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LA MUSIQUE « RÉPÉTITIVE » : UNE RÉVOLUTION

CONSERVATRICE DANS LE MONDE MUSICAL SAVANT


AMÉRICAIN ?
Laurent Denave

Le Seuil | « Actes de la recherche en sciences sociales »

2015/1 N° 206-207 | pages 90 à 99


ISSN 0335-5322
ISBN 9782021219449
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sociales-2015-1-page-90.htm

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Laurent Denave, « La musique « répétitive » : une révolution conservatrice dans le
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monde musical savant américain ? », Actes de la recherche en sciences sociales


2015/1 (N° 206-207), p. 90-99.
DOI 10.3917/arss.206.0090
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Laurent Denave

La musique « répétitive » :
une révolution conservatrice dans
le monde musical savant américain ?

Dans différentes recherches, notamment celle qui des années 1960, est en effet considéré comme
a donné matière à un article intitulé « Une révolution « moderne » ou « d’avant-garde » alors qu’il semble
conservatrice dans l’édition »1, Pierre Bourdieu observe pourtant marquer un retour au passé, tant au niveau
les effets de la pénétration de la logique commerciale des prises de position musicales (remise au goût
dans le monde de la culture. Par « révolution conser- du jour d’un style d’écriture traditionnel) qu’à celui
vatrice », Bourdieu entend « une restauration du passé des positions dans l’espace des compositeurs savants
qui se présente comme une révolution ou une réforme (renoncement à l’autonomie vis-à-vis notamment
progressiste, une régression, un retour en arrière, du « marché » de la musique). Pour savoir s’il s’agit bien

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qui se donne pour un progrès, un bond en avant et qui d’une révolution conservatrice, nous allons tout d’abord
parvient à se faire percevoir comme telle »2. Il est délicat rappeler les conditions standard de production de la
d’utiliser des catégories politiques (comme « révolu- musique moderne (ou d’avant-garde) aux États-Unis,
tionnaire » ou « conservateur ») dans le domaine de la depuis sa naissance au début du XXe siècle jusqu’aux
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culture : d’une part, en raison de la difficulté de savoir années 19603. Cela nous permettra par la suite de
ce qu’elles signifient précisément, et, d’autre part, déterminer si ces conditions changent véritablement
en raison de leur caractère polémique qui pourrait pour les principaux tenants du courant répétitif. À cette
laisser penser que le scientifique prend position dans fin, nous diviserons leur trajectoire musicale en deux
un domaine qui n’est pas le sien. Néanmoins, l’usage phases : lorsqu’ils sont en marge du monde musical
de l’expression « révolution conservatrice » dans et ne parviennent pas à vivre de leur musique, puis
la culture peut se justifier lorsqu’elle désigne la tentative, lorsqu’ils obtiennent un succès (commercial notamment)
par certains producteurs culturels, de rétablissement et peuvent vivre (confortablement) de leur art.
d’un état antérieur du monde culturel, à savoir
une position moins autonome (vis-à-vis d’autres Les conditions de production
espaces sociaux), se traduisant par une esthétique
d’une musique d’avant-garde aux États-Unis
que l’on peut qualifier de « néoconservatrice » bien
qu’elle se présente comme originale. Le monde musical, et plus largement, le monde
La musique dite « répétitive » est-elle un exemple culturel des États-Unis au X Xe siècle est un espace
de révolution conservatrice dans le monde musical ? social relativement autonome (vis-à-vis des mondes
Ce courant, qui émerge aux États-Unis à partir politique, économique, religieux, etc.), structuré

1. Pierre Bourdieu, « Une révolution Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988. 3. Pour plus de détails sur l’histoire de monde musical américain, de Charles Ives
conservatrice dans l’édition », Actes de 2. Pierre Bourdieu, « Questions sur l’art pour la musique moderne américaine, voir au minimalisme (1890-1990), Genève,
la recherche en sciences sociales, 126- et avec les élèves d’une école d’art mise en Laurent Denave, Un siècle de création Contrechamps, 2012.
127, mars 1999, p. 3-28. Voir également question », in Inès Champey (dir.), Penser musicale aux États-Unis. Histoire sociale
Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de l’art à l’école, Arles, Actes Sud, 2001, p. 32. des productions les plus originales du

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 206-207 p. 90-99 91


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par l’opposition entre l’art et l’argent, entre l’art « pur » se fait de nouveau. Jusqu’au milieu des années 1910,
et l’art « commercial » et divisé en deux sphères : la sphère le monde musical savant étasunien est entièrement
« commerciale » et la sphère savante ou « sérieuse ». dominé par des compositeurs conservateurs qui
Ces deux sphères ont chacune leurs institutions bien s’adressent au public « cultivé ». Seul Charles Ives
distinctes. Les institutions de la sphère « commer- (1874-1954)7, complètement en marge du monde
ciale » (Broadway, Hollywood, la quasi-totalité musical, compose de la musique moderne à cette époque.
des chaînes de radio et de télévision, l’industrie du disque, Celui-ci opère une double rupture. Il s’oppose d’une part
etc.) sont des entreprises « à but lucratif » (for profit à la « commercialisation » de la musique (et, plus large-
organizations) dont les bénéfices sont partagés par leurs ment, de l’art). Ainsi, il écrit dans ses Essais avant une
propriétaires. Ces industries produisent de la musique sonate que « peut-être la naissance de l’art aura-t-elle lieu
« commerciale », à savoir de la musique « légère » au moment où le dernier homme qui souhaite gagner
(par opposition à « sérieuse »), comme la comédie sa vie avec l’art sera parti et parti pour toujours »8.
musicale, et la musique « populaire » (principalement Selon lui, un artiste ne devrait pas gagner sa vie grâce
des chansons). À l’inverse, les institutions culturelles à son art, l’activité d’artiste ne devrait pas être une
« savantes » (orchestres symphoniques, salles de profession9. Pour sa part, il refuse de gagner de l’argent
concert savant, maisons d’opéra, etc.) sont des grâce à sa musique, en mettant un point d’honneur
organisations à but non lucratif (not-for-profit à ne pas toucher de droits d’auteur. Il peut du reste
organizations). Elles peuvent être financées par se le permettre, car il gagne sa vie par son métier
des fonds publics (comme les universités d’État), ou d’assureur. Si les positions d’Ives sont sans doute parti-
– et c’est le cas le plus fréquent – par des fonds privés4. culièrement radicales, elles ne sont pas pour autant
Les bénéfices éventuels sont réinvestis ou placés. fondamentalement différentes de celles des autres compo-
Ces institutions sont dirigées par un « board » (comité siteurs savants qui partagent cette opposition à l’égard
directeur) dont sont membres les riches donateurs qui de la musique « commerciale ». Mais à la différence
les financent (soit directement, soit par l’intermédiaire de ces derniers, Ives reste à l’écart des institutions
de fondations)5. Ceux-ci peuvent avoir le dernier mot musicales savantes dominantes, en particulier des agents
sur le contenu des programmes comme sur la sélection chargés de la diffusion de la musique savante. Ses compo-
des employés (un chef d’orchestre par exemple). sitions ne sont pratiquement pas jouées ni publiées :
Les institutions culturelles à but non lucratif ont il est donc indépendant à l’égard du public de concert et
permis d’assurer l’autonomie de la sphère savante vis-à-vis des professionnels de la musique (interprètes, critiques,

