système aveugle des choses, des écoles de
batailleurs se fondèrent, des lois et des règles se formalisèrent,
des techniques de combats s’inventorièrent, et de fracassants
diplô̂mes se décernèrent, à la vaillance criminelle.
Bientô̂t, par les bienfaits des lames acérées, dans de terribles
bâtisses, au terme de farouches duels, de grands noms se frayèrent
leur chemin vers les sommets de la sanglante gloire, parmi le
menu peuple. Emoussés par une espèce d’accoutumance, sous

78
le couvert de l’impunité en cours, qui les incitaient à davantage
de plaisirs, dans la perpétuation de l’homicide, ces malfaiteurs
se délectaient en grande pompe de leur volonté de puissance.
Quelques-uns, traînant des éraflures de massues, sous des
ardeurs d’antan, perdaient l’usage de la raison, avec une crâne
célérité, qui les livrait entre les lacs d’un rutilant sadisme.
Tandis que d’autres, jouissant de l’estime générale,
vieillissaient dans l’agréable retraite des nantis, sans encourir la
moindre remontrance, au cœur de luxueux palaces, où ils
s’amusaient de l’entrain de leur jeunesse dédiée aux œuvres des
maîtres à penser.

13.

Curieusement, ma mère se prit à me taquiner


d’interminables courses, dont je n’avais cure. D’un accord
patent, je me devais de les honorer, dans les plus délais, auprès
de l’unique épicier du quartier.
- Tarik, tu ne m’entends pas, sale mô̂me ? lançait-elle, d’un
air renfrogné.
- Me voilà, maman ! répliquais-je, dégoulinant de sueur.
- Que tu sois maudit ! Où étais-tu, morveux ? renchérissait-
elle, les traits contrariés.
- Juste à cô̂té, maman ! ajoutais-je, la mine défaite.
D’ordinaire, à peine criaillait-elle mon nom, d’une voix
rauque, d’où pointait un désagrément éternel, que j’étais en
faction, â ses pieds, comme un djinn. Néanmoins, au fil des

79
jours et des semaines, j’en étais arrivé à me sentir tellement
importuné par ses interpellations, que je regrettais d’en avoir
accepté l’usage. A vrai dire, dans le commerce des affaires en
cours, j’en avais le souffle coupé.
Comme j’étais passionné de football, j’en déplorais
singulièrement les séquelles, d’une verve tangible, en pleine
figure. En fait, mes périodiques absences, pour des affaires de
ménage, au cours de matchs enfiévrés, me faisaient
régulièrement perdre ma place, au profit d’une foule de
réservistes, à l’affût de la moindre aubaine.
- Ça y est, il est parti, le fils à maman !
- Encore une fois !
- Mais, il se moque de nous ou quoi ?
- Laissez-le, les gars ! On n’en a pas besoin !
Une fois donc, contrairement à mes habitudes, je ne donnai
guère de suite à un appel maternel. Je tins fermement aux
mérites de ma titulaire place, â la ligne d’un rectangle en bois,
que je protégeais des tirs adverses. De part mon office de
gardien de buts.
Ma mère fut singulièrement dépitée par ce désistement hors
norme, dont je fis preuve. Furtivement, elle s’était rapprochée
de moi, dans la perspective de me surprendre, au beau milieu
de la cage. Celle-ci était recouverte de filets tordus. En la
circonstance, ma mère n’aura pu retenir que le col déchiqueté
de ma chemise, tout en éclatant de rire. Espèce de peau de
chagrin dont je m’étais départie, avec une légèreté de fouine.
Sur les lieux même de la périlleuse captation.

80
Aussi me tins-je à distance de notre maison, durant toute la
journée. J’errai dans les ruelles désertes, quémandant ma
nourriture auprès des voisins, qui m’abritèrent, avec force
admonestations.
Caché sous l’auvent de l’épicerie parmi des sacs de farine,
j’attendis jusqu’au crépuscule. Mon père retournerait de sitô̂t.
Ce qui me servirait de solide couverture.
Or, à peine eussé-je espéré que cette planche de salut vînt
démêler les rets de mon naufrage. que je vis ma mère sortir de
la maison, dont elle ferma la porte d’entrée, à double tour. Elle
devait assister à une cérémonie de baptême, à laquelle se
conviait toute la famille.
Vêtue d’une longue mise d’écarlate couleur, qu’une rousse
chevelure, arrangée en chignon, caressait légèrement, elle
rectifia les contours d’une longue écharpe, qui lui recouvrait la
tête. De sa pesante stature, elle emprunta aussitô̂t un semblant
de sentier, qui traversait un terrain vague, où une myriade de
garçons se jetaient des pierres, en vue de s’éprouver quelque
valeur.
Dans le commerce de l’oisiveté en cours, je les vis
l’encercler, d’un trait, s’esquivant autour d’elle, comme si elle
était un bouclier mobile, qui les protégeait des projectiles qu’ils
se lançaient. Soudain, un garçon effronté, le plus âgé, le plus
crâne et le plus insidieux de la marmaille, hasarda une grosse
pierre qui vint heurter le front de ma mère, à même la tempe.
Sur ce, je courus, comme l’éclair, vers l’impénitent agresseur,
que je rouai de coups de pieds et de poings, au point d’intenter à

81
ses jours, par un terrible déploiement de forces, que ma chétive
corpulence ne recelait que trop, au gré des filiales usures.
D’emblée, nous occupions les trottoirs, où nous abîmions
nos souliers éventrés, derrière la petite balle. Les bousculades,
les heurts contre les grillages, les chutes à cause de piétons
rêveurs, étaient monnaie courante, sans parler des tracasseries
quotidiennes des voisins acariâtres, qui défendaient leur
territoire, comme des chiens de garde.
Pour choisir les meilleurs joueurs, parmi l’assemblée agitée,
deux meneurs, qui débitaient des inepties et qui jubilaient pour
des grossièretés, se détachaient de l’ensemble des protagonistes
et se tenaient dans un face à face. Points extrêmes d’une ligne
droite imaginaire, projetée à même le sol, ils en empruntaient
aussitô̂t le trajet, déposant le pied, tour à tour, le long de cet
itinéraire, la droite de l’un immédiatement suivie de la gauche
de l’autre. A titre péremptoire, avec un regard grave et un
sourire narquois, ils se rapprochaient incessamment, du point
médian de la ligne, alternativement, chacun hâtant ou
ralentissant le pas, selon un pointilleux déplacement.
Au bout de quelques instants, il fallait qu’un des deux
itinérants marchât sur le pied de son alter ego, selon la logique
des tours de rô̂le, au moment crucial de la rencontre, pour
acquérir le droit d’ouvrir les débats. Toutefois, chaque fois
qu’un prétendant aux avantages de cette préalable sélection se
présentait au concours, avec des dizaines de subordonnés à sa
solde, des tricheries perceptibles s’ensuivaient, avec de
folichons associés, qui montaient la garde.

82
- Oui, je l’ai vu ! C’est lui qui a gagné ! lâchait un lèche-
botte en herbe.
- Et moi, alors, tu me prends pour un aveugle ? se défendait
un enfant lésé.
- C’est ton affaire frérot ? Qui t’as demandé ton avis ?
s’interposait un auxiliaire à tout faire.
- Rien à dire ! Je vais jouer ailleurs ! se résignait l’enfant,
apparemment sans appui.
- C’est ton problème ! Qui s’y frotte s’y pique ! tranchait un
membre de la bande.
Sitô̂t, avec un unanimisme tacite, où les critères de jugement
semblaient forclos, une nouvelle règle de jeu s’établissait et les
enfants, témoins indignés de l’infraction, sans commune
mesure avec les usages, ne tardaient guère à l’accepter.
D’ordinaire, les rencontres, vives et passionnées, prenaient
vite des tournures musclées, la cohorte se chicanant dans l’aire
de jeu en arrivant facilement à la raison des pierres, pour
remporter haut la main la somme d’argent mise en jeu.
L’arbitrage étant exclu des normes, pour quelque principe de
rigueur, l’on se fiait à l’évidence que le droit n’est qu’une
question de forme, qui s’obtient, de toute manière, tant que la
dispute est une affaire de bras.
Comme l’écrasement était de mise, pour soustraire les droits
des uns ou des autres, avec des mots qu’il fallait mordre comme
des os, chaque équipe tenait fermement à ses prérogatives et
répondait aux sommations par l’intimidation. Sitô̂t, pour quelque
éventuel coup franc ou quelque problématique remise

83
en jeu, qu’un désobligeant troupeau occasionnait, le terrain
prenait des allures de champ de bataille. Dès lors, pour veiller
au respect de la parole, une tierce personne, généralement plus
âgée et nécessairement précédée d’une délinquante réputation,
se chargeait des comptes de l’opération, en contrepartie d’un
gros pourcentage sur le chiffre d’affaire.
- Alors, les gars ! On est content ?
- Pas vraiment, camarade ! Nos joueurs ont des ecchymoses
partout !
- C’est le jeu, mon pote ! Il faut être dur avec !
- On a perdu pour penalty non sifflé !
- Et le but sur hors-jeu, c’était quoi ?
Tous les stratagèmes étaient valides, pour avoir raison de
l’ennemi, car il est dit que l’homme est un animal et que le
sang qui coule à cet effet n’est qu’une seconde nature. C’était
presque une nécessité que de voir, dans l’indifférence générale,
parmi la cohorte des garnements, au terme de rixes
enflammées, des bouches ensanglantées ou des têtes éraflées.
Armés de couteaux à crans d’arrêt, loin des vieux maîtres à
penser, l’on se regardait en chiens de faïence, le teint livide, le
visage renfrogné, le corps en érection, à même d’en découdre pour
son prestige. Initiés aux valeurs chevaleresques de l’honneur et de
la souillure, l’on devait défendre son tempérament farouche et se
livrer à une lutte sans merci, comme il sied aux héritiers de la
tribu, qui ne sauraient se plier aux conjonctures.
Dans ce climat tendu, les yeux pétillant de malveillance, les
enfants désœuvrés de la Mare s’évertuaient à dénicher une

84
quelconque raison pour allumer la mèche entre deux gamins,
qui se cherchaient querelle et qui s’apprêtaient à faire montre
de leur débrouillardise. Les recettes auxquelles ces apprentis
sorciers soumettaient leur sort tranchaient, de sitô̂t, sur leurs
marques distinctives, aussi lourdes que des chapes de plomb,
dans la mémoire des lieux.
Pour les mettre à rude épreuve, devant une horde de cancres
railleurs, quelque boutefeu, parmi des mô̂mes crânes, dont
l’ennui aiguisait la méchanceté, rapportait quelque lamelle de
brique et crachait dessus, pour en démarquer les facettes.
Comme le requerrait une tradition mineure, le protagoniste
auquel la sentence de cet artefact prêtait ses faveurs devait
savoir à quoi s’en tenir, à l’égard à son vis-à-vis, en butte au
même dilemme, sous l’impulsion des terrains vagues.
Au risque de se faire rosser par tous les autres, avec force
tessons, entre autres lames de rasoirs, l’on devait exceller dans
ces arts de l’insulte, que la raison des mains seule pourrait
essuyer.
- Putain de merde ! La barbe de ton père est brûlée !
- Trou du cul ! Que Dieu maudisse le vagin de ta mère !
- Gueule de macaque ! Que Dieu incendie la religion de ton
père !
- Chien de proxénète ! Que Dieu maudisse les racines des
artères de l’entière famille de ta mère !
- Va t’en en enfer, figure de pénis ! Ta mère est une et ton
père sont quarante !

85
- Approche, donneur de ses fesses, si t’as des couilles de
bronze !
Le plus souvent, les sublimes gracieusetés, que se
départageaient les uns et les autres, connaissaient des
dénouements d’envergure. Comme de coutume, le vaincu était
assommé d’une gifle maternelle et le vainqueur catapulté en
l’air, par un avant-pied fratricide.
Une fois donc la hache de guerre déterrée, chaque fraction
se fiait à l’adresse de ses frondes, qu’elle confectionnait elle-
même, avec ferveur et assiduité, derrière les cul-de-sac. Et,
comme de coutume, dès que le calumet de la paix reprenait ses
droits, après qu’il eût brisé quelque récalcitrant crâne, les unités
mises à pied rampaient sur leurs ventres. Parmi les étroites
ruelles où l’on se dispersait, chacun pour soi.
Fort heureusement, les diverses leçons de roublardise et de
duplicité, que l’on apprenait, au milieu des champs, sur les
manières de réparer son orgueil ou d’en imposer aux autres,
nous prémunissaient contre les surprises de l’adversité.
Quelquefois, nous nous abritions dans des jardins abandonnés,
attenants à d’immenses marécages, recouverts de nénuphars et
d’herbes sauvages, où nous glanions des courgettes épineuses, qui
nous écorchaient les mains. A l’occasion, nous tendions des pièges
à de vilains moineaux, que nous ne domptions qu’en leur enfilant,
à même les clapets, des plumes que nous leur arrachions de leurs
propres queues. De temps à autre, à l’aide de brindilles de paille,
nous retirions de leurs repaires, d’énormes scorpions, que nous
momifions d’urine et que nous revendions, au prix fort, les jours
de marché, en guise de trophées.

86
Une fois n’est pas coutume, nous unîmes nos forces pour nous
venger d’une vieille femme, veuve de son état. D’étranges
histoires circulaient sur le compte de cette matrone, qui survivait à
peine, après le départ précipité de sa descendance, vers quelque
Eldorado étranger. D’après les communs dires, elle s’abriterait
dans une maison à deux étages, qu’une résineuse échelle, aussi
fragile qu’une toile, reliait, à califourchon.
Pour autant que je m’en souvienne, elle ne mettait les pieds
dehors que les vendredis matin. Elle disparaissait aussitô̂t entre
les ruelles, resserrant contre sa poitrine un album de photos.
Dans la main droite, elle tenait un bouquet de thym qu’elle
glanait auprès de la communauté des herboristes. De la main
gauche, elle faisait valser légèrement une petite bouteille d’eau
de rose, à la manière d’un toupet.
En vue de nous dissuader d’être toujours assis au seuil de sa
maison, qui se dressait tout près de l’école, elle déversait sur
nos têtes, du haut de sa terrasse, des seaux remplis de boules
puantes et d’excréments de chiens.
Un soir, munis de seringues emplies d’acides, nous ricanâmes
promptement dans l’ombre, dans l’attente du crépuscule, où les
poules dorlotées de la vieille femme, devenaient plus vulnérables.
Elles perdaient l’usage de leurs facultés de veille. Sous couvert
d’obscurité, nous embaumâmes sa volaille, si bien que le
lendemain, la chaire bleutée, les pattes en l’air, elles ratèrent les
charmes d’un preste coq de village, qu’un résident, aménageant la
veille, avait rapporté parmi ses biens.
A la longue, gagné par la prostration de mes pairs, à l’affût
des moindres signes d’affaissement, je répugnais à leurs mises

87
en scène, qui travestissaient ma marche de vivant, parmi des
rebuts accidentels. Quoiqu’il en fût, dans le commerce de cette
inexorable cadence, qui ne m’en imposait pas moins du fil à
retordre, je m’aguerrissais entre les brisants de ma propre
suffisance.

14.

