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Revue française de sociologie

Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences


sociales en France de 1945 à la fin des années soixante
Alain Drouard

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Drouard Alain. Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des
années soixante. In: Revue française de sociologie, 1982, 23-1. pp. 55-85;

doi : 10.2307/3320851

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_1_3543

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резюме
Alain Drouard : Размышления о хронологии. Развитие социальных наук во Франции с 1945 г. до
конца шестидесятых годов.
Централизируя свой анализ на три дисциплины, иллюстрирующие, в частности, развитие
социальных наук во Франции с 1945 года, - экономические науки, социальная психология и
социология - автором предлогается установить исторические факты, обязательные всем
критическим или теоретическим замечаниям об истории социальных наук в течении 1945-1968
гг.
Два периода отмечают институциональный процесс социальных наук : первый, начинающийся с
освобождения до конца пятидесятых годов, характеризовался созданиями, при которых
вмешательство индивида и стратегии малых групп имели больше веса, чем политическая воля
или социальный спрос ; второй, соответствующий в большей части шестидесятым годам,
находит взлёт, в большей степени навеяный и зависящий от социального спроса, связанного с
государственными властями.

Resumen
Alain Drouard : Reflexiones en una cronologia. El desarrollo de las ciencias sociales en Francia desde
1945 hasta 1968.

Al centrar su análisis en très disciplinas que ilustran peculiarmente el desarrollo de las ciencias
sociales en Francia desde 1945, es decir las ciencias económicas, la psicologia social y la sociología,
trata el autor de establecer los hechos históricos imprescindibles para cualquiera reflexion critica o
teórica en la historia de las ciencias sociales durante el periodo 1945-1968. Marcan dos periodos el
proceso de institucionalización de las ciencias sociales : el primero desde la Liberacion a fines de
guerra hasta el fin de 1959 se caracteriza por creaciones en que la intervención de los individuos y las
estrategias de los pequerlos grupos tienen mas peso que la voluntad política o la petición social; la
segunda que corresponde más o menos con los años 1960-1968 ve un desarrollo más inducido y más
dependiente de una petición social rechazada por los poderes públicos.

Résumé
Alain Drouard : Réflexions sur une chronologie. Le développement des sciences sociales en France de
1945 à la fin des années soixante.

En centrant son analyse sur trois disciplines qui illustrent particulièrement le développement des
sciences sociales en France depuis 1945, c'est-à-dire les sciences économiques, la psychologie
sociale et la sociologie, l'auteur se propose d'établir les faits historiques indispensables à toute
réflexion critique ou théorique sur l'histoire des sciences sociales au cours de la période 1945-1968.
Deux périodes marquent le processus d'institutionnalisation des sciences sociales : la première, de la
Libération à la fin des années cinquante, est caractérisée par des créations où l'intervention d'individus
et les stratégies de petits groupes ont plus de poids que la volonté politique ou la demande sociale ; la
seconde, qui correspond en gros à la décennie soixante, voit un essor plus induit et plus dépendant
d'une demande sociale relayée par les pouvoirs publics.

Abstract
Alain Drouard : Considerations on a chronology. The development of the social sciences in France
from 1945 to the end of the 60s.

The author focuses on three disciplines which throw light on the development of the social sciences in
France since 1945 (the economic sciences, social psychology and sociology) and calls attention to the
historical facts which must be taken into account in any critical or theoretical consideration on the
history of the social sciences during the period running from 1945 to 1968. The process of
institutionalization of the social sciences can be divided into two periods : the first goes from the
Liberation to the end of the 50s and is characterized by creations in which individual interventions and
the strategies of small groups are more important than the political will or the social demand; in the second
period, covering roughly the decade of the 60s, the development is more inductive and depends on the
social demand as relayed by the public authorities.

Zusammenfassung
Alain Drouard : Ueberlegungen zu einer Chronologie. Die Entwicklung der Sozialwissenschaften in
Frankreich von 1945 bis zum Ende der sechziger Jahre.

Der Verfasser zentriert seine Analyse auf drei Wissenschaftszweige, die besonders die Entwicklung der
Sozialwissenschaften in Frankreich seit 1945 beleuchten : das heisst, die Wirtschaftswissenschaften, die
Sozialpsychologie und die Soziologie, und mochte somit die historischen Fakten erstellen, die zu kritischen
oder theoretischen Ueberlegungen über die Geschichte der Sozialwissenschaften zwischen 1945 und 1968
unerlässlich sind. Die Institutionalisierung der Sozialwissenschaften ging in zwei Zeitabschnitten vor sich :
der erste erstreckt sich von Kriegsende bis Ende der fünfziger Jahre, und zeichnet sich durch
Neuschaffungen aus, bei denen der Eingriff von Einzelnen und die Strategien von kleinen Gruppen eine
grössere Bedeutung haben als der politische Wille oder die soziale Nachfrage. Der zweite Zeitabschnitt
erstreckt sich, grob gesehen, auf die sechziger Jahre und entspricht einer eher geführten Entwicklung, die
mehr von der durch die öffentlichen Behörden unterstützten sozialen Nachfrage abhängig ist.
R. franc, sociol.. XXIII, 1982, 55-85

Alain DROUARD

Réflexions sur une chronologie :


Le développement
des sciences sociales en France
de 1945 à la fin des années soixante

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Deux constatations élémentaires sont au point de départ de cette étude. En


premier lieu l'histoire des sciences sociales est encore très largement une histoire
en friche - pour ne pas dire une terra incognita - . Qu'il s'agisse de périodes
anciennes ou d'époques plus récentes comme les trente dernières années, on sait
très peu de choses sur l'histoire de ces disciplines, des institutions qui les sous-
tendent ou des hommes qui les pratiquent (1). En effet, quand on s'interroge sur
les origines de telle ou telle institution, on est d'emblée confronté à des récits
mythologiques qui proclament ou revendiquent telle ou telle filiation ou exaltent
le rôle de tel ou tel fondateur ou de tel ou tel précurseur. C'est ainsi qu'on peut lire
à propos de la création de la VIe section de l'École pratique des hautes études que
« Lucien Febvre arrache aux gouvernements de la Libération la création de cette

* Extraits de Questions de sociologie, Paris, PINTO, Sociology as a cultural phenomenon in


Editions de Minuit, 1980, p. 80. France and Italy . 1950-1972 (Thèse de Ph. D.
(1) On peut mentionner les travaux en hi- Harvard University. Cambridge, Mass. 1977). On
stoire et en sociologie des sciences de Bernard- citera également les contributions rassemblées
Pierre LÉCUYER - notamment un article ré- dans le volume intitulé Pour une histoire de la
cent, « La préhistoire des sciences sociales » paru statistique (Tome 1, insee, 1977) ainsi que l'ou-
dans Universalia (1980, pp. 1280-1288) - ou vrage très stimulant de François FOURQUET,
encore l'ouvrage de Gérard LECLERC, L'obser- Les comptes de la puissance (Encres, 1980) sans
vation de l'homme (Le Seuil, 1979). En ce qui oublier l'article de Michael POLLAK, « La plani-
concerne l'histoire de la sociologie, on se reportera fication des sciences sociales» (Actes de la re-
aux travaux de Victor KARADY et de Philippe cherche en sciences sociales, mai-juin 1976).
BESNARD sur Durkheim etlesdurkheimiens(en Le lecteur trouvera en annexe un tableau
particulier le vol. XVII n° 2 avril-juin 1976 de la chronologique récapitulatif.
Revue française de sociologie); à ceux de Diana

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VIe section dont le programme interdisciplinaire ouvert sur le monde entier, fondé
sur la recherche et les enquêtes collectives, est celui des Annales et où l'histoire joue
un rôle d'inspiration et d'entraînement » (2), alors que l'on sait que son intervention
dans cette affaire a été tardive et que d'autres noms doivent être aussi mentionnés,
comme celui de Charles Morazé. Autre exemple : l'occultation dans la première
plaquette éditée par l'Institut national d'études démographiques des liens qui relient
I'ined à l'institution qui l'a précédé •. la Fondation française pour l'étude des
problèmes humains créée pendant la guerre par le régime de Vichy.
Dans ces conditions, l'une des premières tâches d'une histoire des sciences
sociales n'est-elle pas de faire la critique des mythes d'origine et de mettre en
lumière les conditions sociales et culturelles du développement des sciences
sociales ? De ce point de vue, comme l'écrit P. Bourdieu dans Questions de
sociologie, le travail de l'historien et celui du psychanalyste se confondent puisque
« l'inconscient d'une discipline, c'est son histoire ; l'inconscient, ce sont les
conditions sociales de production occultées, oubliées ».
En second lieu, les controverses et les polémiques sur la place et le rôle des
sciences sociales dans la société française sont d'autant plus vives que l'on ignore
souvent leurs fonctions et leurs usages réels. On ne compte plus les ouvrages à
caractère normatif ou prédictif qui, tour à tour, accusent, condamnent, refusent ou
encensent les sciences sociales (3). Refuser les stéréotypes et les jugements a priori
suppose que l'on se préoccupe d'abord de confronter les sources écrites et les
témoignages afin d'établir - aussi solidement que possible - les faits historiques
qui devraient étayer les réflexions sur le développement des sciences sociales au
cours des trente dernières années. Dans une culture comme la nôtre, spontanément
portée à l'abstraction et à la théorisation, l'oubli des faits et des données premières
ne conduit-il pas trop souvent à des généralisations hâtives et peu fondées sur la
place et le rôle des sciences sociales dans notre société ?
Si, contrairement aux espoirs de leurs partisans et promoteurs des années
soixante, les sciences sociales n'ont pas été des sciences auxiliaires de l'action -
des disciplines praxéologiques - , elles n'en ont pas moins joué un rôle essentiel
dans les transformations de la société française en modifiant progressivement les
modes de perception de la réalité sociale. On tentera dans les lignes qui suivent de
dégager les points de repère et les lignes de force de cette mutation d'ordre culturel
dont il est par ailleurs difficile d'évaluer l'ampleur et la portée exacte.
Même si les remarques qui suivent s'appliquent aux sciences sociales et
humaines entendues du sens large (4), l'accent sera mis sur les disciplines qui

(2) La Nouvelle Histoire, sous la direction de France 1980, sous la direction de Henri MEN-
Jacques LE GOFF, Roger CH ARTIER, Jacques DRAS, Paris, Gallimard, 1980.
REVEL, Paris, cepl, Retz, 1978, p. 220. (4) Chacun sait que le statut des sciences
(3) Dans des genres très différents et en se sociales - aussi bien du point de vue institution-
limitant aux ouvrages récents, on citera les ouvra- nel qu'épistémologique — s'est profondément
ges suivants : Georges POMPIDOU, Le nœud modifié au cours des trente dernières années. Par
gordien, Paris, Pion, 1974; Stanislas AN- conséquent toutes les définitions du champ des
DRESKI, Les sciences sociales, sorcellerie des sciences sociales ou tous les efforts pour fixer les
temps modernes, Paris, puf, 1975; Paul CLA- limites de ces disciplines doivent être datés et
VAL, Les mythes fondateurs des sciences socia- situés dans le temps. Les problèmes posés par le
les, Paris, puf, 1980; La sagesse et le désordre, développement des sciences sociales en France

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illustrent le plus clairement le développement des trente dernières années, c'est-


à-dire les sciences économiques, la sociologie, la psychologie sociale.
Dans le processus de développement des sciences sociales, on distinguera
- au risque de simplifier - deux périodes ayant chacune leurs composantes et
leurs caractéristiques propres. Dans un premier temps, qui va de la Libération à
la fin des années 50, l'essor des sciences sociales ne paraît pas procéder d'une
volonté politique ou d'une demande sociale, alors qu'au cours de la seconde phase,
qui correspond en gros à la décennie 60, le développement de ces disciplines est
plus induit ou dépendant de la demande sociale.
L'essor des sciences sociales s'est d'abord manifesté par la création - hors de
l'Université - de nouvelles institutions de recherche et d'enseignement. Rappelons
la création en 1945 de l'Institut national d'études démographiques (5), des Instituts
d'études politiques (6), de l'Institut français de polémologie, en 1 946 du premier
Centre médico-psychopédagogiques Claude Bernard, du Centre d'études
sociologiques - laboratoire propre du CNRS (7) - , de l'Institut national de la statistique
et des études économiques (8), en 1 947 de la VIe section de l'École pratique des
hautes études, dite section des sciences économiques et sociales (9), du Séminaire
d'économétrie du CNRS, etc.
Trait frappant de cet essor, même s'il convient de se méfier des récits d'origine,
ces fondations apparaissent liées - dans la mémoire collective - à des initiatives
et à des stratégies individuelles. De même que l'Institut français d'opinion publique
doit son origine à une initiative de Jean Stoetzel, la naissance du Centre d'études
sociologiques est associée à l'action de Georges Gurvitch. C'est aussi le cas de
l'Institut national d'études démographiques dont on attribue la création à Alfred
Sauvy. C'est Maurice Allais qui dirige dès l'origine le Séminaire d'économétrie du
CNRS. Gaston Bouthoul crée l'Institut de polémologie. Même dans le cadre
universitaire, la création dès 1 947 de la licence de psychologie apparaît comme le
fait d'un homme seul : Daniel Lagache(lO).

depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont lier. Il est à noter que ces instituts étaient conçus
l'objet d'une recherche en cours sous la direction comme les embryons de futures facultés : dans
de François BOURRICAUD. On rappellera dès « Réforme de la fonction publique » ( 1 945, p. 51),
maintenant avec Jean PIAGET (Epistemologie Michel DEBRE écrivait que « si les instituts
des sciences de l'homme, Paris, Gallimard, 1972, d'études politiques répondent à ce qu'on est en
pp. 15-16) qu'« on ne saurait retenir aucune droit d'attendre d'eux, ils devraient dans quelques
distinction de nature entre ce qu'on appelle sou- années être transformés en facultés nouvelles qui,
vent les sciences sociales et les sciences humaines à côté des anciennes facultés et à égalité avec elles,
car il est évident que les phénomènes sociaux organiseront l'enseignement capital de la science
dépendent de tous les caractères de l'homme y politique et de la science économique avec licence
compris les processus psychophysiologiques, et et doctorat ».
que réciproquement les sciences humaines sont (7) Décision du CNRsdu 22 janvier 1946.
toutes sociales par l'un ou l'autre de leurs (8) Loi du 27 avril 1 946 et décret du 1 4 juin
aspects ». de la même année.
(5) Ordonnance n° 45.2499 du 24 octobre (9) Décret du 3 novembre 1947 et arrêté du
1945. 21 novembre 1947.
(6) Ordonnance du 9 octobre 1945 substi- (10) Cf. Didier ANZIEU, « La psychanalyse
tuant à l'École libre des sciences politiques des au service de la psychologie » in « Regards sur la
instituts d'études politiques qui, tout en étant des psychanalyse en France, Nouvelle revue de psy-
instituts d'université, jouissent d'un statut particu- chanalyse, n° 20, Automne 1 979.