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du monde économique, mais elles restent très dépen- éditeurs). Cette grande autonomie lui permet d’expé-
dantes de la bourgeoisie, qui peut imposer ses goûts. rimenter en toute liberté (son écriture, parfois polyto-
Il est rare de pouvoir compter sur ce type d’institution nale voire atonale, est très dissonante pour l’époque),
pour soutenir la création originale. Certains compo- sans trop se soucier de la réception de sa musique.
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siteurs peuvent écrire dans ce cadre à condition de Par cette double rupture, avec les sphères « commerciale »
ne pas trop s’éloigner des canons de la tradition 6. et « académique », Charles Ives invente une nouvelle
En effet, le public de concert (dit « cultivé », c’est-à- position dans l’espace social des compositeurs aux
dire bourgeois) est friand de pièces musicales de style États-Unis, qui sera investie par plusieurs générations
classique ou romantique (musique tonale du XVIIIe de compositeurs d’avant-garde.
et du XIX e siècles), à commencer par celles des À partir du milieu des années 1910 et surtout dans
compositeurs européens les plus célèbres (Beethoven, les années 1920, Ives est rejoint par un petit groupe
Mozart, Wagner, etc.), mais très peu intéressé par ce qui de compositeurs d’avant-garde (appelés à cette époque

4. Les deux premières grandes institutions of the high culture model to theater, opera, lishers, 2002 ; Nicolas Guilhot, Financiers New York, Norton, 2001 ; Joseph Horow-
culturelles à but non lucratif des États-Unis, and the dance, 1900-1940”, in Michèle et philanthropes. Vocations éthiques et itz, Classical Music in America, New York,
toujours en activité, sont le Musée des Lamont et Marcel Fournier (éds), Cultivating reproduction du capital à Wall Street depuis Norton, 2005.
beaux-arts de Boston (fondé en 1870) et Differences. Symbolic Boundaries and the 1970, Paris, Raisons d’agir, 2004. 7. Sur Charles Ives, voir Frank Rossiter,
l’Orchestre symphonique de Boston (fondé Making of Inequality, Chicago, The University 6. Sur le public (et les programmes) de Charles Ives and His America, New York,
en 1881), voir Paul DiMaggio, “Cultural of Chicago Press, 1992, p. 21-57. concert et d’opéra aux États-Unis, voir John Liveright, 1975 ; Jan Swafford, Charles
entrepreneurship in nineteenth-century 5. Sur le mécénat et la philanthropie aux Mueller, The American Symphony Orchestra, Ives, A Life with Music, New York, Norton,
Boston: the creation of an organizatio- États-Unis, voir Susan Ostrander, Women of A Social History of Musical Taste, Bloom- 1998 ; Stuart Feder, The Life of Charles
nal base for high culture in America”, in the Upper Class, Philadelphie, Temple Univer- ington, Indiana University Press, 1951 ; Ives, Cambridge, Cambridge University
Richard Collins et al. (éd.), Media, Culture sity Press, 1984 ; Teresa Odendahl, Charity Lynne Gusikoff, Guide to Musical America, Press, 1999 ; Gayle Sherwood Magee,
and Society. A Critical Reader, Londres, Begins at Home, Generosity and Self-Interest New York, Facts On File Publications, 1984 ; Charles Ives, Reconsidered, Urbana, Uni-
Sage Publications, 1992, p. 194-211. Sur among the Philanthropic Elite, New York, John Dizikes, Opera in America, A Cultural versity of Illinois Press, 2008.
cette question voir également : Frédéric Basic Books, 1990 ; Diana Kendall, The History, New Haven, Yale, 1993 ; Elise 8. Charles Ives, « Essais avant une sonate »,
Martel, De la culture en Amérique, Paris, Powers of Good Deeds, Privilege Women Kirk, American Opera, Urbana/Chicago, Contrechamps, Lausanne, L’Âge d’homme,
Gallimard, 2006 ; Paul DiMaggio, “Cultural and the Social Reproduction of the Upper University of Illinois Press, 2001 ; Richard 7, 1986 [1920], p. 73.
boundaries and structural change: extension Class, New York, Rowman & Littlefield Pub- Crawford, America’s Musical Life, A History, 9. F. Rossiter, op. cit., p. 159.

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La musique « répétitive » : une révolution conservatrice dans le monde musical savant américain ?

