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Noesis

4 | 2000
L'Antique notion d'inspiration

Inspiration, enthousiasme et polyphonies : ένθεος


et la performance poétique

Michel Briand

Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://noesis.revues.org/1467 Date de publication : 15 septembre 2000
ISSN : 1773-0228 Pagination : 97-154
ISSN : 1275-7691

Référence électronique
Michel Briand, « Inspiration, enthousiasme et polyphonies : ένθεος et la performance poétique »,
Noesis [En ligne], 4 | 2000, mis en ligne le 04 mars 2009, consulté le 15 octobre 2016. URL : http://
noesis.revues.org/1467

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

© Tous droits réservés


INSPIRATION, ENTHOUSIASME
ET POLYPHONIES :
ἔνθεος et LA PERFORMANCE POÉTIQUE

Michel BRIAND

Plan: 1. À propos de ἔνθεος. 1.1. Les adjectifs préfixés en ἐν-. 1.2.


Les autres adjectifs en –θεος. 1.3. L'adjectif épique θεɩ̂ος. 1.4. Les
emplois d'ἔνθεος. 2. Les autres lexèmes dérivés : autour de
l'ἐ ν θουσιασμός. 3. Activité psychique et performance poétique dans
la culture grecque archaïque. 4. Le tournant platonicien et ses suites.
5. Pour une anthropologie de l'inspiration poétique.

0. L'inspiration poétique en Grèce ancienne est un sujet


trop vaste pour qu'on imagine apporter de nouvelles
réponses : ce numéro de Noesis montre que 1P travail
critique est d'autant plus efficace qu'il porte sur des points
limités. Quand la perspective s'élargit, deux dangers
dominent : un post-romantisme vitaliste ou spiritualiste qui,
ne distinguant pas création poétique et enthousiasme
prophétique, projette sur l'antiquité des catégories mentales,
modernes et pourtant reconstruites comme originelles, qui
font de la poésie grecque une source où s'abreuver sans fin,
1
au mieux tel Heidegger en sa clairière ; et un positivisme

. Sur l'idéologie moderne du silence parlant et indicible, M. Briand,


« Quand Pindare dit qu'il se tait... Analyses sémantiques et pragmatiques
du silence énoncé », Hommage au doyen Weiss, Publ. de la Fac. des
Lettres, Arts et Sc. Humaines de Nice, n.s. n.27, 1996, 211-39. Cf.
M. Zarader, Heidegger et les paroles de l'origine, Libr. Phil. Vrin, Paris,
1990, Cambiano, 19-58 («Le mirage des origines») et Otto, 16-43
(« Mythe et parole »), p.ex. 27 : « Μυ̂θος ist das wahre Wort, nicht im
Sinne des richtig Gedachten, Beweiskräftigen, sondern des als Tatsache
gegebenen, Offenbargewordenen, geheiligten, und so unterschieden von
jeder anderen Aussage ». L'idée d'enthousiasme poétique est rendue par le
jeu cratylien de Geist « esprit » et Begeisterung, ibid. 60 : « Alles

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

apparemment neutre qui, ne séparant pas création poétique


et technique artisanale, apprécie le talent réaliste, explicite ou
symptomatique, avec lequel un auteur représente les
données archéologiques, sociales, historiques,
biographiques, psychologiques, qui l'expliquent, sans
justifier son pouvoir expressif et le plaisir qu'il procure,
secondaires pour, par exemple, un Wilamowitz et sa
2
science . Mais on ne peut non plus viser un juste milieu
d'où l'on ne verrait ni la polyphonie dynamique, ni les
capacités réflexives des Anciens, chez qui on trouve autant,
comme chez Pindare, exaltation du délire oraculaire,
humilité du «tisseur de vers» empreint de tradition, autorité
royale du servant des Muses, transes quasi-mystiques et
minutieux jeux de langue, religiosité moralisatrice, sourires
3
odysséens et verve satirique...

