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Drouard Alain. Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des
années soixante. In: Revue française de sociologie, 1982, 23-1. pp. 55-85;
doi : 10.2307/3320851
https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_1_3543
Resumen
Alain Drouard : Reflexiones en una cronologia. El desarrollo de las ciencias sociales en Francia desde
1945 hasta 1968.
Al centrar su análisis en très disciplinas que ilustran peculiarmente el desarrollo de las ciencias
sociales en Francia desde 1945, es decir las ciencias económicas, la psicologia social y la sociología,
trata el autor de establecer los hechos históricos imprescindibles para cualquiera reflexion critica o
teórica en la historia de las ciencias sociales durante el periodo 1945-1968. Marcan dos periodos el
proceso de institucionalización de las ciencias sociales : el primero desde la Liberacion a fines de
guerra hasta el fin de 1959 se caracteriza por creaciones en que la intervención de los individuos y las
estrategias de los pequerlos grupos tienen mas peso que la voluntad política o la petición social; la
segunda que corresponde más o menos con los años 1960-1968 ve un desarrollo más inducido y más
dependiente de una petición social rechazada por los poderes públicos.
Résumé
Alain Drouard : Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences sociales en France de
1945 à la fin des années soixante.
En centrant son analyse sur trois disciplines qui illustrent particulièrement le développement des
sciences sociales en France depuis 1945, c'est-à-dire les sciences économiques, la psychologie
sociale et la sociologie, l'auteur se propose d'établir les faits historiques indispensables à toute
réflexion critique ou théorique sur l'histoire des sciences sociales au cours de la période 1945-1968.
Deux périodes marquent le processus d'institutionnalisation des sciences sociales : la première, de la
Libération à la fin des années cinquante, est caractérisée par des créations où l'intervention d'individus
et les stratégies de petits groupes ont plus de poids que la volonté politique ou la demande sociale ; la
seconde, qui correspond en gros à la décennie soixante, voit un essor plus induit et plus dépendant
d'une demande sociale relayée par les pouvoirs publics.
Abstract
Alain Drouard : Considerations on a chronology. The development of the social sciences in France
from 1945 to the end of the 60s.
The author focuses on three disciplines which throw light on the development of the social sciences in
France since 1945 (the economic sciences, social psychology and sociology) and calls attention to the
historical facts which must be taken into account in any critical or theoretical consideration on the
history of the social sciences during the period running from 1945 to 1968. The process of
institutionalization of the social sciences can be divided into two periods : the first goes from the
Liberation to the end of the 50s and is characterized by creations in which individual interventions and
the strategies of small groups are more important than the political will or the social demand; in the second
period, covering roughly the decade of the 60s, the development is more inductive and depends on the
social demand as relayed by the public authorities.
Zusammenfassung
Alain Drouard : Ueberlegungen zu einer Chronologie. Die Entwicklung der Sozialwissenschaften in
Frankreich von 1945 bis zum Ende der sechziger Jahre.
Der Verfasser zentriert seine Analyse auf drei Wissenschaftszweige, die besonders die Entwicklung der
Sozialwissenschaften in Frankreich seit 1945 beleuchten : das heisst, die Wirtschaftswissenschaften, die
Sozialpsychologie und die Soziologie, und mochte somit die historischen Fakten erstellen, die zu kritischen
oder theoretischen Ueberlegungen über die Geschichte der Sozialwissenschaften zwischen 1945 und 1968
unerlässlich sind. Die Institutionalisierung der Sozialwissenschaften ging in zwei Zeitabschnitten vor sich :
der erste erstreckt sich von Kriegsende bis Ende der fünfziger Jahre, und zeichnet sich durch
Neuschaffungen aus, bei denen der Eingriff von Einzelnen und die Strategien von kleinen Gruppen eine
grössere Bedeutung haben als der politische Wille oder die soziale Nachfrage. Der zweite Zeitabschnitt
erstreckt sich, grob gesehen, auf die sechziger Jahre und entspricht einer eher geführten Entwicklung, die
mehr von der durch die öffentlichen Behörden unterstützten sozialen Nachfrage abhängig ist.
R. franc, sociol.. XXIII, 1982, 55-85
Alain DROUARD
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Revue française de sociologie
VIe section dont le programme interdisciplinaire ouvert sur le monde entier, fondé
sur la recherche et les enquêtes collectives, est celui des Annales et où l'histoire joue
un rôle d'inspiration et d'entraînement » (2), alors que l'on sait que son intervention
dans cette affaire a été tardive et que d'autres noms doivent être aussi mentionnés,
comme celui de Charles Morazé. Autre exemple : l'occultation dans la première
plaquette éditée par l'Institut national d'études démographiques des liens qui relient
I'ined à l'institution qui l'a précédé •. la Fondation française pour l'étude des
problèmes humains créée pendant la guerre par le régime de Vichy.
Dans ces conditions, l'une des premières tâches d'une histoire des sciences
sociales n'est-elle pas de faire la critique des mythes d'origine et de mettre en
lumière les conditions sociales et culturelles du développement des sciences
sociales ? De ce point de vue, comme l'écrit P. Bourdieu dans Questions de
sociologie, le travail de l'historien et celui du psychanalyste se confondent puisque
« l'inconscient d'une discipline, c'est son histoire ; l'inconscient, ce sont les
conditions sociales de production occultées, oubliées ».
En second lieu, les controverses et les polémiques sur la place et le rôle des
sciences sociales dans la société française sont d'autant plus vives que l'on ignore
souvent leurs fonctions et leurs usages réels. On ne compte plus les ouvrages à
caractère normatif ou prédictif qui, tour à tour, accusent, condamnent, refusent ou
encensent les sciences sociales (3). Refuser les stéréotypes et les jugements a priori
suppose que l'on se préoccupe d'abord de confronter les sources écrites et les
témoignages afin d'établir - aussi solidement que possible - les faits historiques
qui devraient étayer les réflexions sur le développement des sciences sociales au
cours des trente dernières années. Dans une culture comme la nôtre, spontanément
portée à l'abstraction et à la théorisation, l'oubli des faits et des données premières
ne conduit-il pas trop souvent à des généralisations hâtives et peu fondées sur la
place et le rôle des sciences sociales dans notre société ?
Si, contrairement aux espoirs de leurs partisans et promoteurs des années
soixante, les sciences sociales n'ont pas été des sciences auxiliaires de l'action -
des disciplines praxéologiques - , elles n'en ont pas moins joué un rôle essentiel
dans les transformations de la société française en modifiant progressivement les
modes de perception de la réalité sociale. On tentera dans les lignes qui suivent de
dégager les points de repère et les lignes de force de cette mutation d'ordre culturel
dont il est par ailleurs difficile d'évaluer l'ampleur et la portée exacte.