Comme il fallait entretenir les flammes des charniers, à la


hauteur de la démence commune, au fur et à mesure que
décroissait l’entrain de la multitude pour les jeux organisés, on
eut recours à d’ignominieux procédés. Au nom d’intrigantes
valeurs, où l’injustice s’embourbe dans de véritables bains de
sang, de majestueuses exécutions s’orchestrèrent, dans les
terrains vagues, à un rythme exacerbant.
Des cordages s’effilèrent dans les monastères, des boiseries
se sculptèrent dans les mausolées, et des hachoirs, enduits des
plus rares vaselines, apportèrent de l’eau au moulin de cette
industrie malsaine. Hautement rébarbatifs, de gigantesques
gibets, qui se comptaient par milliers, s’affublèrent de leurs
plus sinistres atours, le long des chemins abandonnés.
Les grands jours où les condamnés à mort, accusés pour les
motifs les plus hétéroclites, prenaient congé de ce monde, avec
un dernier sourire, la foule les acclamait sous un tonnerre
d’ovations. Acculées à confesser de spécieux méfaits, dans le
secret de terribles auditoires, sans qu’une loi mineure eût pu
circonscrire un soupçon de coulpe dans leur âme, ces files

88
indiennes de l’arbitraire s’affalaient aux abords des échafauds,
au milieu des nuées de moucherons. Sur ces entrefaites,
d’amorphes éboueurs, cynique galanterie de ces jours noirs, qui
retentissaient, comme une injure, sous l’égide des sinistres
affaires, se déchargeaient des désobligeantes ordures, à l’aide
de rituelles postures.
Avec le temps, tirant profit de ces renversantes tournures où
l’humaine prédation est une raison d’état, des cohortes de
charognards, que les domestiques regards distinguaient,
nettement, affluaient du fond des vallées, dans le brouillard des
soirs. Excités par le foisonnement des chairs exposées au vent,
ils se sustentaient des cadavres guillotinés à la chaîne, qui
gisaient sur le sol humide, parmi des monticules de pailles et de
rognures. Entre-temps, à mesure que les enjeux corroboraient
ces étranges alliances d’où pointait l’estampille de la
ténébreuse agglomération, la meute des perfides geô̂liers, qui
traînaient les victimes par les cheveux, comme des brebis, vers
l’abattoir, hurlaient d’extase et d’allégresse, derrière l’impunité
de leurs cagoules, qu’une délétère propension rehaussait aux
rangs d’icô̂nes.
Les tortionnaires les plus abominables, qui excellaient dans
l’art de broyer les os et de tordre les cous, rivalisaient en gloire
avec les plus vaillants chevaliers, de manière à ce que
l’incestueuse éthique tînt la cadence. Pour asseoir leur mérite,
auprès des dignitaires de la Mare, ils s’ingéniaient dans la
confection des engins les plus macabres et des artifices les plus
douloureux, qui soutiraient les plus atroces tourments des corps
de leurs proies. Sur ce, même les palefreniers, qui excellaient

89
dans le maniement des selles et des étriers, échangeaient la
poussière des étables contre l’embrasement des fours et le
tintamarre des enclumes, pour avoir une place au soleil, parmi
les heureux élus.
Dans le commerce des tueries, l’émulation entre ces sbires
dépassait d’emblée les bornes de la Mare, si bien que l’on
redoublait leurs arrhes, par l’intermédiaire d’émérites
gestionnaires. Rehaussés au rang d’illustres maîtres d’œuvre,
par la véhémence du système aveugle des choses, ces
exécuteurs des basses besognes investissaient promptement des
officines, où ils daignaient satisfaire la curiosité de leurs pairs,
avec force présomption.

15.

Il était temps de prendre congé de l’école où il fallait faire


montre d’une mentalité toute obtuse. Sans parler des
anachronismes d’une morale truffée de codes religieux, qui se
le disputaient à la loi du plus fort.
Sous l’autorité d’un certificat médical, je restai une semaine
à la maison, regardant la télévision et feuilletant des bandes
dessinées, que j’échangeais quotidiennement auprès d’un
vendeur d’amuse-gueules.
Ce que j’aimais vagabonder avec Zembla, le roi de la jungle,
sur la savane africaine, en compagnie de Yéyé, le petit nègre, au
grand réveil, de Rasmus, le prestidigitateur raté, aux allures de
Canteflas, de Bwala, le lion majestueux et grave, de Satanas, le

90
lynx turbulent et de Pétoulet, le kangourou farceur ! Ombrax,
l’homme aux mille masques, qui venait à bout de ses nombreux
adversaires, à l’aide d’espiègles déguisements et que secondait
cet insatiable Gras-Double, amoureux des croquettes,
m’amusait énormément. Quant à Mister Swing, la gracieuse
Betty, sa bien-aimée, l’inséparable Mister Bluff, au nez rouge
et à la barbe hirsute, qu’accompagnait ce roublard et
squelettique chien de Pouik, qui partageait une mordante amitié
avec Hibou Lugubre, le sachem des quatre tribus, ils me
plongeaient dans l’héroïsme des Loups de l’Ontario.
Mon père, dans sa grande sagesse, considérait que la
fréquentation de ces histoires imagées n’était qu’une perte de
temps. Il craignait peut-être quelque doctrinale dérive, dont je
pourrais être la cible, d’un contact avec l’étranger. Plusieurs
fois, il me les avait arrachées des mains, avec une conviction
toute primaire. Il les jetait aussitô̂t dans la poubelle, avec la
conscience tranquille des bienheureux.
De temps à autre, il déchirait nerveusement des tomes entiers
de ces bouffées d’air, qui me transportaient dans des mondes
parallèles. A la fois sympathiques et cohérents. Aussi fus-je réduit
à en taire la présence, parmi un fouillis de fournitures scolaires.
Au creux d’un vétuste carton, au pied d’un vieux canapé, qui me
servait de lit, à même le hall d’entrée.
Je veillai, dès lors, à me soustraire d’imprévisibles
remontrances, au vu de l’entêtement dont je pourrais faire
preuve. Dans l’exercice de mon libre arbitre. A la manière d’un
joueur de poker, j’insérais mes bandes dessinées au milieu des
cahiers, entre autres manuels. Sous l’impulsion de mon jeune

91
cerveau, je me donnais des airs de consentement, en désespoir
de cause. A l’égard des coercitives sentences, sans pour autant
trahir mes buées de sauvetage, qui m’emmenaient vers des
rivages plus larges.
Un soir, je me trouvais sur la terrasse de notre maison. Là-
bas, j’élevais des pigeons migrateurs. Sous un coup de tête, je
voulus jeter un furtif coup d’œil sur les mystères d’un tréteau
inapprivoisé, dans l’aire domestique. J’eus la folle idée de
passer d’un bout à l’autre de la terrasse, sans emprunter une
intersection d’étages, en guise de marchepied.
Par mesure de sécurité, au vu de la hauteur dangereuse qui
surplombait le patio, je m’accrochai des deux mains aux
saillies d’une fenêtre, dépourvue de grillage. J’étais au beau
milieu du parcours qui donnait accès à la chambre secrète où il
n’y avait vraiment rien à percer.
La fraîcheur de l’âge et le manque d’expérience au commerce
des prouesses physiques font en sorte que l’on mésestime parfois
les justes mesures. J’appuyai maladroitement mes pieds sur un
support inconsistant, une espèce d’équerre de briques d’une
longueur qui ne dépassait guerre l’empan.
J’étais à bout de nerf, tout près d’un mur d’appui. Du cô̂té
gauche de la scène, je m’apprêtais à saisir, d’une emprise
solide, un point de contact pour mon vol rapide dans le vide.
Soudain, pour une raison qu’il me tarde encore de
découvrir, Yemma, la vénérable grand-mère, ouvrit
imprudemment les volets. La caisse noire la maisonnée
confirmerait-elle, sans crier garde, les mauvais augures ?

92
Dommage que je me trouvais, en ce moment précis, dans
une posture qui ne permettait aucune marge de manœuvre.
Dans le sens de la pesanteur de la prime terre, je me vis
propulsé violemment vers l’arrière.
Je dus aussitô̂t subir les séquelles d’une perte d’équilibre, en
vol plané. Emporté par la mécanique des corps solides en chute
libre, je piquai la tête première vers le parterre. Je dus faire au
moins deux roulades sur mon orbite, sans aucune ressource pour
éviter la trajectoire qui me conduisait vers le centre, au fin mot.
Or, par l’un de ces hasards où les lois de la physique des
masses en mouvement tardent encore à délivrer tous leurs
mystères, j’atterris sur mes deux pieds. On aurait dit que la
providence contrecarrait des desseins fourbes, en cours de
manigance. Elle faisait usage des forces bénéfiques de la
nature, en vue de permettre qu’un canevas ne soit guère pris au
piège de quelque détour.
Sous l’effet de ma chute brutale sur le parterre du patio, mes
membres inférieurs se décontractèrent au niveau des métatarses
et du talon d’Achille. J’aurai beau tenté de me remettre debout,
des douleurs atroces me plongèrent entre les bras de Morphée !
Du haut de la terrasse, Yemma hurlait, comme une vache
que l’on mène à l’abattoir. Elle avait assisté au spectacle de ma
chute libre, du début jusqu’à la fin, avec des détails qui
n’échapperaient qu’à de tierces personnes. Prenant à témoin la
terre et les cieux, elle s’arracha les rares cheveux qui végétaient
encore sur son cuir chevelu.

93
- Qu’ai-je fait, Ô mon seigneur ? Ô Tarik, mon neveu ! Que
t’est-il arrivé ? répétait-elle, en se frappant les joues des deux
paumes.
- Ta gueule, Yemma ! m’entendis-je lui dire de là où
j’étais. Tu me casses la tête avec ta voix de baleine écorchée !
De retour de son travail de bonne à tout faire, ma mère eut
connaissance du lamentable incident, de la bouche même
Yemma. Cette dernière se défendait, avec des allures à vous
rompre le cœur, de n’être qu’un instrument du destin.
- Dieu tout puissant, expliquait-t-elle d’une voix tremblante,
je ne sais d’où il est sorti ?
Mon père, pour sa part, rentrera quelques heures plus tard à
la maisonnée. Il me trouvera tremblant sous des couvertures.
Par souvenir d’une mort évitée de justesse.
- Que s’est-il passé au juste ? demanda-t-il, l’air en colère. -
- Je ne sais quelle mouche l’a piqué ! s’interposa ma grand-
mère, étrangement ragaillardie par les effusions sentimentales
dont elle avait été l’objet. Il a voulu jouer aux acrobates. Voilà
le résultat !
Ma mère, qui terminait quelque prière, dans le hall d’entrée,
s’interposa énergiquement dans le cours de cet échange.
- Ô Tarik ! Tu m’es plus cher que la prunelle de mes yeux !
me lança-t-elle, avec une tendresse inaccoutumée.
- Je ne sais ce qu’il devait faire dans cet emplacement inédit
! Ah ! Les enfants et leur ingéniosité diabolique ! ajouta
Yemma, avec des larmes qui lui fouettaient les prunelles.

94
- Que va-t-on faire maintenant ? On ne va quand même pas
le laisser dans cet état ! fit remarquer mon père, qui semblait un
peu perdre patience.
- Il est très tard, maintenant ! On attendra jusqu’au lever du
jour pour décider de ce que l’on aura à faire ! conclut ma mère.
Il était presque minuit. Mon père arracha les canapés
postérieurs de sa coccinelle grise où il installa un lit de fortune,
à mon intention. Effectivement, les pieds endoloris, je geignais.
Il arrêta son véhicule sur les hauteurs d’une falaise surplombant
une mer agitée. Il prit soin de baisser les fenêtres de secours, en
vue de laisser pénétrer un air frais qui soufflait. De temps à
autre, il aspirait des bouffées de kif qu’il amadouait de gorgées
de Cognac. A même le capuchon de la bouteille.
En face de cet emplacement, un détroit houleux, que
d’herculéennes mesures investirent, entre deux mondes.
Parfois, en pleine journée, des dizaines d’embarcations légères,
pleines de cargaisons humaines, traversaient ce périmètre, à
vive allure. Une interminable file indienne d’épaules mouillées,
qui s’arrachaient de leurs terroirs, dont ils brûlaient les racines.
De temps à autre, de nombreux cadavres s’entrevoyaient, sur la
surface de l’onde, flottant parmi des planches désarticulées, que
les courants éjectaient sur les rives. Avec des sabots, en guise
d’épitaphes et des bribes de linceul, à la mémoire des hommes, on
les pourvoyait de sobres enterrements.
Au petit matin, la Mare s’activa de son rythme accoutumé.
Après le petit déjeuner, dans une cantine populaire, mon père
m’emmena chez un orthopédiste, qui diagnostiqua une fracture

95
au péroné droit, avec une double déchirure ligamentaire. L’on
dut alors m’appliquer sur le pied un plâtre volumineux qui
m’atteignait jusqu’aux hanches. Seuls des doigts restaient
visibles dans ce carcan.
A cause de la chaleur, ce plâtre dégageait des miasmes
insoutenables. De surcroît, il m’occasionnait des
démangeaisons incroyables qui me fourmillaient le long de la
jambe et sous la plante des pieds,
Sur ce, toutes sortes de couteaux et d’ustensiles me servirent
d’accessoires en vue d’arriver à mes fins. Encore me fallait-il
frotter très fort les recoins les plus reculés, au beau milieu de
l’occasionnel échafaudage. Là où des puces auraient tout loisir à
sautiller, entre des mottes de poils maculés de crasse ancestrale.
En dépit de cette momentanée décrépitude, dont pâtissaient
mes membres inférieurs, je dus me rendre à l’évidence du fait
accompli. Malgré l’humeur malignement fantasque qui
commandait mon œuvre de raccommodage, je sentais que
quelque chose devrait m’astreindre au repos.
Sous l’empire de l’oisiveté, j’incrustai sur la surface robuste
de ma chrysalide de fortune des jets de syllabes profondément
disloqués, ainsi que des autographes et des lettres d’amour.
Quelques semaines plus tard, le médecin traitant me
l’enlèvera. Après maintes analyses, entre autres démarches
cliniques. Quoiqu’il en fût, je ne pus être en mesure de me
remettre tout seul sur mes pieds, tellement mes membres
inférieurs s’étaient acclimatés à leur provisoire fardeau.

96
Une fois rétabli de ce terrible épisode, où je dus me faire une
raison, je me consolidai l’ossature, selon des rites conjuratoires. Je
sortis, dès lors, recevoir le baptême de la poussière et des brûlures
d’un soleil de plomb, sous le ciel de la Mare.

16.

Avec une suffisance d’ayants droit, les razzias pourvoyaient


le clan des serfs de toute une moisson de gibiers de potence,
dont l’expert usage accomplissait des merveilles, au nom
d’intérêts sublimes, dont les valeurs se teintaient de sulfure. En
tout état de cause, sous l’emprise de la famine, cette semeuse
de cyclones, les réserves en boucs émissaires, à même
d’apaiser les démons, étaient légion.
Les peuples subjugués par ces idolâtres barbares se
résignaient promptement à leur terrible sort, traînant de lourdes
chaînes, derrière des légions de fous furieux, au-devant
desquelles, sur des chariots truffés de butins, caracolaient de
sanglants trophées. Les vieillards rejoignaient les tombes, sur-
le-champ, leur maintenance à l’état de veille étant du ressort de
la fatalité, ce vieux sylphe que l’on ne saurait trop
recommander, dans l’exactitude des rentes, au sein de la grande
bourse des lieux. Tout compte fait, des étouffades par-ci, des
noyades par-là, allégeaient les frais par le droit de la force, la
postérité ne se souciant guère des qu’en-dira-t-on, tant que la
mémoire est complice, dans le mutisme des pleutres causes.