« ultra-modernes »)10 , notamment Carl Sprague donc être très généreux à l’égard des compositeurs
Ruggles (1876-1971), Edgard Varèse (1883-1965), d’avant-garde et leurs organisations. Ce sont principa-
Charles Seeger (1886-1979), Leo Ornstein (1893-2002), lement quelques mélomanes de condition bourgeoise
Dane Rudhyar (1895-1985), Henry Dixon Cowell (1897- qui ont permis que soit produite une musique d’avant-
1965) et Ruth Crawford (1901-1953). Faute d'exercer garde aux États-Unis dans les années 1920. Ainsi,
un second métier hors du monde de la musique comme durant ces années, la configuration du monde musical
Charles Ives, leurs conditions matérielles d’existence étasunien change progressivement (c’est la naissance
sont généralement assez difficiles. En effet, rares sont d’un « champ » au sens de Bourdieu12) : le monde relati-
les institutions dominantes qui leur ouvrent leurs portes. vement unifié, dominé d’un côté par les industries de la
Seul Charles Seeger obtient un poste à plein temps musique « commerciale » et de l’autre par une sphère
à l’Université (celle de Berkeley, puis à la Juilliard savante soumise à l’orthodoxie académique, s’ouvre
School). Les autres doivent se contenter de donner des à la musique moderne ; la sphère savante se divise
cours particuliers ou des cours ponctuels dans les rares progressivement entre un pôle académique et un pôle
institutions qui veulent bien les accueillir, comme la New d’avant-garde. Cependant, l’autonomie de la création
School for Social Research de New York. La plupart des musicale d’avant-garde ne s’appuie pas encore sur des insti-
radicaux doivent compter sur l’aide matérielle de leur tutions stables (comme ce sera le cas après 1945) et la crise
famille ou de leurs amis. Le frère de Ruth Crawford, de 1929 aura raison de ses fondations très fragiles.
qui a fait fortune dans le bâtiment, aide financière- Durant la grande crise (1929-1939) et la Seconde
ment sa sœur chaque fois qu’elle en a besoin ; mais les Guerre mondiale (1939-1945), le secteur musical
cours qu’elle donne lui suffisent la plupart du temps d’avant-garde s’effondre. La « modernité » est abandon-
à vivre très modestement. Henry Cowell, qui gagne sa vie née par plusieurs de ses partisans, notamment par
en donnant également des cours ainsi que des récitals les tenants d’une musique « engagée », comme Charles
de piano, a reçu l’aide financière d’amis de la famille Seeger et Marc Blitzstein (1905-1964), dont les fins
et de sa compagne Edna Smith. Ne parvenant pas politiques imposent des moyens musicaux très conser-
à gagner correctement leur vie (soit comme enseignants, vateurs (un style consensuel pour toucher un large
soit comme interprètes), Rudhyar, Ruggles et Varèse public). La modernité est par ailleurs marginalisée.
dépendent de l’aide financière accordée par de riches Les « ultras » (Varèse, Cowell, Ruggles et Crawford)
héritières11. Globalement, les conditions de vie des traversent une période très difficile : lorsqu’ils n’aban-
compositeurs les plus radicaux sont plutôt modestes, donnent pas la composition (Crawford), ni la modernité

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voire précaires. C’est particulièrement vrai pour (Cowell après 1940), ils ne produisent pratiquement
Carl Ruggles qui va mener une vie de bohème durant toute plus rien (Varèse, Ruggles). Durant cette période,
son existence (il sera régulièrement hébergé par ses amis, la production est presque entièrement dominée par
n’ayant pas les moyens de payer un loyer). les conservateurs (dont le langage est « néo-tonal »),
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Pour imposer la musique moderne aux États-Unis, comme Samuel Barber (1910-1981) ou Aaron Copland
qui n’est pas (ou très peu) admise par les institutions (1900-1990)13. Le monde musical tend ainsi à redeve-
musicales dominantes, les compositeurs ont lutté nir un espace social relativement unifié comme avant
collectivement, en premier lieu au sein d’organisations le milieu des années 1910 : on pourrait parler ici de
musicales. Dans les années 1920, sont ainsi fondées « régression symbolique », pour reprendre les termes
plusieurs organisations dédiées à la diffusion de de Philippe Mary14, qui constate le même phénomène
la musique moderne, dont l’International Composers’ en France à la même époque dans le monde du cinéma.
Guild (1921) et la New Music Society (1925). Celles-ci Il faut attendre la fin de la guerre pour que la moder-
sont soutenues financièrement par quelques riches nité retrouve à nouveau des partisans et des soutiens.
mécènes, dont Charles Ives qui codirige l’une des L’université (et, plus largement, les institutions supérieures
agences d’assurance les plus lucratives du pays et peut d’éducation musicale comme les conservatoires)

10. Sur ces compositeurs, voir Carol Oja, Joel Sachs, Henry Cowell. A Man Made of Press, 1997, p. 237-265. Oxford University Press, 1992 ; Elizabeth
Making Music Modern, New York in the Music, New York, Oxford University Press, 12. Voir notamment Pierre Bourdieu, Les Crist, Music for the Common Man, Aaron
1920s, New York, Oxford University Press, 2012 ; Judith Tick, Ruth Crawford Seeger, Règles de l’art. Genèse et structure du Copland during the Depression and War,
2000 ; Marilyn Ziffrin, Carl Ruggles, Urbana, A Composer’s Search for American Music, champ littéraire, Paris, Seuil, 1992 ; Pierre New York, Oxford University Press, 2005 ;
University of Illinois Press, 1994 ; Fernand New York, Oxford University Press, 1997. Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, Nicholas Tawa, The Great American Sym-
Ouellette, Edgard Varèse, Paris, Seghers, 11. Notamment Gertrude Vanderbilt Whit- Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2013. phony, Music, Depression, and War, Bloom-
1966 ; Ann Pescatello, Charles Seeger, A ney (1875-1942), voir Carol Oja, “Women 13. Sur la production musicale des années ington, Indiana University Press, 2009.
Life in American Music, Pittsburgh/Londres, patrons and crusaders for modernist music: 1929-1945, voir Nicholas Tawa, Serenading 14. Philippe Mary, La Nouvelle Vague et le
University of Pittsburgh Press, 1992 ; Michael New York in the 1920s”, in Ralph Locke the Reluctant Eagle, American Musical Life, cinéma d’auteur. Socio-analyse d’une révolu-
Broyles et Denise Von Glahn, Leo Ornstein, et Cyrilla Barr (éds), Cultivating Music in 1925-1945, New York, Schirmer Books, tion artistique, Paris, Seuil, 2006, p. 16-20.
Modernist Dilemmas, Personal Choices, America. Women Patrons and Activists since 1984 ; Barbara Heyman, Samuel Barber, Voir également Gisèle Sapiro, La Guerre des
Bloomington, Indiana University Press, 2007 ; 1860, Berkeley, University of California The Composer and his Music, New York, écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