Même si les remarques qui suivent s'appliquent aux sciences sociales et
humaines entendues du sens large (4), l'accent sera mis sur les disciplines qui
(2) La Nouvelle Histoire, sous la direction de France 1980, sous la direction de Henri MEN-
Jacques LE GOFF, Roger CH ARTIER, Jacques DRAS, Paris, Gallimard, 1980.
REVEL, Paris, cepl, Retz, 1978, p. 220. (4) Chacun sait que le statut des sciences
(3) Dans des genres très différents et en se sociales - aussi bien du point de vue institution-
limitant aux ouvrages récents, on citera les ouvra- nel qu'épistémologique — s'est profondément
ges suivants : Georges POMPIDOU, Le nœud modifié au cours des trente dernières années. Par
gordien, Paris, Pion, 1974; Stanislas AN- conséquent toutes les définitions du champ des
DRESKI, Les sciences sociales, sorcellerie des sciences sociales ou tous les efforts pour fixer les
temps modernes, Paris, puf, 1975; Paul CLA- limites de ces disciplines doivent être datés et
VAL, Les mythes fondateurs des sciences socia- situés dans le temps. Les problèmes posés par le
les, Paris, puf, 1980; La sagesse et le désordre, développement des sciences sociales en France
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depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont lier. Il est à noter que ces instituts étaient conçus
l'objet d'une recherche en cours sous la direction comme les embryons de futures facultés : dans
de François BOURRICAUD. On rappellera dès « Réforme de la fonction publique » ( 1 945, p. 51),
maintenant avec Jean PIAGET (Epistemologie Michel DEBRE écrivait que « si les instituts
des sciences de l'homme, Paris, Gallimard, 1972, d'études politiques répondent à ce qu'on est en
pp. 15-16) qu'« on ne saurait retenir aucune droit d'attendre d'eux, ils devraient dans quelques
distinction de nature entre ce qu'on appelle sou- années être transformés en facultés nouvelles qui,
vent les sciences sociales et les sciences humaines à côté des anciennes facultés et à égalité avec elles,
car il est évident que les phénomènes sociaux organiseront l'enseignement capital de la science
dépendent de tous les caractères de l'homme y politique et de la science économique avec licence
compris les processus psychophysiologiques, et et doctorat ».
que réciproquement les sciences humaines sont (7) Décision du CNRsdu 22 janvier 1946.
toutes sociales par l'un ou l'autre de leurs (8) Loi du 27 avril 1 946 et décret du 1 4 juin
aspects ». de la même année.
(5) Ordonnance n° 45.2499 du 24 octobre (9) Décret du 3 novembre 1947 et arrêté du
1945. 21 novembre 1947.
(6) Ordonnance du 9 octobre 1945 substi- (10) Cf. Didier ANZIEU, « La psychanalyse
tuant à l'École libre des sciences politiques des au service de la psychologie » in « Regards sur la
instituts d'études politiques qui, tout en étant des psychanalyse en France, Nouvelle revue de psy-
instituts d'université, jouissent d'un statut particu- chanalyse, n° 20, Automne 1 979.
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(12) Otto KLINEBERG, «Jean Stoetzel et nal understanding. A survey of research, New
l'étude scientifique du caractère national » dans York, Social Science Research Council, 1950.
Science et théorie de l'opinion publique. Нот- (13) L'enseignement des sciences sociales en
mage à Jean Stoetzel, Paris, Retz, 1981. On France, Unesco, 1953, 167 p.
rappellera également l'étude d'Otto Klineberg sur (14) Sociologie du travail, n° 1 , 1980 : «
Soles états de tension : Tension affecting internatio- ciologie du travail a 20 ans ».
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en face des changements techniques », Marc Maurice cite, dans ce même numéro
de Sociologie du travail, l'argument principal de cette demande formulée par
Salomon Barkin : « L'attitude des travailleurs à l'égard du changement technique
est le facteur déterminant de la croissance économique. La résistance au
changement ne peut que retarder et dans certains cas empêcher le progrès et ralentir
l'expansion économique ».
Les enquêtes - comme celle de Mont-Saint-Martin sur les ouvriers et le progrès
technique - n'ont été possibles que parce qu'il y avait, tant du côté de l'offre que
de la demande de recherche, accord sur les postulats initiaux, à savoir que « le
progrès technique est le facteur essentiel du développement économique et social ».
On comprend dans ces conditions que la problématique des recherches ait été
formulée en terme d'adaptation des travailleurs au changement technique.
Il n'y aurait pas eu de développement des sciences sociales en France si ne s'était
forgée aussi bien chez les chercheurs que chez leurs interlocuteurs la conscience
d'un « retard » à rattraper ou de lacunes à combler. Certes, le problème avait été
posé avant la seconde guerre mondiale. Dans les « Entretiens sur les sciences de
l'homme», Jean Coutrot écrivait en 1937 : « Le déchaînement des techniques
perturbe à chaque instant le développement de la personnalité, développement
dont nous ignorons encore les lois car les sciences de l'homme qui lui donneraient
le pouvoir sur lui-même ont un inquiétant retard par rapport aux sciences de la
nature qui en trois siècles lui ont donné le pouvoir sur les choses ». Cette même
année, Raymond Aron observait de son côté que « ce qui manque le plus à la
sociologie, ce sont les sociologues »(15).
Dès la Libération, de nombreux textes mettent l'accent sur le retard des sciences
sociales en France et sur les fâcheuses conséquences qui peuvent en découler pour
l'avenir du pays. Jean Stoetzel - en 1946 - conclut ainsi un article consacré aux
rapports entre la sociologie et la démographie : « L'école de Chicago notamment
a rendu en ce sens d'appréciables services. Il est temps de rattraper notre retard en
conjuguant les efforts des démographes et des sociologues » (16).
A la même époque, dans le premier Cahier de la Fondation nationale des
sciences politiques, Charles Morazé écrivait : « II faut être prudent dans la critique
et patient dans l'attente et si les sciences sociales doivent déplorer par rapport aux
sciences physiques et naturelles un retard considérable, c'est que peut-être elles ont
trop souvent voulu remettre tout en question, qu'elles ont trop souvent aussi
présenté de hâtives conclusions comme définitives et rédigées sous forme de vérités
universelles »(17).