97
Les hommes et les femmes d’âge mûr suffisaient à garder la
cadence dans les rouages domestiques, afin que les nobles
chevaliers du clan, prompts à prendre la relève, vaquassent aux
horizons plus vastes de la conquête des terres. Tant que l’on
pouvait s’assurer de leur soumission, tant que leur fidélité aux
tâches ne souffrait d’aucun retard, tant que leur profession de
foi ne reflétait point d’inconvenance, on veillait à leur
nourriture, pour la constance du labeur.
Recroquevillés dans leurs chrysalides, les jeunes imberbes
et les pucelles étaient l’objet des soins les plus intensifs, la
cohésion et la vigueur de l’intransigeante communauté reposant
sur leurs dispositions, au péril de succulentes perspectives.
Sans commune mesure, les mâles se triaient sur le volet, afin
que leurs épurés gènes régénérassent la prestance de la
fantaisiste espèce dans la pureté, la grâce et l’intelligence en
puissance des meilleurs spécimens.
Au gré des ravages du rut, les femelles, entonnoirs des
farouches velléités, encombraient les sérails des complexions
viriles, parmi les prétoires de la chair aiguisée, au milieu des
languissants désirs. Quant aux couvées d’enfants, ces fleurons
d’une scholastique outrancière, que la violence des insidieux
spectacles plongeait dans la grisaille, ils fourniraient de solides
escadrons aux présages de ces manants, qui se
Des générations entières, piétinées avant l’heure, dans
l’offense des écarts, voyaient le jour au milieu de ces
exhortations où l’imposture maniait les ficelles, dans une
tornade de colère et de mystification.

98
17.

Sous l’épée d’un Damoclès désargenté, je voulus, un jour,


écouler quelques bouteilles de vin consignées, que de vieux
ivrognes délaissèrent au coin de notre ruelle. Auprès d’un
quincaillier du quartier qui faisait œuvre d’homme à tout faire.
Mais, contre toute attente, un maraudeur était déjà à l’affût. Qui
donc d’autre que l’inévitable Baygon, cette calamité de la nature ?
La tension grandit si vite entre nous deux, que je dus me résigner à
poster mon butin sur un champ de tir. Faute d’alternative, je dus le
saccager moi-même, en sa présence, d’une catapulte de réserve
qui sautillait frénétiquement entre mes mains.
Cet enfant dépenaillé, livré à la déchéance commune, humait
à longueur de journée des glus pestilentielles, qu’il déversait
à même des torchons, véritables sésames des mille et une
logorrhées. D’une posture blasée, il rétrocédait, du creux des
poubelles, des mégots faisandés, dont quelques filles de joie se
débarrassaient, parmi les comptoirs, avec des airs de fouine.
Parfois, d’une allure goguenarde, avec force baisemains, il
écoulait quelques fleurs de bazar, à quelque bellâtre en mal de
coquetterie, qui s’en accommodait, avec force maniérisme.
Dans la fournaise des jours ensoleillés, ce bambin
loqueteux, qui sentait la naphtaline, se proposait aux désirs des
mâles en chaleur, sans autre forme de procès. Adossé aux murs
de sa bicoque, il veillait aux soins d’une nombreuse clientèle,

99
besogneuse dans les maisonnées, dans une course contre la
montre.
Ce molosse, qui ne survivait que pour se noyer la bile,
s’adonnait à toutes sortes de stupéfiants, en compagnie de
clochards de toutes les coutures. Des suites des maelströms de
fumées qu’il inhalait quotidiennement et de l’érosion de
l’alcool bon marché, qu’il ingurgitait, à grandes gorgées, dans
les terrains vagues, ses dents tombèrent en ruine.
A leur tour, malgré son bas âge, les médiocres fausses dents
de son râtelier, qui glissait comme une luge, sur un entonnoir de
bave, d’où pointaient des crêtes d’émail, prenaient des teintes
jaunâtres, dans sa bouche glauque. Chaque fois qu’il toussaillait,
les alvéoles de ses œdémateux poumons se contractaient avec une
telle virulence, que l’on en percevait le craquèlement, par-delà un
thorax livide, qui résonnait d’un affreux grincement.
Pour subvenir à ses impérieux besoins, dont la gamme
comportait tous les hallucinogènes de la pharmacopée, à même
de terrasser des taureaux, Baygon s’exerçait à tous ces petits
métiers, que dame précarité insuffle au menu peuple. Eboueur
averti, à temps partiel, il écoulait également des aiguisoirs,
ainsi que des mottes de paille, au fond des marchés.
A cause de ses pieds bots, qui ne tenaient en aucun soulier,
ce vieux loup de mer du vagabondage clopinait d’une
démarche de gorille.
Un jour, à l’approche des sacrifices bovins, dont les festivités
duraient des semaines, il avait dérobé une brebis galeuse, attachée
à un poteau de séchage, à la porte d’un bain maure,

100
avec la ferme intention de marchander ses pièces détachées, au
grand marché aux puces.
Appréhendé, dans les plus brefs délais, par les gardiens de
l’ordre, que ces larcins exaspéraient, le long de la Mare, il fut
incarcéré dans une maison de redressement, d’où il ressortit
grincheux et menteur. Dans la perspective de le traduire devant
un tribunal de droit commun, qui statuerait sur son récidiviste
cas, les instances locales le convièrent à goûter les grâces de
cette hospitalité légendaire, qui vous cloue sur le pilori.
Là-bas, le sevrage des coulées de colle, qui l’incorporaient
en d’invraisemblables féeries, où ses dents laitières mordaient à
plein corsage, lui fit perdre la tête du haut de l’enceinte.
Atterrissant sur la terre ferme, qu’il appelait de tous ses vœux,
au nez d’une relative loi, il se fracassa le tibia et le péroné,
derrière un mur, où il perdit connaissance.
Transporté, dans la confusion minimale, à un attenant
dispensaire, où les élèves prodiges d’Hippocrate abrégeaient les
humaines douleurs, par d’expéditifs soins, on lui appliqua un
plâtre sur les deux pieds, jusqu’aux hanches. La nuit même, il
s’échappa du sanatorium, à l’aide de deux complices, novices du
service de maintenance des œuvres de charité, auxquels il promit
deux jarres d’eau-de-vie, attifées de clisses, à titre fédérateur.
Sitô̂t, avec des tessons, la grogne aux yeux, la muqueuse aux
interstices des narines, il enleva dare-dare le plâtre volumineux,
qui recouvrait ses pieds. Comme sa corpulence solide, rompue à
toutes les privations, le prédisposait à vaincre la douleur, il
empiéta, d’emblée, sur son occasionnel carcan, qu’il réduisit en
miettes. Béat de ses surpassements, il alla promptement rejoindre

101
de vieux ivrognes, qui sirotaient des litres de vin rouge, à même
des bouteilles, que Dionysos, grappes aux lèvres, enjolivait.
Pour ménager, dès lors, quelque argent de poche, après que
ma libérale tentative se fût soldée par un échec, par l’entremise
de ce quidam, je me pris à taire mes agissements, dans le
commerce d’autres camelotes.
Très tô̂t le matin, sous d’appropriés couverts, je revendais à
un marchand de ferraille, des rouleaux de plomb, que je
dérobais de bâtiments en cours de construction et au milieu
desquels j’insérais de gros cailloux.
- Bonjour Django ! Je t’apporte de la marchandise !
- C’est quoi ce truc ?
- Des barres de cuivre, de la meilleure qualité !
- C’est comme les lignes téléphoniques ?
- Mieux encore, ça vient directement de l’étranger !
Malgré son ébriété chronique, le maître de céans, qui
végétait parmi des amoncellements de taloches rouillées, de
bobines fracassées, de tuyaux déboulonnés et de radiateurs
abîmés, se rendait parfois compte de la supercherie.
Le gestionnaire de l’échoppe, qui portait sur le corps
d’innombrables balafres, n’hésitait pas à se lacérer les artères,
dans les ruelles grouillantes de monde, où il faisait régner la
terreur. Avec une froideur de boucher, dans l’obscurité la plus
complète, ce monstre sanguinaire décapitait les bébés, profanait
la gente féminine et massacrait les hommes, à coups de haches,
quand les effets de la drogue lui édictaient cette aberration.

102
Au comble de sa furieuse puissance, Django orchestrait une
longue série d’enlèvements, dont il soutirait de faramineux
subsides et disparaissait aussitô̂t dans la brume, comme surgi
de nulle part, laissant sur son sillage le désastre et la mort.
Dans la force de l’âge, à lui seul, il décima une patrouille
entière des forces de l’ordre, qui encerclèrent sa retraite, au
sommet de la montagne. Blessé, traqué, sans issues, il trouva
refuge auprès d’une bande de malfrats, aux alentours de la
Mare, dans les bois. Ces confrères de la rapine et du meurtre,
qui l’accueillirent en fanfare, au sein d’immenses taillis,
constituaient l’essentiel des brigades mercenaires, dont la Mare
des Gueux faisait usage, quand le besoin s’en ressentait.
Très souvent, ce brigand ténébreux, dont les vigoureux bras
exhibaient le tatouage d’un babouin et dont les grosses
moustaches couvraient la face rabougrie, se soûlait sous
l’auvent des portes, à l’ombre d’une bougie. Son ronflement,
ses hoquets, ses vomissements, qui secouaient sa volumineuse
carcasse, produisaient un tintamarre si désagréable, qu’il
chassait le sommeil des paupières.
Accompagné, comme il sied à sa stature, d’une cohorte
d’enfants blasés, qui s’attroupaient autour de lui, avec des
visages défaits, il ne se privait guère de leur faire part
d’exploits prodigieux, avec force présomption. Parfois, à la nuit
tombée, la convoitise qu’il faisait naître dans le cœur de ces
badauds, qui se prêtaient volontiers à ses moindres désirs,
reluisait dans leurs prunelles, avec une fascination de bêtes.
Un soir quelconque, néanmoins, faute de cette race de
subordonnés, qui lui vouaient un véritable culte, Django partit

103
seul à la recherche de vivres, à même d’atténuer les ravages de
l’alcool bon marché qu’il ingurgitait, parmi les immondices
jonchant le sol. La cervelle brûlée, la gorge écorchée, les boyaux
en effervescence, il goba confusément un fromage vénéneux, que
des éboueurs, en cours de prospections hâtives, déposèrent sur le
couvercle des égouts, à l’intention des chiens errants.
Avec la modique somme d’argent que je lui arrachais, après de
houleuses tractations, au risque de voir tous mes biens confisqués,
si je n’acceptais la loi du silence, j’allais admirer les prouesses de
Trinita ou Lombrini le Chauve, à l’unique cinéma.
Un grand eucalyptus, au volumineux tronc, que des
promoteurs immobiliers vouaient à l’abattage, projetait une
ombre torturée sur la toiture de l’établissement. On aurait dit
qu’il faisait signe, sous le poids de la terrible menace, dans une
sorte de boutade. Cet arbre centenaire, à la fière stature, que les
rayons du soleil effleuraient â peine, frô̂lait de ses ultimes
feuillages de laides murailles, qui poussaient tout autour, parmi
une carlingue de treuils.
Une cahoteuse panoplie d’épanchements lubriques, dont les
gravures immortalisaient l’allégresse, s’enlaçait avec frénésie,
sur son buste décharné, aussi fragiles que des fresques
d’anciennes vies. Gribouillés dans un galimatias de cœurs et de
zébrures, tant de romances et d’ébats amoureux, tant de
paraphes et de serments de tendresse agrémentaient son écorce.
Avec un attachement vénal, que le temps nargue avec superbe.
Flambant neuf, sous une triple couche de chaux, la porte de
la bâtisse, dont les battants se repliaient, comme des ailes de
coccinelle, avalait les files d’attente, au coin d’une ruelle

104
congestionnée de piétons criards. Au fond du hall d’entrée,
pareil à une oasis, derrière des grilles d’acier, un minuscule
guichet où se cantonnait une espèce de cyclope, à la face de
goinfre, temporisait, tant bien que mal, le flux de la populace.
Devant la grande salle, un gros gaillard, aux joues cisaillées
des sabres de ses congénères, faisait régner l’ordre dans la file
des chenapans. A l’aide d’une énorme ceinture en cuir, qui
s’enroulait, comme un crotale, sur leurs épaules indociles.
Les jours de grande affluence, où le prix des billets quadruplait
de valeur, l’on profitait de sa distraction pour fourrer des doigts
dans son postérieur, avec des éclatements de rire.
Les subites irritations de ce digne personnage, que les
intrusions des diablotins importunaient, égayaient tellement le
grand public, que les mioches éprouvaient un malin plaisir à
réitérer leurs faits, dans sa corpulence, avec une rapacité
d’alligator.
A en croire la rumeur, gage d’authenticité sous ces latitudes,
les vicieux de la Mare, ces androgynes sans âge, rompus aux
malices les plus tordues, auraient apprécié les cadavéreuses
perforations de son anatomie, à tour de rô̂le. Ces escrocs, qui
recyclaient toutes sortes de pacotilles, dans le commerce du
sauve-qui-peut, vaqueraient à leurs manœuvres, dans l’enceinte
des urinoirs. Au rythme des dés heurtant les parchis et des
percussions des dominos sur les tables en bois.
Une fois la bobine entamée, dès qu’un chaleureux baiser ou
quelque scènes de coït se visionnaient sur le grand écran,
quelque stentor, profitant de la pénombre, interpellait d’une

105
voix grossière de vieux célibataires, qui se livraient aux joies
solitaires.
«Où êtes-vous, ô̂ adorateurs de madame cinq ? »,
s’interrogeait-on, plusieurs fois de suite, au milieu des fumées
et des éclats rires.
Munis de bouteilles de soda, qu’ils emplissaient d’urine, ces
vulgaires manants des bordels tressaillaient d’émoi, dans leurs
sombres cabines, où grouillaient des cafards. Ces spectres, au teint
hâve et à l’allure pâmée, hoquetaient de plaisir, sous la noirceur
des stores, à la vue des lèvres blasphémant, des langues dardant
leur venin d’amour, des yeux révulsés de mort divine, qui
maudissaient les flammes de la chair, sur des lits ardents.
Et si une déplorable coupure du courant parachevait un épisode
farci de meurtres ou de chinoiseries martiales, la cohorte des
mô̂mes s’adonnait à cœur joie à la mutilation des fauteuils. Avec
des lames de rasoir dissimulées au creux des lèvres.
Entre-temps, au cours de la projection des métrages
écourtés, le public racé du balcon jetait sur la plèbe du parterre
des épluchures de cacahouètes. Ainsi que des emballages de
toutes sortes d’amuse-gueules, dans un duel à ciel ouvert.
Dès que les feux de la rampe s’éteignaient, tout le monde se
livrait, tohu-bohu, à l’affinement de ses connaissances
pratiques sur les arts du combat. Les duels, entre les ruelles,
embrassaient d’honorifiques emblèmes.

106
18.