wesenhaft Seiende ist hell und voll von Begeisterung. Es ist im Grande
nichts anderes als das Lichtreich des Olymp, wo auch das traurigste freudig
sein kann, ja erst recht, wie Hölderlin von der Dichtung des Sophokles
gesagt hat ». Sur l'approche néo-romantique de la poésie archaïque,
Thalmann, I-XXI. La philosophie peut associer, en paradoxe, l'inspiration
poétique et philosophique à la fois à une stupeur numineuse (thambos) et à
un délire parlant (mania), Ghitti, 12-3.
2
. Il ne s'agit pas de poésie mais d'une littérature où la mimesis est
« imitation », non « re-présentation ». On voudrait éviter ici à la fois
mysticisme et positivisme, et laisser à la poésie son autonomie, Ghitti,
42.
3
. M. Briand, 1996 et 1997. Sur la double nature de la poésie
hexamétrique, Thalmann, 186 : « By the nature of the poet's gift, the
poem demonstrated how far human capacities could be extended ; but at
the same time it served as a reminder of the crucial difference between man
and god. Not just in the words of the text and its subject matter, but more
generally through its very existence, its creation and re-recreation in
performance, the poem expressed the values and normative beliefs of a
whole society. The poem was its subject, in all its delight and its
wisdom ». Murray, 87-8 et 99-100, montre qu'avant Platon les poètes,
loin d'opposer inspiration et technique pures, considèrent l'inspiration,
distincte de la possession, et la σοφɩ́α, qui peut être divine et permanente,
comme deux éléments indissociables, nécessaires à la plus haute poésie,

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Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

Cet article s'attache d'abord à des considérations


sémantiques : il paraît de bonne méthode, pour éviter biais
ou projections, d'étudier les mots grecs, en particulier
ἔνθεος et ses dérivés, dont l'évolution classique et post­
classique et la transcription en langues modernes donnent
lieu aux voyages qu'on sait. C'est bien sûr chez Platon, et
dans le premier christianisme, que sera observé le tournant
le plus net, et l'élaboration d'un complexe notionnel à travers
lequel on essaiera ici de moins juger la poésie antérieure. Si
l'expression n'était galvaudée, on parlerait d'une
déconstruction, d'abord lexicale, des théories post­
platoniciennes de l'enthousiasme archaïque.

1.1. L'adjectif ἔνθεος appartient à une série de composés


4
en ἐν-, à second membre adjectival ou verbal : à valeur
hypostatique (ἐνθύμιος « qui touche le cœur, qu'on prend à
cœur, qui préoccupe », ἐμμηνος « qui dure un mois, qui
revient chaque mois », ἐννύχιος, ἔννυχιος, « qui se passe /
agit la nuit, nocturne », ἐνύπνιον « qui se passe dans le
sommeil, rêve », ἐναíσιμος « qui concerne le destin,
favorable, de bon augure», ἔμπεδος « qui repose sur le sol,
ferme, solide », ἐμπόδων « dans / devant les pieds,
obstacle ») ; et à valeur possessive («bahuvrîhis») à sens
local (ἔμπαις «enceinte, qui a un enfant en elle»),
possessif simple (ἔντκενος « qui a des enfants », Lucien
Dialogues des morts 6.3, opposé au privatif ἄτεκνος, plus
fréquent, dès Hésiode Les travaux et les jours 602,
qualificatif d'une servante), et emphatique (ἔνυδρος « riche
en eau, très humide», dès Hésiode, mais aussi, par
hypostase, «qui vit dans l'eau», fréquent chez Aristote).

ibid., 94, «memory and inspiration, far from being incompatible, are
vitally connected : memory is virtually the source of the poet's
inspiration». Sur le furor poeticus comme invention de Platon, cf. E.A.
Havelock, Preface to Plato, Oxford, 1963, 156.
4
. Strömberg, 113-132.