Dès l'introduction du Grand espoir du XXe siècle, paru en 1 949, Jean Fourastié
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(18) Jean FOURASTIÉ, Le grand espoir du (20) Alain DROUARD, Processus de chan-
XXe siècle, 2e éd., Préface d'A. Siegfried, Paris, gement et mouvements de réforme dans l'ensei-
PUF, 1950, p. 13. gnement supérieur français, Collection des Ac-
(19) Alain TOURAINE, Un désir d'histoire, tions thématiques programmées. Sciences humai-
Paris, Stock, 1977, p. 67. nes, Paris, Editions du cnrs, 1978.
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Cette référence joue en deux sens. D'une part, la comparaison avec les sciences
exactes et naturelles est constante parce que celles-ci fournissent un modèle de
scientificité que les sciences sociales et humaines doivent s'efforcer d'atteindre le
plus rapidement possible. C'est l'UNESCO qui rappelle que l'étude des tendances
principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines - parue en 1 970
- a été entreprise sur le modèle de l'étude des tendances dans les sciences exactes
et naturelles lancée en 1 959-1 960 à l'initiative de Pierre Auger (2 1 ). Dans un texte
écrit en 1 964 pour l'UNESCO, Claude Lévi-Strauss explicitait cette référence : « Dès
le début, une constatation s'impose de la façon la plus absolue : dans l'ensemble
des sciences sociales, la linguistique peut être mise de plein pied avec les sciences
exactes et naturelles » (22).
D'autre part - et c'est là une toute autre préoccupation - les sciences sociales
doivent jouir des mêmes droits et des mêmes prérogatives que les sciences exactes
et naturelles et ce en vertu de ce qu'on peut appeler le principe de symétrie ou les
contraintes du processus de changement « à la française » qui veut que les
innovations ou les changements doivent pour être admis affecter l'ensemble du
système institutionnel dans lequel ils interviennent. C'est ainsi qu'en 1 954
l'association Marc Bloch réclame pour les sciences sociales « les mêmes prérogatives et les
mêmes responsabilités que celles qui sont données aux sciences traditionnelles (23).
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des cadres, et qui ont contribué à changer les attitudes de nombreux dirigeants (26).
Mais d'autre part - et presque simultanément - sont affirmées et
revendiquées une identité et une originalité des sciences sociales françaises. Cette réaction
peut apparaître comme une réaction défensive contre la concurrence américaine,
mais il faut aussi la replacer dans le contexte des luttes idéologiques «
anti-impérialistes » de cette époque, et elle n'est pas sans rappeler les réactions des intellectuels
français à l'égard de l'Allemagne à la fin du XIXe siècle (27).
De nombreuses déclarations et manifestations illustrent cette attitude ambiguë
à l'égard des États-Unis. Lors du premier Colloque de Caen en 1956, Gaston
Berger, directeur de l'enseignement supérieur, commence par déplorer la situation
des sciences humaines en France puis ajoute : « Contrairement à ce que l'on pense
parfois, il n'y a pas non plus à l'étranger tellement de choses valables. Les
Américains, par exemple, sont fréquemment déçus par le maigre rendement de
leurs nombreux travaux ».
En 1 957, dans un rapport officiel intitulé La recherche scientifique et le progrès
technique et que l'on a coutume d'appeler « Rapport Longchambon », on peut lire
les lignes suivantes : « Malgré les apparences et nos retards évidents, nous sommes
en France aptes à prendre cette avance. L'exemple des échecs américains, tels que
le reconnaissent et tentent de les expliquer et de les surmonter les Américains
eux-mêmes, met en lumière, par contraste, des supériorités françaises
insoupçonnées ». Et plus loin cette affirmation qui ne doit pas surprendre de la part de
Fernand Braudel chargé des sciences humaines dans ce rapport : « Ce qui a manqué
et manquera longtemps à leurs expériences centrées sur l'étude de l'instantané, c'est
le concours de géographes, d'historiens, de philosophes valables. Ces compléments
sont chez nous à portée de main » (28).
Toutefois les Annales ne sont pas seules à prendre la défense de la culture
nationale.
La volonté de réagir contre l'emprise américaine dans les sciences sociales aura
des effets pratiques : dès le début des années cinquante, l'Association de
psychologie scientifique de langue française organise des colloques (29). En 1956, Georges
Gurvitch fonde l'Association internationale des sociologues de langue française qui
(26) Près de 200 missions et 3 000 « mission- sans réserve, les universitaires français formulè-
naires » ont été envoyés aux États-Unis entre rent des critiques de plus en plus vives à l'égard
1 947 et 1953, cf. PL. MATHIEU, sous la direc- de la pensée et de la science allemandes (cf. Claude
tion de Jean FOURASTIÉ, La politique française DIGEON. La crise allemande de la pensée
fraude productivité depuis la guerre, Paris, iep, 1961. çaise 1870-1914, Paris, puf, 1959.
Ces missions qui regroupent souvent des cher- (28) Présidence du Conseil - Conseil Supé-
cheurs en sciences sociales, des ingénieurs et des rieur de la Recherche Scientifique et du Progrès
hauts fonctionnaires donnent lieu à la rédaction Technique, La recherche scientifique et le progrès
de rapports : cf., à titre d'exemple, Jean MAI- technique, Rapport au Président du Conseil des
SONNEUVE, « Remarques sur l'esprit et l'orga- Ministres et au Commissaire général au Plan en
nisation des sciences sociales aux États-Unis», vue de la préparation du 3e Plan de modernisation
Recherches sociologiques, 1955. et d'équipement, juin 1957.
(27) En raison de la prééminence intellec- (29) Citons les Colloques de 1952 sur «le
tuelle et scientifique de l'Allemagne à la fin du système nerveux et la psychologie », celui de 1953
xixe siècle, il n'était pas un universitaire français sur la «perception», celui de 1955 sur «les
qui considérât sa formation comme achevée problèmes de stades en psychologie de l'enfant »,
avant d'avoir effectué un séjour dans une univer- et celui de 1956 sur «le conditionnement et
site allemande. Après une période d'admiration l'apprentissage ».
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(30) Paul-Henry Chombart de Lauwe s'ef- enquêtes sociologiques et leur utilisation par l'ur-
force très tôt de gagner un public aux sciences baniste, Paris, Centre d'Études du Ministère de la
sociales. Il s'adresse directement aux architectes et Reconstruction et de l'Urbanisme. Direction de
aux urbanistes pour leur montrer le parti qu'ils l'Aménagement du Territoire. Conférence de
peuvent tirer des enquêtes sociologiques. Cf. perfectionnement des Inspecteurs de l'urbanisme
Paul-Henry CHOMBART DE LAUWE, Les et de l'habitat, 16-20 juin 1952.