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Laurent Denave

est l’institution qui, aux États-Unis à partir de compositeur en résidence et enseignant pour différentes
la Seconde Guerre mondiale, devient le principal institutions musicales (américaines et européennes).
soutien à la création musicale savante. Les œuvres Quant à Cage, s’il donne des conférences et des
produites dans les lieux de diffusion de la musique concerts sur les campus américains, il gagne sa vie
savante (salles de concert, maisons d’opéra, radios, (très difficilement jusqu’à la fin des années 1950 puis
etc.) restent, comme au début du siècle, en très correctement par la suite21), principalement grâce aux
grande majorité celles des compositeurs européens commandes pour la danse contemporaine, autrement
classiques et romantiques. Parmi les compositeurs dit, il dépend d’artistes qui bénéficient de l’aide d’ins-
américains, seuls quelques rares élus (généralement titutions non lucratives (universités aux États-Unis
très conservateurs) sont joués régulièrement par les ou institutions publiques en Europe). Ainsi, Cage
orchestres de leur pays. Pour tous les autres, le soutien et ses amis, comme la plupart des compositeurs d’avant-
des universités est déterminant. Comme l’explique garde étasuniens, ne dépendent pas du « marché »
Jann Pasler, « le réseau constitué par les universités de la musique pour vivre.
est prédominant : depuis la Seconde Guerre mondiale,
aux États-Unis, ce sont les universités qui ont permis
que soit écrite, pensée et même jouée la plus grande part La rupture avec la modernité
de la musique contemporaine dite “savante” »15. L’uni- et le renoncement à l’autonomie
versité est l’institution principale garantissant l’auto- par les Répétitifs
nomie de la création musicale vis-à-vis de la sphère
Afin de déterminer si les conditions de production
« commerciale » : « en règle générale, écrit Pasler, les
des tenants de la musique répétitive diffèrent de
universités sont prêtes à soutenir tout ce qui ne serait
celles des compositeurs d’avant-garde américains qui
pas accepté par le monde commercial »16. Elle permet
aux compositeurs savants de faire jouer leurs œuvres les ont précédés, nous avons étudier les trajectoires des
(dans les salles de concert des campus). Et un nombre plus célèbres d’entre eux, sur lesquels nous disposons
croissant d’entre eux, qu’ils soient conservateurs ou aujourd’hui d’une riche documentation (biographies,
d’avant-garde, peuvent également y enseigner. C’est entretiens écrits, audio ou vidéo, travaux universi-
le cas notamment des compositeurs sériels17 Roger taires, etc.), à savoir : Terry Riley (né en 1935), Steve
Sessions (1896-1985) et Milton Babbitt (1916-2011), Reich (1936), Philip Glass (1937), John Adams (1947)
des tenants d’une musique électroacoustique Otto et Laurie Anderson (1947). Avant de se pencher

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Luening (1900-1996) et Vladimir Ussachevsky (1911- sur les conditions de production de leur musique,
1990)18, ou encore d’Elliott Carter (1908-2012)19. commençons par préciser qu’ils ont tous adhéré à la
Bien entendu, tous les compositeurs savants « modernité » dans un premier temps, généralement
d’avant-garde américains ne font pas carrière dans pendant leurs études supérieures, avant de rompre
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l’enseignement supérieur. Prenons le groupe de compo- avec elle :


siteurs le plus radical de l’époque, que l’on appelle - Terry Riley, issu des classes populaires (son père
aujourd’hui « l’École de New York »20, à savoir John est chef d’équipe chargé de la restauration des lignes
Cage (1912-1992) et ses amis : Morton Feldman (1926- de chemin de fer), étudie sérieusement la musique
1987), Earle Brown (1926-2002) et Christian Wolff savante à partir du lycée seulement et découvre
(né en 1934). Parmi eux, seul Wolff fait carrière à la musique moderne durant ses études universitaires
l’université (il enseigne la littérature à Harvard de 1962 (au cours desquelles il écrit plusieurs œuvres atonales) ;
à 1970, puis la littérature et la musique au Dartmouth dès la fin de ses études en 1961, il adopte l’écriture tonale
College jusqu’à sa retraite). Feldman doit travailler et répétitive qui le fera connaître [voir encadré « L’esthétique
dans la petite manufacture de vêtements pour enfants néo-conservatrice de la musique répétitive », ci-contre] ;
de son père jusqu’à la fin des années 1960 avant d’obte- - Steve Reich, issu d’un milieu relativement aisé
nir un poste à l’Université de Buffalo (où il enseigne de (son père est avocat, sa mère est chanteuse profession-
1972 à sa mort). Brown a été ingénieur du son (de 1955 nelle), a accès très tôt à la musique savante (il apprend
à 1960) avant de gagner sa vie principalement comme à jouer du piano puis de la percussion lorsqu’il est jeune),

15. Jann Pasler, « Musique et institution aux A Biography, New York, Routledge, 2008. fertile, Genève, Contrechamps, 2000. [1995] ; David Revill, The Roaring Silence,
États-Unis », InHarmoniques, Paris, IRCAM 18. Sur ces compositeurs, voir Ralph 20. Voir Steven Johnson (éd.), The New York John Cage, A Life, New York, Arcade, 1992 ;
& Christian Bourgois, 2, mai 1987, p. 105. Hartsock, Otto Luening, A Bio-Bibliogra- Schools of Music and Visual Arts, New York, Kenneth Silverman, Begin Again, A Biogra-
16. Ibid., p. 118. phy, Westport, Greenwood Press, 1991 ; Routledge, 2002 ; William Duckworth, Talk- phy of John Cage, New York, Knopf, 2010 ;
17. Sur la musique sérielle américaine, voir Ralph Hartsock et Carl Rahkonen, Vladimir ing Music, Conversations with John Cage, Morton Feldman, Écrits et paroles, précédés
Joseph Straus, Twelve-Tone Music in America, Ussachevsky, A Bio-Bibliography, Westport, Philip Glass, Laurie Anderson, and Five d’une monographie par Jean-Yves Bosseur,
Cambridge, Cambridge University Press, Greenwood Press, 2000. Generations of American Experimental Com- Paris, L’Harmattan, 1998.
2009 ; Andrea Olmastead, Roger Sessions, 19. Max Noubel, Elliott Carter ou le temps posers, New York, Da Capo Press, 1999 21. D. Revill, op. cit., p. 100.