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Comment analyser ce développement institutionnel en ordre dispersé ? Sans


prétendre à l'exhaustivité, on tentera d'abord de recenser les incitations et les
impulsions premières. Il est clair qu'il faut d'abord mentionner le rôle de l'État
restauré, qui devient avec la planification acteur économique à part entière - et
fait appel à ce titre aux sciences économiques pour éclairer ses décisions. Dans Les
comptes de la puissance, François Fourquet montre de manière très convaincante
les liens existant entre la planification, la croissance et la naissance de la
comptabilité nationale. Si ce recours à l'économie - plus précoce et plus intense que le
recours à d'autres disciplines - s'inscrit avant tout dans le dispositif de «
modernisation » de l'économie et de la société françaises, il crée également un décalage
par rapport aux autres sciences sociales - décalage d'ordre institutionnel et
intellectuel ; les centres de recherche économique seront plus nombreux et plus
importants que les centres de recherche sociologique et psychologique ou
démographique. Par ailleurs l'économie se mathématise avant les autres sciences sociales
et humaines. François Fourquet rappelle que « dès avril 1 946 alors que Jean
Monnet négociait à Washington, le Plan en la personne de Robert Marjolin passe
commande à l'Institut de science économique appliquée (isea), qui avait été fondé
par François Perroux en 1 944, d'une théorie comptable ». Il devait en résulter
quelques temps après, en 1947, la publication du premier ouvrage français sur la
comptabilité nationale : Le revenu national que François Perroux a écrit avec Pierre
Uri et Jan Marczewski. Grâce à l'équipe qu'il a réunie autour de lui, François
Perroux réussit à faire de l'iSEA un foyer intellectuel de première importance dans
ces années pionnières. Outre la contribution à l'élaboration de la comptabilité
nationale, l'iSEA intervient également de manière décisive dans la diffusion de la
pensée keynesienne en France, grâce notamment à YHistoire des doctrines
économiques, publiée en 1947 à partir du cours professé aux Sciences Politiques en
1946-1947.
Autre impulsion essentielle, celle des organisations internationales et tout
d'abord de l'UNESCO(ll). L'action de cette organisation s'est exercée de deux
manières différentes. D'une part, elle a fait appel, dès ses origines, à des spécialistes
de sciences sociales pour l'élaboration de ses programmes de recherche; d'autre
part, elle a suscité une demande de recherche en sciences sociales en lançant des
enquêtes et des études sur des thèmes précis.
Au nom de la Commission d'études créée dès le mois de juillet 1945 au
Ministère des Affaires étrangères puis transformée le 1 8 janvier 1 946 en
Commission consultative pour l'étude des questions d'éducation, de science et de culture,
Lucien Febvre, alors professeur au Collège de France, expert désigné pour les
sciences sociales, propose que l'UNESCO « se préoccupe de dresser une liste de
questions de nature à intéresser les sciences sociales, questions à poser par les
gouvernements à leurs ressortissants (texture des groupements familiaux, degré
réel d'instruction, religions réellement pratiquées, usages de vie, etc.) ». Ce
programme élaboré par Lucien Febvre comprenait « un inventaire du matériel humain
disponible après la tourmente, l'étude de l'apport des divers groupes humains à une
œuvre commune de civilisation, l'étude psychologique des déplacements récents

(11) Roger SEYDOUX. La France et I'unesco. Paris, Imprimerie Nationale, 1946.

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d'êtres humains, l'organisation d'études de droit comparé, l'encouragement à la


traduction et à la diffusion d'articles de périodiques et l'éclaircissement du
vocabulaire des sciences sociales ».
Par ailleurs, dans le cadre de la Commission nationale provisoire pour
l'éducation, la science et la culture, se réunissent des scientifiques et des littéraires, des
universitaires et des non-universitaires. Les contacts qui se nouent entre les
scientifiques, les échanges qui s'élaborent, l'ouverture qui s'opère sur le monde
extérieur et notamment sur les États-Unis sont autant de petits faits qui éclairent
des initiatives et des réalisations ultérieures, comme par exemple la création en
1 947 de la VIe Section de l'École pratique des hautes-études.
Dès ses origines, le département des sciences sociales a contribué à l'essor des
disciplines et à leur organisation en lançant des enquêtes et des études sur des
thèmes aussi brûlants que les « états de tension », « les stéréotypes » ou le caractère
national. C'est ainsi que le professeur Otto Klineberg, sans être en charge du
département - sauf pendant quelques mois - introduisit dans l'organisation puis
développa largement le recours à la psychologie sociale (12). L'UNESCO multiplie
alors les initiatives et les publications : dès 1951, paraît le Bulletin international des
sciences sociales qui deviendra plus tard, en 1959, la Revue internationale des
sciences sociales. En 1953, paraît une étude tout à fait précieuse pour l'historien
intitulée L'enseignement des sciences sociales en France (13) et qui dresse un
inventaire de la situation discipline par discipline.
Par ailleurs, en vue de promouvoir la coopération internationale, l'UNESCO
encourage la formation d'associations professionnelles. Dès 1 949 sont fondées sous
ses auspices : l'Association internationale de sociologie, l'Association internationale
de droit comparé, l'Association française de science politique.
Toujours en 1949 apparaît le Conseil international des sciences sociales dont
font partie Jean Stoetzel, Georges Gurvitch, Georges Friedmann, mais qui ne
fonctionnera qu'à partir de 1952.
Dans le numéro spécial de Sociologie du travail (1 4) paru à l'occasion du
vingtième anniversaire de cette revue, Claude Durand rappelle la dette de la
sociologie du travail à l'égard de ces demandes de recherche et mentionne les
recherches de l'Agence européenne de productivité sur les attitudes des ouvriers à
l'égard du changement technique, l'enquête de la Communauté européenne du
charbon et de l'acier sur l'adaptation des modes de rémunération aux niveaux de
mécanisation, les recherches du Centre d'études et de recherches psychotechniques
sur les problèmes psychologiques et sociaux de la reconversion industrielle. En
rappelant que le thème de recherche proposé en 1 956 par l'Agence européenne de
productivité dans six pays d'Europe était « les attitudes des ouvriers de la stratégie

(12) Otto KLINEBERG, «Jean Stoetzel et nal understanding. A survey of research, New
l'étude scientifique du caractère national » dans York, Social Science Research Council, 1950.
Science et théorie de l'opinion publique. Нот- (13) L'enseignement des sciences sociales en
mage à Jean Stoetzel, Paris, Retz, 1981. On France, Unesco, 1953, 167 p.
rappellera également l'étude d'Otto Klineberg sur (14) Sociologie du travail, n° 1 , 1980 : «
Soles états de tension : Tension affecting internatio- ciologie du travail a 20 ans ».

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en face des changements techniques », Marc Maurice cite, dans ce même numéro
de Sociologie du travail, l'argument principal de cette demande formulée par
Salomon Barkin : « L'attitude des travailleurs à l'égard du changement technique
est le facteur déterminant de la croissance économique. La résistance au
changement ne peut que retarder et dans certains cas empêcher le progrès et ralentir
l'expansion économique ».
Les enquêtes - comme celle de Mont-Saint-Martin sur les ouvriers et le progrès
technique - n'ont été possibles que parce qu'il y avait, tant du côté de l'offre que
de la demande de recherche, accord sur les postulats initiaux, à savoir que « le
progrès technique est le facteur essentiel du développement économique et social ».
On comprend dans ces conditions que la problématique des recherches ait été
formulée en terme d'adaptation des travailleurs au changement technique.
Il n'y aurait pas eu de développement des sciences sociales en France si ne s'était
forgée aussi bien chez les chercheurs que chez leurs interlocuteurs la conscience
d'un « retard » à rattraper ou de lacunes à combler. Certes, le problème avait été
posé avant la seconde guerre mondiale. Dans les « Entretiens sur les sciences de
l'homme», Jean Coutrot écrivait en 1937 : « Le déchaînement des techniques
perturbe à chaque instant le développement de la personnalité, développement
dont nous ignorons encore les lois car les sciences de l'homme qui lui donneraient
le pouvoir sur lui-même ont un inquiétant retard par rapport aux sciences de la
nature qui en trois siècles lui ont donné le pouvoir sur les choses ». Cette même
année, Raymond Aron observait de son côté que « ce qui manque le plus à la
sociologie, ce sont les sociologues »(15).
Dès la Libération, de nombreux textes mettent l'accent sur le retard des sciences
sociales en France et sur les fâcheuses conséquences qui peuvent en découler pour
l'avenir du pays. Jean Stoetzel - en 1946 - conclut ainsi un article consacré aux
rapports entre la sociologie et la démographie : « L'école de Chicago notamment
a rendu en ce sens d'appréciables services. Il est temps de rattraper notre retard en
conjuguant les efforts des démographes et des sociologues » (16).
A la même époque, dans le premier Cahier de la Fondation nationale des
sciences politiques, Charles Morazé écrivait : « II faut être prudent dans la critique
et patient dans l'attente et si les sciences sociales doivent déplorer par rapport aux
sciences physiques et naturelles un retard considérable, c'est que peut-être elles ont
trop souvent voulu remettre tout en question, qu'elles ont trop souvent aussi
présenté de hâtives conclusions comme définitives et rédigées sous forme de vérités
universelles »(17).
Dès l'introduction du Grand espoir du XXe siècle, paru en 1 949, Jean Fourastié

(15) Raymond ARON « La sociologie » dans graphie », Population, n° 1 , janvier-mars 1946.


Les sciences sociales en France. Enseignement et (17) Cahiers de la Fondation nationale des
recherche. (Préface de Célestin Bougie, directeur sciences politiques, n° 1 . Charles MORAZÉ, R.B.
de l'École normale supérieure), Paris, Paul Hart- Mac CALLUM, Gabriel LE BRAS, Pierre
mann, 1937. GEORGE, Études de sociologie électorale, Paris.
(16) Jean STOETZEL, « Sociologie et démo- A. Colin, s.d.

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affirme : « Le retard des sciences économiques et sociales sur les sciences de la


matière est l'une des causes des malheurs actuels de l'humanité » (18).
Ce thème, dont la visée stratégique est claire, ne prend tout son sens que si on
le relie aux préoccupations et au climat de l'époque. Comment oublier en effet que
l'offre et la demande de recherche en sciences sociales sont inséparables des
aspirations de la Libération qui associent le thème de la reconstruction et celui de
changement social ? Comme le rappelle Alain Touraine dans Un désir d'histoire :
« Après la Libération et pendant une longue période s'imposa l'idée que naissait et
que devait naître une nouvelle société : la croissance économique devait être
associée à une transformation politique et sociale » ( 1 9).
Dans les années cinquante, chercheurs d'un côté, administrateurs de l'autre
reprennent le thème du retard ou de la misère de la recherche scientifique. En
1955, le Syndicat national de l'enseignement supérieur et de la recherche
scientifique publie une brochure intitulée Misère et problèmes de l'enseignement
supérieur et de la recherche scientifique en France, dans laquelle est soulignée la
pauvreté des sciences sociales en France. Dès sa création en mars 1 956, le Syndicat
national des chercheurs scientifiques reprendra ce thème dans ses revendications.
Dans un article paru dans La recherche scientifique en février 1 957 et consacré aux
sciences humaines, François- André Isambert remarquait que : « la plupart des
chercheurs en sciences humaines n'ont pas de local professionnel, d'où dépenses
supplémentaires considérables. Les bibliothèques sont bondées, il faudrait des
bureaux pour travailler tranquillement et classer les documents souvent
nombreux, des instituts spécialisés avec bibliothèques, microfilms, des salles
insonorisées pour la mécanographie et, dans les branches où s'est développée une certaine
technicité, se pose le problème de l'aide technique, du matériel ».
L'année suivante, en 1956, lors du premier colloque de Caen, Gaston Berger,
directeur de l'enseignement supérieur, déclare : « On peut parler sans exagérer de
la misère des sciences humaines françaises. Si nous avons quelques maîtres
éminents, nous sommes loin d'avoir en France ce que nous devrions posséder dans
ce domaine ».
Que cette conscience d'un « retard » à rattraper ou de lacunes à combler renvoie
à une organisation ou à des vues jugées meilleures ou idéales ne doit pas surprendre
puisqu'il est établi que les « réformateurs » ont généralement tendance à fonder
leurs stratégies sur des références ou des modèles pris à l'étranger ou en dehors des
disciplines qu'ils sont censés défendre (20).
Dans le développement des sciences sociales, deux références ont ainsi joué un
rôle essentiel.