Il est des terroirs où les repères de la géographie flétrissent


sous le poids de l’Histoire, où le brassage des races et des
cultures, à l’issue des flux migratoires, prend la force d’une
aventure, sur des toiles solidaires, aux édifiants parcours. Leur
emplacement dans les Atlas du monde, aux confluents des mers
et des déserts, sur des sites au magnétisme étrange, leur confère
un charme irrésistible, qui les recouvre d’un halo de mystère,
aussi profond que les sidérales nuits.
Le climat tiède de ces contrées, leur relief modéré, la richesse
de leur faune et de leur flore, que rafraîchissent les ondées et que
tempèrent les embruns de la houle, en font, depuis la nuit des
temps, d’agréables lieux de villégiature. Leurs plaines à perte de
vue et leurs amènes collines, entre autres immensités de verdure,
leur assurent une subsistance souveraine, le long de forêts
giboyeuses, dont le sol foisonne de tous les minerais. Sous ces
latitudes, comme nulle part ailleurs, le soleil pourvoie les terres
d’une vigueur essentielle, et l’air qui les sustente, empreint
d’énergiques saveurs, y rapporte des mannes secrètes, qui
dédaignent les outrages de la mort.
Affluant des quatre coins du globe, au fil des millénaires, les
peuples, qui s’installent dans ces avenantes provinces, au gré des
conjonctures, s’y attachent incessamment, comme s’ils y
retrouvent leurs racines, dans l’épaisseur d’un corps double. A
l’abri des tourmentes, les générations qui se succèdent, dans ces

107
havres de paix, y affermissent davantage leurs séjours, au point
de se fondre avec le paysage, pareilles à des colonies de
pousses, dans un chantier ouvert.
Combien de caravanes en débandade, colportant l’amertume
de l’errance, derrière les brumes de l’oubli, y avaient-elles jeté
l’ancre, le cœur plein d’espérance, au hasard de terribles
péripéties ? Combien de lignées confuses, sous l’empire de
sordides intrigues, y avaient-elles trouvé refuge, aux
lendemains d’engageantes aurores ? Combien de cohortes à
bout de souffle, sur les ornières de l’exil, y avaient-elles lavé le
sang des fratricides, avec ce souvenir de l’harmonie perdue ?
Tel est le Val Fleuri, cette cité bienheureuse que chantèrent,
à travers les âges, les poètes des nations et que célébrèrent les
romances des odyssées, ces gestes anonymes de la destinée des
peuples, dont l’écho est un hymne de gloire, au creux du néant.

19.

A la porte de l’école, je m’adonnais parfois à un essoufflant


jeu de course, en compagnie de truands en herbe, dont le poste
de surveillance regorgeait de captifs. Le plus souvent, ces
adversaires entêtés, contre lesquels je me mesurais et avec
lesquels je partageais une mésentente à toute épreuve,
s’ingéniaient à m’épuiser. L’arbitre à la ligne d’arrivée était
toujours de leurs avis, en dépit du bon sens.
Appréhendé par la horde de mes assaillants, au terme de
vertigineuses cavalcades, au cours desquelles je les esquivais de

108
toutes mes forces, je devais me rendre à l’évidence. A mon
corps défendant, je devais leur servir de bête de somme, sur-le-
champ, sans autre forme de procès. Torse ruisselant, sandales
enfilées dans les deux mains, je devais trottiner, à quatre pattes,
sur une certaine distance, parmi le gravier, tout près de l’école.
Aussi longtemps que cela plaisait à mon bienheureux cavalier.
Dès que ma démarche devenait indolente, pour une quelconque
raison, les récipiendaires des verdicts mineurs me tenaillaient les
flancs de coups de talons. Avec des empoignades et des
injonctions, dont on interpelle les bourriques.
Cet état de fait déplorable, qui me tournait en dérision, aux
yeux des imbéciles, assis à tour de rô̂le sur mon dos, à
califourchon, demeurait en instance, dans ma tête. Avec cette
brutale entrée en matière, où le statu quo était absent,
j’apprenais le jeu absurde de la réalité du monde, où l’individu
est une chose et l’autre, un objet inexistant.
Dorénavant, avant d’entamer ma corvée quotidienne, au
sein de l’institution publique, sous les réverbérations d’un
soleil de plomb, je m’amusais avec des billes, rayées de rouge
et de vert, derrière une imperceptible ligne de démarcation,
tracée à même le sol.
Par la modération de mes coups, dès que le périmètre de jeu
s’offrait à quelque approche, selon les dispositions du climat, je
m’adjugeais les biens de mes concurrents, du fond d’enjoués
trous. Les jours où leur tintement dans ma poche suscitait la
convoitise de mes compères, j’en échangeais les plus précieuses,
pareilles à des yeux de chat, chez un vendeur d’amuse-gueules,
pour une poignée de pois chiche, dont les craquelures,

109
modelées par des braises, au milieu des cendres, me fondaient
langoureusement aux lèvres.
Au fil du temps, de concert avec ces gestes immuables, que la
succession des saisons réveille dans les mémoires, je maniais
également une coriace toupie, racolée d’une attenante décharge.
Avec une sobre ténacité, qui me tendait les nerfs, j’en
heurtais de belliqueuses rivales, que j’introduisais dans un
périmètre interdit. Au cours de joutes frileuses, où les cris et les
disputes étaient légions, l’on évitait le piège fatal, avec de
considérables égards. Dépeintes et lézardées, sous les frappes
des congénères, les carcasses profanées se condamnaient
promptement aux flammes. Quant aux pointes d’acier, elles se
recyclaient sommairement, au sein de carapaces renouvelées,
Sur ce train-là, un après-midi d’automne particulièrement
clément, monsieur Klilete, véritable maître dans les arts de la
torture, nous aperçut, en plein manège. De temps à autre, nous
courions pieds nus, sur la route d’asphalte, afin de semer avec
plus d’aisance nos poursuivants hilares.
Une fois en classe, le terrible mastodonte inspecta la plante
de nos pieds. Il ordonna aux élèves chez lesquels il décela une
quelconque trace de goudron, de tenir les paumes entrouvertes.
Devant des témoins terrorisés.
Encore renfrogné par ses extravagances, cet inconvenant
maître nous fouetta d’une branche d’olivier, qu’il insérait à
l’intérieur d’un tuyau en plastique dur. L’on utilisait ce matériau
pour les réseaux d’électricité, au sein des bâtiments en cours de
construction. Après ce supplice consistant en teneur éducative,

110
des cancres assis loyalement au fond de la classe et ne prêtant
qu’une dédaigneuse attention au déroulement des séances, nous
soulevèrent dans les airs.
Leur désobligeant gabarit leur assurant l’estime et le soutien
du geô̂lier en puissance, en dépit de leur foncière insuffisance,
ces fleurons de l’honnêteté citoyenne se chargeaient de nous
faire expier l’allant de notre naturel entrain. Comme des
loques, nous nous vîmes rondement empaquetés, à même deux
tables de service, la tête et le buste à l’écart, afin que nos pieds
ligotés encourussent de cuisantes bastonnades, que scellèrent
des giclées de sang.
Une fois encore, au terme d’une séquence agitée où il
tortura une dizaine d’élèves, pour des raisons qui relevaient de
sa conformation propre, ce pédagogue à la manque déposa,
laconiquement, sur le tableau noir, un obscur libellé. Il nous
demanda de retranscrire, de la manière la plus pittoresque
possible, sur une feuille de carnet, un axiome d’une
ptolémaïque géographie, où les notions de l’espace-temps se
confinaient à leurs expressions les plus hasardeuses.
Des heures durant, sous la lumière d’un lampadaire, je
dilatai mes doigts sur les pages de mon carnet de bord. Avec
toute l’assiduité de mon âge, afin d’ornementer l’équation
fatidique de la plus belle façon qui soit. Je m’appliquai dans
mon effort avec un sens du devoir si secret et une
détermination si inaccoutumée que je réussis à insuffler une
âme à cette curieuse calligraphie. Au terme de plusieurs
tentatives infructueuses où les contraintes n’en étaient que
formelles, je parvins à un modèle selon les critères en vue.
111
Le lendemain, la conscience tranquille, je rendis mon devoir
au maître de morale, qui fronça subitement les sourcils, me
scrutant d’un œil inquisiteur :
- Viens, mon petit, approche-toi un peu ! me dit-il, avec un air
faussement détaché. Tu ne vas pas me dire que c’est toi qui as fait
ce travail ! continua-t-il, non sans me regarder fixement. Je vois
bien que c’est un peu trop, pour ton âge ! Es-tu sûr et certain qu’il
y a de tes empreintes sur cette invraisemblable copie ?
Assis au fond de la classe, je m’indignai timidement d’une
telle assertion.
- Monsieur, avançai-je, d’une voix tremblante, il n’est guère
juste de m’accuser d’une quelconque supercherie ! Cela
mettrait en doute ma bonne foi et exposerait mon honnêteté à
rude épreuve !
- Voyons voir notre petit philosophe qui commence à
montrer des cornes ! Tais-toi, sale menteur ! se contenta-t-il
d’avancer, avec une grimace qui lui comprimait la figure.
A coup sûr, le carcéral officiel interpréta mon sursaut
d’orgueil comme une tentative d’insubordination. Avec une
rage débordante, il accourut aussitô̂t vers ma direction. Pareil à
un taureau, dans une corrida survoltée, il me tira par les
cheveux, me renversa par terre et m’écrasa le visage de son
soulier. Tout en qualifiant ma descendance des attributs
obscènes de tous les jargons.
Humilié, accusé injustement d’un délit sans fondement,
incapable de me défendre, je sentis le monde s’écrouler devant

112
mes yeux. Je dus aussitô̂t me claustrer dans notre maison, durant
de longues journées, où l’on n’entendit plus parler de moi.
Désormais, il me fallait compter avec des mises en demeure
d’imposture, sous de revêches caricatures. A même des
éboulements de cruauté, qui s’entretenait de bestialité, dans
l’envers de la vérité.
De retour à l’école, je me résolus à ne plus faire preuve de
pertinence, par crainte que les subites irritations de l’halluciné
bonhomme, que les instances de la Mare chargeaient de nous
instruire, ne m’initiassent aux débâcles de ce dur métier de vivre.

20.

Juché de toute sa stature sur une plate-forme rocailleuse, qui


coiffait un moutonnement d’amènes protubérances, le Val se
rengorgeait derrière ses énormes balustrades, aussi vigoureuses
que des coulées de lave, du cô̂té de la terre ferme.
Farouchement, de gigantesques masses graniteuses, émergeant
d’une époustouflante genèse, dont ils gardaient les
innommables biffures, défendaient ses arrières, par paliers, sur
plusieurs lieues, aux confins d’un immense fossé. Recouvertes
de lichens et de toutes sortes d’odoriférants arbustes, ces
lisières providentielles dissuadaient, tant bien que mal, les
peuplades de l’arrière-pays, dont les hargneuses compagnes
convoitaient les mérites de tiers, dès le lever de l’instinct.
De hautes murailles, ceignant les édifices de la paisible
place forte, où les riverains vaquaient à d’essentielles besognes,

113
constituaient une seconde balise, que perforaient, sous des
atours d’ogives, douze énormes portails. Deux équipes de
relayeurs veillaient sur cette ingénieuse manœuvre, où les plus
intrépides occupaient les avant-postes, tandis que les moins
habiles à dénicher les signes avant-coureurs d’éventuelles
manigances, investissaient les donjons. Entre ces deux bornes,
nécessairement valides, s’étendait un long corridor, qui
contournait les fortifications de la cité, comme une ceinture de
pudeur, au milieu de laquelle quelques parcelles de terres
arables sustentaient l’entrain de l’industrieuse communauté.
Au fond, quelque part, à l’ombre d’ataviques figuiers, des
sources diaphanes, que les bises cajolaient de légers
clapotements, reluisaient de larmoyants reflets. Ces criques
providentielles, où se désaltéraient maints détachements de
basse-cour, au rythme d’ébattements, qui se perdent en
conjectures, au fur et à mesure que mûrissent les complexions,
nourrissaient une foule de réservoirs, en amont. De longues
digues, concomitantes aux spacieuses ruelles, qui sillonnaient
l’enceinte, y acheminaient le précieux liquide, au creux de fins
entonnoirs, encapuchonnés de tuiles, sur lesquels des sortes de
pressoirs ajustaient le débit de l’énergique courant.
A ces époques lointaines, où la brume des pulsions enveloppait
la marche tâtonnante des hommes, sur les sentiers du devenir,
l’ordre était le maître mot, sur toutes les lèvres, à l’intérieur du
Val, et la patience une arme à double tranchant pour celui qui
tiendrait ferme, afin que les fruits du labeur soient à portée de
mains. Avec délicatesse, l’architectonique épurée de cette insolite
cité, peu soucieuse de ces excès d’ornements,

114
qui vous tapent les yeux d’apparats grandioses, reflétait l’état
d’âme de ses maîtres d’œuvre, qui excellaient dans les arts de
la concision.
Tout autour d’une commémorative stèle, taillée dans le
marbre des hauts plateaux, avec une symétrie à toute épreuve,
vous découvrirez d’énergiques armures, qui dévalent les
inscriptions du Val, au sein d’imperceptibles circonférences.
En vous engageant sur la principale artère, dont les
ramifications se relayaient, depuis un hyperboréen dô̂me, vous
distinguerez de lapidaires sphères raccordées à tous les besoins,
qui s’épanchent de leurs motifs, dans l’agencement des reliefs.
De quelque point que vous partiez, au milieu d’univoques
enseignes, où l’équilibre est le chef d’orchestre, vous vous
étonnerez de l’exactitude d’arpentages, qui épousent les
conformations de la geste, avec une placide contenance. Au
cours de vos incursions, quelque soit votre port d’attache, vous
vous croirez mouvoir au sein de fabuleux miroirs, où vos
démarches ne mèneraient nulle part ailleurs que vers le point de
départ, à longueur de croisières.
Sauvegardant la fine fleur des monuments et des chefs-
d’œuvre, parmi les fresques de l’humaine épopée, le Val
dispensait ses lumières sur la terre, à travers les siècles. Pareil à
ces laborieux phares, qui alertent les nacelles égarées, du haut de
leurs miradors protecteurs, le Val n’en essuyait pas moins les
revers de farouches assaillants, qui s’apparentaient aux bêtes et
qui déferlaient de toutes parts, comme une nuée de démons.

115
21.

Au cours de cette année-là, mon père se livrait à la culture des


cacahouètes, sur un lopin de terre en friche qui s’étendait autour
d’une ferme abandonnée, où l’on engraissait des pourceaux. Un
samedi ensoleillé, il m’avait invité à lui tenir compagnie, au
milieu d’une fastueuse nature, lors de l’une de ces randonnées
hebdomadaires, qu’il effectuait dans ce domaine alloué.
- Non, papa, je ne peux pas t’accompagner ! lui fis-je savoir,
d’un ton intransigeant.
- Il n’y a pas de raison, Tarik ! Tu n’auras rien à regretter !
insista-t-il, d’un léger sourire désapprobateur.
- Mais enfin, papa, j’ai une cession de rattrapage pour le
compte d’un examen crucial, au sein de l’école ! rapportai-je,
en guise de dérivatif.
- Tu auras tout le temps qu’il te faudra, un autre jour peut-
être! me fit-il remarquer, d’une tape énergique sur l’épaule.
- Non, papa, c’est très sérieux ! tranchai-je, les yeux fixés
sur le sol. Jusqu’à maintenant, mes résultats ont été d’une
maigreur de poulain, en saison sèche !
En fait, il me fallait bien engager d’intenses efforts pour
glaner de plus fraîches notes, à même de tonifier mes
moyennes, dans la perspective des bonnes récoltes ! Ainsi
donc, réprimant mes penchants vers les promenades en plein
air, je n’en déclinai pas moins sa sollicitation.