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Pour de nombreux adjectifs composés le préfixe ἐν- ne


5
change guère le sens du simple ou dérivé correspondant ,
dont ils sont des équivalents emphatiques, plus rares,
techniques, au style marqué : ἔνθερμος « doté de chaleur,
très chaud » , θερμός « chaud » ; ἔνυγρος « humide,
6

aqueux » , ὐγρός « humide, mouillé, liquide » ; έγκοιλος


7

« profondément creux, enfoncé » , ΚΟΙ̂ΛΟΣ « creux, 8

concave » ; ἔμπηρος « mutilé, estropié » , πηρός « estropié,


9

aveugle, impuissant » ; ἔνσοφος « sage, savant » et σοφός. 10

D'autres composés en ἐν- ont un sens affaibli par rapport


au simple , ainsi ἔμπυρρος «un peu roux», ἐνέρυθρος
11

« rougeâtre ». Enfin, sur un nom comme θυμός, s'organisent


des constellations d'adjectifs préfixés « bahuvrîhis » (πρό-,

5
. Strömberg, 125.
6
. Ainsi Hippocrate Épidémies VL5, 310, 312, 322, 324, épithète de
(φύσις « tempérament » et opposé à ψύξις « refroidissement », et
Plutarque Du principe dufroid951e, sur la Libye, ἔνθερμος et ἄνυδρος.
. Aristote Météorologiques 1.14 351a (lieux ni ἔνυγροι ni ξηροɩ́) et
7

Histoire des Animaux 6.15 569a (le « poisson-écume », abondant


O̔́ΠΟΤΑΝ ἜΝΥΓΡΟΝ ΚΑƖ` ΕΥ̓ΔΙΕΙΝÒΝ ΓΈΝΗΤΑΙ ΤÒ ἜΤÒΣ), et Diodore de
Sicile 12.58 (sol détrempé après un hiver pluvieux). On a aussi le sens
« qui vit dans l'eau, aquatique » (Aristote De la respiration 2,12).
8
. P.ex. Hippocrate Prognosticon 2.116 et 154 et Épidémies V.210
(yeux), Mochlique 4.334 et Épidémies IV.5, 156 (os), Maladies IV.7, 560
(veines), Aristote Histoire des Animaux 8.24 (ἜΓΚΟΙΛΌΝ ΤΙ « un
creux » sous les naseaux d'un cheval malade), et Théophraste Histoire des
plantes 7.13, 8.5... Le neutre substantivé τά ἐγκοιλα «les c a v i t é s »
(Platon Phédon 111c, à propos de la terre) est à distinguer de τα`
ἐγκοίλα « les entrailles » (Diodore de Sicile 1.35, sur le travail des
embaumeurs), de ἐγικοίλος « qui est dans le ventre », cf. κοιλία
f. « cavité du ventre, ventre ».
9
Hérodote 1.167 (διάστροφα καɩ` ἔμπηρα καɩ` ἀπόπληκτα
«contrefait, estropié, impotent»), Hippocrate Maladies 1.6, 140 et 144,
Denys d'Halicarnasse Antiquités Romaines 1.23, sur les malheurs des
Pélasges (ἔμπηρον ἤ άτελές ἤ δι' ἀλλην τινα` τύχην βλαφθέν
« (un nouveau-né) estropié ou inachevé ou atteint de quelque autre
infirmité»).
10
. Anthologiae Graecae Appendix 164.
11
. Strömberg, 126.

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Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

περί-, ʋ̓πέρ-, όμό-, ἜΚ-, Ἔν-θυμος) et hypostatiques ( α ̓ π ο - ,


κατα-, Ἔν-, προσ-θύμιος) : pour les12
composés
hypostatiques, les doublets en -ος (ou -ης) et -ιος sont
fréquents, comme Ἐνάλιος - Ἔναλος ou Ἐννύχιος -
Ἔννύχος, sans différence nette de sens. On note aussi des
couples antithétiques en Ἐν- et ἀ-, comme ἜνσοΦος
13
« sage » etἀσοφος« sans sagesse, sot, fou », plus ancien .