(18) Jean FOURASTIÉ, Le grand espoir du (20) Alain DROUARD, Processus de chan-
XXe siècle, 2e éd., Préface d'A. Siegfried, Paris, gement et mouvements de réforme dans l'ensei-
PUF, 1950, p. 13. gnement supérieur français, Collection des Ac-
(19) Alain TOURAINE, Un désir d'histoire, tions thématiques programmées. Sciences humai-
Paris, Stock, 1977, p. 67. nes, Paris, Editions du cnrs, 1978.

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Revue française de sociologie

V La référence aux sciences exactes et naturelles

Cette référence joue en deux sens. D'une part, la comparaison avec les sciences
exactes et naturelles est constante parce que celles-ci fournissent un modèle de
scientificité que les sciences sociales et humaines doivent s'efforcer d'atteindre le
plus rapidement possible. C'est l'UNESCO qui rappelle que l'étude des tendances
principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines - parue en 1 970
- a été entreprise sur le modèle de l'étude des tendances dans les sciences exactes
et naturelles lancée en 1 959-1 960 à l'initiative de Pierre Auger (2 1 ). Dans un texte
écrit en 1 964 pour l'UNESCO, Claude Lévi-Strauss explicitait cette référence : « Dès
le début, une constatation s'impose de la façon la plus absolue : dans l'ensemble
des sciences sociales, la linguistique peut être mise de plein pied avec les sciences
exactes et naturelles » (22).
D'autre part - et c'est là une toute autre préoccupation - les sciences sociales
doivent jouir des mêmes droits et des mêmes prérogatives que les sciences exactes
et naturelles et ce en vertu de ce qu'on peut appeler le principe de symétrie ou les
contraintes du processus de changement « à la française » qui veut que les
innovations ou les changements doivent pour être admis affecter l'ensemble du
système institutionnel dans lequel ils interviennent. C'est ainsi qu'en 1 954
l'association Marc Bloch réclame pour les sciences sociales « les mêmes prérogatives et les
mêmes responsabilités que celles qui sont données aux sciences traditionnelles (23).

2) La référence aux États-Unis

Cette référence a fonctionné de manière multiple. Depuis la Libération, les


chercheurs français sont convaincus dans leur ensemble que les sciences sociales
ont une nouvelle patrie : les États-Unis (24). L'apprentissage des techniques et des
méthodes d'enquête et, par la même, du métier de sociologue et de psychologue
passe désormais par un séjour aux États-Unis. C'est ainsi que dans les années
cinquante, de jeunes sociologues et psychologues français partent pour les
États-Unis grâce aux bourses accordées par les Fondations Ford et
Rockefel er (25).
À la même époque sont organisées les missions de productivité aux États-Unis
qui visaient à transformer l'état d'esprit des agents économiques, principalement
(2 1 ) Tendances principales de la recherche tielles a été à l'époque d'assurer la rédaction de la
dans les sciences sociales et humaines. Première revue Annales.
partie. Sciences sociales, Paris, Mouton, 1970. (24) En ce qui concerne l'économie, le pays et
(22) Claude LEVI-STRAUSS, « Critères l'œuvre que la France découvre à la Libération
scientifiques dans les disciplines sociales et hu- sont l'Angleterre et la pensée keynesienne.
maines » dans Anthropologie structurale deux, (25) En ce qui concerne les sociologues, c'est
Paris, Pion, 1973. le cas notamment de François BOURRICAUD,
(23) Fondée en 1949, l'Association Marc Michel CROZIER, Éric de DAMPIERRE, Jean
Bloch dite « Association pour l'histoire de la LABBENS, Henri MENDRAS, Alain TOU-
civilisation » avait pour but de « préciser et de RAINE, Jean-René TRÉANTON qui séjournent
développer l'emploi de la méthode historique au aux États-Unis au début des années cinquante,
service de la civilisation. Une de ses tâches essen-

62
Alain Drouard

des cadres, et qui ont contribué à changer les attitudes de nombreux dirigeants (26).
Mais d'autre part - et presque simultanément - sont affirmées et
revendiquées une identité et une originalité des sciences sociales françaises. Cette réaction
peut apparaître comme une réaction défensive contre la concurrence américaine,
mais il faut aussi la replacer dans le contexte des luttes idéologiques «
anti-impérialistes » de cette époque, et elle n'est pas sans rappeler les réactions des intellectuels
français à l'égard de l'Allemagne à la fin du XIXe siècle (27).
De nombreuses déclarations et manifestations illustrent cette attitude ambiguë
à l'égard des États-Unis. Lors du premier Colloque de Caen en 1956, Gaston
Berger, directeur de l'enseignement supérieur, commence par déplorer la situation
des sciences humaines en France puis ajoute : « Contrairement à ce que l'on pense
parfois, il n'y a pas non plus à l'étranger tellement de choses valables. Les
Américains, par exemple, sont fréquemment déçus par le maigre rendement de
leurs nombreux travaux ».
En 1 957, dans un rapport officiel intitulé La recherche scientifique et le progrès
technique et que l'on a coutume d'appeler « Rapport Longchambon », on peut lire
les lignes suivantes : « Malgré les apparences et nos retards évidents, nous sommes
en France aptes à prendre cette avance. L'exemple des échecs américains, tels que
le reconnaissent et tentent de les expliquer et de les surmonter les Américains
eux-mêmes, met en lumière, par contraste, des supériorités françaises
insoupçonnées ». Et plus loin cette affirmation qui ne doit pas surprendre de la part de
Fernand Braudel chargé des sciences humaines dans ce rapport : « Ce qui a manqué
et manquera longtemps à leurs expériences centrées sur l'étude de l'instantané, c'est
le concours de géographes, d'historiens, de philosophes valables. Ces compléments
sont chez nous à portée de main » (28).
Toutefois les Annales ne sont pas seules à prendre la défense de la culture
nationale.
La volonté de réagir contre l'emprise américaine dans les sciences sociales aura
des effets pratiques : dès le début des années cinquante, l'Association de
psychologie scientifique de langue française organise des colloques (29). En 1956, Georges
Gurvitch fonde l'Association internationale des sociologues de langue française qui
(26) Près de 200 missions et 3 000 « mission- sans réserve, les universitaires français formulè-
naires » ont été envoyés aux États-Unis entre rent des critiques de plus en plus vives à l'égard
1 947 et 1953, cf. PL. MATHIEU, sous la direc- de la pensée et de la science allemandes (cf. Claude
tion de Jean FOURASTIÉ, La politique française DIGEON. La crise allemande de la pensée
fraude productivité depuis la guerre, Paris, iep, 1961. çaise 1870-1914, Paris, puf, 1959.
Ces missions qui regroupent souvent des cher- (28) Présidence du Conseil - Conseil Supé-
cheurs en sciences sociales, des ingénieurs et des rieur de la Recherche Scientifique et du Progrès
hauts fonctionnaires donnent lieu à la rédaction Technique, La recherche scientifique et le progrès
de rapports : cf., à titre d'exemple, Jean MAI- technique, Rapport au Président du Conseil des
SONNEUVE, « Remarques sur l'esprit et l'orga- Ministres et au Commissaire général au Plan en
nisation des sciences sociales aux États-Unis», vue de la préparation du 3e Plan de modernisation
Recherches sociologiques, 1955. et d'équipement, juin 1957.
(27) En raison de la prééminence intellec- (29) Citons les Colloques de 1952 sur «le
tuelle et scientifique de l'Allemagne à la fin du système nerveux et la psychologie », celui de 1953
xixe siècle, il n'était pas un universitaire français sur la «perception», celui de 1955 sur «les
qui considérât sa formation comme achevée problèmes de stades en psychologie de l'enfant »,
avant d'avoir effectué un séjour dans une univer- et celui de 1956 sur «le conditionnement et
site allemande. Après une période d'admiration l'apprentissage ».

63
Revue française de sociologie

regroupe des sociologues et d'autres spécialistes en sciences sociales donnant une


orientation sociologique à leurs travaux, quelle que soit leur nationalité, à la
condition qu'ils utilisent le français pour une part notable de leur activité
scientifique.
Les impulsions extérieures, la conscience d'un « retard » à rattraper, la volonté
de changement ou de transformation sociale sont autant d'éléments qui favorisent
le premier essor des sciences sociales à la fin des années quarante et au début des
années cinquante et qu'il faut s'efforcer maintenant de caractériser brièvement.
Trait significatif de cette période, l'offre et la demande de recherche en sciences
sociales se forment simultanément et parallèlement. Si, comme on Га vu avec la
sociologie du travail, la demande de recherche suscite une certaine offre, cette
situation est loin de constituer une règle générale.
Les initiatives individuelles jouent un rôle non négligeable dans ce processus.
Au début des années cinquante, les premiers contacts s'établissent entre les
chercheurs et leurs interlocuteurs du monde économique, politique et
administratif. Paul-Henry Chombart de Lauwe obtient en 1951-1952 les premiers contrats
de recherche du Ministère de la Reconstruction qui vont lui permettre
d'entreprendre ses enquêtes sur l'agglomération parisienne. Il est aussi l'un des premiers
chercheurs en sciences sociales à prendre ces initiatives en vue de développer
conjointement recherche théorique et recherche appliquée et aussi dans le but
d'assurer la promotion des sciences sociales dans la société (30).
D'une manière encore très informelle, des chercheurs s'adressent à des
organismes publics tels que l'Institut national de la statistique et des études économiques
(insee) et sollicitent leur aide et leur concours dans la mise au point ou l'élaboration
d'instruments ou de techniques d'enquête. La collaboration entre sociologues et
statisticiens prend parfois des formes plus officielles : en 1950-51, Jean Porte, l'un
des « pères » des « catégories socio-professionnelles » donne un enseignement au
Centre d'études sociologiques sur « l'organisation des enquêtes et ses incidents sur
le dépouillement ainsi que sur le plan d'exploitation mécanique et la présentation
méthodique des résultats ».
Non seulement cette première période n'ignore pas les prises de positions en
faveur des applications des sciences sociales mais elle voit même se former les
prémices et les germes des malentendus ultérieurs. En effet, dès la Libération, les
offres de service se multiplient et les défenseurs des sciences sociales promettent
ainsi plus qu'ils ne pourront tenir. Dès 1946, Georges Gurvitch écrivait dans un
article programmatique intitulé « La vocation actuelle de la sociologie » publié dans
le premier numéro des Cahiers internationaux de sociologie qu'il vient de lancer :
« La possibilité n'est nullement exclue d'appliquer dans la pratique les connaissan-

(30) Paul-Henry Chombart de Lauwe s'ef- enquêtes sociologiques et leur utilisation par l'ur-
force très tôt de gagner un public aux sciences baniste, Paris, Centre d'Études du Ministère de la
sociales. Il s'adresse directement aux architectes et Reconstruction et de l'Urbanisme. Direction de
aux urbanistes pour leur montrer le parti qu'ils l'Aménagement du Territoire. Conférence de
peuvent tirer des enquêtes sociologiques. Cf. perfectionnement des Inspecteurs de l'urbanisme
Paul-Henry CHOMBART DE LAUWE, Les et de l'habitat, 16-20 juin 1952.

64
Alain Drouard

ces sociologiques, descriptives et explicatives une fois acquises... Le champ de la


sociologie appliquée... est énorme... il s'étend des problèmes de planification
économique aux problèmes pédagogiques, des problèmes de réorganisation
politique aux problèmes de réforme de la grammaire, des problèmes des nouvelles
techniques juridiques aux problèmes du renouveau des concepts logiques et des
styles juridiques ».
Quelques années plus tard, à l'occasion de la deuxième semaine sociologique du
Centre d'études sociologiques organisée sur le thème « Villes et campagnes »,
André Varagnac expliquait (3 1 ) « qu'il serait de bonne politique que l'on fit de la
propagande auprès des chefs d'industrie. On leur ferait comprendre que leurs
collègues américains ont continué de faire appel non seulement à des ingénieurs
mais à des sociologues dont l'intervention semble rentable exactement comme il
a paru rentable au cours du dernier quart de siècle de faire appel à des
psychotechniciens pour régler les rythmes dans les ateliers. À cet égard nous devrions
adopter le slogan « II faut maintenant que la sociologie devienne une science
appliquée » ; il nous faut de la sociologie appliquée ».
Dans cet ordre d'idées, il convient de mentionner l'action de la CEGOS (32) en
faveur de l'organisation des directions de personnel, la création en 1 947 de l'équipe
des «Conseillers de synthèse» du docteur André Gros (33), l'organisation des
premiers stages de « relations humaines » dans les grandes entreprises (à EDF en
1954-1955), sans oublier la création dans le plan universitaire et à l'initiative de
Gaston Berger des Instituts de sciences humaines appliquées ou des Instituts
d'administration des entreprises (34) ou de l'Institut des sciences sociales du
travail (35).
En dépit de ce foisonnement, la situation des sciences sociales au milieu des
années cinquante est loin d'avoir changé fondamentalement. Si Ton examine en
effet les différentes dimensions de ce qui constitue une discipline scientifique
- à savoir les institutions, les pratiques et les concepts - , force est de constater
que les sciences sociales sont à cette époque des disciplines balbutiantes et
tâtonnantes.