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(3 1 ) Villes et campagnes. Civilisation urbaine la Fondation française pour l'étude des problèmes
et civilisation rurale en France. Recueil publié humains, le Docteur André Gros a également pris
sous la direction et avec une introduction de G. une part très active dans le lancement du Centre
FRIEDMANN. Paris, A. Colin, 1953, 481p. d'études prospectives et de la revue Prospective.
(Bibliothèque générale de l'Ecole Pratique des (34) C'est à l'initiative de Gaston Berger
Hautes Études. Deuxième semaine sociologique qu'est créé en 1 955 à Bordeaux le premier Institut
organisée par le Centre d'études sociologiques, des sciences humaines appliquées. Il est dirigé par
CNRS). Roger Daval qui succède à Jean Stoetzel, nommé
(32) Cf. La Direction du personnel comme en 1955 à la Sorbonně. Les Instituts d'administra-
fonction d'État-Major. La fonction « Direction du tion des entreprises sont créés en 1956.
personnel ». Politique de direction. Psychologie (35) Créé en 1952 comme Institut d'Univer-
sociale. Monographie de direction du personnel, site, l'Institut des sciences sociales du travail (isst),
Paris, Edition Hommes et Techniques, 1953, est le fruit d'une initiative conjointe des Ministères
224 p. La Commission d'études générales des du travail et de l'Université. En 1953, une section
organisations (cegos) a été durant cette période le de recherche est mise en place au sein de l'issTet
plus important cabinet d'organisation privé. animée par Yves Delamotte.
(33) Médecin du travail, ancien vice-régent de
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(36) Henri LEFEBVRE, La somme et le reste, Paris, La Nef, 1959, p. 203 et 385.
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aux concepts, ils sont loin d'être fixés avec un minimum de clarté et de
cohérence (37).
D'une manière générale, les uns et les autres pratiquent alors des mélanges plus
ou moins savants et plus ou moins étonnants tels Georges Gurvitch qui essaye de
concilier la dialectique et les méthodes empiriques dans le cadre de ce qu'il appelle :
« l'hyper-empirisme dialectique » (38) et Paul Maucorps qui mêle et associe à la fois
des références au marxisme et à la psycho-sociologie américaine. Durant cette
période, la frontière entre pluralisme sur le plan méthodologique et idéologique et
éclectisme reste particulièrement floue (38 bis).
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que des raisons d'ordre épistémologi-
que et d'ordre stratégique aient conduit les sciences sociales à fondre leurs
revendications dans celles qui touchaient notamment l'ensemble du système
d'enseignement supérieur et de recherche. Comme on le verra plus loin, les
références aux sciences exactes et naturelles ont servi à l'élaboration, puis à la mise
en œuvre de stratégies « réformatrices » qui passaient par une alliance avec les
« scientifiques » principalement physiciens et mathématiciens, alliance nouée
contre les disciplines « installées » - Droit et Médecine - .
Toutefois la faiblesse et la dispersion des organismes de recherche n'avaient pas
échappé à quelques observateurs lucides qui avaient présenté des propositions de
loi tendant à coordonner l'effort de recherche.
Dès 1947, le député MRP du Jura Charles Viatte proposait la création d'un
Conseil supérieur de la recherche scientifique et technique. Le même député
proposait également, en 1948, d'instituer une commission de la recherche
scientifique auprès du Commissariat au Plan (39). En 1952, une autre voix - tout aussi
isolée - s'élève à l'Assemblée Nationale, celle du député Bruyneel, qui dénonce
les maux dont souffre la recherche française : le manque d'organisation de la
recherche, l'insuffisance numérique des chercheurs et des techniciens,
l'incohérence de la rémunération des cadres scientifiques et techniques. Parmi ses
(37) La situation difficile de la sociologie fait (38 bis) Le pluralisme de la sociologie fran-
l'objet de nombreuses réflexions critiques dans le çaise, à la fin de la seconde guerre mondiale, est
Bulletin de liaison des chercheurs du Centre bien mis en évidence dans la contribution de
d'études sociologiques (ces). Analysant en 1955 Claude LÉVI-STRAUSS à la Sociologie du XXe
« l'organisation des recherches au Centre d'études siècle, t. 2 : « Les études sociologiques dans les
sociologiques », Alain TOURAINE dénonce dans différents pays». Sous la direction de Georges
le premier numéro de Recherches sociologiques, GURVITCH en collaboration avec Wilbert E.
nouvelle appellation du Bulletin de liaison; « Tab- MOORE. Paris, PUF, 1 947, 5 1 3-545.
sence de formation à la recherche, la dispersion (39) Cf. Rapport n° 2924 au nom de la
des efforts, l'absence d'intégration des individus, Commission de l'Éducation Nationale présenté
la faiblesse des moyens » et demande le renforce- par Mademoiselle Dienesch, député, sur la propo-
ment de l'unité du ces. Dans le n° 2 de Recher- sition de résolution de M. Viatte et de plusieurs de
ches sociologiques (1955), P. H. MAUCORPS ses collègues tendant à inviter le Gouvernement
constate : « II faut bien avouer que les recherches à instaurer une Commission de la recherche
sociologiques effectuées depuis la Libération ne scientifique auprès du Commissariat général du
trahissent aucune idée directrice, aucune volonté Plan de modernisation et d'équipement,
de coordination, aucune intention coopérative, - Annexe du PV de la séance du 17 mars 1948.
tant sur le plan conceptuel que sur celui des Rapport au nom de la Commission de l'Éducation
méthodes et des techniques ». Nationale sur le projet de loi portant création du
(38) Georges GURVITCH, « Hyper-empi- Conseil supérieur de la recherche scientifique et
risme dialectique », Cahiers internationaux de technique par M. Viatte, député.
sociologie. S (15) 1953: 3-33.
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propositions on peut retenir celle qui vise la création d'un Conseil supérieur de
coordination de la recherche scientifique et technique (40).
Dans le même ordre d'idées, il y aurait lieu de mentionner le remarquable
rapport adressé par Camille Soula au Conseil économique et social en 1953, qui
mettait également en lumière le retard et la misère de la recherche scientifique en
France (41).
Faut-il préciser que ces voix ne furent pas entendues et que devait par
conséquent se perpétuer la fragmentation du champ institutionnel et intellectuel
des sciences sociales ? Aucune des institutions créées à la Libération n'a été en
mesure de dominer l'ensemble du champ des sciences sociales ou même d'exercer
une emprise suffisamment forte pour imposer ses orientations intellectuelles,
scientifiques ou idéologiques. Simple corollaire de cette constatation : les initiatives
et les créations de la période de la Libération n'ont pas remis en cause l'équilibre
interne entre les deux secteurs fondamentaux du système d'enseignement et de
recherche français : l'Université et les grands établissements d'enseignement et de
recherche.