1.2. Le grec atteste plusieurs adjectifs à premier terme


préfixai parallèles à ἔνθεος : ἀγχίθεος « proche des dieux,
semblable / égal à un dieu » , ἀντίθεος « semblable à un
14

dieu, héros » , ὑπέρθεος « plus que dieu, plus que


15

divin » , auquel on adjoindra les intensifs ζάθεος « tout à


16 17

12
Strömberg, 135.
13
. D'abord Théognis 370 (μιμει̂ σ θαι δ' οʋ̓δεìς τω̂ν ἀσόφων
δύναται « mais aucun des sots ne peut m'imiter ») et Pindare
Olympique III.48 (πò πόρσω o~' ἐστι σοφοι̑ς ἄβατον κἀσόφοις « au
delà (des colonnes d'Hercule) la voie est impraticable aux sages comme à
ceux qui ne le sont pas »).
14
. Pour exemple Odyssée 5.35 (Phéaciens) et Lucien La déesse syrienne
31 (prêtres).
15
. P.ex. Iliade V.663 (Sarpédon et ses δι̂οι ἐται̂ροι), XII.408
(Lyciens), Odyssée 1.70 (Polyphème), 14.18 (prétendants), et Bacchylide
Épinicie XI.53 (héros de Tirynthe). On trouve le sens « dieu hostile »
chez Héliodore Éthiopiques IV.7 (Άλλά μοι ἀντίθεός τις ἔοίκεν
ἐμποδίζειν τη`ν πρα̂ξιν « Mais il me semble bien qu'un dieu contraire
s'oppose à mon action») et Jamblique Les Mystères d'Égypte III.31
(δαίμονας πονηρου`ς... οὑς δη` και` καλούσιν ἀντιθέους « les
divinités maléfiques... qu'on appelle aussi dieux contraires »), et le sens
« contraire à Dieu », chez Philon.
16
. Chez Proclos et dans les Μονόστιχοι 336 attribués à Ménandre et
repris par Stobée (au neutre pluriel, Θνητòς πεφυκω`ς μ̩ φρόνει γ'
ὐπέρθεα).
17
. Pour des vents (Hésiode Théogonie 253), fleuves (Aristophane
Nuées 283, Grenouilles 382), lieux habités ou sanctifiés par un dieu, p.ex.
Homère Iliade I.38 (Cilla de Troade), Pindare Pythique V.94 (Isthme),
Euripide Bacchantes 121 (grotte), Bacchylide Épinicie V.5 (Kéos), objets
liés aux dieux, Pindare Péan VI.5 (52f S.-M.) (χρόνος, moment du culte) et
Aristophane Grenouilles 385 (μολπαί, danses pour Déméter). Il concerne

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fait divin, saint » et η ̓ γ ά θ ε ο ς , ἀπόθεος « sans dieu,


18

impie » , et surtout ἀθεος, qui apparaît comme l'antonyme


19

de ἔνθεος, avec ses sens variés, « impie, sacrilège, criminel »


(Pindare Pythique IV, 162, les « flèches de la marâtre » de
Phrixos, Eschyle Euménides 151, Oreste matricide,
Sophocle Trachiniennes 1036, Déjanire), « abandonné des
dieux » (Bacchylide Épinicie XI,72, la « folie sans dieu »
des filles de Proitos, μανια̂ν ἀθέων, et Sophocle Œdipe-
Roi 661, avecἀ ́ ɸ ιλος) ,et, à partir de Platon (Apologie de
20