(3 1 ) Villes et campagnes. Civilisation urbaine la Fondation française pour l'étude des problèmes
et civilisation rurale en France. Recueil publié humains, le Docteur André Gros a également pris
sous la direction et avec une introduction de G. une part très active dans le lancement du Centre
FRIEDMANN. Paris, A. Colin, 1953, 481p. d'études prospectives et de la revue Prospective.
(Bibliothèque générale de l'Ecole Pratique des (34) C'est à l'initiative de Gaston Berger
Hautes Études. Deuxième semaine sociologique qu'est créé en 1 955 à Bordeaux le premier Institut
organisée par le Centre d'études sociologiques, des sciences humaines appliquées. Il est dirigé par
CNRS). Roger Daval qui succède à Jean Stoetzel, nommé
(32) Cf. La Direction du personnel comme en 1955 à la Sorbonně. Les Instituts d'administra-
fonction d'État-Major. La fonction « Direction du tion des entreprises sont créés en 1956.
personnel ». Politique de direction. Psychologie (35) Créé en 1952 comme Institut d'Univer-
sociale. Monographie de direction du personnel, site, l'Institut des sciences sociales du travail (isst),
Paris, Edition Hommes et Techniques, 1953, est le fruit d'une initiative conjointe des Ministères
224 p. La Commission d'études générales des du travail et de l'Université. En 1953, une section
organisations (cegos) a été durant cette période le de recherche est mise en place au sein de l'issTet
plus important cabinet d'organisation privé. animée par Yves Delamotte.
(33) Médecin du travail, ancien vice-régent de

65
Revue française de sociologie

Du point de vue institutionnel, elles demeurent très marginales : comme le


rappelle le Rapport Longchambon, on ne compte au milieu des années cinquante
que trois chaires d'histoire économique, trois chaires d'ethnologie (Paris-Lyon-
Bordeaux), aucune chaire de démographie, quatre chaires de sociologie pour toute
la France (tout comme au début du XXe siècle), une seule chaire de statistique.
À côté des universités, dans les grands établissements scientifiques - Collège
de France, Conservatoire national des arts et métiers, École pratique des hautes
études, École des chartes - , les sciences sociales occupent une place encore très
restreinte. Seule la VIe section de l'École pratique des hautes études - dite section
des sciences économiques et sociales - compte quarante-huit directeurs d'études
en 1956.
Parmi les institutions nouvelles, on relève au total une cinquantaine de centres
dont une grande part est constituée par des instituts d'université dotés de faibles
moyens. De cet ensemble se détachent quelques centres - mieux pourvus ou qui
jouissent déjà d'un certain prestige. Citons tout d'abord cinq centres économiques :
l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), le Service
d'études économiques et financières (seef), l'Institut de science économique
appliquée Ose a), le Centre d'études économiques de la VIe section, le Service
d'étude de l'activité économique de la Fondation des sciences politiques. Il y aurait
lieu d'ajouter un centre que le Rapport Longchambon ne cite pas : le Centre de
recherche et de documentation sur la consommation (CREDOC) créé en 1953.
En dehors et à côté de ces centres, il convient de mentionner le Centre de
recherche historique de la VIe section, trois centres de la VIe section de l'École
pratique s'occupant du monde actuel, ainsi que le Centre d'études sociologiques,
principal foyer de la recherche sociologique en France, le Laboratoire de
psychologie sociale, l'Institut des sciences sociales du travail, l'Institut national
d'orientation professionnelle, le Laboratoire de biométrie du CNRS, le Centre d'études
scientifiques de l'homme, le Laboratoire de psychologie expérimentale et de
psychologie de l'enfant, sans oublier ni l'Institut national d'études démographiques
ni la Fondation nationale des sciences politiques.
Dans la plupart de ces « gros » centrés, le nombre de chercheurs dépasse
rarement la dizaine, ce qui illustre le caractère « artisanal » de la recherche en
sciences sociales à cette époque. Par ailleurs, les chercheurs ont alors peu de
contacts avec les institutions universitaires. C'est le cas du Centre d'études
sociologiques conçu et défini comme laboratoire de recherche du CNRS. L'arrêté
de janvier 1 946 qui lui donne naissance précisait ainsi sa mission :
- promouvoir et diriger les recherches dans différentes branches de la
sociologie,
- former des chercheurs,
- organiser des enquêtes en France et à l'étranger,
- coopérer avec les sociologues étrangers,
- publier des travaux originaux, les résultats des enquêtes et éventuellement
préparer la publication d'un périodique,

66
Alain Drouard

- organiser des réunions nationales et internationales groupant les chercheurs


s'occupant de problèmes sociologiques.
Loin de l'Université, le CES a accueilli et formé les sociologues que l'on pourrait
appeler de « la première génération », c'est-à-dire antérieure à la licence et au
doctorat de sociologie, et qui sont venus à cette discipline à partir de la philosophie
et de l'histoire. Autour de Paul-Henry Chombart de Lauwe, de Paul Maucorps, de
Georges Friedmann, de Georges Gurvitch, des équipes se sont créées qui devaient
ensuite essaimer et suivre leur propre chemin. Toutefois à la fin des années 40 et
au début des années 50, les chercheurs du CES restent très isolés. Seules les réunions
de « séminaires » permettaient de sortir de l'isolement. Si l'on excepte les militants
du parti communiste, la plupart des chercheurs n'ont en commun que la conscience
- vraie ou fausse - d'être des marginaux ou des déviants par rapport à leur milieu
d'origine. Il devait en résulter des rapports idéologiquement complexes entre le
marxisme et le parti communiste d'une part, la sociologie et les sciences sociales
d'autre part. Dans La somme et le reste, Henri Lefebvre a analysé en ces termes
la résistance du marxisme officiel à la sociologie : « Cette résistance n'est pas un
fait idéologique, une attitude théorique. C'est un fait sociologique et une attitude
pratique... Le Parti refuse de se considérer et d'être considéré sociologiquement,
d'être étudié sociologiquement et posé même virtuellement comme objet d'étude
sociologique » (36). Mais le même Henri Lefebvre savait gré à Georges Gurvitch
de « s'opposer à la sociologie empirique, à la sociologie américaine ». En fait, ces
sentiments à l'égard de la sociologie n'étaient pas dépourvus d'ambiguïté comme
le montre cette autre situation extraite de La somme et le reste : « Jamais on a
autant cherché sociologiquement le réel humain. Jamais on n'a si fortement
ressenti l'exigence de cette approche ou de cette saisie. Et cependant, mises à part
quelques œuvres exceptionnelles, jamais on n'a autant perçu la vanité, la superfi-
cialité, l'inefficacité des descriptions. Jamais on n'a autant parlé pour ne rien dire :
de l'humain et de l'inhumain, des foules, des masses, des motivations, des
pulsions. »
La dispersion des centres de recherche a pour corollaire le cloisonnement des
activités de recherche et de l'enseignement. Un exemple est particulièrement
significatif - celui de l'économie. Même lorsque l'enseignement de l'économie est
relativement développé - on compte, au milieu des années cinquante, cent dix
chaires d'économie politique sur un total de quatre cent soixante dix huit chaires
dans les Facultés de Droit - , l'étude de l'économie est séparée des études de
statistique sociale, d'histoire économique, de géographie, de sociologie qui relèvent
des Facultés des Lettres.
S'agissant des pratiques de recherche proprement dites, les sociologues, les
psychologues sociaux, à la différence des économistes qui ont acquis une certaine
avance, en sont encore, au milieu des années cinquante, à apprendre leur métier
et à découvrir les techniques et les méthodes de recherche. Quant aux théories et

(36) Henri LEFEBVRE, La somme et le reste, Paris, La Nef, 1959, p. 203 et 385.

67
Revue française de sociologie

aux concepts, ils sont loin d'être fixés avec un minimum de clarté et de
cohérence (37).
D'une manière générale, les uns et les autres pratiquent alors des mélanges plus
ou moins savants et plus ou moins étonnants tels Georges Gurvitch qui essaye de
concilier la dialectique et les méthodes empiriques dans le cadre de ce qu'il appelle :
« l'hyper-empirisme dialectique » (38) et Paul Maucorps qui mêle et associe à la fois
des références au marxisme et à la psycho-sociologie américaine. Durant cette
période, la frontière entre pluralisme sur le plan méthodologique et idéologique et
éclectisme reste particulièrement floue (38 bis).
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que des raisons d'ordre épistémologi-
que et d'ordre stratégique aient conduit les sciences sociales à fondre leurs
revendications dans celles qui touchaient notamment l'ensemble du système
d'enseignement supérieur et de recherche. Comme on le verra plus loin, les
références aux sciences exactes et naturelles ont servi à l'élaboration, puis à la mise
en œuvre de stratégies « réformatrices » qui passaient par une alliance avec les
« scientifiques » principalement physiciens et mathématiciens, alliance nouée
contre les disciplines « installées » - Droit et Médecine - .
Toutefois la faiblesse et la dispersion des organismes de recherche n'avaient pas
échappé à quelques observateurs lucides qui avaient présenté des propositions de
loi tendant à coordonner l'effort de recherche.
Dès 1947, le député MRP du Jura Charles Viatte proposait la création d'un
Conseil supérieur de la recherche scientifique et technique. Le même député
proposait également, en 1948, d'instituer une commission de la recherche
scientifique auprès du Commissariat au Plan (39). En 1952, une autre voix - tout aussi
isolée - s'élève à l'Assemblée Nationale, celle du député Bruyneel, qui dénonce
les maux dont souffre la recherche française : le manque d'organisation de la
recherche, l'insuffisance numérique des chercheurs et des techniciens,
l'incohérence de la rémunération des cadres scientifiques et techniques. Parmi ses

(37) La situation difficile de la sociologie fait (38 bis) Le pluralisme de la sociologie fran-
l'objet de nombreuses réflexions critiques dans le çaise, à la fin de la seconde guerre mondiale, est
Bulletin de liaison des chercheurs du Centre bien mis en évidence dans la contribution de
d'études sociologiques (ces). Analysant en 1955 Claude LÉVI-STRAUSS à la Sociologie du XXe
« l'organisation des recherches au Centre d'études siècle, t. 2 : « Les études sociologiques dans les
sociologiques », Alain TOURAINE dénonce dans différents pays». Sous la direction de Georges
le premier numéro de Recherches sociologiques, GURVITCH en collaboration avec Wilbert E.
nouvelle appellation du Bulletin de liaison; « Tab- MOORE. Paris, PUF, 1 947, 5 1 3-545.
sence de formation à la recherche, la dispersion (39) Cf. Rapport n° 2924 au nom de la
des efforts, l'absence d'intégration des individus, Commission de l'Éducation Nationale présenté
la faiblesse des moyens » et demande le renforce- par Mademoiselle Dienesch, député, sur la propo-
ment de l'unité du ces. Dans le n° 2 de Recher- sition de résolution de M. Viatte et de plusieurs de
ches sociologiques (1955), P. H. MAUCORPS ses collègues tendant à inviter le Gouvernement
constate : « II faut bien avouer que les recherches à instaurer une Commission de la recherche
sociologiques effectuées depuis la Libération ne scientifique auprès du Commissariat général du
trahissent aucune idée directrice, aucune volonté Plan de modernisation et d'équipement,
de coordination, aucune intention coopérative, - Annexe du PV de la séance du 17 mars 1948.
tant sur le plan conceptuel que sur celui des Rapport au nom de la Commission de l'Éducation
méthodes et des techniques ». Nationale sur le projet de loi portant création du
(38) Georges GURVITCH, « Hyper-empi- Conseil supérieur de la recherche scientifique et
risme dialectique », Cahiers internationaux de technique par M. Viatte, député.
sociologie. S (15) 1953: 3-33.