116
- Comme tu veux, Tarik ! se laissa-t-il convaincre. Tu es
assez grand pour décider de ce qui te convient ! Moi, je ne m’y
connais pas trop en ces choses-là !
Profitant des heures creuses, où nos maîtres chanteurs
s’adonnaient à l’école buissonnière, je faisais partie d’une troupe
d’apprentis comédiens, qui représentaient, sur la cour supérieure
de l’école, d’amusantes saynètes, qu’un vieux régisseur
confectionnait, au jour le jour. A l’occasion de l’une de ces
rituelles festivités, qui vous surprennent de leur inconstance, dans
les annales de l’Hégire, je pris part à une comédie noire, qui
mémorisait l’histoire des hommes de la caverne.
Avec une légèreté de cœur et une totale décontraction, j’y
tins le rô̂le de quelque calife, dans quelque œuvre parricide, en
pleine furie païenne. Avec, pour accessoires de fortune, des
pantoufles et un béret basque. Le metteur en scène, originaire
du Val Fleuri, beau pays ensoleillé, dont les vignes grisèrent
tant de poètes et dont les sentiers résonnèrent de tant
d’obédiences, n’y voyait guère d’inconvénient. Tant que
l’amour de l’art est une question de goût.
La classe qu’il se chargeait d’entretenir, se composait
d’élèves à la configuration disparate maniant la rouerie la plus
attachante, au sérieux le plus posé, la sportivité la plus
exemplaire, à la délinquance la plus débridée. Plusieurs fois,
nous représentions l’école dans ces vis-à-vis livresques,
quelque peu grandiloquents, qui nous mettaient aux prises avec
d’autres institutions de la Mare. Au cours d’altercations de la
défaillance, en guise de troisième temps.

117
A vrai dire, l’ensemble de ces griefs, qui semblaient prendre
appui sur de sérieux soucis scolaires, n’était, en fait, que le fruit
d’un raisonnement vindicatif de ma part. Poussé par un désir de
vexer mon père, que de bacchanales promptitudes, en
compagnie de confrères sans scrupules dépouillaient de toute
dignité, je ne disposais que de manœuvres biaisées, tant que
j’étais en désespoir de cause.
Effectivement, n’étant guère concerné par le grand malheur
qui s’abattait sur ma mère, à laquelle il n’adressait que
rarement la parole, mon père rameutait à notre demeure une
cohorte d’ivrognes et de filles de joie, collectés dans les bistrots
de la Mare.
De concert avec ces dispositions du clan des serfs, au gré
desquelles une femelle se doit de servir, tout en faisant preuve
de complaisance. Le bonhomme planait sur d’heureux nuages,
qui le dégageaient de toute responsabilité.
Désertant le toit familial, cet époux licencieux, qui était
sensé nous donner l’exemple, demandait même à mon
agonisante mère de leur préparer des mets copieux. Elle e
devait également de servir des verres de liqueurs, à titre privé.
Encore fallait-il que cette pauvre femme, abandonnée à son
sort, au milieu de l’indifférence générale, sût entretenir
quelques attraits, à même de maintenir un semblant de chaleur,
dans les relations conjugales.
Aussi souvent qu’il revenait ivre à la maison, au terme de
ses folles nuitées, mon père me serrait fortement entre ses bras.
Il pleurait, dès lors, comme un enfant, avant de me concéder
quelques billets de banque dont la couleur était sujette à la

118
climatologie de son humeur. Néanmoins, comme de coutume,
il se hâtait d’en échanger la teneur, par quelques autres pièces,
de moindre valeur, dès son réveil, au petit matin. Étrange
doublure qui n’en redevait qu’à plus exécrable que soi.

22.

Pour asseoir le délire de la mêlée, qui s’élançait vers les


murailles du Val, le long de souterraines carrières, ces préposés
recouraient à d’originels dérivatifs, dont l’ordre des convulsifs
fidèles découvrait les vertus.
De concert avec ces colossales manœuvres de diversion, le
clan des serfs maintenait ses agressives prétentions à l’encontre du
Val, tant que son orgueilleuse folie tenait les mots d’ordre, avec
flegme, dans l’hédonisme des kermesses. Devant l’échec de ses
innombrables tentatives d’incursion, par l’usage de la force, au
sein de la rayonnante enceinte, ce conglomérat d’édentés se vit
dans l’obligation de revoir ses stratagèmes, à la baisse.
Débarrassée de l’intendance des grimoires, qui en entretenaient
l’iniquité, tant que l’usufruit de ses usages en recouvrait les
dépenses, une tactique nouvelle se mit au devant de la scène.
Disposée à triompher du Val, qu’elle comptait envahir, à
titre de vassal, cette ethnie décatie, dont la rudesse aiguisait les
coutumes barbares, se décida d’expulser l’excédent de sa
progéniture au-delà des frontières de la Mare, sans autre forme
de procès. Sous l’empire d’une innommable précarité, de
grandes vagues d’exode, que broie la famine et que ronge la

119
misère, déferlaient sur le Val, avec de cocasses lubies et des
airs goguenards, à même de dépouiller le peuple autochtone de
cet emplacement paisible des traits de sa noblesse surhumaine.
Il va sans dire que l’abâtardissement des citadins du Val, par
le truchement de cet entrecroisement des gênes, dont les
spasmodiques séquelles ne s’encombrent guère de détails, dans
cet implacable engrenage des lois du métissage, constituait un
insidieux ferment qui leur ferait perdre l’appui du cœur, ainsi
que le ministère de la raison, et les réduirait à ne faire usage de
leurs aspirations que par le biais des gesticulations.
Sitô̂t, par intermittence, sous le couvert de l’anonymat, par
groupuscules, des couples valides, à la fleur de l’âge, prompts à
sauvegarder la pérennité de la Mare, prenaient congé des
belliqueux stratèges, pour le restant de leurs jours, avec force
recommandations. Prenant d’assauts les ruelles et les marchés,
parmi les baraquements, le long des quais, ce lignage de basse
extraction se livrait incessamment à ses besognes de mendicité,
au sein du Val, et se dispersait bientô̂t parmi la population, en
vue d’y imposer sa sulfureuse ascendance, avec une ténacité à
toute épreuve.
De manière à recouvrir leurs agissements de voiles, ces
mercenaires se déguisaient sous les traits de ces manœuvres du
menu peuple, que le mercantilisme de l’opulente cité pourvoie de
subsides en tous genres. Ils n’en démordaient pas pour autant de
leurs présomptueux desseins, entre les nombreux dortoirs, où ils se
relayaient les ultimes consignes. Au fil du temps, les rejetons du
Clan des Serfs investissaient totalement les voies

120
du Val, à une allure ferme et contraignante, l’essentiel de leurs
tumultes s’étant éparpillé aux pieds des rocailleux donjons.
Ainsi donc, au moindre signe d’affaissement, les fouineuses
recrues de la Mare, qui se tenaient aux aguets, prendraient
d’assaut les institutions de la sublime cité, où la fine fleur de la
jeunesse s’instruisait. Lorsque les temps seront venus, dans le
commerce des affaires en cours, cette diabolique cohue, à la
verve malsaine, livrerait ces joyeux fleurons de l’humanité au
fil des sabres.

23.

Désormais, ma bienheureuse personne, terrassée par les


désirs de la chair, se livrait langoureusement au malaxage des
fleurons échaudés d’une haletante voisine, entre les vapeurs de
Morphée. Au fil des ans, ma face s’agrémentait d’une toison
fournie et ma voix rauque s’affublait d’un timbre de stentor.
Aussi m’étais-je instantanément énamouré de cette jouvencelle
élancée, aux regards vifs et insolents, qui m’ensorcelait.
Avec ses longues boucles de cheveux châtains, qui
descendaient en frange légère sur son front immaculé, elle
s’apparentait à ces mignonnes poupées de foire, que l’on
gaverait volontiers de toutes les friandises du monde.
Ses yeux limpides reflétaient l’ingénuité de son âme et
conférait à son visage d’ange un air doux et mélancolique, que
des moues secrètes, au hasard des abords, irradiaient de ce
bonheur, que procurent les premiers frissons.

121
Sa fine bouche, qui se trémoussait aux moindres anecdotes,
arborait gracieusement, à travers un sourire narquois, une
dentition éclatante de blancheur, où deux gencives manquaient
à l’appel, dans une combinaison quelque peu coquine.
Sa chemise rose au col étanche, sa jupe de toile rêche
qu’agrafaient, autour du bassin, de grosses épingles en bronze,
ses chaussettes rouges, ses escarpins de ballerine, toutes ces
fragilités exquises de la féminité excitaient mes ardeurs.
Dès le commencement des jeux barbares, qui visaient à
entretenir le peuple, une conjuration de fillettes longilignes, au
teint vermeil, avait jeté l’ancre à la Mare, en vue de mettre en
avant la fraîcheur de leurs entonnoirs, au commerce des vagues
successives des arrivants. En contrepartie de sommes puériles,
dont le tintement égayait maintes caisses, l’indigence, cette
consœur du vice, les engageait sous d’interminables bailleurs
de fonds, qui en extirpaient d’orageux ahanements.
Ladite voisine faisait partie de ces bataillons de nouvelles
recrues de la luxure, robustes et bienveillantes, qui exhibaient
leurs bustes de nymphes et se pavanaient de leur démarche
lascive, entre les retentissantes ruelles. Maîtresses de leurs
secrets, dans les méandres de leurs insidieuses besognes, les
tigresses de cette hétéroclite assemblée collectaient le tout-
venant des postulants aux secrets de la débauche. Avec leurs
clins d’œil ravageurs et leurs longues chevelures, qui leur
descendaient jusqu’aux hanches, comme des cataractes de jais,
elles initiaient également les fillettes désœuvrées de la Mare, au
plus vieux métier du monde.

122
De sitô̂t, tressaillant d’émoi devant les plantureuses faveurs
de cette demoiselle, dont l’icô̂ne hantait mon esprit juvénile,
j’imbibais mes phalanges de bave, devant mon membre
rectiligne, qui tressaillait de convoitise, comme un pilon. En
l’espace de quelques secondes, je ressentais une morsure
brutale, à l’anfractuosité de la paupière gauche, puis un
clapotement, suivi de spasmes, qu’accompagnait une angoisse
poignante, sujette à quelque terrible sommation.
D’emblée, un brusque frisson de volupté ondulait le long de
mon échine, si fortement que la couche se contorsionnait,
consentante et qu’il me fallait, en vue de la maintenir en équilibre,
insérer des mottes de mouchoirs, sous ses jarrets tremblants. Tout
d’un coup, les yeux entrebâillés, le cœur battant la chamade, le
ventre secoué de secousses sporadiques, je me mettais à haleter,
avec des feulements saccadés, devant les giclées de ma semence,
qui s’abîmait d’un trait, sur les dalles du pallier
Un soir que je dégringolais des escaliers abrupts, qui
longeaient la demeure de ces courtisanes, en vue de rejoindre
notre maison, je vis la jeune voisine s’affairer, dans une
chambre faiblement éclairée, à travers une fenêtre entrouverte.
Elle disposait, en forme de cercle, à même une longue table
vitrée, au-dessous de laquelle brûlaient des chandelles, des
morceaux de papiers, sur lesquelles se transcrivaient des lettres,
d’une écriture sommaire, quelque peu hybride.
Hanté par des visions étranges, au cours de longues insomnies,
durant lesquelles je me voyais dévoiler à cette demoiselle mes
sentiments débridés, j’en ramenai aussitô̂t la cause à ces
diaboliques machinations, avec une catégorique assurance.

123
En tout état de cause, cette agréable fillette, souscrivant à mes
intentions profondes, ne m’en adressait pas moins des incitations à
l’indécence, du haut de son balcon. Avec force bises, entre autres
charmes, au jour le jour. Tout compte fait, sans que j’eusse pu
m’en expliquer les tenants et les aboutissants, mon intérêt pour
cette jouvencelle allait grandissant et mon attachement à sa
personne, gonflée de moiteur, devenait sincère, au fil du temps, au
damne de la contrariété de mes pulsions.
Souventes fois, en regagnant le bercail, il m’arrivait même
d’entreprendre de longs détours, à travers les venelles latérales,
parmi les cris des marchands, afin de croiser son regard,
foudroyant et mirifique, confrère de la Méduse.
Durant de longues semaines, chaque fois que je quittais notre
maison, je la surprenais dans ses extravagances, pantelante et
débraillée, gorge nue, bas en flanelles, cheveux en broussaille,
dans l’attitude pâmée des femelles en rut. Et comme pour attenter
à ma raison, douce frivolité de la race d’Eve, elle écartait, de ses
doigts espiègles, une toile de brocard, qui flottait à l’intérieur de sa
chambre, très légèrement, du haut de sa remise, dès qu’elle
m’apercevait de loin.
A vrai dire, j’en étais arrivé à me préoccuper sérieusement
des agissements de cette folle adolescente, dont les ébats
amoureux, dans des ruelles mal éclairées, avec de beaux
garçons louches, commençaient à s’ébruiter dans le voisinage.
A cause de l’impertinence de ses ruades, cette jeune diablesse,
qui n’avait pas de nom, m’avait jeté en pâture aux jeunes mâles
du quartier, dont les brimades me valurent les pires gênes, au
cours d’interminables nuitées.

124
Avec une sadique obstination, où les maléfices de la civilité
surpasseraient la bestialité des fauves, mes grossiers camarades
se plaisaient à me taquiner sur son sujet, avec des quolibets et
des ricanements, assaisonnés d’insultes. A maintes reprises,
quelques jeunots, en mal d’étalage, venaient m’annoncer, à
haute voix, devant des témoins encombrants, que cette fillette
rô̂dait dans les parages, avec des bellâtres des autres quartiers.
A contre cœur, sans trop réfléchir, il me fallait illico
défendre ma stature et faire montre de cette virilité, dont
l’honneur ne saurait souffrir d’atermoiement, dans le commerce
des souffrances en cours. Promptement, séance tenante, le
souffle coupé, je me devait de collecter de grosses pierres et de
partir à la recherche du couple éhonté, que la mâle adversité ne
pouvait que honnir, dans le sillage de ces manigances,
auxquelles je ne tenais garde.
Escorté, au hasard des terrains vagues, par des chenapans
surexcités, qui supervisaient le déroulement du rabattage, avec un
grand frétillement, où les malignes exhortations étaient de rigueur,
je reprenais inlassablement les sentiers battus. Dès que je repérais
les amoureux perfides, que la vindicte publique vouait aux
gémonies, avec des quolibets de basse-cour, je les visais de ma
catapulte, sans autre forme de procès, d’un air triomphateur.
Néanmoins, comme il fallait s’y attendre, un grand nombre des
athlétiques gentils hommes que j’admonestais, au beau milieu de
leurs manœuvres, dans la pénombre de quelque mur d’appui,
répondaient par la force brutale à mon intimidation. A maintes
reprises, avec force ricochets, entre autres coups de tête, après que
des joutes martiales se fussent déliées, ces honnêtes

125
plébéiens m’administraient de magistrales bastonnades, dont je
me remémorais les séquelles, à pleines dents.
Le nez écorché, les yeux au beurre noir, je me cantonnais,
dès lors, des journées entières entre les murs de notre maison,
dont je ne pouvais qu’entretenir le vernis, ayant perdu la face,
devant mes compères réjouis.
Après ces mortifiants épisodes, où je fis l’épreuve de ma
propre insuffisance, j’empruntais des ruelles latérales,
sillonnant, sans m’en rendre compte, la voie encombrée des
quadrupèdes, pour me rendre à dives lieux de la topographie. A
mes cô̂té, aussi longtemps que je persévérais dans cette
conduite, qui m’occasionnait force rigolades, le sentier réservé
aux usagers des communs codes, parmi les piétonnes files,
réclamait de plus justes égards, dans le silence absolu.

24.