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La musique « répétitive » : une révolution conservatrice dans le monde musical savant américain ?

L’esthétique néo-conservatrice
de la musique répétitive
Le pionnier de la musique répétitive, Terry Riley, s’est direc- Une nouvelle fois, ce principe n’est ni plus ni moins qu’une
tement inspiré de l’œuvre (produite à partir de la fin des forme de canon. Ici, le décalage entre les voix, plus réduit
années 1950) du père du minimalisme La Monte Young (né que dans un canon traditionnel (décalage d’une seule note
en 1935), caractérisée par des notes tenues très longue- par exemple), produit des effets acoustiques relativement
ment. Plus généralement, on parle de « minimalisme » nouveaux. Mais le principe lui-même reste traditionnel.
en musique pour désigner une œuvre qui donne à entendre La technique dite « additive » inventée par Philip Glass
très peu d’éléments sonores et/ou peu de variation de est-elle plus originale que le canon répétitif ? Glass l’utilise
ces éléments. Les premières pièces minimalistes sont dans toutes ses premières compositions, notamment
écrites à partir d’un matériau tout à fait moderne (langage Strung Out pour violon électrique (1967). Il écrit une ligne
atonal notamment). La musique dite « répétitive » reprend mélodique (tonale ou modale) puis la répète (plusieurs
le principe du minimalisme appliqué à des éléments bien fois) en ajoutant (ou supprimant) un élément nouveau (une
plus traditionnels, à savoir ceux de la tradition musicale note), puis il répète (plusieurs fois) cette nouvelle mélodie
occidentale des XVIIIe-XIXe siècles (styles classique et en ajoutant (ou supprimant) un autre élément nouveau
romantique) : langage tonal, pulsation régulière, rythmes et ainsi de suite2. Ici encore, le contenu de la musique
simples et très peu variés, etc. Mais la musique répétitive (son langage notamment) est tout à fait traditionnel mais
présente-t-elle des traits véritablement nouveaux ? Il est sa forme présente bien un aspect (formel) nouveau.
vrai que jamais auparavant on n’a composé une musique Finalement, comment caractériser cette musique ?
présentant, comme son nom le suggère, un caractère La déclaration suivante de Steve Reich peut nous aider
aussi récursif (tout spécialement dans les compositions à répondre à cette question : « Après Schoenberg, Berg
datant de la seconde moitié des années 1960 à la seconde et Webern survint une pause suivie de Stockhausen,
moitié des années 1970, la musique devenant un peu plus Boulez et Berio et après vinrent moi-même, Riley, Glass,
variée par la suite). Mais cette extrême répétition mise Young et d’autres plus tard. Ce groupe de compositeurs
à part, deux principes d’écriture retiennent le plus souvent récemment apparus, dont je fais partie, a engagé quelque
l’attention des commentateurs : une forme nouvelle chose qui, d’une part est tout à fait nouveau au niveau

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de canon et la technique dite « additive » de Philip Glass. de la structure musicale, de la répétition et de la lenteur
Commençons par le canon revu par les Répétitifs, du changement harmonique et qui, d’autre part est un
en particulier Terry Riley et Steve Reich. La partition de processus de restauration. Restauration de la mélodie, du
In C (1964) de Riley, qui est considérée comme l’œuvre
contrepoint et de l’harmonie dans un contexte que l’on
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« emblématique » du minimalisme répétitif, est une unique


peut reconnaître mais qui est totalement nouveau… »3.
page sur laquelle sont notées 53 figures mélodiques
La musique répétitive, présentée habituellement comme
tonales. Le nombre et le choix des instruments sont
« d’avant-garde » ou « moderne »4, pourrait ainsi être
laissés libres. L’instrumentiste chargé de marquer la
qualifiée de néo-conservatrice, compte tenu du fait que
pulsation débute la pièce, puis chaque instrumentiste fait
ses éléments les plus caractéristiques sont traditionnels.
son entrée lorsqu’il le désire et répète chaque formule
mélodique (de la 1ère à la 53e, sans qu’il soit obligatoire 1. Keith Potter, Four Musical Minimalists, Cambridge, Cambridge University
de les jouer toutes) autant de fois qu’il le souhaite1. Press, 2000, p. 112.
2. Sur la musique de Glass, voir Wim Mertens, American Minimal Music,
Cette pièce repose donc sur le principe du canon, principe
Londres, Khan & Averill, 1983 [1980], p. 67-86 ; K. Potter, op. cit.,
en usage depuis des siècles dans la musique occiden- p. 251-341.
tale. Et Riley n’apporte rien, l’extrême répétition mise 3. Jean-Claude Gaillard, Le Dernier Schoenberg : synthèse et dépassement,
Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 2004, p. 118.
à part, à cette technique d’écriture. Quant à Steve Reich,
4. On parle ainsi de cette musique dans les ouvrages sur la musique
il fait usage dans toutes ses premières compositions, « moderne », notamment : Dominique et Jean-Yves Bosseur, Révolutions
à commencer par It’s Gonna Rain (1965), de ce qu’il appelle musicales. La musique contemporaine depuis 1945, Paris, Minerve, 1999,
le « décalage de phase » (phase shifting) ou déphasage. p. 151-156 ; Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale : de
Darmstadt à l’IRCAM. Contribution historiographique à une musicologie
Le principe en est très simple : le même fragment musical
classique, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 631-648 ; Paul Griffiths, Brève
est joué sur deux canaux différents d’un appareil audio, histoire de la musique moderne. De Debussy à Boulez, Paris, Fayard, 2004
ou sur deux instruments différents si on l’applique à la [1992], p. 162-164 ; Alex Ross, The Rest is Noise, À l’écoute du XXe siècle.
musique instrumentale, et on décale légèrement les deux La modernité en musique, Arles, Actes Sud, 2010 [2007], p. 659-674 ;
Eric Salzman, Twentieth-Century Music, An Introduction, Englewood Cliffs,
canaux, ou instruments, d’une fraction de seconde, ou
Prentice Hall, 1988, p. 215-221 ; Jean-Noël von der Weid, La Musique du
d’un temps, en augmentant progressivement le décalage XXe siècle, Paris, Hachette, 1997, p. 237 ; Arnold Whittall, Music Since
jusqu’à revenir au point de départ, c’est-à-dire à l’unisson. the First World War, Londres, Oxford University Press, 1988, p. 210-211.