Socrate 26c οʋ̓κ εɩ̓μɩ` τò παράπαν ἀθ ́ εος), « qui ne croit


pas aux dieux » (reconnus par l'État), suivant une
21
accusation dont se défend Socrate . On notera l'opposition

une fois un dieu, Apollon, Anthologie 9.525 (Ζωογόνον, ςάθεον,


ζηνόφρονα, ζηνοδοτη̂ρα). On a l'adverbe ζαθέως chez le grammairien
Hérodien.
18
. L'adjectif s'applique à des lieux (Pylos, Iliade 1.252, Lemnos, ibid.
11.722, Pythô, Théogonie 499 et Pindare Néméenne VI.59, une grotte,
Apollonius de Rhodes 4.1131) ou à des entités sacrées (p.ex. un chœur,
Apollonius de Rhodes 3.981, surtout celui des Muses, Maxime de Tyr
XXXVn, 5 (Hobein)).
. Sophocle /r.267 (245) Radt donne le neutre pluriel ἀπόθεα, glosé
i9

par Hésychius (ἄθεα, ἐκτος θεω̂ν, Σοφοκλη̂ς Θυέστη) Le préfixe a


un autre sens dans ἀποθεόω «diviniser», Polybe 12.23,4 (Alexandre),
Diodore de Sicile 3.57 (Titaia, épouse d'Ouranos, devenue Gê), Plutarque
Numa 6 (Romulus).
. Cf. Dion Cassius 52.36 ἀθέω τινί... γόητι... et l'adverbe ἀθέως,
20

Sophocle Œdipe Roi 254, à propos de Thèbes (τη̂σδέ τε γη̂ς ὡδ'


ἀκἀρπως κάθέως ἐφθαρμένης « pour cette terre qui se meurt, privée
de ses moissons, oubliée de ses dieux », tr. Mazon) et Electre 1181, où
Oreste plaint sa sœur (Ώ σω̂μ' ατίμως κἀθεως ἐφθαρμενον « O
beauté outrageusement, sacrilègement ravagée », tr. id.).
21
.On le trouve au superlatif, avec un sens gradable et non l'opposition
binaire qu'implique l'opposition morphologique des préfixes, chez
Sophocle Electre 124, άθεώτατα, sur les ruses de Clytemnestre, et au
comparatif, Lysias Contre Andocide 6,32, άθεωτέρους γίγνεσθαι, sur
les réactions des Athéniens face à l'impunité de l'accusé. Voir J. Lyons,
Éléments de sémantique, Larousse, Paris, 1978, 218 sqq. (chap.
« Opposition binaire et contraste », « Les oppositions directionnelles,

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Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

entre θει̂ος et ἄθεος qu'exprime Platon, dans la République


589e, à propos d'un homme qui livrerait son enfant contre
de l'or (εἰ δε` τò ἐαυτòυ̂ θειότατον ὑπò τω̩̂ άθεωτάτω̩ τε
και` μιαρωτάτω̩ δουλου̂ται και` μηδε`ν ἐλεει̂, οὐκ ἄρα
ἄθλιός ; ε̕στι « et si quelqu'un asservit ce qu'il a de plus
divin en lui-même au moins divin et au plus impur, sans
pitié, n'est-il donc pas misérable ? ») et dans le Théétète
176e, sur deux modèles de vie (του̂ με`ν θείου
εὑδαιμονεστάτου, του̂ δε` ἀθέου ἀθλιωτάτου «l'un divin
et très heureux, l'autre sans dieu et très malheureux »).
L'abstrait ἀθεότης est d'emploi plus tardif et signifie
« impiété, mépris des dieux » (Platon Politique 308c,
associé à la démesure injuste et opposé à la tempérance
vertueuse, et Lois 961c, sur les premiers sages qui voient les
astres comme des êtres inanimés), « non croyance aux
dieux» (Dion Cassius, 67,14,2, «accusation fréquente
portée contre les Juifs »), et finalement « athéisme », chez
Philon d'Alexandrie De fuga et inventione 114, équivalent
de ἀνίερος et πολυθεος, et Flutarque De la superstition
165c, symétrique de la «crainte superstitieuse»
δεισιδαιμονία, par rapport au juste milieu de la piété
raisonnée . Le couple ἄθεος - θεɩ̂ος est confirmé, pour
22