Institution centrale, l'Université sert toujours de référence à ceux qui
s'interrogent sur l'organisation des sciences sociales dans la société française. En 1950, le
Directeur adjoint du CNRS chargé des sciences humaines, M. Jamati, ne déclarait-il
pas que « les sciences humaines correspondent à l'ordre d'activité des Facultés des
Lettres et de Droit » (42) ? Facultés qui restent séparées les unes des autres. Faisant
écho à cette affirmation, les revendications syndicales viseront quelques années
plus tard à aligner le statut des personnels du CNRS sur celui des universitaires.
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correspondent pas à la situation de la fin des années cinquante - début des années
soixante. Il ne s'agit pas, en effet, de l'amorce d'une politique « volontariste » des
institutions politiques et des pouvoirs publics qui serait consciente de ses objectifs
et des moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Il ne s'agit pas non plus d'une
politique résultant purement ou simplement de la mise en relation - sous l'effet
de circonstances favorables - d'une offre et d'une demande de recherche qui
jusque-là cheminaient parallèlement en restant éloignées l'une de l'autre (économie
exceptée). Par « politique » des sciences sociales, il faut plutôt entendre un ensemble
pas toujours cohérent d'orientations, d'impulsions et de réalisations émanant
d'acteurs collectifs au premier rang desquels figurent l'Etat mais également les
entreprises, les syndicats et qui visent à assurer un développement rapide des
sciences sociales.
Même si la conjoncture politique ou économique n'explique pas tout, elle pèse
d'un certain poids sur la mise en œuvre de cette politique en effet l'affaiblissement
:
des partis de gauche, l'avènement du régime gaulliste créent un espace favorable
à un appel aux sciences sociales de la part de dirigeants économiques et de hauts
fonctionnaires préoccupés par la « modernisation » du pays.
On ne saurait oublier que les marxistes - et plus précisément les communistes
- restent en dehors de cet appel quand ils ne lui sont pas hostiles : d'une part, les
sciences sociales sont en effet représentées comme des produits de l'impérialisme
américain que l'on cherche à introduire en France (43) et, d'autre part, l'emprise
idéologique du PC sur les sciences sociales reste forte tout du moins jusqu'en
1956(44).
À la fin des années cinquante, l'essor des sciences sociales en France résulte
principalement de la conjonction d'une « demande sociale » et de la crise de
croissance du système d'enseignement et de recherche.
l'évinçant on vise à introduire après son départ la qu'en 1 956 ; il écrit p. 202 « Encore en 1 956, je
sociologie américaine au Centre d'études sociolo- ne pouvais écrire un article sans peser mes mots,
:
giques ». À propos de cette affaire, Alain Touraine mesurer le ton, vérifier si ma formulation n'était
écrit dans Un désir d'histoire, p. 67 « Lorsque pas provocatrice ou inopportune ou je ne sais
j'allais voir de grands dignitaires de l'Université ou quoi encore. J'étais encore contrôlé par une
:
du cnrs qui étaient communistes, ils ne me ombre. Dès que le nom de Trotsky se présentait
cachaient pas leur méfiance à l'égard de la socio- sous ma plume, je réfléchissais devais-je
logie, science bourgeoise !... Nous étions écrasés l'écrire ? et je l'écrivais comme si je commettais
:
entre la pensée du PC qui refusait toute étude de une bravade. Jusqu'en octobre 1956, je ne savais
la société, qui imposait des dogmes en contradic- jamais exactement quand je me provoquais
tion flagrante avec la réalité - comme celui de la moi-même, et quand je m'inhibais. La spontanéité
paupérisation absolue - et une vague atlantiste, est une lente, étrange et dure reconquête ».
70
A lain Drouard
(45) Si plus d'une centaine de clubs sont rôle dans l'essor des sciences humaines à cette
apparus en France entre 1958 et 1962, le plus époque doit être mentionnée : la création en 1963
connu et le plus important a été le Club Jean de la Fondation Royaumont par un industriel,
Moulin, créé le 25 mai 1958. Foyer de réflexion M. Gouin Lang. Dotée au départ d'un million de
et laboratoire d'idées, le Club a un recrutement francs, la Fondation Royaumont pour l'étude des
varié puisqu'il accueille des industriels, des hauts sciences de l'homme organisera notamment de
fonctionnaires (Etienne Hirsch, François Bloch- nombreux colloques et rencontres en sciences
Laine), des chercheurs en sciences sociales. Cf. humaines.
Jean André FAUCHER, Les Clubs politiques en (47) Claude GRUSON, « Planification éco-
France, Paris, Éditions John Didier, 1965. nomique et recherches sociologiques», Revue
(46) Une initiative privée qui a joué un grand française de sociologie, 5 (3) 1964 : 435-446.
71
Revue française de sociologie
Parler de demande n'en est pas moins utile pour éclairer le rapprochement qui s'est
Prospective, fondée en 1957 par Gaston Berger, lance le mot qui, comme le note
Edgar Morin, s'oppose à « l'irrationalité du prophétisme » (48).
Le Centre d'études prospectives - association Gaston Berger - , qui publie
la revue Prospective, rassemble rapidement des dirigeants de grandes entreprises
privées et publiques, des hauts fonctionnaires et des représentants des sciences
sociales et humaines autour d'une « forme de pensée quantifiante, planifiante,
rationalisante . qui donne la priorité à l'aspect technique de la solution des
problèmes » (49).
Peu après, en 1960, Bertrand de Jouvenel lance l'association et la revue
Futuribles. En 1963-1964, Pierre Massé, alors Commissaire au Plan, réunit un
groupe de travail dit Groupe 1985 qui, placé sous la Présidence de Pierre
Guillaumat, est chargé « d'étudier sous l'angle des faits porteurs d'avenir ce qu'il
serait utile de connaître dès à présent de la France de 1985 pour éclairer les
orientations générales du Ve Plan (1966- 1970)» (50).