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Laurent Denave

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Entre musique répétititve et rock, Laurie Anderson en mai 1986


au De Vereeniging te Nijmegen (Pays-Bas).

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La musique « répétitive » : une révolution conservatrice dans le monde musical savant américain ?

cependant, il ne s’intéresse vraiment à la musique En règle générale, les compositeurs d’avant-garde


moderne que durant ses études supérieures ; à partir écrivent de la musique pour eux-mêmes et tentent
de 1964-1965, il compose de la musique répétitive ensuite de la publier ou de la donner en concert,
en utilisant les moyens électroacoustiques, ce qui ce qui n’arrive qu’après une attente souvent assez longue
peut la faire passer pour relativement moderne, (nombre d’œuvres de Charles Ives ont été exécutées et
mais parallèlement (et quasi-exclusivement par publiées près d’un demi-siècle après leur composition).
la suite), il écrit une musique instrumentale dans La démarche des Répétitifs est tout autre (et proche à cet
un style très accessible ; égard des artistes de jazz ou de musique pop). Sauf excep-
- Philip Glass, issu de la petite bourgeoisie (son père tions, ils écrivent dans le but d’interpréter eux-mêmes
est un petit commerçant qui répare des radios et leur musique (Adams mis à part, les Répétitifs ne font
vend des disques), a la chance lui aussi d’avoir accès pas de distinction entre les fonctions d’interprète et de
très tôt à la musique savante (il débute le violon compositeur), immédiatement après l’avoir composée.
dès l’âge de six ans) et de faire des études musicales Riley et Anderson donnent des concerts en solo (ou
très poussées au cours desquelles il se passionne pour parfois accompagnés par d’autres musiciens) ; tandis
la modernité musicale ; il écrit au début des années que Reich et Glass jouent avec leur propre ensemble,
1960 des compositions modernes dont une vingtaine Steve Reich and Musicians (fondé en 1965) et le Philip
sont publiées (notamment par la prestigieuse maison Glass Ensemble (fondé en 1968). Glass refuse d’ail-
d’édition musicale Theodore Dresser22) ; mais, après leurs de publier sa musique jusqu’en 1980 pour garder
avoir découvert la musique de Reich en 1967, il rompt le monopole de son exécution avec son ensemble25.
avec son premier style pour adopter le style répétitif Comme il le fera lui-même remarquer, cela répond
que l’on connaît ; à une logique économique : « Le problème, dans le
- John Adams est issu d’un milieu aisé (son père passé, était que je gagnais ma vie plus comme interprète
est un homme d’affaires relativement prospère), (performer) que compositeur. Si j’avais été enseignant
mélomane (il débute à huit ans la clarinette avec et avais eu un salaire garanti de 25 000 dollars
son père) et n’ignorant pas la modernité musicale de par an, je ne m’en serais pas autant soucié26. »
son temps (sa mère lui offre un exemplaire du livre Si l’on en croit le témoignage du compositeur, dès
Silence, de John Cage, en 1969) ; lorsqu’il enseigne les années 1960, Glass désirait s’adresser à un public
au Conservatoire de San Francisco (de 1972 à 1982), le plus large possible27. Mais, au départ, les Répétitifs
il dirige le New Music Ensemble de l’école et compose obtiennent une audience très restreinte : ils jouent

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de la musique expérimentale (suivant l’exemple de principalement dans des galeries, des musées, des lofts
Cage) ; mais, trouvant absurde de jouer une musique ou des petites salles de concert. Si John Adams est très
« ennuyeuse » pour un public très restreint (si l’on vite soutenu par les institutions de la sphère savante (ses
en croit le témoignage récent du compositeur23), premières œuvres orchestrales, Harmonium et Harmo-
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il renoue à partir de 1976 avec une écriture bien plus nielehre, entrent dès les années 1980 dans le répertoire
traditionnelle (langage tonal notamment) et écrit en des orchestres américains28), ce n’est pas le cas des
1977-1978 ses premières compositions dans un style autres Répétitifs qui obtiennent peu de soutiens (finan-
répétitif très influencé par le courant romantique24 ; ciers), en particulier des universités, comme pourra en
- Laurie Anderson, issue d’un milieu bourgeois témoigner Philip Glass, qui n’est pas invité à venir jouer
(elle grandit dans une banlieue riche de Chicago), sa musique dans les universités au début de sa carrière29.
découvre la musique savante très tôt (elle débute Durant la première phase de leur trajectoire musicale
le violon à sept ans), cependant, elle va surtout (du début des années 1960 au début des années 1970
étudier les arts plastiques (la sculpture notamment) pour Riley, Reich et Glass, et du milieu des années 1970
et aura donc des compétences assez limitées en au début des années 1980 pour Adams et Anderson),
écriture musicale ; ses premières productions (datant les Répétitifs sont tous obligés de trouver un second
du début des années 1970) sont très influencées par métier pour subvenir à leurs besoins. Riley gagne sa
Cage et d’autres artistes d’avant-garde, mais elle vie principalement grâce à son travail de pianiste de
va finalement se faire connaître pour ses chansons bar. Reich et Glass vivent de petits boulots (notamment
qui sont à mi-chemin entre la musique répétitive chauffeur de taxi), et le premier donne aussi quelques
(celle de Glass en particulier) et le rock. cours à la New School de New York (de 1968 à 1971).

22. Keith Potter, Four Musical Minimalists, Straus and Giroux, 2008, p. 86. (éd.), Writings on Glass: Essays, Interviews, 28. J. Adams, op. cit., p. 128.
Cambridge, Cambridge University Press, 24. Robert Schwarz, Minimalists, Londres, Criticism, Berkeley, University of California 29. Richard Kostelanetz, « Philip Glass »
2000, p. 254. Phaidon Press, 1996, p. 182. Press, 1999 [1997], p. 106. (1979), in R. Kostelanetz (éd.), Writings on
23. John Adams, Hallelujah Junction, Com- 25. Allan Kozinn, “The touring composer as 26. Ibid., p. 107. Glass: Essays…, op. cit., p. 110.
posing and American Life, New York, Farrar, keyboardist” (1980), in Richard Kostelanetz 27. W. Duckworth, op. cit., p. 335.