orthogonales et antipodales », « Les contrastes non binaires») et


M. Briand, Ombres et lumière : études lexicales et sémantiques, ANRT
Lille III, 1991, 525-538. On mettra à part le sens grammatical « qui ne
contient pas la racine de θεός / le nom d'un dieu », comme le nom
« Kléonyme », contrairement à « Dio-nysos » : Athénée
Deipnosophistes X 448e.
22
. Chez Flutarque, ἄθεος est fréquent, pour des lieux (Sur l'intelligence
des animaux... 975c, fonds marins comparés aux « limbes des impies »
εἰς τòν ἄθεον και` τιτανικòν... ὥσπερ ἀσεβω̂ν χω̂ρον, et
Réponse à Colôtès 1125e, ἄνίέρου πόλεως και` ἀθεου), des
philosophes, rhéteurs, prêtres imparfaits, profanes ou sacrilèges (Sur la
disparition des oracles 436e, où... άθεον ποιούμεν ούδ' άλογον
την μανττκήν ; Propos de table IX. 14 744d, sur la vraie philosophie,
inspirée, μηδέν αθεον μηδ' άμουσον μηδ' αμοιρον ; Dialogue sur

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l'inspiration poétique et la justesse morale et stylistique, par


Maxime de Tyr XXVI.8 (Hobein) : καɩ` οὐδε`ν μέρος
Όμήρω̣ ἄθεον, οὐδε ` δυνάστου ἄπορον, οὐδε` ἀρχη̂ς
ἔρημον, ἀλλά πάντα μεστά θείων λόγων, καɩ` θείων
o̓νομάτων, καɩ` θείας τέχνης. Autrement dit, ἔνθεος,
réinterprété d'après ἄθεος, peut signifier d'abord « pieux »,
« qui croit aux dieux », « qui a un dieu », voire « que les
dieux aident, qui est soutenu par les dieux, en contact avec
les dieux / un dieu » ; le sens locatif, « qui a un dieu en
23
soi » a l'autorité d'une tradition, mais il faut l'interroger .
1.3.1. L'adjectif ἔνθεος n'est pas attesté avant Eschyle . 24

Chez Homère et Hésiode, on trouve θείος «divin», aux

l'amour 757c, l'amour, qui n'est pas « sans dieu » ; Que la vie agréable ...
1102a, les sacrifices inutiles sans participation des dieux ; Réponse à
Colôtès 1119e, contre ceux qui refusent de nommer les dieux par leurs
noms), et les athées proprement dits (ibid. 1112c, contre l'idée que les
éléments primordiaux sont « insensibles, sans dieux et inanimés »
απαθείς και άθεους καì άψύχους ; Sur la génération de l'âme dans
le Timée 1013e, opposant Platon «aux athées» πρòς τούς άθέους ;
Sur les conceptions communes... 1075a, cf. τò θείον ; et De la
superstition, 165b, 166d, 167d, 168b, 169d, 170f, 171a). L'abstrait
άθεότης désigne « l'impiét », p.ex. le fait de voir dans les dieux les
passions personnifiées (Dialogue sur l'amour 757c), et « l'athéisme »
(De la superstition 164e, 167a-e, 171c; Que la vie agréable... 1100c, sur
les épicuriens s'adonnant à« l'absence d'amitié, d'action, de piété, et à la
sensualité négligente »ἀφιλίαςἀπραξίαςἀθεότητοςἡδυπαθείας
όλιγωρίας, cf. 1101b).
2 3
. L e sens « qui est en dieu » (Rohde) est inacceptable (Dodds, 9 4 ) .
Mais on ne suit pas Dodds, quand il critique son symétrique
« r a t i o n a l i s t e » Amandry, 2 3 4 (confondant « p o s s e s s i o n » et « état de
surexcitation hystérique ») : « (entheos) signifie toujours que le corps a
un dieu en lui, tout comme empsuchos signifie qu'il est habité de la p s y c h e
( . . . ) . Je ne puis non plus recevoir l'opinion selon laquelle la P y t h i e
devenait entheos seulement en ce sens qu'elle “était en un état de grâce
résultant de l'accomplissement des rites” et que son “extase inspirée” est
une invention de P l a t o n ».
2 4
. Delatte, 24-5 opère une rétroaction d i s c u t a b l e : « Si Empédocle
avait connu ou employé les mots ἐνθεος et ses dérivés, il aurait pu l e s
prendre au sens propre : chez lui, en effet, l'enthousiasme, le délire