68
A lain Drouard

propositions on peut retenir celle qui vise la création d'un Conseil supérieur de
coordination de la recherche scientifique et technique (40).
Dans le même ordre d'idées, il y aurait lieu de mentionner le remarquable
rapport adressé par Camille Soula au Conseil économique et social en 1953, qui
mettait également en lumière le retard et la misère de la recherche scientifique en
France (41).
Faut-il préciser que ces voix ne furent pas entendues et que devait par
conséquent se perpétuer la fragmentation du champ institutionnel et intellectuel
des sciences sociales ? Aucune des institutions créées à la Libération n'a été en
mesure de dominer l'ensemble du champ des sciences sociales ou même d'exercer
une emprise suffisamment forte pour imposer ses orientations intellectuelles,
scientifiques ou idéologiques. Simple corollaire de cette constatation : les initiatives
et les créations de la période de la Libération n'ont pas remis en cause l'équilibre
interne entre les deux secteurs fondamentaux du système d'enseignement et de
recherche français : l'Université et les grands établissements d'enseignement et de
recherche.
Institution centrale, l'Université sert toujours de référence à ceux qui
s'interrogent sur l'organisation des sciences sociales dans la société française. En 1950, le
Directeur adjoint du CNRS chargé des sciences humaines, M. Jamati, ne déclarait-il
pas que « les sciences humaines correspondent à l'ordre d'activité des Facultés des
Lettres et de Droit » (42) ? Facultés qui restent séparées les unes des autres. Faisant
écho à cette affirmation, les revendications syndicales viseront quelques années
plus tard à aligner le statut des personnels du CNRS sur celui des universitaires.

Dès le début des années soixante, le développement des sciences sociales


s'accélère : on assiste alors à une augmentation rapide du nombre des chercheurs
et du volume de la production intellectuelle et du nombre des laboratoires et des
groupes de recherche en sciences sociales. Deux exemples parmi d'autres illustrent
ce phénomène : le nombre des chercheurs en sociologie au CNRS passe de 56 en
1960 à 90 en 1964. Il y avait, en 1956, 48 directeurs d'études à la VIe Section de
l'École pratique des hautes études - section des sciences économiques et sociales.
Ils sont 80 dès 1962.
L'intervention de nouveaux acteurs dans le champ des sciences sociales
- État et administrations, entreprises, syndicats de chercheurs - permet
d'éclairer la naissance d'une « politique » des sciences sociales. Encore faut-il s'entendre
sur le sens du terme « politique ». Ecartons d'emblée deux définitions qui ne
(40) Cf. Annexe du PV de la séance du 1953. Étude des problèmes que pose la recherche
1 6 février 1 952 - session de 1 952 de l'Assemblée scientifique et technique. Rapport présenté au nom
Nationale. Proposition de loi tendant à créer un du Conseil économique par M. Camille Soula.
Comité supérieur de coordination de la recherche (42) « Le cnrs » par M. JAMATI, directeur
scientifique et technique présentée par M. Bruy- adjoint du cnrs dans « L'élite au travail », Ca-
neel, député. hiers français d'information, n°155, 1er mai
(41) Cf. J.O. Avis et rapports au Conseil 1950.
économique. Session de 1953. Séance du 9 juillet

69
Revue française de sociologie

correspondent pas à la situation de la fin des années cinquante - début des années
soixante. Il ne s'agit pas, en effet, de l'amorce d'une politique « volontariste » des
institutions politiques et des pouvoirs publics qui serait consciente de ses objectifs
et des moyens à mettre en oeuvre pour les atteindre. Il ne s'agit pas non plus d'une
politique résultant purement ou simplement de la mise en relation - sous l'effet
de circonstances favorables - d'une offre et d'une demande de recherche qui
jusque-là cheminaient parallèlement en restant éloignées l'une de l'autre (économie
exceptée). Par « politique » des sciences sociales, il faut plutôt entendre un ensemble
pas toujours cohérent d'orientations, d'impulsions et de réalisations émanant
d'acteurs collectifs au premier rang desquels figurent l'Etat mais également les
entreprises, les syndicats et qui visent à assurer un développement rapide des
sciences sociales.
Même si la conjoncture politique ou économique n'explique pas tout, elle pèse
d'un certain poids sur la mise en œuvre de cette politique en effet l'affaiblissement

:
des partis de gauche, l'avènement du régime gaulliste créent un espace favorable
à un appel aux sciences sociales de la part de dirigeants économiques et de hauts
fonctionnaires préoccupés par la « modernisation » du pays.
On ne saurait oublier que les marxistes - et plus précisément les communistes
- restent en dehors de cet appel quand ils ne lui sont pas hostiles : d'une part, les
sciences sociales sont en effet représentées comme des produits de l'impérialisme
américain que l'on cherche à introduire en France (43) et, d'autre part, l'emprise
idéologique du PC sur les sciences sociales reste forte tout du moins jusqu'en
1956(44).
À la fin des années cinquante, l'essor des sciences sociales en France résulte
principalement de la conjonction d'une « demande sociale » et de la crise de
croissance du système d'enseignement et de recherche.

a) Émergence d'une demande sociale


Ressortissant du vocabulaire économique, le terme de demande n'est pas
dépourvu d'ambiguïté. Il peut en effet induire en erreur s'il donne à penser qu'il
existait dans la société française une volonté claire et cohérente de recourir aux
sciences sociales. Rien n'est moins évident qu'un tel appel ou un tel consensus.
(43) L'hostilité des communistes aux sciences réactionnaire qui emportait une sfio en profonde
sociales et humaines ne date pas de la fin des dégénérescence ».
années cinquante. Lorsque Henri Lefebvre est (44) L'itinéraire d'Edgar Morin, raconté dans
écarté du cnrs, YHumanite écrit dans son numéro son Autocritique (Paris, Seuil, 1975, iL édit. ), est
du 22 septembre 1953 « La vérité est qu'Henri très révélateur à cet égard Exclu du PCFen 1951,
Lefebvre est gênant parce que marxiste et qu'en il ne se libère de l'emprise idéologique du Parti
:

l'évinçant on vise à introduire après son départ la qu'en 1 956 ; il écrit p. 202 « Encore en 1 956, je
sociologie américaine au Centre d'études sociolo- ne pouvais écrire un article sans peser mes mots,
:

giques ». À propos de cette affaire, Alain Touraine mesurer le ton, vérifier si ma formulation n'était
écrit dans Un désir d'histoire, p. 67 « Lorsque pas provocatrice ou inopportune ou je ne sais
j'allais voir de grands dignitaires de l'Université ou quoi encore. J'étais encore contrôlé par une
:

du cnrs qui étaient communistes, ils ne me ombre. Dès que le nom de Trotsky se présentait
cachaient pas leur méfiance à l'égard de la socio- sous ma plume, je réfléchissais devais-je
logie, science bourgeoise !... Nous étions écrasés l'écrire ? et je l'écrivais comme si je commettais
:

entre la pensée du PC qui refusait toute étude de une bravade. Jusqu'en octobre 1956, je ne savais
la société, qui imposait des dogmes en contradic- jamais exactement quand je me provoquais
tion flagrante avec la réalité - comme celui de la moi-même, et quand je m'inhibais. La spontanéité
paupérisation absolue - et une vague atlantiste, est une lente, étrange et dure reconquête ».

70
A lain Drouard

notamment à la rencontre du docteur André Gros et de Gaston Berger. La revue


opéré entre les sciences sociales et leurs interlocuteurs à la fin des années cinquante
et au début des années soixante en fonction de préoccupations et ďattentes plus ou
moins clairement formulées.
À défaut d'entente tacite, il y a lieu de parler avec Alain Touraine de « coalition
confuse » pour caractériser la coopération qui s'instaure alors entre de petits
groupes d'hommes venus d'horizons différents - « planificateurs » d'un côté,
chercheurs de l'autre et qui ont appris à se connaître dans des clubs, le plus
important étant à l'époque le Club Jean Moulin (45) - ou grâce à des associations
telles que l'Association d'étude pour l'expansion de la recherche scientifique ou par
le biais de revues comme Esprit ou Prospective.
En quoi cette demande est-elle véritablement sociale ? Elle l'est parce qu'elle
émane d'acteurs sociaux différents. Toutefois si les syndicats, les églises, les
associations, les caisses d'allocations familiales sollicitent alors les sciences sociales,
les principales demandes proviennent des « planificateurs », c'est-à-dire des hauts
fonctionnaires rattachés directement ou indirectement au Commissariat au Plan
ainsi que des responsables d'entreprises engagés dans la lutte pour la «
modernisation » de l'économie et qui découvrent la nécessité d'expliquer ou d'analyser la
réalité sociale comme une réalité spécifique (46).
Jusqu'à la fin des années cinquante, l'idéologie de la « modernisation » et du
« progrès technique » incitait les dirigeants de la société française à poser les
problèmes sociaux en termes économiques et techniques. Dans cette perspective les
sciences sociales s'étaient vu confier la tâche d'analyser les obstacles ou les freins
à la modernisation. Désormais le social apparaît soit comme un résidu qu'il faut
s'efforcer de comprendre pour avoir prise sur lui, soit comme une dimension
supplémentaire qu'il faut intégrer dans les prévisions économiques pour accroître
leur efficacité. Comme l'écrit Claude Gruson, « le planificateur demande à des
sociologues d'ajouter à la planification économique ce qui lui manque », et plus
loin, « puisque dans quelques temps nous n'ignorerons plus grand'chose des
mécanismes de l'évolution économique et qu'il sera possible de les décrire et de les
expliquer correctement », le problème sera de « pouvoir ajouter aux éléments
purement économiques de l'explication et de la prévision d'autres éléments tirés de
l'ensemble des sciences humaines »(47).
L'apparition du courant prospectiviste constitue un autre aspect de cette
demande. Après un premier développement dans les milieux de la planification la
pensée prospective prend un essor vers la fin des années cinquante grâce

(45) Si plus d'une centaine de clubs sont rôle dans l'essor des sciences humaines à cette
apparus en France entre 1958 et 1962, le plus époque doit être mentionnée : la création en 1963
connu et le plus important a été le Club Jean de la Fondation Royaumont par un industriel,
Moulin, créé le 25 mai 1958. Foyer de réflexion M. Gouin Lang. Dotée au départ d'un million de
et laboratoire d'idées, le Club a un recrutement francs, la Fondation Royaumont pour l'étude des
varié puisqu'il accueille des industriels, des hauts sciences de l'homme organisera notamment de
fonctionnaires (Etienne Hirsch, François Bloch- nombreux colloques et rencontres en sciences
Laine), des chercheurs en sciences sociales. Cf. humaines.
Jean André FAUCHER, Les Clubs politiques en (47) Claude GRUSON, « Planification éco-
France, Paris, Éditions John Didier, 1965. nomique et recherches sociologiques», Revue
(46) Une initiative privée qui a joué un grand française de sociologie, 5 (3) 1964 : 435-446.

71
Revue française de sociologie

Parler de demande n'en est pas moins utile pour éclairer le rapprochement qui s'est
Prospective, fondée en 1957 par Gaston Berger, lance le mot qui, comme le note
Edgar Morin, s'oppose à « l'irrationalité du prophétisme » (48).
Le Centre d'études prospectives - association Gaston Berger - , qui publie
la revue Prospective, rassemble rapidement des dirigeants de grandes entreprises
privées et publiques, des hauts fonctionnaires et des représentants des sciences
sociales et humaines autour d'une « forme de pensée quantifiante, planifiante,
rationalisante . qui donne la priorité à l'aspect technique de la solution des
problèmes » (49).
Peu après, en 1960, Bertrand de Jouvenel lance l'association et la revue
Futuribles. En 1963-1964, Pierre Massé, alors Commissaire au Plan, réunit un
groupe de travail dit Groupe 1985 qui, placé sous la Présidence de Pierre
Guillaumat, est chargé « d'étudier sous l'angle des faits porteurs d'avenir ce qu'il
serait utile de connaître dès à présent de la France de 1985 pour éclairer les
orientations générales du Ve Plan (1966- 1970)» (50).
Orientée vers l'analyse des problèmes de la société industrielle naissante, cette
demande est aussi une demande d'ordre pratique. Les sciences sociales sont
pressées de fournir à brève échéance des techniciens, des experts, des spécialistes
des problèmes sociaux. Comme le dit le rapport déjà cité sur « La recherche
scientifique et le progrès technique » : « L'activité générale du pays - publique ou
privée - réclame de plus en plus des économistes mathématiciens, des
statisticiens, des spécialistes de recherche opérationnelle, des techniciens de psychologie
industrielle, voire de psychologie militaire, des cartographes (la carte est devenue
un langage), des ethnographes, tous ces spécialistes aux noms variables et dont il
faudra peut-être un jour désigner l'ensemble sous l'appellation que propose ce
rapport ďingénieurs sociaux ». Faisant écho à ces propos, Georges Gurvitch
précisait deux ans plus tard, en 1950, lors du Colloque de l'Association des
sociologues de langue française consacré aux cadres sociaux de la sociologie, la
nature de cette demande : « On attend donc du sociologue - et c'est une demande
universelle - indépendamment du régime et du type de structure, de la
compétence technique. Non pas la compétence technique pour faire une recherche, mais
la compétence technique qui permettrait au sociologue de conseiller directement
les directeurs d'usines, les administrateurs de trusts et des cartels, les planificateurs
et finalement les hommes de l'appareil des partis et les grands administrateurs
politiques ».