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Laurent Denave

John Adams enseigne au Conservatoire de San Francisco environ deux ans32. Ce n’est qu’à partir de la toute fin
(de 1972 à 1982), avant d’être compositeur en résidence des années 1970 qu’il peut gagner sa vie uniquement grâce
au sein de l’Orchestre symphonique de San Francisco à sa musique (en 1984, il a déjà les moyens d’acheter une
(de 1982 à 1985). Enfin, Laurie Anderson enseigne dans maison à New York). John Adams et Laurie Anderson
les années 1970 les arts visuels dans différents colleges abandonnent l’enseignement dès que leur musique
de New York. Autrement dit, lorsqu’ils écrivent leurs leur rapporte des revenus suffisants pour en vivre :
premières œuvres, les Répétitifs ont tous un second en 1985, Adams décide de ne pas reprendre l’enseignement
métier pour vivre. qu’il avait suspendu en 1982 (il peut acheter en 1985
Cette première phase de leur trajectoire pourrait une maison à Berkeley) ; nous évoquerons plus loin
se rapprocher des conditions de production d’une le succès commercial fulgurant d’Anderson qui lui permet
musique d’avant-garde. Il faut noter toutefois que leur de vivre confortablement de sa production dès 1981.
démarche est radicalement différente : ils ne sont pas Les Répétitifs peuvent désormais compter sur
hostiles à l’idée de tirer profit de leur musique (en la le soutien des institutions dominantes de la sphère
jouant en concert notamment) et peuvent même espérer musicale savante américaine (mais également
séduire un large public (à l’instar de Philip Glass). européenne33). Elle est diffusée par certaines maisons
Et ce qui distingue une production « commerciale » d’une d’édition et de disque prestigieuses : Reich est enregistré
production « désintéressée » (comme celle des compo- par Deutsche Grammophon (en 1974) et publié par
siteurs d’avant-garde) est la volonté d’en tirer profit. Universal Edition (à partir de 1980). La musique de
Ainsi, Anna Boschetti note à juste titre que « ce n’est pas Philip Glass a été produite à partir du milieu des années
l’absence de rémunération qui distingue l’art “pur” du 1970 par des maisons (ou festivals) d’opéra de premier
produit commercial : les œuvres qui n’ont pas été écrites plan (notamment l’Opéra de Rotterdam et celui de
pour le marché restent désintéressées, même lorsqu’elles Stuttgart) ; et, à partir des années 1980, sa musique
parviennent à procurer à leur auteur, à plus ou moins long orchestrale (concertos et symphonies) est commandée
terme, des profits30. » L’inverse est également vrai : ce n’est ou interprétée par des orchestres de premier rang34.
pas parce qu’une production « commerciale » ne rapporte La musique de John Adams est diffusée par les institutions
pas d’argent (ou presque) qu’elle est « désintéressée ». musicales les plus « académiques » du pays dès le début
Dès qu’ils peuvent gagner leur vie grâce à leur des années 1980 et il devient même dans les années
musique, les Répétitifs abandonnent la situation profes- 1990 le compositeur américain vivant le plus joué dans

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sionnelle qui pouvait leur garantir une certaine autonomie, les salles de concert savant américaines35.
à l’exception notable de Terry Riley qui décide Les Répétitifs reçoivent ainsi le soutien des institutions
(sans que nous soyons en mesure de l’expliquer) du secteur académique du monde musical, mais ce
de s’installer en 1969 en Californie où il composera très qui est plus remarquable encore est leur dépendance
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peu et se consacrera principalement à l’enseignement, à l’égard du « marché » de la musique. Ils tirent


au moment où sa musique commence pourtant à obtenir ainsi une bonne partie de leurs revenus des concerts
un certain succès commercial 31. Steve Reich peut qu’ils donnent dans des salles de concert dédiées
abandonner ses petits boulots et l’enseignement en 1971, à la musique savante ou à la musique pop (comme les
lorsque sa musique lui permet de vivre confortablement. clubs de rock)36. Et ils gagnent également de l’argent
Philip Glass est déjà un compositeur renommé au niveau grâce à la vente de disques. Certains enregistrements
international en 1976 après la création en France de son obtiennent un succès exceptionnel pour des disques
opéra Einstein on the Beach. Il s’est toutefois endetté de musique « moderne » (voire tout simplement pour
pour la production de cette pièce au Metropolitan Opera des disques de musique « savante »). Par exemple, celui
de New York (où elle est donnée à deux reprises la même de Music for 18 Musicians en 1978 de Steve Reich
année, hors programmation et à ses frais) : il doit donc se vend la première année à plus de 20 000 exemplaires
continuer de travailler comme chauffeur de taxi pendant et dépasse les 100 000 exemplaires en quelques années37.

30. Anna Boschetti, La Poésie partout. phoniques américains, Philip Glass est le Box, 9(2), janvier 2001), et une autre étude The Truman Show (Peter Weir, 1998) et
Apollinaire, homme-époque (1898-1918), deuxième compositeur américain vivant le réalisée par la même institution pour la The Hours (Stephen Daldry, 2002) qui sont
Paris, Seuil, 2001, p. 31. plus joué dans les salles de concert savant saison 2010-2011 (http://www.americanor- des productions à très gros budget.
31. R. Schwarz, op. cit., p. 44. aux États-Unis en 2010-2011 (http://www. chestras.org/images/stories/ORR_1011/ 37. Robert Fink, “(Post)minimalisms 1970-
32. Tim Page, “ Philip Glass” (1989), in americanorchestras.org/images/stories/ ORR_1011.pdf). 2000: the search for a new mainstream”,
R. Kostelanetz (éd.), Writings on Glass…, ORR_1011/ORR_1011.pdf). 36. Notons que Philip Glass gagne aussi in Nicholas Cook et Anthony Pople (éds),
op. cit., p. 6-7. 35. Selon une étude réalisée par la Ligue de l’argent grâce à l’industrie du cinéma : The Cambridge History of Twentieth-Century
33. Tim Page, “Dialogue with Philip Glass des orchestres symphoniques américains il a ainsi écrit de la musique pour une tren- Music, Cambridge, Cambridge University
and Steve Reich”, in R. Kostelanetz [éd.], pour la saison 1999-2000 (voir Bradley taine de films (de la fin des années 1970 à Press, 2004, p. 549.
Writings on Glass…, op. cit., p. 49. Bambarger, “What is the most-performed aujourd’hui), dont Hamburger Hill (John Irvin,
34. Selon la Ligue des orchestres sym- American classical music?”, NewMusic- 1987), Kundun (Martin Scorsese, 1997),

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La musique « répétitive » : une révolution conservatrice dans le monde musical savant américain ?