Sur ces entrefaites, le cénacle des sages se recueillit en


séance plénière, au fond de la grotte sacrée, et décréta, après
moult conciliabules, qu’il était dans l’intérêt de leur
communauté d’obéir aux commandements des cieux. Les
oracles sollicités leur enjoignirent de ne point couper le cordon
ombilical d’avec l’alliance des ancêtres et de tenir ferme sur
leurs prérogatives, en dépit des conjonctures, dans l’attente
d’un éclaircissement de toutes ces intrigues.
Rompue aux manigances du clan des serfs, dont les masses
s’immisçaient dans les structures locales, cette érudite

126
communauté ne tarda point à reprendre les commandes, en vue de
circonscrire d’éventuelles luttes intestines. Loin d’ignorer les
suspects agissements des anthropoïdes de la Mare, qu’elle
observait avec circonspection, du haut de sa tour de contrô̂le, elle
eut recours aux moyens forts, parmi les écueils de l’adversité.
Il n’en demeure pas moins que des foyers de divergence
éclatèrent, incessamment, au sein de la circonspecte assemblée,
sur les immédiates mesures à prendre, en vue de parer au
danger imminent, à l’intérieur du Val. Bientô̂t, dans la
confusion de ces graves moments, qui menaçaient de
désagrégation l’intégrité de la cité, des voix discordantes se
firent entendre, brisant tout recours à l’unanimité.
Certains, d’humeur pragmatique, proposèrent de fermer les
frontières, de renforcer les systèmes de sécurité et de veiller au
contrô̂le définitif des voyageurs, dans la perspective d’en
inscrire l’identité, sur des fichiers de rigueur. Tandis que
d’autres, plus conformes à la devise philanthropique des pères
fondateurs du Val, virent dans l’ensemble de ces démarches
une abdication de l’éthique, devant cette violence insidieuse,
qui méprise l’amour du prochain.
Entre-temps, tapies derrière les gorges sépulcrales, qui
surplombaient les fortifications du Val, des colonies guerrières
affluaient de la Mare et s’attroupaient aux contreforts de la cité,
comme une nuée de sauterelles. Sous les auspices de principes
retors, qui s’épaulaient d’une rouerie proverbiale, ces
complices, qui espéraient la déflagration de la crise, derrière les
hautes murailles, soufflaient force invectives, au creux
d’imposants cors, et s’apprêtaient à l’offensive, hilares.

127
25.

Tiraillé entre ma passion pour cette impétueuse fillette et


mon doute sur les sentiments réels qu’elle éprouverait à mon
égard, sans qu’aucune relation objectale ne nous eût
tangiblement liés, j’avais fini par l’aborder, en cours de
chemin, un après-midi quelconque. Teint hâve, mine défaite,
yeux baissés, je lui remis une lettre longue et monotone, où je
lui recommandais de se tenir à distance et de ne plus transcrire,
en langage humain, les messages qu’elle recevrait sur mon
compte, de sources inconnues.
Quoique surprise par mon extravagante instance, cette fillette
aux mœurs douteuses, dont le séditieux corps ne se laissait point
apprivoiser, n’en persévéra pas moins dans ces aguichantes
postures, qui exerçaient sur moi une forte attraction. Fidèle à ses
habitudes, la jeune bohème continuait à me sourire, derrière le
masque de ses atours et de m’adresser des courbettes d’incitation à
l’indécence, à partir de sa nébuleuse terrasse, dès qu’elle rentrait
chez elle. En fin de compte, les désobligeantes ruades de cette vile
sorcière, qui perdurèrent, de longs mois durant, sous d’éreintants
augures, excédèrent ma patience, au point que je fus ravagé par
des grisailles de colère et d’indignation.
Rongé par une rageuse impuissance, après que toutes les
planches de salut se fussent brisées, je la sommai, dans une
autre laconique missive, où s’exacerbaient toutes les nuances
de la réprimande, de respecter mon intimité. Par la suite, sous

128
de sombres mobiles, de manière à réparer cette orgueilleuse
vanité, qui jure avec les vertus de la nature, je me résolus à ne
plus jamais adresser la parole à une inconnue, fût-elle la plus
attrayante sur la surface de la terre.
Un jour ombragé, toutefois, où le ciel se parait d’orageuses
allures, qui ne s’en abattaient pas moins sur le sol, je fus
accosté par cette jeune fille, à la face barbouillée de fard, d’une
posture avenante, d’où pointait quelque stratagème. Sans trop
tarder dans l’exposition de ses démarches, elle me supplia, en
toute hâte, d’une alléchante susurration à l’oreille, agrémentée
d’un léger pincement aux flancs, de l’aider à régler quelque
litige avec le propriétaire d’une échoppe de teinturerie.
Comme ce commerçant octogénaire était un redoutable
noceur, la charmante demoiselle me proposa de l’accompagner
dans les parages, de manière à dissuader le vieillard incontinent
de toute tentative d’abordage.
« Sil te plaît, Tarik ! Ce n’est rien, tu verras ! » m’avait-elle
dit en substance, avec un sourire affecté.
Ne voyant guère d’inconvénient à lui rendre ce service mineur,
je l’accompagnai aussitô̂t vers l’endroit en question, où
l’invraisemblable négociant prenait soin d’une panoplie de
vêtements décolorés, aux usages les plus divers. Tout d’un coup,
profitant d’une absence momentanée du gérant de la boutique, qui
s’éclipsa pour quelque motif d’urgence, la jeune fille déroba une
blouse blanche, accrochée sur une statue, dans le couloir.
Pris au dépourvu par l’enchaînement des événements, je ne
tard ai guère à déguerpir, à mon tour, â grandes enjambées, à

129
la suite de la délinquante en puissance, qui disparut, comme un
fantô̂me, au détour d’une ruelle. Quelques secondes plus tard, à
quelques encablures de l’endroit du vol, mes oreilles recueillirent
les injurieuses vociférations du commerçant, qui maudissait les
deux complices, qu’il menaçait de tous les maux.
Ecœuré par tant d’outrecuidance, je dus alors quitter ces
lieux malsains, dans un état de grande confusion, et ce ne fut
qu’à mon arrivée dans notre maison, où je me jetai dans
l’ombre, que je me rendis compte de la gravité de la situation.
De concert avec mes inlassables efforts pour en exorciser les
mobiles, les stigmates de mon traquenard appelaient les
lumières de cet esprit des premières causes, que les efforts des
praticiens les plus émérites ne parvenaient guère à circonscrire.
Dans les jours qui suivirent cette rocambolesque infraction,
où je jouai un rô̂le de comparse, à moindre frais, je me repliai
davantage sur moi-même, souffrant d’une fièvre cauteleuse,
parmi les dédales d’une forteresse vide. Sous le choc d’un cruel
ressentiment, je me prenais, parfois, à écrire des billets
anonymes, à l’intention de quelques lointains supports, que je
pressentais particulièrement affables et compatissants, sous le
soleil des vivants.
Entre-temps, de vieux maîtres à penser, dont les dolents
prêches s’accommodaient, tant bien que mal, des aléas formels
de leur morale, s’évertuèrent à pointer du doigt les activités
subversives de l’insidieux lupanar. Guettant l’opportunisme de
cet instant bénis, où le grignotage des denrées foncièrement
profanes de l’insidieuse plate-forme, ne risquait guère de
compromettre la ferveur financière des ouailles, ils mirent

130
bientô̂t en cause la dégradation des mœurs, avec une vacataire
emphase.
A peine ces hérauts des communes mesures, qui traînaient
le boulet du népotisme, se prononcèrent-ils, parmi les nuages
des dô̂mes, que des sentinelles se postèrent aux alentours du
ténébreux emplacement, moyennant quelques arrhes, du haut
de leurs perchoirs. A l’affût de quelque conjoncture, que la race
des souteneurs n’avait cesse de renvoyer aux intemporelles
calendes, des agents de l’ordre s’apprêtaient à faire irruption
dans l’antre des succubes, d’où fusaient des braillements.
Munis, à la dernière minute, de quelque légale procédure,
ces auxiliaires de la dérive mirent en œuvre les ultimes routines
de la souveraineté, une nuit quelconque, sous les
applaudissements d’un peuple de voyeurs, agglutinés dans les
poisseuses ruelles, qu’irritait l’ostentation des filles de joie.
Dans une sorte d’intervalle, à la bienséance commune,
d’irréfutables preuves se mirent aussitô̂t sous scellés, au milieu
des simagrées, si bien que le local, qui regorgeait de lits défaits
et de florilèges de toutes les fortes liqueurs, dut se faire une
nouvelle santé, à quelques empans de là.

26.

Or, la Providence, qui voulut rétablir l’ordre et redresser


l’échine du peuple angoissé, mit aux devants de la scène un
humble tisserand, qui sut enthousiasmer la conscience des
natifs, dans les ermitages, par ses actes, ses pensées et ses

131
paroles. Unique dépositaire d’une clef mystérieuse, qui donnait
accès à un secret monastère, au cœur duquel le cénacle des
sages entretenait sa pierre philosophale. Avec l’espoir d’un
prospecteur, convoitant d’antiques trésors, et la patience d’un
revenant, que de probantes tournures avancent en la matière, ce
disciple du juste milieu….
Sitô̂t, les honnêtes résidants du Val, qui ne se sentaient jusque-
là que vaguement concernés par les événements, se résolurent à
défendre leurs patrimoines, jusqu’à l’ultime goutte de sang, tirant
profit de leur connaissance parfaite du terroir. Etant donné le
nombre écrasant des énergies adverses, qui les éprouvaient, ils
optèrent aussitô̂t pour les guets-apens et les luttes par tranchées.
Pour harasser leur ennemi, dérober ses vivres, confisquer ses
munitions et brûler ses campements, ils engagèrent, avec une
vaillance subtile, ce qu’ils avaient de meilleur dans leurs
phalanges, dès les premières lueurs du possible.
Des escarmouches sporadiques éclatèrent ça et là, entre les
deux camps, le long d’une ligne d’affrontement, aux interstices
du Val, sans pour autant décider de l’issue des événements, si
bien que les deux armées perdirent patience. Au terme de
plusieurs cycles de tergiversations, où leurs forces essuyèrent
l’usure de l’expectative, les belligérants, que départageait un
fleuve encombré de rocailles, se mirent en position du combat
final, sans trop tarder en fioritures.
La veille de la mêlée décisive, qui allait mettre un terme à
tant de troubles et de tensions, le tisserand, qui était également
versé dans les arts divinatoires, gages de ses multiples grades
d’initiation, présagea, à travers les contours des nuages et

132
des fluctuations de la brise, la crue de cette rivière, dans la
parousie. Il vécut, par la suite, des péripéties étranges, peuplées
d’énigmatiques visions, avec une poignante clarté, dont le sens
de la mesure et l’aptitude de discernement s’amplifiaient au fil
des séquences, qui semblaient une éternité.
Seul, assailli par les ténèbres insondables, au cœur de cette
singulière tourmente, l’humble tisserand hurlait sa douleur de
mortel, avec la rage du désespoir, jusqu’à l’avènement de
l’aurore, avec une atavique terreur, dont la mémoire est aussi
vaste qu’un océan de pleurs.
L’épouvante, avec ses sévères empoignades, brouillait son
âme désemparée et lui arrachait de sinistres râles, si pathétiques
et si émouvants, qu’on aurait cru qu’une plaie béante le
tenaillait, quelque part, à même les veines.
Soudain, comme par enchantement, un langoureux ressac,
pareil à ces sémillantes ondulations de l’onde, que chatouille la
brise, lorsque le souffle vespéral est de concert, l’amena à ces
rivages des lauréats, dans l’extase de l’éveil. Au-dessous de
cascades cisaillant le flanc des monts, des rivières débordaient
de leurs marées glorieuses et des lacs, miroirs ensorcelants,
charmaient des dunes d’or, au milieu d’impétueux déserts, que
traversaient d’impétueux ouragans.

133
27.

Entre-temps, je dus m’installer dans une garçonnière, à la


terrasse de la maison, où une colonie de rats élut demeure. En
vue de mettre un terme à cette nouvelle donne, je dus creuser
une espèce de tunnel, sous le parterre.
Les jours où il pleuvait des hallebardes, le gîte devenait un
fleuve de boue, encombré de carcasses de toutes sortes
d’animaux, que les torrents charriaient du haut des collines. Le
caniveau du local prenait, dès lors, des allures de fontaine et le
plancher, que le seuil ne protégeait guère, d’un champ arable,
où ne manqueraient que des semences agraires.
Fortuitement colmaté par des giclées d’asphalte crues sensées
parer, tant bien que mal, aux infiltrations des grandes pluies, la
garçonnière n’en demeurait pas moins fragile, sous des aléas de
toutes les coutures. Avec le temps, les bestioles, qui proliféraient,
à vue d’œil, s’enhardirent tellement de leur grand nombre, qu’elles
endommagèrent l’intégralité des conduits, dont elles défoncèrent
les articulations. Alléchés, à n’en point douter, par les senteurs des
poubelles, où le surplus des mièvres bourses cô̂toyait les déchets
de la racaille, ces mammifères répondaient à l’appel du genre,
avec une sagacité inouïe.
A peine fermais-je lœil, dans l’abrutissement de mon sommeil,
qu’un régiment de ces coupeurs de souffle s’infiltrait par les
tuyaux de la chasse d’eau, à même la porte déboulonnée, d’une
souterraine adresse. A vrai dire, un léger entrebâillement,

134
qui canalisait les écoulements ménagers vers une vétuste bouche
d’égout, au-dessus de laquelle pendait du linge sale, leur servait de
tremplin, parmi les détritus, à même une brique d’appui.
Importuné, en fin de compte, par les allées et venues de ces
indésirables visiteurs, qui rasaient les pieds de mon lit de
fortune, à n’importe quelle heure de la journée, je me pris à les
écraser de frénétiques coups de pieds. Or, une nuit quelconque,
un rat insolent, qui n’était guère impressionné par ma hargne,
en tant que maître de céans, me mordilla le tarse du pied droit
avec une telle résolution, qu’on dut m’emmener à un hô̂pital
communal. Malheureux tirailleur que j’étais !
En cette déplorable circonstance, on m’informa, dans cette
honorable bâtisse, qu’il me fallait me procurer, stricto sensu, des
documents identitaires, auprès des services vétérinaires, en vue de
pouvoir me prémunir contre les fléaux de mère nature. Sitô̂t, de
mes sandales mutilées, où s’agglutinait la poussière des dunes et
d’où pointaient, tuméfiés et teigneux, des orteils massifs, je
sillonnais les ruelles agitées de la Mare, qui résonnèrent de ma
course à pied, derrière la pathétique enseigne.
Quelle ne fut mon humiliation, dans l’antre animalier, parmi
une multitude de cages, où toutes sortes de créatures piaillaient, à
la recherche de quelque signataire pour ma saugrenue requête,
affublée d’un cachet officiel ! De service en département, de
bureau à officine, l’éthologie s’avouait vaincue devant le cas
singulier de cet anthropoïde, qu’un manufacturier hilare, à la
pusillanime glose, consignait au savoir, à titre de cobaye.
Au cours d’un léger glanage, au sein de poussiéreuses archives, où
des bocages en tous genres se déposaient dans un désordre