(48) Edgar MORJN, « L'avenir dans la so- Marcel Demonque, Georges Villiers, Jean Chene-
ciété française », dans Tendances et volontés de la vier, etc., des scientifiques comme Maurice Lévy,
société française, Paris, Futuribles, 1966. Gérard Bauer, des sociologues comme Raymond
(49) Le Conseil d'administration du Centre Aron puis Georges Balandier, des hommes politi-
ďétudes prospectives - groupe constitué en 1957 ques et des hauts fonctionnaires comme Pierre
pour « l'étude des causes techniques, scientifi- Massé, Pierre Racine et des personnalités telles
ques, économiques et sociales qui accélèrent que Louis Armand, André Cournand, Bertrand
l'évolution du monde moderne et pour la prévi- de Jouvenel, etc.
sion des situations qui pourraient découler de (50) Réflexions pour 1985, Paris, La Docu-
leurs influences conjuguées» - a rassemblé mentation Française, 1965.
autour de Gaston Berger des industriels comme

72
Alain Drouarď

Ces chercheurs en sciences sociales interprètent cette demande de manière


divergente, les uns y voyant une promesse de développement, les autres un
danger (51). La majorité va tenter de s'en servir pour faire aboutir ses
revendications.

b) La crise de croissance de l'enseignement supérieur et de la recherche


Préoccupés avant tout par l'état de la recherche scientifique, des physiciens et
des mathématiciens dénoncent dans les années cinquante les carences et les
faiblesses de l'enseignement supérieur français. Le manque cruel de personnel
scientifique de toute nature risque d'avoir des conséquences néfastes sur le progrès
technique et la croissance économique. Tel est le thème constamment développé
par les scientifiques et qui sert à mobiliser les hommes politiques et les
administrateurs.
Ces scientifiques ne se contentent pas de critiquer l'état de l'enseignement
supérieur et de la recherche. Ils proposent des solutions et tentent de les faire
aboutir. La recherche de solutions implique la définition et la mise en œuvre de
stratégies d'alliance avec les représentants du monde économique et politique. Les
revendications des sciences sociales sont alors intégrées dans un ensemble plus
vaste de revendications visant à réformer l'enseignement supérieur dans son
ensemble.
En d'autres termes, la formation d'une « politique » des sciences sociales est
inséparable du vaste mouvement réformateur qui est à l'origine du premier
Colloque de Caen et de la politique scientifique du début des années soixante.
Les origines directes de cette politique remontent au gouvernement Mendès-
France, plus précisément à la création du Conseil supérieur de la recherche
scientifique et du progrès technique, dont la présidence fut confiée au chimiste
Henri Longchambon, qui fut également chargé du Secrétariat d'Etat à la recherche
scientifique créé en juin 1954. Sous ces auspices fut préparé le Rapport sur la
recherche dans le cadre du IIIe Plan (1957-1 96 1 ) et furent rassemblées les données
et les informations qui servirent à la préparation du Colloque de Caen de 1956.
C'est ainsi que les aspirations et les revendications des sciences humaines furent à
la fois formulées et liées à d'autres revendications concernant l'enseignement
supérieur et la recherche scientifique.
On comprend, dans ces conditions, le type de solution qui allait être retenu par
les pouvoirs publics au cours des années suivantes : expansion universitaire et
institutionnalisation des sciences sociales - principalement dans les Facultés des
Lettres.

(5 1 ) Georges GURVITCH écrivait dans le humains qui lui sont propres et cherche à mettre
numéro spécial de 1959 (vol. XXVI) des Cahiers ces coefficients humains entre parenthèses et
internationaux de sociologie, rendant compte du d'autre part l'influence de la société où elle agit, et
Colloque de l'Association internationale des so- ceci sous différents régimes, la pousse de plus en
ciologues de langue française, consacré aux plus à préparer des techniciens, mieux des tech-
« Cadres sociaux de la sociologie » : « Un grand nocrates de ces régimes, sans pouvoir garantir que
danger pèse sur la sociologie. D'une part, elle se ces sociologues sont effectivement compétents ».
rend de plus en plus compte des coefficients

73
Revue française de sociologie

Précédée et préparée par l'élection en Sorbonně de professeurs de sociologie, de


psychologie sociale, de psychologie (52), cette institutionnalisation se manifeste
notamment par la création de la licence de sociologie (53) et du doctorat de
troisième cycle (54) ainsi que par le changement de dénomination des Facultés des
Lettres qui deviennent, en juillet 1958 «Facultés des Lettres et des Sciences
Humaines ». Quant aux sciences économiques, une nouvelle licence consacrait, en
1959, leur percée dans les Facultés de Droit, qui devenaient également « Facultés
de Droit et des Sciences Économiques ».
Même si le contenu et l'organisation de la licence de sociologie étaient loin de
représenter un changement radical par rapport à la situation antérieure (55),
l'essentiel était qu'il était désormais possible de « faire de la sociologie ». L'offre
d'enseignement allait susciter une forte demande et cette demande concernera,
dans les années soixante, l'ensemble des sciences humaines et sociales.
La question des débouchés ne préoccupait guère alors les doyens et les
professeurs qui proclamaient à l'unisson leur confiance dans l'avenir des diplômés
de sciences humaines (56).
Dans le climat optimiste de l'époque qu'exprime bien à sa manière le courant
prospectiviste, la solution de type universitaire présentait de nombreux avantages :
elle assurait des débouchés aux futurs diplômés en sciences sociales tout en
renforçant le pouvoir et le prestige des professeurs.
Toutefois, l'année même - 1958 - où les sciences humaines faisaient
officiellement leur entrée dans les Facultés des Lettres, une autre orientation se
dessinait avec la création de la Délégation générale à la recherche scientifique et

(52) Pour ne prendre que quelques exemples, Lettres et Sciences Humaines de Paris, au
ont été élus et nommés à la Sorbonně en troisième cycle de l'enseignement supérieur des
1955-1956: MM. Raymond Aron, Jean Lettres et paru dans la Revue de l'enseignement
Stoetzel, Paul Fraisse, André Leroi-Gourhan. supérieur, 1959, p. 116 :
(53) Décret du 2 avril 1958. « Le problème des débouchés ne paraît pas
(54) Décret du 19 avril 1958, modifié par devoir souffrir de difficultés pour les étudiants qui
décret du 18 juillet 1959. auront accompli avec succès les études du
(55) La licence de sociologie, créée en 1958, troisième cycle. Les services des sciences humaines du
comprenait quatre certificats : le certificat de Centre National de la Recherche Scientifique
sociologie générale qui reprend le programme du auront évidemment intérêt à recruter leurs
certificat déjà existant, le certificat de psychologie collaborateurs techniques et leurs stagiaires de
sociale commun à la licence de psychologie, le recherche parmi les candidats qui auront acquis
certificat d'économie politique et sociale préparé cette formation préalable. Les Instituts
dans le cadre des Facultés de Droit et délivré par d'Université et les Centres de Recherche qui se
celles-ci, et un quatrième certificat au choix, dit développent largement depuis quelques années feront
certificat à option, que les candidats pouvaient appel à ces étudiants. Les bibliothèques
choisir parmi divers certificats préparés par les spécialisées attendront du troisième cycle qu'il forme une
Facultés des Lettres : certificats d'ethnologie, de partie de leur personnel scientifique. Enfin les
démographie, de géographie humaine, etc. jeunes sociologues, démographes, psychologues,
Comme on le voit, l'innovation était limitée, géographes qui posséderont cette qualification
puisque la principale disposition consistait à pourront trouver des emplois hors du domaine de
rapprocher le certificat de sociologie générale et celui l'enseignement supérieur : collectivités locales, en
d'économie politique. France et dans l'Union française; organismes
(56) Le climat d'euphorie qui règne alors au d'études et de prospective; services d'orientation
sujet des débouchés est parfaitement illustré par psychologique de l'armée et des administrations;
cette citation d'un article consacré par Pierre grandes entreprises qui établissent des plans à long
RENOUVIN, doyen honoraire de la Faculté des terme dans le domaine économique ou social ».

74
Alain Drouard

technique. Sans analyser dans le détail ce nouvel organisme placé d'abord sous la
tutelle du Premier Ministre et qui prenait le relais du Conseil supérieur de la
recherche, on rappellera seulement que la DGRST était investie, entre autres, de la
mission d'élaborer, en relation avec le Plan, la politique scientifique de la nation
ainsi que de la gestion du Fonds de développement et de la recherche scientifique
et technique instituée en décembre 1959.
La place des sciences sociales était limitée dans le dispositif créé par la DGRST,
puisque deux comités scientifiques seulement, sur les neuf qui étaient institués
auprès du Délégué général en 1962, leur étaient réservés. Le premier intitulé
« Analyse démographique et sociale » fut présidé par Jean Stoetzel et le second
« Science économique et problèmes de développement » le fut par André Piatier.
Par ailleurs, au sein du Comité consultatif de la recherche scientifique et
technique, dit « Comité des douze », les sciences humaines n'avaient qu'un
représentant. Néanmoins, par le biais de ces Comités, la DGRST a donné une grande
impulsion à la recherche en sciences sociales. L'instrument privilégié de son action
a d'abord été « la convention de recherche », c'est-à-dire un contrat de recherche
passé avec une équipe de recherche, puis « l'action concertée » qui anticipe sur les
RCP (Recherches coopératives sur programme) et sur les ATP (Actions thématiques
programmées) du CNRS.
Grâce aux conventions et aux actions concertées, des équipes de recherche ont
pu se constituer - en dehors de l'Université - et commencer à travailler, ouvrant
ainsi aux sciences humaines de nouvelles perspectives ou de nouveaux champs
d'investigation. Citons, à titre d'exemple, l'essor des sociologies spécialisées :
sociologie rurale, sociologie du travail, sociologie de l'éducation, sociologie du
développement ou encore une entreprise unique en son genre au cours de cette
période : l'enquête multidisciplinaire sur Plozévet.
Du point de vue des objectifs et des moyens, faut-il opposer ou distinguer la
solution universitaire et la politique des contrats de recherche ? Il y aurait en tout
cas quelque excès à prétendre que la recherche sur contrat était orientée vers
l'application et l'action ou que des préoccupations d'ordre pratique étaient ignorées
des universités. N'est-ce pas le groupe de travail chargé par la DGRST d'étudier le
programme de recherches économiques et sociales à entreprendre qui écrivait en
1962 : « Ce programme est essentiellement axé sur des recherches fondamentales.
Mais on est assuré que celles-ci apporteront de nombreux éléments directement
utiles à la conception des politiques économiques et sociales ... ».
Les Universités, de leur côté, n'ignoraient pas complètement les questions de
professionnalisation et organisaient les diplômes d'expert géographe, d'expert
démographe et d'expert psychologue.
Comment oublier, par ailleurs, que les membres des Comités de sciences
humaines de la DGRST étaient aussi des professeurs de Faculté désireux de défendre
les intérêts de « leur » discipline ?
À la fin des années cinquante et au début des années soixante, l'intervention des
pouvoirs publics dans le secteur des sciences sociales n'est donc pas dépourvue
d'ambiguïtés, pour ne pas dire de contradictions. Pouvait-on à la fois renforcer le

75
Revue française de sociologie

modèle universitaire et en sortir ? Les sciences sociales pressées de devenir des


sciences auxiliaires de l'action, avaient-elles une chance de se développer
simultanément à l'Université, au CNRS (57) et à la dgrst ?
La diversité des orientations définies à la fin des années cinquante et au tout
début des années soixante ne doit pas faire perdre de vue l'essentiel : la décennie
soixante est une période faste pour les sciences sociales.
Alors qu'au milieu des années cinquante la France ne comptait pas plus d'une
vingtaine de centres de recherche en sciences sociales et humaines, leur nombre
atteint plus de 300 en 1966 - dont 130 dans le secteur de l'enseignement
regroupant plus de 5 chercheurs et 67 comptant plus de 10 chercheurs (58).
Au total, la recherche en sciences humaines et sociales correspondait en 1966,
d'une part, à l'activité de 1 70 centres regroupant plus de 5 chercheurs et, d'autre
part, à celle de nombreux chercheurs enseignants ou du CNRS travaillant souvent
isolément et parfois au sein de quelque 1 80 équipes de 5 chercheurs, la plupart dans
un cadre universitaire.
Neuf centres seulement réunissaient, en 1966, plus de 50 personnes - dont 3
dans le secteur de l'enseignement : le Museum pour l'anthropologie et l'ethnologie,
la VIe Section pour l'histoire et le CNRS pour la sociologie, 4 dans le secteur de
l'État, dont I'insee, et 2 dans le secteur des entreprises.
Si l'on examine la situation discipline par discipline, on voit que les sciences
économiques, la psychologie, la psychologie sociale et la sociologie occupent une
place de choix : en sociologie, 1 3 centres y compris des centres à financement privé
regroupent plus de 5 chercheurs - totalisant 232 chercheurs ; en psychologie
sociale, 11 centres regroupent 109 chercheurs; en psychologie, on compte 27
centres avec 334 chercheurs; en sciences économiques 64 centres occupent 870
chercheurs (59).
Le secteur de l'enseignement ne doit pas faire illusion : l'institutionnalisation des
sciences sociales et humaines dans les universités y est limitée en raison notamment
de la faiblesse des moyens mis à leur disposition. Certes, entre 1962-1963 et
1967-1968, le nombre d'enseignants en sciences sociales passe de 1 080 à 2 197.
Mais il n'empêche, comme le rappelle Christian Morrisson (60), que les effectifs
d'enseignants en sciences sociales ont connu entre 1950 et 1968 la croissance la

(57) La place éminente du cnrs dans le chercheurs au cnrs contre 40 dans les Facultés
dispositif de recherche en sciences humaines des Lettres et Sciences Humaines, à l'École Prati-
existant au début des années soixante ressort Ч"е des Hautes Études, à I'orstom, à l'École
clairement des chiffres suivants extraits du Rap- Française d'Extrême-Orient, au Museum d'Hi-
port National de Conjoncture (1963-1964). en stoire Naturelle, au Collège de France,
psychologie, «une cinquantaine de laboratoires (58) Ces données isont extraites du R apport de
regroupent 70 enseignants, une centaine de cher- la Commission des Sciences de l'Homme pour le
cheurs du cnrs, et en plus grand nombre de VIe Plan,
chercheurs boursiers de doctorat 3e cycle»; en (59) Ibid.
anthropologie, « sur 35 anthropologistes [terme (60) Christian MORRISSON, « Les moyens
employé dans le rapport], 1 8 sont des chercheurs des sciences sociales en France », Revue économi-
à plein temps du cnrs; en ethnologie, il y a 80 que, 26 (6) 1975.