Orientée vers l'analyse des problèmes de la société industrielle naissante, cette
demande est aussi une demande d'ordre pratique. Les sciences sociales sont
pressées de fournir à brève échéance des techniciens, des experts, des spécialistes
des problèmes sociaux. Comme le dit le rapport déjà cité sur « La recherche
scientifique et le progrès technique » : « L'activité générale du pays - publique ou
privée - réclame de plus en plus des économistes mathématiciens, des
statisticiens, des spécialistes de recherche opérationnelle, des techniciens de psychologie
industrielle, voire de psychologie militaire, des cartographes (la carte est devenue
un langage), des ethnographes, tous ces spécialistes aux noms variables et dont il
faudra peut-être un jour désigner l'ensemble sous l'appellation que propose ce
rapport ďingénieurs sociaux ». Faisant écho à ces propos, Georges Gurvitch
précisait deux ans plus tard, en 1950, lors du Colloque de l'Association des
sociologues de langue française consacré aux cadres sociaux de la sociologie, la
nature de cette demande : « On attend donc du sociologue - et c'est une demande
universelle - indépendamment du régime et du type de structure, de la
compétence technique. Non pas la compétence technique pour faire une recherche, mais
la compétence technique qui permettrait au sociologue de conseiller directement
les directeurs d'usines, les administrateurs de trusts et des cartels, les planificateurs
et finalement les hommes de l'appareil des partis et les grands administrateurs
politiques ».
(48) Edgar MORJN, « L'avenir dans la so- Marcel Demonque, Georges Villiers, Jean Chene-
ciété française », dans Tendances et volontés de la vier, etc., des scientifiques comme Maurice Lévy,
société française, Paris, Futuribles, 1966. Gérard Bauer, des sociologues comme Raymond
(49) Le Conseil d'administration du Centre Aron puis Georges Balandier, des hommes politi-
ďétudes prospectives - groupe constitué en 1957 ques et des hauts fonctionnaires comme Pierre
pour « l'étude des causes techniques, scientifi- Massé, Pierre Racine et des personnalités telles
ques, économiques et sociales qui accélèrent que Louis Armand, André Cournand, Bertrand
l'évolution du monde moderne et pour la prévi- de Jouvenel, etc.
sion des situations qui pourraient découler de (50) Réflexions pour 1985, Paris, La Docu-
leurs influences conjuguées» - a rassemblé mentation Française, 1965.
autour de Gaston Berger des industriels comme
72
Alain Drouarď
(5 1 ) Georges GURVITCH écrivait dans le humains qui lui sont propres et cherche à mettre
numéro spécial de 1959 (vol. XXVI) des Cahiers ces coefficients humains entre parenthèses et
internationaux de sociologie, rendant compte du d'autre part l'influence de la société où elle agit, et
Colloque de l'Association internationale des so- ceci sous différents régimes, la pousse de plus en
ciologues de langue française, consacré aux plus à préparer des techniciens, mieux des tech-
« Cadres sociaux de la sociologie » : « Un grand nocrates de ces régimes, sans pouvoir garantir que
danger pèse sur la sociologie. D'une part, elle se ces sociologues sont effectivement compétents ».
rend de plus en plus compte des coefficients
73
Revue française de sociologie
(52) Pour ne prendre que quelques exemples, Lettres et Sciences Humaines de Paris, au
ont été élus et nommés à la Sorbonně en troisième cycle de l'enseignement supérieur des
1955-1956: MM. Raymond Aron, Jean Lettres et paru dans la Revue de l'enseignement
Stoetzel, Paul Fraisse, André Leroi-Gourhan. supérieur, 1959, p. 116 :
(53) Décret du 2 avril 1958. « Le problème des débouchés ne paraît pas
(54) Décret du 19 avril 1958, modifié par devoir souffrir de difficultés pour les étudiants qui
décret du 18 juillet 1959. auront accompli avec succès les études du
(55) La licence de sociologie, créée en 1958, troisième cycle. Les services des sciences humaines du
comprenait quatre certificats : le certificat de Centre National de la Recherche Scientifique
sociologie générale qui reprend le programme du auront évidemment intérêt à recruter leurs
certificat déjà existant, le certificat de psychologie collaborateurs techniques et leurs stagiaires de
sociale commun à la licence de psychologie, le recherche parmi les candidats qui auront acquis
certificat d'économie politique et sociale préparé cette formation préalable. Les Instituts
dans le cadre des Facultés de Droit et délivré par d'Université et les Centres de Recherche qui se
celles-ci, et un quatrième certificat au choix, dit développent largement depuis quelques années feront
certificat à option, que les candidats pouvaient appel à ces étudiants. Les bibliothèques
choisir parmi divers certificats préparés par les spécialisées attendront du troisième cycle qu'il forme une
Facultés des Lettres : certificats d'ethnologie, de partie de leur personnel scientifique. Enfin les
démographie, de géographie humaine, etc. jeunes sociologues, démographes, psychologues,
Comme on le voit, l'innovation était limitée, géographes qui posséderont cette qualification
puisque la principale disposition consistait à pourront trouver des emplois hors du domaine de
rapprocher le certificat de sociologie générale et celui l'enseignement supérieur : collectivités locales, en
d'économie politique. France et dans l'Union française; organismes
(56) Le climat d'euphorie qui règne alors au d'études et de prospective; services d'orientation
sujet des débouchés est parfaitement illustré par psychologique de l'armée et des administrations;
cette citation d'un article consacré par Pierre grandes entreprises qui établissent des plans à long
RENOUVIN, doyen honoraire de la Faculté des terme dans le domaine économique ou social ».
74
Alain Drouard
technique. Sans analyser dans le détail ce nouvel organisme placé d'abord sous la
tutelle du Premier Ministre et qui prenait le relais du Conseil supérieur de la
recherche, on rappellera seulement que la DGRST était investie, entre autres, de la
mission d'élaborer, en relation avec le Plan, la politique scientifique de la nation
ainsi que de la gestion du Fonds de développement et de la recherche scientifique
et technique instituée en décembre 1959.
La place des sciences sociales était limitée dans le dispositif créé par la DGRST,
puisque deux comités scientifiques seulement, sur les neuf qui étaient institués
auprès du Délégué général en 1962, leur étaient réservés. Le premier intitulé
« Analyse démographique et sociale » fut présidé par Jean Stoetzel et le second
« Science économique et problèmes de développement » le fut par André Piatier.
Par ailleurs, au sein du Comité consultatif de la recherche scientifique et
technique, dit « Comité des douze », les sciences humaines n'avaient qu'un
représentant. Néanmoins, par le biais de ces Comités, la DGRST a donné une grande
impulsion à la recherche en sciences sociales. L'instrument privilégié de son action
a d'abord été « la convention de recherche », c'est-à-dire un contrat de recherche
passé avec une équipe de recherche, puis « l'action concertée » qui anticipe sur les
RCP (Recherches coopératives sur programme) et sur les ATP (Actions thématiques
programmées) du CNRS.