135
royal, on me confia aux soins d’un émérite chiromancien,
oracle cybernétique de la maison, qui boitait légèrement. Aux
yeux de cette sublime référence, rompue aux tétaniques
anomalies et dont les honoraires étaient d’abordables tournures,
au gré des soubresauts de son humeur, la médecine serait le
parent pauvre de la science.
Cette vielle entêtée, myope et arrogante de surcroît,
nécessiterait quelque lunette de correction, à même de lui faire
percevoir la véritable origine du mal, au-delà de ses notions
étriquées, que les ultimes découvertes battent en brèche. A
l’entendre deviser, si habile fût-elle pour le confort de la chair,
elle demeure insuffisante et mesquine, sans l’aval de la foi,
cette dame suzeraine, dont l’élan est capable de soulever des
montagnes, dans la gloire de la force morale.
Ce célèbre thaumaturge, détenteur de tonifiantes panacées,
dont le retentissement aléatoire, aux entrailles du menu peuple,
confirmait les visées curatives, me fournit d’autres bases de
données, à titre opérationnel. Des tisanes de glaïeul, annotées
d’hémostatiques percées, avec force larves et sangsues, dans la
moiteur des bains maures, s’avérait d’une urgence
circonstancielle, sous le concert des prières.
Sur ce, d’une mauve et bedonnante blouse, que
parcouraient, en double rangée, des pochettes inégalées,
grouillantes de toutes sortes d’insectes, il soutira une bourse
décolorée, garnie de pelures et d’écailles, à la piquante odeur.
Préparée à la belle étoile, une mixture concoctée de bave de
salamandre, d’ongles de marsouin et de rate de gavial, éloignerait

136
désormais toutes les créatures maléfiques de ma garçonnière et
neutraliserait toutes les morsures.
A la suite de cette entrevue insolite, où les lois positives se
retournaient dans leur tombe, je dus me réjouir d’une paix
relativement retrouvée, tellement les rats se faisaient rares, au
fur et à mesure du saupoudrage du lot, avec un certain respect
du dosage. Néanmoins, au fil des jours et des semaines,
quelques spécimens, dont le métabolisme semblait détenir
quelque immunité contre l’exutoire magique, froufroutaient
davantage aux recoins de la pièce. A la longue, n’en pouvant
plus devant l’inanité des mesures exceptionnelles, que je suivis
à la lettre, je me décidai à recourir aux moyens forts, à même
d’attaquer le mal à sa racine.
Afin d’assouvir ma vengeance des petites bêtes, dont le
nombre ne diminuait guère, j’imaginai un diabolique
stratagème, avec déréliction. Sans lésiner, avec des brûlures au
sacrum et des palpitations le long de la verge, je me procurai
une petite caisse en bois, de forme rectangulaire, qui fût de
taille convenable aux futurs gibiers de potence. Un quadrilatère
assez solide, avec deux larges ouvertures, des deux cô̂tés.
Placidement, je rivai un tamis sur les contours de l’un et
incurvai, dans les parois de l’autre, deux minuscules fissures,
où j’insérai une fine plaque de fer, que je soulevai par un mince
fil en soie. A l’extrémité du cordon, qui pendait, comme une
cravate, au milieu de l’entonnoir, j’accrochai un hameçon, au
bout duquel j’incrustai une miette de pain, enduite d’huile
d’olive.

137
Ainsi donc, dès qu’une bestiole, prise aux filets de sa
gourmandise, effleurait l’inéluctable appât, le mécanisme de
fermeture de la porte métallique s’abattait sur sa queue,
inexorablement, comme une guillotine.
Je contemplais, de sitô̂t, l’état d’humeur des bêtes captives,
folles de terreur, devant le fait accompli, qui geignaient
sottement, à travers les mailles du sas. Bientô̂t, je les lâchait au
fond d’un grand baril, que j’imbibais d’alcool et que
j’embrasais, avec des allumettes.
Avec force entortillements, les rats, dévorés par les
flammes, en parcouraient énergiquement les parois, dans un
vrombissement de cyclomoteur, en fêtes foraines. Consumés
par la mortelle épreuve, ils ponctuaient, parfois, des pointes de
vitesse ou manœuvraient des escapades, le long du gouffre,
sans pouvoir en transcender l’orifice béant.

28.

Le lendemain, sous les ordres de ce chef endurci par les


diverses épreuves de sa stature, les ligues du Val, feignant la
déroute, battirent en retraite, vers leurs bases arrière, à
l’improviste, avec une grande agitation, devant un faisceau de
lumière. La surprenante volte-face de ces unités, qui simulaient
la débandade, stimula incessamment les escouades du clan des
serfs, qui s’engouffrèrent, à l’aveuglette, sur le lit asséché du
cours, avec des cris de victoire.

138
Dans le tumulte des lances, des javelots, des arquebuses, des
canons, qui répondaient aux catapultes et des sabres, aussi
effilés que des lames de rasoirs, des entrailles se déchirèrent,
des crânes se fracassèrent, des visages se balafrèrent. Le
carnage battait son plein et le doute régnait encore sur l’issue
de la bataille, quand le tisserand, au péril de sa propre vie,
s’éclipsa du regard de ses troupes précaires, qui sentaient leurs
forces fléchir, à l’approche du dénouement.
Tout d’un coup, le ciel se couvrit de lourds nuages, que la
foudre et le tonnerre malmenèrent vivement, si bien que des
trombes d’eau tiède, regorgeant de cailles et de mannes,
s’abattirent sur le lit aride, avec une étonnante profusion.
Subitement, un torrent tumultueux, aussi vivace qu’un corps de
vipère, s’activa le long de la rivière désaffectée, avec une telle
précipitation, qu’il repoussa la rocaille, qui en entravait le
roulement, jusqu’aux lointaines embouchures. Entre-temps, pris
au dépourvu par ce déferlement des éléments, dont l’augure se
pliait à de justes lois, les manades du Clan des Serfs s’empêtrèrent
dans les flots tumultueux et s’évanouirent, en hurlant.
De sitô̂t, le vaillant tisserand, qui supervisait la débâcle du
clan des serfs, avec un engagement à toute épreuve, s’avisa de
recouvrir ses arrières, au cœur de sa personnelle retraite, dont
les sommes vectorielles n’avaient cesse de se mettre à jour. A
vrai dire, les fourbes coups de poignards qu’il avait reçus, de la
part de quelque subversif agent, à l’intérieur même de son
campement de base, d’où ses consignes ragaillardissaient les
troupes ferventes du Val, avaient failli mettre un terme à sa
laborieuse entreprise, au beau milieu de la bataille.

139
Quoiqu’il en fût, s’il n’y avait eu le mystérieux concours
d’un émérite aide de camp, charpentier de son état, détenteur de
vérités sublimes, qui lui prodigua, dans les délais prescrits, les
soins les plus urgents, l’aléatoire mission de ce fileur lucide
aurait été enrayée de la mémoire des vivants.
Sur ce, jusqu’à la fin des temps, les hô̂tes du Val retiendront
le souvenir euphorique de ces faits d’armes glorieux, où
l’humble artisan, doté de courage et de persévérance, exhorta
leurs factions à secouer les attaches de leur fébrilité, à l’aide du
verbe de l’esprit. Désormais, au milieu des fumeuses
décombres, se dresse la vague silhouette de cet artisan
inlassable, qui tend ses laborieuses mains à quelque blême
ressemblance, dont le spectre se volatilise, au sein d’opaques
tourbillons, à l’image d’un papillon.

29.

Faute de moyens substantiels, à travers d’interminables


séjours, où je n’avais guère de choix, je dus me rabattre aux
vertus d’un exercice de maçonnerie, quelque peu franche, dont
j’avais fait usage, en vue de surseoir aux aléas de ma condition.
Grâce à la teneur de mes biceps et à ma grande patience, devant
les travaux les plus répugnants, je réussis à édifier, en bonne et
due forme, de véritables enceintes, dans l’aire de la Mare, où
maints plaisanciers recoururent à mes services.
J’excellais particulièrement dans l’exécution des commandes
des symétriques factures, au milieu desquels s’occasionnaient

140
de parallèles couloirs, en guise d’annexes de secours, tout autour
d’entrepô̂ts de fortune. A même le plancher, de colossales paires
de colonnes, reposant sur le marbre le plus pur, témoignaient d’un
certain affermissement sur des repères de la prime terre, où de
formelles jointures s’inspiraient de quelque hauteur de vue.
Sous l’impulsion de cette chance unique, d’où perçaient
quelques lueurs d’espoir, je parvins à reprendre mon souffle,
parmi la précarité de mes assises, dont je ne saisissais guère
l’adresse propre et qui étaient en mal d’unisson. Malgré le
poids des ans, les grands efforts que je déployais, en vue de
colmater les brèches de mon entité propre, sur les sentiers du
devenir, m’engagèrent sur une voie de la tempérance, parsemée
de traquenards et de gués, où le destin vous attend, à même la
case initiale.
Tout en m’armant de patience et de persévérance, je me
départais énergiquement de cette peur des grandes causes, qui
compromettait mes meilleures chances d’affranchissement,
parmi des cercles inclassables, sur un carnet de bord et une
feuille de route.
A force de méditation, les espaces infinis du possible
m’amenèrent à mettre de l’ordre dans ma tête mouvementée et
me nourrirent de ces éclairs d’intellection, que je sourirais de
mes litanies mêmes, au cœur d’inconsolables tiraillements. Si
ce n’était cette fondamentale geste, avec ses affres, ses transes
et ses transmutations, qui éveilleraient une étincelle divine,
sommeillant quelque part en vous-même, aucune force au
monde ne m’aurait secouru, dans mes affres de parturition.

141
30.

Que le Seigneur, en sa bonté infinie, me pardonne mes


péchés et que son indulgence soit le témoignage de mon
impertinence, parmi les bourbiers de ce monde, jalonnés de
cercles insidieux, où je déambule comme un fantô̂me !
J’ose espérer qu’il daigne accroître le cours de mes jours de
l’éclat subtil de ses lumières, qui en décupleront les subsides,
afin que je puisse me défaire de cette espèce d’insolence, où
mon humeur se complaît et me rendre digne de sa clémence.
Que ma faiblesse vous apaise ! Que ma perfidie vous console
! Que ma lâcheté vous enchante ! Que mon chagrin vous illumine
! Que le fardeau de vos malheurs se décharge sur mes épaules,
comme des pétales flétris, au contact du frais sol !
Frères humains ! Vous voilà au vent de l’impénitente
guéguerre d’un serf parmi les déshérités, dans des circonstances
quelque peu étranges, juste effet d’une juste cause, où la lueur des
étoiles me servait de guide, sous le soleil des vivants.
Ce cri de douleur, c’est avec mon sang que je l’ai aspergé et
c’est avec l’horreur du devoir accompli que je vous le livre tout
fumant encore, du fond de ma déconfiture, assaisonnée de
cisaillements et de raccommodages, à fleur de peau. Et si les
effluves de ma chair avaient un certain mérite, ils le devraient
au scandale qu’ils susciteraient dans votre cœur de vivant, sans
que vous puissiez vous en défaire, sous ces puérils exutoires,
qui pérennisent le désarroi de nos bas-fonds.

142
De longues années durant, sous le couvert d’un souffreteux
vagabondage, qui me tiraillait aux quatre vents, je me démenais
impunément derrière mon masque, errant sur les sentiers du
monde, qui m’assommaient de leurs coups de boutoir.
La fougue de la chair aiguisait mes vices et l’impétuosité de
ma trépidante jeunesse, attisée par l’élan de cette insouciance,
qui vous fait rêver des plus folles prouesses, exacerbait ma
débauche avec une frénésie, que n’égalait que ma luxure.
Maintenant que ma peau s’est ridée, que mon dos s’est
courbé, que mes cheveux ont perdu de leur éclat, je ne puis que
me soumettre au juste courroux et qu’espérer qu’Il m’agrée de
son repos éternel, dans le royaume des cieux ! Je sais que je
n’appartiens plus à ce monde, qui me hait et m’importune et
que le seul espoir que j’y puisse nourrir est d’y renaître un jour
à la vraie vie, parmi les pauvres en esprit, dans la gloire
véridique de quelque bonne nouvelle !
Priez pour le repos de ma sépulture, ô̂ sarcophages de vos
propres champs ! car j’ai commis les pires exactions et le fiel
de mes odieux crimes, qui retentissent dans les ténèbres de mes
caves, remplirait volontiers mille tombeaux ! J’aurai besoin de
votre aide et de votre compassion, car le jour ne se lève que sur
les vivants et la pluie qui crève les nuages ne saurait nourrir ces
déserts, où rampent, parmi les rocailles, les vipères de l’antique
jardin.
La sincérité et le courage, par lesquels il est donné à
l’homme de se surpasser, ne transforment-ils point les croix en
fleurs et les épines en roses de velours, dans ce vaste
amphithéâtre des grandes chimères, où abondent les trappes ?

143
Ce que j’ai hâte de plier bagages de ces contrées arides, où
ma flamme se consume, parmi les vastes carrefours, sans
qu’elle puisse trouver de quoi se nourrir, sous ces torrents de
stupeur, auxquels mon cœur ne saurait souscrire !
Je ne saurais camoufler mes tourments sous les attraits de
la sagesse, ni prétendre m’accommoder de mes vicissitudes, car
le voyage est long et périlleux sont ses détours, sur ces
aléatoires itinéraires, qui mèneraient à bon port. Pour peu que
la gaucherie de mes dires ou de mes agissements trahisse le
désarroi de mon cœur, je m’estimerais heureux si le temps, qui
est ma seule richesse, me délivre la clef de ses trésors, dans
cette prévarication des mortels.
Mon pain est amer et les éclats de mes jours sont plus ternes
que ces grenades délétères, qui s’affalent, de leurs coques
débiles, sur le gravier de nappes torrentielles, que fouettent, du
fond des cratères, les spasmes des longitudes. Qu’il est étrange
ce volatile fils de la peur, qui gesticule, les yeux rivés sur ces
néfastes accessoires, où viennent s’inscrire, en lettres d’or, avec
cette inanité des épitaphes, que rongent les lucioles, toutes les
imprécations du monde !
Dussé-je me faire le héraut de ce malhabile débardeur, qui
fouillait sa besace, parmi les immondices des quais, troquant
les émeraudes des étendues bleutées, contre les coquillages des
sables mouvants, sur le registre de sa pitance ?
Que ne puis-je, parmi la poussière et les ombres, me saisir de
cette urne céleste, où je me rassasierai enfin de ma rétribution
ultime, loin de ces fanfaronnades des marchands de promesses,
qui servent d’alibi pour toutes les bassesses ? Que n’ai-je des

144
ailes pour m’enivrer de la grâce qui y coule à flot, du haut de
ces avalanches des sempiternels arcanes, qui élucideront les
rouages de ces déperditions, qui me terrassent de plus belle, au
gré d’imprenables confusions ?
Pour peu que ma mémoire défectueuse puisse me le
permettre, je ne vous cacherai aucun détail de ma singulière
odyssée et je m’en remettrai pleinement à vos humeurs, afin
que vous puissiez en juger de vous-même, en connaissance de
cause. Je ne prétendrai guère recouvrir mon dessein d’un halo
de mystère, ni vouloir vous entretenir avec une quelconque
affabulation, à même de vous distraire, à travers ce jeu perfide
des apparences, qui n’est que le revers la faiblesse.
J’aurais beau émailler ma peine des artifices de la félicité et
feindre me prélasser dans quelques réjouissances, cette
coordination d’humeur, à laquelle je m’étais souvent astreint,
ne saurait trop m’épargner l’aigreur de ma finitude. Ces règles
de suffisance, dont je m’étais sottement abreuvé, en vue de
sauvegarder les ressorts de quelque futile parade, dont mes
délires portent l’étendard, ne sauraient plus ornementer le char
de mes misères, sous le poids des hasardeuses tournures. A
plus forte raison, cette espèce de somnolence et de fausseté, à
laquelle me conviait la cohorte de ces pairs, assoiffés des vains
prestiges, ne saurait plus réduire au silence les remous de mon
naufrage, dans la tornade de mes désirs.
Saurait-on réfréner l’exaltation d’un fiancé débonnaire, qui se
défait de toutes les frivolités, dans les armoires de quelque
souterraine remise, afin de rejoindre les douceurs d’une chambre
nuptiale, sans que rien au monde ne l’en prédispose ? Que serait-

145
elle la méconnaissance de cet invité d’honneur, sur les enjeux
de son véridique temple, si ces prestigieux insignes, qui lui
reviennent à propos, n’étaient les dépositaires de ces coffres-
forts, qui l’animent vers les pô̂les de la réalisation ? Assoiffé de
cette inébranlable quiétude, qui dépasse tout entendement, ne
partirait-il point à la rescousse de ces amoncellements de
souvenirs, qui jalonnent ses périodiques séjours, tant que le
cycle n’est pas arrivé à son terme ?
Le destin de la lumière n’est-il pas d’éclater au grand jour,
afin que cette autre frange de l’arrière-cour, transie par la glaise
de son éternel séjour, prenne le relais de cette étoffe de la vie,
où sa graine était infuse, dans la pureté de son aurore ?