À titre de comparaison, Arnold Dobrin constate elle récite ses textes comme un « son minimaliste dérivé
en 1970 que l’un des compositeurs modernes vivants durock »44. Ce rapprochement esthétique permet d’ailleurs
les plus célèbres, Igor Stravinsky (1882-1971), ne des collaborations avec des représentants du monde
peut espérer vendre plus de 30 à 40 000 exemplaires de la musique pop. C’est le cas de Glass qui est lié
d’un nouvel enregistrement du Sacre du Printemps au monde du rock depuis les années 1970 : il intéresse
(probablement sa composition la plus connue), et ses et influence nombre de ses représentants et colla-
dernières œuvres (sérielles) ne se vendent à pas plus bore avec certains d’entre eux sur son album Songs
de 3 ou 4 000 exemplaires38. Les disques de Philip from Liquid Days (1986). Anderson collabore égale-
Glass (distribués notamment par CBS puis Polygram) ment avec des vedettes de la musique pop, comme
se vendent mieux encore que ceux de Reich : l’enregis- Peter Gabriel (né en 1950) ou Lou Reed (1942-2013)
trement de Einstein on the Beach (1979) s’est vendu avec qui elle se marie en 2008.
à plus de 100 000 exemplaires, Glassworks (1981-1982)
à plus de 175 000 exemplaires39 et Low Symphony Si l’on compare les positions et prises de position
(1992) à plus de 200 000 exemplaires40. Enfin, Laurie de Charles Ives et ses successeurs à celles des Répétitifs,
Anderson obtient un succès de vente record : le disque le changement est remarquable. La dépendance à l’égard
de sa chanson intitulée « O Superman » (1981) entre des institutions académiques et, surtout, des institutions
dans le classement des meilleures ventes de disques commerciales est très forte pour les seconds alors qu’elle
pop en Angleterre (où il occupe la deuxième place du faisait l’objet d’un rejet par les premiers. On pourrait ainsi
classement) et rapporte plus d’un million de dollars41. considérer la musique répétitive comme une entreprise
Après ce succès, Anderson signe un contrat avec de réintégration d’une partie de la « musique nouvelle »
une grande maison de disque (Warner) pour laquelle dans l’ordre musical dominant (académique et commer-
elle produira des « albums » et des clips vidéo pour cial), réaction contre la « modernité » musicale et remise
la promotion de ses chansons. en cause de l’autonomie de la création musicale, autre-
Comment expliquer le succès commercial des ment dit une révolution conservatrice dans le monde
Répétitifs ? Dans le contexte d’une faible audience musical savant américain45.
pour la musique moderne, cela n’est possible que Pierre Bourdieu écrit que la conquête de l’autonomie
parce que la musique (son langage et la simplicité de est un processus qui n’a « rien d’une sorte de dévelop-
son écriture) est accessible, autrement dit, en raison pement linéaire et orienté de type hégélien et que les
de son rapprochement esthétique avec la production progrès vers l’autonomie pouvaient être interrompus » ;

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dominante. Philip Glass reconnaît d’ailleurs sa proxi- c’est le cas actuellement : « l’indépendance, difficile-
mité esthétique à la musique pop en déclarant : « Quand ment conquise, de la production et de la circulation
j’ai entendu Donna Summer pour la première fois, j’ai culturelle à l’égard des nécessités de l’économie se
simplement ri. J’ai dit, “C’est exactement ce que nous trouve menacée, dans son principe même, par l’intru-
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faisons !” Comment ne pas le voir ? »42. C’est encore sion de la logique commerciale à tous les stades de la
plus évident pour la production de Laurie Ander- production et de la circulation des biens culturels »46.
son, dont on ne sait plus s’il s’agit de musique savante En effet « l’intrusion de la logique commerciale » dans
ou de musique pop : Eric Salzman, qui fait remar- tous les secteurs du monde musical, y compris celui de la
quer que Laurie Anderson n’est pas facile à classer43, musique « nouvelle », menace directement les conditions
définit ainsi l’accompagnement musical sur lequel sociales de possibilité de la création musicale47.

38. Arnold Dobrin, Igor Stravinsky, His Life 42. Johan Girard, Répétitions. L’esthétique 45. Un phénomène très comparable a danger » (2000), in Contre-feux 2, Paris,
and Times, New York, Thomas Crowell, musicale de Terry Riley, Steve Reich et Philip lieu dans le monde de l’art étasunien, au Raisons d’agir, 2001, p. 76.
1970, p. 163. Glass, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, début des années 1960, avec l’apparition 47. Cet article doit beaucoup aux relec-
39. R. Fink, op. cit., p. 151. 2010, p. 13. du Pop Art, voir Diana Crane, The Transfor- tures critiques de Julie Pannetier et Sophie
40. E. Kirk, op. cit., p. 337. 43. Eric Salzman, Twentieth-Century Music, mation of the Avant-Garde. The New York Denave que je remercie. Je voudrais remer-
41. John Howell, Laurie Anderson, An Introduction, Englewood Cliffs, Prentice Art World, 1940-1985, Chicago, University cier également Jean-Emmanuel Denave et
New York, Balliettt & Fitzgerald, 1992, Hall, 1988, p. 228. of Chicago Press, 1987. Nicolas Vayssié pour leur aide.
p. 25. 44. Ibid., p. 239. 46. Pierre Bourdieu, « La culture est en

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