Grâce aux conventions et aux actions concertées, des équipes de recherche ont
pu se constituer - en dehors de l'Université - et commencer à travailler, ouvrant
ainsi aux sciences humaines de nouvelles perspectives ou de nouveaux champs
d'investigation. Citons, à titre d'exemple, l'essor des sociologies spécialisées :
sociologie rurale, sociologie du travail, sociologie de l'éducation, sociologie du
développement ou encore une entreprise unique en son genre au cours de cette
période : l'enquête multidisciplinaire sur Plozévet.
Du point de vue des objectifs et des moyens, faut-il opposer ou distinguer la
solution universitaire et la politique des contrats de recherche ? Il y aurait en tout
cas quelque excès à prétendre que la recherche sur contrat était orientée vers
l'application et l'action ou que des préoccupations d'ordre pratique étaient ignorées
des universités. N'est-ce pas le groupe de travail chargé par la DGRST d'étudier le
programme de recherches économiques et sociales à entreprendre qui écrivait en
1962 : « Ce programme est essentiellement axé sur des recherches fondamentales.
Mais on est assuré que celles-ci apporteront de nombreux éléments directement
utiles à la conception des politiques économiques et sociales ... ».
Les Universités, de leur côté, n'ignoraient pas complètement les questions de
professionnalisation et organisaient les diplômes d'expert géographe, d'expert
démographe et d'expert psychologue.
Comment oublier, par ailleurs, que les membres des Comités de sciences
humaines de la DGRST étaient aussi des professeurs de Faculté désireux de défendre
les intérêts de « leur » discipline ?
À la fin des années cinquante et au début des années soixante, l'intervention des
pouvoirs publics dans le secteur des sciences sociales n'est donc pas dépourvue
d'ambiguïtés, pour ne pas dire de contradictions. Pouvait-on à la fois renforcer le
75
Revue française de sociologie
(57) La place éminente du cnrs dans le chercheurs au cnrs contre 40 dans les Facultés
dispositif de recherche en sciences humaines des Lettres et Sciences Humaines, à l'École Prati-
existant au début des années soixante ressort Ч"е des Hautes Études, à I'orstom, à l'École
clairement des chiffres suivants extraits du Rap- Française d'Extrême-Orient, au Museum d'Hi-
port National de Conjoncture (1963-1964). en stoire Naturelle, au Collège de France,
psychologie, «une cinquantaine de laboratoires (58) Ces données isont extraites du R apport de
regroupent 70 enseignants, une centaine de cher- la Commission des Sciences de l'Homme pour le
cheurs du cnrs, et en plus grand nombre de VIe Plan,
chercheurs boursiers de doctorat 3e cycle»; en (59) Ibid.
anthropologie, « sur 35 anthropologistes [terme (60) Christian MORRISSON, « Les moyens
employé dans le rapport], 1 8 sont des chercheurs des sciences sociales en France », Revue économi-
à plein temps du cnrs; en ethnologie, il y a 80 que, 26 (6) 1975.
76
Alain Drouard
plus lente puisqu'ils ont été multipliés par 5 contre 5,6 pour les lettres, la
philosophie, l'histoire et 10 pour les sciences exactes. Par suite, leur part relative
a baissé.
De même, si le rapport étudiants /enseignants passe de 29 à 1 2 en sciences entre
1952-1953 et 1967-1968, il évolue de 55 à 44 en lettres, il diminue en droit et
sciences économiques de 120 à 50 pour remonter à 65 en 1967-1968. L'effort de
recherche reste faible dans ce domaine : en 1965 les sciences de l'homme (secteur
de l'enseignement) rassemblaient 1 3,5 % des chercheurs et 1 1 ,9 % des dépenses de
la recherche. En 1968, les chiffres sont respectivement de 16,7 96 et 1 1,2%.
Si, dans les universités, les sciences humaines n'ont eu ni les moyens humains
ni les moyens matériels requis pour développer la recherche, la situation est plus
favorable au CNRS où le pourcentage de chercheurs en sciences sociales a
augmenté, passant de 39,5% du total en sciences humaines à 47,9% en 1967.
D'une manière générale, l'essor des sciences sociales frappe par son ampleur de
nombreux observateurs. En 1965, l'Académie des sciences morales et politiques
entend Jean Stoetzel présenter une communication consacrée à la sociologie dans
laquelle il donnait les chiffres suivants attestant les progrès accomplis en quelques
années : « Une centaine d'enseignants dans les Facultés des Lettres et autant à
l'extérieur, trois cents chercheurs responsables dont un tiers au CNRS, au total un
personnel, en comptant les auxiliaires de toute nature, qui ne doit pas être inférieur
à 3 000 personnes. A Paris, une trentaine d'instituts s'occupent de recherches
sociologiques dont 1 8 qui en font leur activité exclusive » (6 1 ).
L'essor institutionnel implique l'organisation progressive du champ intellectuel.
Au risque de simplifier, on insistera sur quelques faits majeurs. Tout d'abord la
production - de plus en plus spécialisée - suscite l'apparition à la fois de
nouvelles revues et d'un nouveau public. Pour ne prendre que quelques exemples
en économie et en sociologie, sont nées en 1960 la Revue française de sociologie,
les Archives européennes de sociologie, Sociologie du travail, Études rurales,- en
1961, Communications ; en 1 964, Epistemologie sociologique ; en 1 967, L 'Homme
et la société, Recherches d'économie et de sociologie rurale; en 1969 les Annales
de 1ÏNSEE.
Par ailleurs, les sciences sociales recrutent un nouveau public de lecteurs
principalement au sein de la population étudiante. Comment oublier que la
croissance des effectifs universitaires particulièrement forte au cours des années
soixante est surtout le fait des étudiants des Facultés de Droit et de Sciences
Économiques ainsi que des Facultés des Lettres et Sciences Humaines (53,5 % du
total des étudiants des Facultés en 1964/1965 et 56% en 1969/1970).