76
Alain Drouard

plus lente puisqu'ils ont été multipliés par 5 contre 5,6 pour les lettres, la
philosophie, l'histoire et 10 pour les sciences exactes. Par suite, leur part relative
a baissé.
De même, si le rapport étudiants /enseignants passe de 29 à 1 2 en sciences entre
1952-1953 et 1967-1968, il évolue de 55 à 44 en lettres, il diminue en droit et
sciences économiques de 120 à 50 pour remonter à 65 en 1967-1968. L'effort de
recherche reste faible dans ce domaine : en 1965 les sciences de l'homme (secteur
de l'enseignement) rassemblaient 1 3,5 % des chercheurs et 1 1 ,9 % des dépenses de
la recherche. En 1968, les chiffres sont respectivement de 16,7 96 et 1 1,2%.
Si, dans les universités, les sciences humaines n'ont eu ni les moyens humains
ni les moyens matériels requis pour développer la recherche, la situation est plus
favorable au CNRS où le pourcentage de chercheurs en sciences sociales a
augmenté, passant de 39,5% du total en sciences humaines à 47,9% en 1967.
D'une manière générale, l'essor des sciences sociales frappe par son ampleur de
nombreux observateurs. En 1965, l'Académie des sciences morales et politiques
entend Jean Stoetzel présenter une communication consacrée à la sociologie dans
laquelle il donnait les chiffres suivants attestant les progrès accomplis en quelques
années : « Une centaine d'enseignants dans les Facultés des Lettres et autant à
l'extérieur, trois cents chercheurs responsables dont un tiers au CNRS, au total un
personnel, en comptant les auxiliaires de toute nature, qui ne doit pas être inférieur
à 3 000 personnes. A Paris, une trentaine d'instituts s'occupent de recherches
sociologiques dont 1 8 qui en font leur activité exclusive » (6 1 ).
L'essor institutionnel implique l'organisation progressive du champ intellectuel.
Au risque de simplifier, on insistera sur quelques faits majeurs. Tout d'abord la
production - de plus en plus spécialisée - suscite l'apparition à la fois de
nouvelles revues et d'un nouveau public. Pour ne prendre que quelques exemples
en économie et en sociologie, sont nées en 1960 la Revue française de sociologie,
les Archives européennes de sociologie, Sociologie du travail, Études rurales,- en
1961, Communications ; en 1 964, Epistemologie sociologique ; en 1 967, L 'Homme
et la société, Recherches d'économie et de sociologie rurale; en 1969 les Annales
de 1ÏNSEE.
Par ailleurs, les sciences sociales recrutent un nouveau public de lecteurs
principalement au sein de la population étudiante. Comment oublier que la
croissance des effectifs universitaires particulièrement forte au cours des années
soixante est surtout le fait des étudiants des Facultés de Droit et de Sciences
Économiques ainsi que des Facultés des Lettres et Sciences Humaines (53,5 % du
total des étudiants des Facultés en 1964/1965 et 56% en 1969/1970).
Comment oublier aussi que la diffusion des ouvrages de sciences sociales et
humaines va être facilitée dans ce milieu par l'essor à la même époque des

(61) Jean STOETZEL, « La sociologie fran- France, an empiricist view » dans l'ouvrage de
çaise d'aujourd'hui », Revue de l'Académie des Howard BECKER et Alvin BOSKOFF, Modem
Sciences Morales et Politiques, 1 Tome 118, sociological theory in continuity and change, New
Année 1965: 254-268. Il est intéressant de rap- York, Holt, Rinehart and Winston, 1957, pp.
procher cette conférence d'un autre texte du 623-657.
même auteur paru sous le titre : « Sociology in

77
Revue française de sociologie

collections de livres de poche. A côté du Livre de Poche qui réédite depuis plusieurs
années déjà principalement les classiques de la littérature, de nouvelles collections
très ouvertes aux sciences sociales et humaines voient le jour : « Idées », « 10/18»
sont créées en 1962, puis « Médiations » sans oublier les « Que sais-je ? » déjà plus
anciens. Quoi qu'il en soit, les tirages attestent la vogue des sciences sociales et
humaines. Entre 1 962 et 1 967, le tirage de YIntroduction à la psychanalyse dépasse
165 000 exemplaires alors qu'il n'avait pas atteint 30 000 dans les trente années
précédentes. Le Cours de linguistique générale, paru en 1928 et qui avait connu
un tirage de 15 000 en trente ans, est tiré à 10 000 exemplaires par an au cours
de cette période. Tout le monde connaît le succès remporté par les Dix-huis leçons
sur la société industrielle de Raymond Aron dans la Collection Idées, ou Tristes
Tropiques de Claude Lévi-Strauss en 10/18 (62).
Partie de l'enseignement, relayée par la presse les collections de poche et les
revues, la diffusion des sciences sociales et humaines dans le champ social
progresse également grâce aux médias, qui commencent alors à présenter les
spécialistes comme des « experts » susceptibles d'établir des diagnostics et de
prescrire des thérapeutiques sociales.
Ensuite les chercheurs en sciences sociales et humaines s'organisent sur un plan
à la fois syndical et professionnel. C'est ainsi que depuis 1 956, date de sa création,
le Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS), membre de la FEN ; n'a
cessé de revendiquer un statut pour les chercheurs dont la situation matérielle et
morale, notamment en début de carrière, était souvent difficile, aussi bien au CNRS
que dans les autres organismes de recherche. A la fin des années cinquante, le SNCS
organise grèves et manifestations pour faire aboutir ses revendications. Le décret
du 9 décembre 1959 fixant le statut du personnel chercheur du Centre national de
la recherche scientifique est une réponse partielle à ces revendications puisque le
statut des chercheurs est plus ou moins aligné, quant aux rémunérations, sur celui
des universitaires - à cette réserve capitale près que les chercheurs du CNRS
n'étaient pas fonctionnarisés comme le demandait le SNCS.
D'autres indices attestent l'émergence de préoccupations d'ordre professionnel :
au début des années soixante, des psychologues et des sociologues élaborent avec
plus ou moins de bonheur des codes déontologiques ou professionnels. Encore
faut-il reconnaître que la professionnalisation n'est guère conçue hors du modèle
universitaire. Le débat engagé au printemps de 1964 à la Société française de
sociologie autour du projet de création d'un diplôme d'expert-sociologue révèle
clairement que l'objectif visé par son promoteur. Jean-René Tréanton, était de type
universitaire : il s'agissait avant tout de renforcer la position de la sociologie en
obtenant des moyens supplémentaires pour un enseignement post licence dans une
discipline qui, rappelons-le, ne comporte pas d'agrégation. L'échec du projet -
présenté il est vrai dans la hâte - montre a contrario l'emprise de modèle
universitaire sur les sciences sociales et humaines.

(62) Dossier sur « Les livres de poche » dans Les Temps Modernes, (227-228) avril-mai 1965.

78
Alain Drouard

Comment l'offre et la demande de recherche qui se sont renforcées chacune en


ce qui les concerne se rencontrent-elles ? La confrontation s'opère sans éviter ni les
difficultés ni les malentendus. S'il est vrai que du côté de la demande on attend des
solutions techniques rapides ou des justifications à des décisions souvent déjà
prises, et si du côté de l'offre on manifeste plus d'intérêt pour l'analyse «
désintéressée » de la réalité sociale, ces oppositions sont loin d'être convaincantes ou
suffisantes pour éclairer les malentendus. Des différences de langage et de
formation ont gêné, pour ne pas dire freiné, le recours aux sciences sociales.
Il en est résulté que les sciences sociales n'ont pas été les sciences auxiliaires de
l'action souhaitées dans les années soixante (63) et, de ce point de vue, l'essor
institutionnel ne correspond pas nécessairement à un succès. Par contre - et c'est
un phénomène d'une tout autre ampleur, même s'il est encore mal connu et loin
d'être analysé - les sciences sociales ont progressivement modifié notre perception
de la réalité sociale. C'est par ce biais qu'elles agissent sur l'évolution des rapports
sociaux dans la mesure où elles transforment la vision que les acteurs ont
d'eux-mêmes et de la société dans laquelle ils agissent.
Seule une analyse aussi précise que possible des modalités de diffusion des
sciences sociales dans la société tout entière permettra de montrer comment s'est
opéré l'élargissement progressif de leur public. Dans une première phase - qui va
en gros jusqu'à la fin des années cinquante - le public se recrute principalement
parmi les « spécialistes » et les étudiants. Un changement d'échelle s'observe à
partir du moment où les grands médias (presse, audiovisuel) prennent le relais de
l'Université et sollicitent de plus en plus les représentants des sciences sociales
comme des « experts », c'est-à-dire comme des détenteurs de savoirs et de
techniques utiles à la société. Cette intervention des médias qui date du début des années
soixante entraîne un élargissement et une diversification du public des sciences
sociales.
Le résultat le plus tangible de cette diffusion croissante est ce qu'on peut appeler
sans exagération une mutation d'ordre culturel dans la mesure où il y a eu depuis
une vingtaine d'années modification des représentations sociales et des références
culturelles. Qu'il suffise de rappeler que les grands débats de la Libération et des
années cinquante opposaient dans une revue comme Les Temps Modernes des
philosophes et des écrivains comme Sartre et Merleau-Ponty ou Camus. Vingt ans
après, le discours philosophique n'apparaît plus porteur des interrogations du
présent. Les sciences sociales occupent désormais le terrain. Il n'est que de penser
à l'emprise actuelle, voire à l'hégémonie, du discours économiste qui apparaît à
beaucoup comme un discours de vérité sur la société.
Pour prendre un autre exemple, il n'est pas exagéré de dire que le succès de la
psychologie se traduit par le fait que de nombreux problèmes sociaux ont tendance

(63) Lors de la IVe Conférence parlementaire de voir les sciences sociales donner naissance à
et scientifique du Conseil de l'Europe tenue en des techniques d'application aussi précises et
1975 à Florence, Jean-Jacques SALOMON dé- efficaces que les instruments fournis par les ingé-
clairait : « Au cours des années soixante nous nieurs, par les sciences de la nature ».
rêvions de l'avènement d'une technologie sociale,

79

i
Revue française de sociologie

à être considérés comme des problèmes psychologiques. Le terrain de l'école et de


la formation est à cet égard tout à fait caractéristique. On ne comprend rien aux
débats actuels sur l'éducation, notamment en ce qui concerne l'autorité, si l'on ne
tient pas compte de la pénétration depuis une vingtaine d'années dans les milieux
éducatifs pris au sens large (enseignants, formateurs, éducateurs, animateurs, etc.)
des idées issues de la psychanalyse ainsi que des démarches ou des techniques qui
lui ont été associées ou celles qui en sont dérivées. Comme l'écrit Robert Castel :
« Ce que nous saisissons à propos de l'école n'est qu'une face d'un processus
général de promotion simultanée de l'enfance et de la psychologie... Via Freud
mais aussi bien Piaget et toutes les connaissances accumulées par la
psychopédagogie, la psychologie est arrivée à nous persuader que l'enfant en nous tient les
principales clefs de notre destin » (64).

Après mai 1968, les sciences sociales - et tout spécialement la sociologie -


ont été accusées de n'avoir ni prévu ni empêché l'événement. Rétrospectivement
ces reproches paraissent déplacés parce qu'ils masquent des réalités plus profondes.
C'est au moment où elles sont remises en cause dans leur dimension de sciences
d'aide à la décision que les sciences sociales font une percée décisive dans la société
française, si bien que la période de reflux et de récession qui s'ouvre du début des
années soixante-dix ne doit pas faire illusion. Tout se passe comme si le
changement majeur que constitue le développement des sciences sociales n'avait pas
encore été perçu et analysé.
La tâche de l'historien est dans ces conditions très claire : il lui appartient de
mettre en lumière les composantes et les modalités d'un processus de changement
culturel qui n'en finit pas d'avoir des retombées politiques. Encore faut-il s'entendre
sur ce point. Contrairement à ce qui est souvent dit, les sciences sociales ne sont
en tant que telles ni révolutionnaires ni conservatrices ou manipulatrices. Leur
vraie nature « politique » est définie par le lien qui existe nécessairement entre les
représentations sociales et l'action sociale. Si depuis trente ans le monde social a
été modifié, c'est parce que les représentations qu'on s'en fait ont changé sous l'effet
d'une diffusion croissante des sciences sociales dans la société tout entière. On ne
peut que souscrire aux propos de Pierre Bourdieu qui rappelle fort justement que
« l'action proprement politique est possible parce que les agents qui font partie du
monde social ont une connaissance (plus ou moins adéquate) de ce monde et que
l'on peut agir sur le monde social en agissant sur leur connaissance de ce monde.
Cette action vise à produire et à imposer des représentations mentales, verbales,
graphiques ou théâtrales du monde social qui soient capables d'agir sur ce monde
en agissant sur la représentation que s'en font les agents » (65).