II.

Kader perdit la face, dans le village des béni oui-oui. Sa


couardise devint un sujet de prédilection, que l’on colporte, à
qui veut l’entendre, dans les maisonnées. Une sorte d’anecdote
que l’on se raconte sans complaisance et dont on s’amuse, avec
des grincements de dents.
Son acte, pour le moins inhabituel, sous ces latitudes où les
attributions viriles sont incommensurables, suscitait la plus
vive indignation. On ne pénétrait guère les véritables mobiles
de sa défection, d’autant plus que l’on disposait d’un grand
nombre de subterfuges, à même de préserver son arme à feu.
Les voisins, qui jusqu’alors faisaient montre d’une conduite
irréprochable, devinrent de plus en plus récalcitrants â l’égard

146
de cet homme voué à la perdition. Plus personne n’acceptait de
prendre en charge ses enfants, quand il descendait vers les
champs. On préférait plutôtv l’ignorer, ne plus lui adresser la
parole.
- Kader, l’escopette ! lui criait-on, derrière son dos.
A longueur de journée, l’on mimait des gestes qu’on le
supposait faire et l’on répétait des paroles qu’on l’entendrait
dire, avec un ridicule qui faisait rire même les plus indifférents.
Tamo devint la risée des femmes, qui la désignaient de loin,
avec des moues, entre autres clins d’œil. Devant le fait
accompli, elle se recroquevillait sur elle-même, â la moindre
allusion, au point d’en tomber malade.
« Seigneur des planètes et des fonds des mers, s’indignait-
elle, qu’ai-je fait pour mériter un tel affront ? ». Et elle pleurait
à chaudes larmes, jusqu’au lever du jour.
Peut-être n’avait-elle pas prêté attention à ces menus détails
avant-coureurs de la catastrophe ? Le jour des noces, il était venu
tout seul. Il n’était pas vêtu de blanc et les cô̂nes de sucre qu’il
apportait avaient un emballage déchiqueté. Mais enfin, les dés
sont jetés. Que pourrait-elle faire maintenant ? Les enfants sont là
et il faut en prendre soin. La hache a bel et bien fracassé la tête et
celui qui dit que la purée est froide, qu’il y mette les pattes !
A vrai dire, d’énigmatiques maîtres à penser, dont le
commerce est en manque de sceau, entretenait dans sa tête, par
trop impulsive, un colossal dénigrement de soi, qui le réduisait
à la mendicité de tiers, sous d’insidieux égards.

147
Depuis ce mémorable incident, qui entacha son honneur
d’une souillure indélébile, Kader dut se faire une raison. Il
aurait pu ne pas rendre son arme propre aux autorités de la
Mare, sous mille prétextes. N’en pouvant plus de se faire
importuner, avec une sournoiserie de toutes les sauces, à cause
de sa défection, il se résolut à abandonner femme et enfants.
Une nuit, il fit un rêve étrange. Au milieu des poussières, il
escaladait une colline, au sommet de laquelle basculaient
quelques cyprès. A peine s’enfonça-t-il entre les arbres, le long
d’un frais sentier, qu’il distingua des plumes d’oiseaux
sauvages, éparpillées, pêle-mêle.
A cette époque, des chiens errants, atteints de rage, semaient la
terreur dans la région, dont ils rasaient les murs et piétinaient les
cours. Tout en s’entre-déchirant, parmi les poubelles. Pressentant
la haine des humains, ces canidés, que l’instinct de survie rendait
particulièrement féroces, se rassemblaient en très grand nombre.
Ils se rendaient dans les parages, de manière inopinée.
Kader n’eut pas bientôt fini de s’apprêter à rebrousser
chemin, qu’il entendit des aboiements lointains, qui se
rapprochaient à toute allure, vers sa direction. Ils provenaient
du fond d’une déclinaison abrupte, dont il ne percevait guère
les contours. Soudain, une grouillante manade, qu’on aurait cru
avoir le diable aux trousses, devint de plus en plus distincte, à
ses yeux. Elle dévalait les contreforts d’une vallée opposée,
avec des allures de régiment en guerre. On aurait dit que cette
énorme meute de chiens était au courant de quelque présence
humaine dans les bois. Rapidement, elle se répartit en quatre
escadrons, à même d’assurer sa prise du gibier.

148
Se rendant compte de l’imminent danger, au milieu de nulle
part, Kader dut alors recourir à l’intégralité de ses forces, autant
physiques que morales, pour éviter les bêtes furieuses et leur
formidable résistance de souffle. Sous l’effet de la terreur, il
prit ses jambes à son coup et parcourut une lieue entière parmi
les haies. Il ne se sentit en sécurité qu’en parvenant aux abords
d’un village voisin, où il ne connaissait personne.
Reprenant ses esprits, près d’une dartreuse buvette, où des
paysans exaltés noyaient leur marasme, dans la frénésie de
quelque jeu de cartes, il leur rapporta les faits, avec force détails.
Acculé à leur indifférence, incapable de rebrousser chemin, à
cause de la nuit tombée, il dut se passer de sommeil. Dans une
bicoque de fortune, en compagnie de volubiles clochards.
Le lendemain, Kader quitta définitivement les lieux. Cette
année-là, l’hiver était particulièrement cinglant et ne réservait
ses faveurs qu’à la race des bûcherons, qui pullulaient aux
abords du village et redoublaient leurs chiffres d’affaire.
Pareilles à des hangars, en mal de subsides, les ruelles étaient
désertes, à n’importe quelle heure de la journée. Les patrouilles
de l’ordre, qui en sillonnaient les aires, afin de surseoir aux
lynchages, en avaient la chair de poule.
Pendant des mois entiers, partout où vous jetiez le regard,
les planches des volets, qui donnaient sur les basses-cours, se
désagrégeaient et volaient en éclat. Sous la ruade de souffles
glacés, qui semblaient fuir quelque champ de bataille, des
meules de foin s’envolaient dans les airs.
On aurait dit que les aiguilles du temps perdaient leur cadence,
en cette mémorable saison, tellement les appels à la prière, qui

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réverbéraient au loin, ne perçaient qu’avec peine la pesanteur de la
brume, dont les tentacules ne lâchaient guère leur emprise.
Honteux et rageur, Kader partit frapper à la porte de la
fortune, à la Mare des Gueux, où il ne fallait que se baisser vers
les trottoirs, pour recueillir de l’argent, d’après les communs
dires.
Durant le trajet, il n’avait pour compagnes que le
bourdonnement des cigales et les souffles torrides. Pour apaiser
son ventre, qui criaillait à plein régime, il mastiqua des
chardons, qui poussaient aux abords des fermes. Pour
désaltérer sa soif, il s’approvisionna à de rares flaques d’eau,
où baignaient des tortues, à même la rocaille.
Seul, affamé, exténué, sans d’autres ressources qu’une
étoile à sa mesure, il entrevit le fond des ravins, comme une
issue à tous ses tourments. A cinq reprises, chaque fois qu’il se
rappelait les devoirs de la génuflexion, il se sentit attiré par
l’appel de la mort.
Arrivé â la Mare, au terme de péripéties dantesques, que le
Sphinx, avec sa quadruple sagesse, aurait du mal à résoudre, il
y décrocha un galant poste. Gardien d’un cimetière, qui portait
un nom flatteur, « Les Joyaux du Surlendemain ».
Là-bas, avec le temps, Kader se lia d’amitié avec quelques
prodiges de la liturgie, qu’il rencontrait lors de veillées funèbres
où ils entonnaient des litanies de regret, sur des trépassés, dans des
demeures où la mort venait de rafler son dû. En l’espace d’une
nuitée, l’habitude aidant, il recouvrait ses défroques d’antan, selon
les usages en cours. Il les avait fréquentés, en son temps,

150
ces glorieux manèges, aux allures de cruches, pouponnières de
bardes à tout faire.
Son commerce avec les fossoyeurs et les masseurs aux bains
maures finit par lui apprendre à faire valoir les atouts
substantiels de sa nouvelle posture. Bientôt, avec la manne des
pourboires et des pots-de-vin, il se procurait une coccinelle
grisâtre, qui grignotait les kilomètres, en se cabrant et en
toussotant, selon ses problèmes d’indigestion.
Une année à peine après sa nomination dans ce poste, il
acquerrait un arpent de terre aux environs de la Mare, sur un
lotissement de terres en friche, que le mercantilisme alloue à
ses biceps, de manière à ce que l’étau se fasse plus stressant.
Au cours de son œuvre de gardiennage, Kader se rendit
compte d’étranges agissements, au sein du cimetière. Les Fils
du Croissant, dont la plupart avaient émigré à la Mare, après
d’amples requêtes, s’étaient dispersés entre les morgues de la
bourgade, où ils embaumaient les dépouilles des autochtones,
qui rendaient l’âme accidentellement.
Au fil des ans, s’adonnant à la pratique de l’usure et du prêt
à gage, un grand nombre de ces migrants se détacha du peloton
de leur race et s’enorgueillit de noms illustres dans les sphères
de l’art et de la culture, sous l’impulsion des lieux.
Kader s’avisa que ces étrangers, d’une archaïque confession,
acheminaient de l’or, clandestinement, à partir de la Mare, vers
leur royaume lointain, la Rose des Monts. Dès qu’un Fils du
Croissant rendait l’âme à la Mare, il y était secrètement enterré,
par les soins de ses acolytes, sous de sombres caveaux, avec

151
l’aval de ses parents, tous adeptes d’une messe noire, à laquelle
chacun prêtait sermon.
Puis, sous prétexte de vouloir ensevelir la dépouille du
défunt, sur le sol de la Rose des Monts, selon son hypothétique
souhait, de grandes quantités du métal précieux se dérobaient
dans un cercueil vide, sous le nez des autorités.
Lui-même, aussi longtemps qu’il en gardera le souvenir,
que de fois avait-il soulevé, de ses propres mains, des froides
dalles de la morgue, d’où retentissaient de faux pleurs, des
corbillards pleins de lingots d’or, à destination du port !
Il va sans dire que les Fils du Croissant, fidèles à de sages
protocoles, s’en tenaient à leur déclaration de guerre, à
l’encontre des nations. Soucieux d’exorciser des holocaustes
anciens, que leurs propres drames transcrivirent, le long d’une
sanglante histoire, ils se tenaient à l’affût de toutes sortes de
trésors, dont ils adorent l’éclat.
Ce banditisme à la règle, où la négligence des notables de la
Mare était notoire, éveilla chez Kader un sentiment
d’indignation, qui ne tarda guère à se métamorphoser en un
instinct de vengeance, à même de se rendre justice.
Dans un tel état d’esprit, il se servit magistralement d’une
vieille femme qui venait tous les vendredis, dès les premières
lueurs de l’aube, déposer un bouquet de thym sur la tombe de
son défunt époux. D’une bouteille d’eau de rose, elle en
arrosait l’épitaphe, qu’elle caressait, comme un album, d’un
regard attendri.

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Fort d’une certaine scholastique, qui tranche sur les
modalités d’usage du libre arbitre, avec une assurance
désinvolte, Kader lui fit une fois savoir qu’il n’était guère
louable d’agir de la sorte, parmi le commun des mortels.
- Madame, je suis désolé ! Ce que vous faites est
complètement interdit par la Loi ! laissa-t-il tomber, d’une voix
embarrassée, avec un certain dédain dans l’expression faciale.
- Quelle loi, Monsieur ? se défendit la bonne femme, en le
dévisageant, à la manière d’une visiteuse de musée.
- Celle que nous a léguée notre cher prophète, que la paix et
le salut de Dieu soient sur lui ! trancha-t-il, les sourcils froncés,
avec une certaine gravité dans le ton.
La bonne femme, toute émue devant tant de sapience,
voulut en savoir davantage, en vue de garantir plus de légalité à
ses actions de cœur. De l’engrenage de ces entretiens, tant soit
peu didactiques, naquit une affectueuse amitié.
Cette vieille répudiée, dont le râtelier exubérant, sur sa
bouche gercée, lui conférait des allures de guenon, faisait
œuvre de femme de ménage chez un Fils du Croissant. C’était
un riche sénateur de la Mare, orfèvre de son état et actionnaire
dans l’unique banque de prêt à gage.
Un beau jour, dans l’effusion des paroles murmurées, en plein
vacarme des visiteurs, à la porte du cimetière, elle lui apprit que
les hautes sphères des Fils du Croissant, au sein de la Mare,
dérobaient des garçons, qu’ils égorgeaient, dans des alcôves. A ses
dires, ils mélangeraient leur sang à quelque pâte azyme,

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qu’ils mangeraient dans leurs lieux de culte, un jour désigné de
leur calendrier, après l’office des prières.
Une fois, lui raconta-t-elle, avec une précautionneuse
confidence, elle fut chargée, par son employeur, à l’occasion de
quelque rituelle cérémonie, de nettoyer le carrelage de quelque
sanctuaire et d’en dépoussiérer l’immobilier.
De tout temps, les grandes familles des Fils du Croissant,
soucieuses de haute gastronomie, tant que le dogme est aux
honneurs de la table, s’acquittaient de cette civique tâche, à
tour de rôle.
Subrepticement, cette femme aurait plongé un sanguinolent
torchon, dans une bassine remplie d’urine, au sein de laquelle
fermenteraient des ordures, et s’en serait servie pour l’essuyage
du décor, avec force enjouement.
Elle aurait également déversé, parmi des quartiers de bouc,
qu’elle se devait d’apprêter, de gélatineux crachats malaxés de
vénéneux herbages. Evidemment, avec un expert usage des
tonitruantes panacées, à même de recouvrir les nauséabondes
odeurs.
Kader n’en croyait pas ses oreilles, mais il était très content.
De ce jour, dans les cabanons rongés de misère, aux détours
des dartreuses ruelles, tout le monde colportait cette audace,
avec l’apparat d’une impeccable couardise. Sous couvert de
fanfaronnade, tout le monde prétendait y avoir un quelconque
rapport.
Pour leur part, sans coup férir, depuis qu’ils virent le jour,
les enfants n’avaient cesse d’entendre ces hauts faits du menu

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peuple, qui s’enorgueillissait de porter atteinte aux aires
vénérées des potentats de la Mare.
Toutefois, ô̂ comble d’ingratitude ! au fur et à mesure que
cette étrange héroïne avançait en âge, elle devint la cible d’une
vindicte commune. Les marques de la décrépitude avaient beau
la désigner aux hommages du tombeau, l’on dut se faire une
raison à son encontre.
L’heure de la traîtrise ayant sonné, cette vieille femme ne
pouvait que subir le courroux des marauds, qui s’indignaient de
son manque de scrupule. Désormais, l’on se chargeait de lui
faire endurer une fantasque loi du talion, par gamins interposés,
sur diverses échelles de fortune.

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