Comment oublier aussi que la diffusion des ouvrages de sciences sociales et
humaines va être facilitée dans ce milieu par l'essor à la même époque des
(61) Jean STOETZEL, « La sociologie fran- France, an empiricist view » dans l'ouvrage de
çaise d'aujourd'hui », Revue de l'Académie des Howard BECKER et Alvin BOSKOFF, Modem
Sciences Morales et Politiques, 1 Tome 118, sociological theory in continuity and change, New
Année 1965: 254-268. Il est intéressant de rap- York, Holt, Rinehart and Winston, 1957, pp.
procher cette conférence d'un autre texte du 623-657.
même auteur paru sous le titre : « Sociology in
77
Revue française de sociologie
collections de livres de poche. A côté du Livre de Poche qui réédite depuis plusieurs
années déjà principalement les classiques de la littérature, de nouvelles collections
très ouvertes aux sciences sociales et humaines voient le jour : « Idées », « 10/18»
sont créées en 1962, puis « Médiations » sans oublier les « Que sais-je ? » déjà plus
anciens. Quoi qu'il en soit, les tirages attestent la vogue des sciences sociales et
humaines. Entre 1 962 et 1 967, le tirage de YIntroduction à la psychanalyse dépasse
165 000 exemplaires alors qu'il n'avait pas atteint 30 000 dans les trente années
précédentes. Le Cours de linguistique générale, paru en 1928 et qui avait connu
un tirage de 15 000 en trente ans, est tiré à 10 000 exemplaires par an au cours
de cette période. Tout le monde connaît le succès remporté par les Dix-huis leçons
sur la société industrielle de Raymond Aron dans la Collection Idées, ou Tristes
Tropiques de Claude Lévi-Strauss en 10/18 (62).
Partie de l'enseignement, relayée par la presse les collections de poche et les
revues, la diffusion des sciences sociales et humaines dans le champ social
progresse également grâce aux médias, qui commencent alors à présenter les
spécialistes comme des « experts » susceptibles d'établir des diagnostics et de
prescrire des thérapeutiques sociales.
Ensuite les chercheurs en sciences sociales et humaines s'organisent sur un plan
à la fois syndical et professionnel. C'est ainsi que depuis 1 956, date de sa création,
le Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS), membre de la FEN ; n'a
cessé de revendiquer un statut pour les chercheurs dont la situation matérielle et
morale, notamment en début de carrière, était souvent difficile, aussi bien au CNRS
que dans les autres organismes de recherche. A la fin des années cinquante, le SNCS
organise grèves et manifestations pour faire aboutir ses revendications. Le décret
du 9 décembre 1959 fixant le statut du personnel chercheur du Centre national de
la recherche scientifique est une réponse partielle à ces revendications puisque le
statut des chercheurs est plus ou moins aligné, quant aux rémunérations, sur celui
des universitaires - à cette réserve capitale près que les chercheurs du CNRS
n'étaient pas fonctionnarisés comme le demandait le SNCS.
D'autres indices attestent l'émergence de préoccupations d'ordre professionnel :
au début des années soixante, des psychologues et des sociologues élaborent avec
plus ou moins de bonheur des codes déontologiques ou professionnels. Encore
faut-il reconnaître que la professionnalisation n'est guère conçue hors du modèle
universitaire. Le débat engagé au printemps de 1964 à la Société française de
sociologie autour du projet de création d'un diplôme d'expert-sociologue révèle
clairement que l'objectif visé par son promoteur. Jean-René Tréanton, était de type
universitaire : il s'agissait avant tout de renforcer la position de la sociologie en
obtenant des moyens supplémentaires pour un enseignement post licence dans une
discipline qui, rappelons-le, ne comporte pas d'agrégation. L'échec du projet -
présenté il est vrai dans la hâte - montre a contrario l'emprise de modèle
universitaire sur les sciences sociales et humaines.
(62) Dossier sur « Les livres de poche » dans Les Temps Modernes, (227-228) avril-mai 1965.
78
Alain Drouard
(63) Lors de la IVe Conférence parlementaire de voir les sciences sociales donner naissance à
et scientifique du Conseil de l'Europe tenue en des techniques d'application aussi précises et
1975 à Florence, Jean-Jacques SALOMON dé- efficaces que les instruments fournis par les ingé-
clairait : « Au cours des années soixante nous nieurs, par les sciences de la nature ».
rêvions de l'avènement d'une technologie sociale,
79
i
Revue française de sociologie
(64) Robert CASTEL. Jean-François scrire. Note sur les conditions de possibilité et les
LE CERF, « Le phénomène « psy » et la société limites de l'efficacité politiques », Actes de la
française ». Le Débat, n° 1, mai 1980. recherche en sciences sociales, n° 38, mai 1981.
(65) Pierre BOURDIEU, « Décrire et pre-
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Alain Drouard
Alain DROUARD
Institut d'histoire du temps présent, C.N.R.S., Paris
(66) Michel CROZIER, La société bloquée, mération parisienne », Sociologie du travail, (4),
Paris, Seuil, 1970, p. 92. Alain COTTEREAU, 1970, 362-392; « Les origines de la planification
« L'apparition de l'urbanisme comme action col- urbaine en France », communication au Colloque
lective : l'agglomération parisienne au début du de Dieppe, avril 1974, publiée en 1975 par la
siècle », Sociologie du travail. (4), 1969, 342-365; Mission de la recherche urbaine-DGRST.
« Les débuts de planification urbaine dans l'agglo-
81
Revue française de sociologie
ANNEXE
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1951 Bulletin international des sciences sociales (deviendra Revue internationale des
sciences sociales en 1959).
Code des catégories socio-professionnelles, csp.
Premier contrat de recherche entre le Ministère de la Reconstruction et le cnrs
(équipe de Paul-Henry CHOMBART DE LAUWE).
Création de la Revue française de science politique.
Daniel LAGACHE, professeur de psychologie à la Sorbonně.
1952 28 avril .- inauguration de l'Institut des sciences sociales du travail, institut
d'université créé par le décret du 9 juillet 1 95 1 sur une initiative conjointe
de la Faculté des Lettres, de la Faculté de Droit et du Ministère du Travail.
Début des publications de I'unesco sur le racisme.
Création du Laboratoire de psychologie sociale à la Sorbonně (Daniel
LAGACHE).
Décembre .- François BLOCH-LAINÉ devient Directeur général de la Caisse
des dépôts et consignations (le restera jusqu'en 1967).
1953 Trente Directeurs d'étude à la VIe Section - dite Section des sciences
économiques et sociales - de I'ephe.
Octobre : Bureau de recherche sur les implications sociales du progrès
technique créé par I'unesco et confié à Georges BALANDIER.
Création de l'Institut de psychologie sociale pař sondage (ipso).
Louis HENRY précise sa méthode d'exploitation des registres paroissiaux et
jette ainsi les bases de la démographie historique.
Gaston BERGER devient Directeur de l'Enseignement supérieur du Ministère
de l'Éducation nationale (et le restera jusqu'en 1960).
Fondation du Centre de recherche et de documentation sur la consommation,
CREDOC.
Deuxième « Semaine Sociologique » du CES sur le thème : « Villes et
campagnes : civilisation urbaine et civilisation rurale en France ».
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