(64) Robert CASTEL. Jean-François scrire. Note sur les conditions de possibilité et les
LE CERF, « Le phénomène « psy » et la société limites de l'efficacité politiques », Actes de la
française ». Le Débat, n° 1, mai 1980. recherche en sciences sociales, n° 38, mai 1981.
(65) Pierre BOURDIEU, « Décrire et pre-

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Alain Drouard

On aurait tort toutefois de croire que le développement et la diffusion des


sciences sociales aient accru ipso facto la transparence des phénomènes sociaux.
C'est, en un sens, le contraire qui s'est produit, en raison notamment des
malentendus qui, on l'a vu, n'ont cessé de surgir dans les relations entre les sciences
sociales et leurs interlocuteurs au cours des trente dernières années. Malentendus
aux aspects multiples et qui sont essentiels pour l'historien des sciences sociales
parce qu'ils révèlent aussi les limites de la conception « technologique » ou
« thérapeutique » des sciences sociales jusqu'à présent dominante. Qui, en effet,
croit aujourd'hui à la rationalisation des processus de décision grâce aux sciences
sociales ? Et comment ne pas douter, avec la crise de l'énergie et de l'économie
mondiale, de la capacité prévisionnelle ou prospective de ces disciplines ?
Plutôt que de continuer à voir dans les sciences sociales des sciences d'aide à la
décision, il y aurait lieu de souligner leur dimension proprement culturelle
d'instruments d'analyse de la réalité sociale. Le problème majeur deviendrait alors celui
de la mise à disposition du plus grand nombre des résultats - toujours limités -
et des savoirs - toujours partiels - des sciences sociales.
On ne connaît pas en tout cas d'autres moyens de réduire l'opacité des
phénomènes sociaux qui, de toute façon, ne saurait s'expliquer seulement par la
complexité accrue de la vie sociale et qui fait dire à certains sociologues comme
Michel Crozier ou Alain Cottereau (66) que la société française des années 80 se
connaîtrait moins bien que la société du début de ce siècle.

Alain DROUARD
Institut d'histoire du temps présent, C.N.R.S., Paris

(66) Michel CROZIER, La société bloquée, mération parisienne », Sociologie du travail, (4),
Paris, Seuil, 1970, p. 92. Alain COTTEREAU, 1970, 362-392; « Les origines de la planification
« L'apparition de l'urbanisme comme action col- urbaine en France », communication au Colloque
lective : l'agglomération parisienne au début du de Dieppe, avril 1974, publiée en 1975 par la
siècle », Sociologie du travail. (4), 1969, 342-365; Mission de la recherche urbaine-DGRST.
« Les débuts de planification urbaine dans l'agglo-

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Revue française de sociologie

ANNEXE

Tableau chronologique récapitulatif

1 945 9 octobre .- création des Instituts d'études politiques et de la Fondation nationale


des sciences politiques.
24 octobre .- ordonnance portant création de l'Institut national d'études
démographiques, substitué à la Fondation française pour l'étude des
problèmes humains.
Fondation de l'Institut français de polémologie.
1 946 22 janvier : décision du CNRS de créer le Centre d'études sociologiques (CES).
Lancement des revues Population, Cahiers internationaux de sociologie,
Économie et statistique. Critique.
16 mars : séance inaugurale du Centre d'études sociologiques.
27 avril : loi créant l'Institut national de la statistique et des études
économiques (INSEE).
24 mai • conférence de Gabriel LE BRAS : « L'essor des sciences humaines ».
14 juin : décret précisant l'organisation de I'insee.
Georges FRIEDMANN : Problèmes humains du machinisme industriel
[1947].
Création du Centre médico-psycho-pédagogique Claude Bernard.
1 947 9 mai : décret créant la licence de psychologie qui comprend un certificat de
psycho-physiologie, un certificat de psychologie de la vie sociale, un
certificat de psychologie générale, un certificat de psychologie de l'enfant
et de pédagogie (l'organisation de la licence sera précisée ultérieurement par
les arrêtés du 5 août 1947, du 27 mai 1948, du 7 avril 1953, du 30 juillet
1957).
3 novembre .- décret créant la VIe Section de l'École pratique des hautes études.
21 novembre: arrêté précisant l'organisation de la VIe Section de l'École
pratique des hautes études.
Premiers projets d'étude sur « les états de tension » à l'initiative de I'unesco.
Lancement de la Société internationale des conseillers de synthèse à l'initiative
du docteur André GROS.
Séminaire d'économétrie du CNRS (Maurice ALLAIS).
1 948 Georges GURVITCH élu à la Sorbonně.
Thèse de Claude LEVI-STRAUSS : « Les structures élémentaires de la
parenté ».
Premier Institut universitaire de démographie à Bordeaux où Jean
STOETZEL enseigne la psychologie sociale et la sociologie.
1 949 Lancement, sous les auspices de I'unesco, de l'Association internationale de
droit comparé, de l'Association internationale de sociologie.
Naissance de l'Association française de science politique.

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Alain Drouard

Naissance de l'Association Marc BLOCH, « Association pour l'histoire et la


civilisation ».
Conseil international des sciences sociales à I'unesco (ne fonctionnera qu'à
partir de 1952).
Les travaux de la semaine du Centre d'études sociologiques, Industrialisation
et technocratie, paraissent chez A. Colin.
Lancement ď Études de Presse, publication de l'Institut français de presse.
1950 Cours libre de démographie par les membres de I'ined en Sorbonně.
L'enquête « Emploi » de I'insee utilise, pour la première fois, les techniques
de sondage.
Fondation du Groupe d'ethnologie sociale de Paul-Henry CHOMBART DE
LAUWE.
Institut du travail du Conservatoire" national des arts et métiers.
Association internationale des sciences économiques.
Comité de coordination pour la documentation des sciences sociales, plus tard
Comité international pour la documentation des sciences sociales.
Premier numéro des Cahiers du séminaire d'économétrie du CNRS (Maurice
ALLAIS).
Lancement de la Revue économique.

1951 Bulletin international des sciences sociales (deviendra Revue internationale des
sciences sociales en 1959).
Code des catégories socio-professionnelles, csp.
Premier contrat de recherche entre le Ministère de la Reconstruction et le cnrs
(équipe de Paul-Henry CHOMBART DE LAUWE).
Création de la Revue française de science politique.
Daniel LAGACHE, professeur de psychologie à la Sorbonně.
1952 28 avril .- inauguration de l'Institut des sciences sociales du travail, institut
d'université créé par le décret du 9 juillet 1 95 1 sur une initiative conjointe
de la Faculté des Lettres, de la Faculté de Droit et du Ministère du Travail.
Début des publications de I'unesco sur le racisme.
Création du Laboratoire de psychologie sociale à la Sorbonně (Daniel
LAGACHE).
Décembre .- François BLOCH-LAINÉ devient Directeur général de la Caisse
des dépôts et consignations (le restera jusqu'en 1967).
1953 Trente Directeurs d'étude à la VIe Section - dite Section des sciences
économiques et sociales - de I'ephe.
Octobre : Bureau de recherche sur les implications sociales du progrès
technique créé par I'unesco et confié à Georges BALANDIER.
Création de l'Institut de psychologie sociale pař sondage (ipso).
Louis HENRY précise sa méthode d'exploitation des registres paroissiaux et
jette ainsi les bases de la démographie historique.
Gaston BERGER devient Directeur de l'Enseignement supérieur du Ministère
de l'Éducation nationale (et le restera jusqu'en 1960).
Fondation du Centre de recherche et de documentation sur la consommation,
CREDOC.
Deuxième « Semaine Sociologique » du CES sur le thème : « Villes et
campagnes : civilisation urbaine et civilisation rurale en France ».

83
Revue française de sociologie

1954 Création du Conseil supérieur de la recherche scientifique (Henri


LONGCHAMBON).
Première réunion d'experts pour la mise en oeuvre d'un Dictionnaire des
sciences sociales (sous la responsabilité de Roger BASTIDE).
2 novembre .- dans un texte intitulé « Pour un remembrement des sciences
humaines », Robert PAGES propose l'idée d'une « Maison des sciences
humaines ».
Premier stage de « relations humaines » organisé á edf par l'équipe de Guy
PALMADE.
Création par Paul-Henry СНОМ В ART de LAUWE du Centre d'études des
groupes sociaux qui deviendra le Centre de sociologie urbaine.
1955 Raymond ARON est élu à la Sorbonně.
Création du Groupe de sociologie des religions au Centre d'études
sociologiques.
Lancement des Instituts d'administration des entreprises.
1956 Georges GURVITCH lance l'Association internationale des sociologues de
langue française.
Fernand BRAUDEL devient Président de la VIe Section.
Premier Colloque de Caen.
Lancement de la revue Archives de sociologie des religions qui deviendra
ultérieurement Archives des sciences sociales des religions.
Esprit consacre un numéro aux sciences sociales.
Jean STOETZEL est élu à la Sorbonně.
1 957 Création du Centre d'études prospectives à l'initiative de Gaston BERGER et
du docteur André GROS.
Juin : publication du rapport sur « La recherche scientifique et le progrès
technique » dit « Rapport Longchambon ».
25 juillet : création du diplôme d'expert géographe.
25 octobre : création du diplôme d'expert-démographe et des Instituts de
démographie à Paris et en province.
La sociologie est enseignée dans les Instituts nationaux de sciences
économiques appliquées (insea).
Consommation, revue du credoc.
Création, à Toulouse, du Centre d'études et de recherches sociologiques.
1958 Janvier: création du Laboratoire de sociologie industrielle (Alain TOU-
RAINE).
2 avril : création de la licence de sociologie comprenant un certificat de
sociologie générale et de psychologie sociale, un certificat d'économie
politique et sociale et un certificat au choix - ethnologie, démographie,
géographie humaine.
/ 9 avril : création du doctorat de troisième cycle.
Juillet : les facultés des Lettres deviennent « Facultés des Lettres et Sciences
Humaines ».
1959 Débuts de l'Association nationale des sciences humaines appliquées (ansha)
et de l'Association pour la recherche et l'intervention psychologiques
(arip).

84
Alain Drouard

A vril : La Délégation générale à la recherche scientifique et technique (dgrst),


nouvellement créée, intervient dans le domaine des sciences sociales et
humaines en lançant des « actions concertées ».
17 août : création de la licence de sciences économiques.
9 décembre .• décret fixant le statut du personnel chercheur du Centre national
de la recherche scientifique.
Pierre MASSÉ devient Commissaire général au Plan.
1960 Premier Colloque régional européen sur l'administration et l'organisation de
la recherche.
Lancement des revues suivantes : Revue française de sociologie, Archives
européennes de sociologie, Sociologie du travail, Études rurales.
18 novembre .- décision de la DGRST de lancer l'enquête sur Plozèvet.
Le Centre d'études sociologiques compte 60 chercheurs.
Fondations du Laboratoire d'anthropologie sociale (Claude LEVI-STRAUSS),
du Centre d'étude des communications de masse (Georges FRIEDM ANN)
et du Centre de sociologie européenne (Raymond ARON).
1 96 1 Lancement des revues Communications, L Homme.
Octobre : Claude GRUSON devient Directeur général de I'insee.
Création du Centre de psychiatrie sociale (Roger BASTIDE) qui deviendra par
la suite Centre d'étude des sociétés et pathologie mentale.
1962 Fondation de la Société française de sociologie, dans le prolongement de
l'Institut français de sociologie.
1963 Mise en place du « Groupe 85 ».
Début des conférences d'initiation à la pratique de la recherche en sociologie
à I'ephe.
Fondation Royaumont pour l'étude des sciences de l'homme.
1 964 Premier répertoire national des formations de recherche publié par la dgrst.
Le nombre des chercheurs du Centre d'études sociologiques atteint 90.
18 avril : débat à la Société française de sociologie sur le projet de création d'un
diplôme d'expert-sociologue présenté par Jean-René TRÉANTON.
Lancement de la revue Epistemologie sociologique.
1965 7-8-9 octobre.- réunion du premier Colloque de la Société française de
sociologie qui devait aboutir à la publication de Tendances et volontés de
la société française en 1966.
1966 Deuxième Colloque de Caen.
Groupe de sociologie des organisations (Michel CROZIER).
1 967 Lancement des revues L 'homme et la société et Recherches d'économie et de
sociologie rurale.
Centre de sociologie de l'éducation et de la culture (Pierre BOURDIEU).
1 968 Création du cordes (Comité d'organisation des recherches sur le
ment économique et social).

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