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Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

sens aussi variés que cet équivalent français provisoire, et


25
dépendant du terme qualifié . Il peut s'agir de divinités (par
exemple lerêve,Odyssée 14.495, Iliade II.21, 41, 56*), de
27
lieux ou d'objets liés aux dieux , de demi-dieux et héros,

créateur est la manifestation du dieu qui habite en nous, qui est notre
personnalité même et qui s'est libéré des entraves du corps ». Dans cette
analyse du δαίμων (« les transports du μαινόμενος ένθεος », 27), le
sens propre d'ένθεος est locatif et l'inspiration, la possession et le délire
s'équivalent
25
.Voir le LfrGE, 987. Cf. Marcel Detienne, La notion de daïmôn dans
le pythagorisme ancien, Bibl. de la Fac. de Philos. et Lettres de l'Univ. de
Liège CLXV, « Les Belles Lettres », Paris, 1963, 133-9, sur le θείος
άνήρ, proche des démons et des héros, de Pythagore à Jamblique,
Boyancé, 229-347 (« Le culte des Muses et l'héroïsation chez les
philosophes »), L. Bieler, ΘEIOΣ ANHP. Dos Bild des «göttlichen
Menschen» in Spätantike und Frühchristentum, Darmstadt, 1967 (repr.
Vienne, 1935-6). L'homme θείος est « divin » (comme médiation entre
dieux et hommes, et il travaille sur le temps, le passé, le présent ou
l'avenir, qu'il soit poète, médecin ou devin, en tout cas σοφός, cf.
Montserrat Jufresa « Le temps comme Sophos», 191-219, in Loraux-
Miralles. Sur la parenté entre hommes et dieux dans la poésie, voir des
Places, 17-59 (26-7, Pindare et « sa foi en l'origine divine de l'âme »
immortelle), que sa perspective idéologique rend plutôt sensible à
l'anthropomorphisme (condamnable) des dieux « qui ne valent pas les
hommes», même si « un rapprochement subsiste, le sens d'une commune
origine qui s'exprime peut-être dans la formule "père des dieux et des
hommes" ». Sur les relations entre hommes et dieux dans la poésie
hexamétrique et les figurations épiques du poète, Thalmann, 78-112
(« The Gifts of the Gods »).
26
. Pour Dodds, 107-37 (« Structure onirique et structure culturelle »),
Pindare et Hésiode mettent en scène une « expérience authentique »,
« sous forme littéraire, la rencontre avec les Muses et son cadre
agreste » : « le premier homme à mettre le rêve explicitement à sa place
fut Héraclite, qui remarqua que chacun de nous, dans le sommeil, se retire
dans un monde à lui » (fr. 89 D). De même, Ghitti, 110-3 : « parler sous
la possession du dieu, c'est parler sous la possession du lieu» ». Cf.
Delatte, 48-9, sur le songe ιερòν πνεύμα.
27
. Le sel sacrificiel, Il. IX.214, le vin, Od. 2.341 et 9.205, la race des
dieux, pour Chimère, Il. VI. 180 (ή δ' άρ' έην θείον γένος, ούδ'
άνθρώπων), le rempart de Troie, ibid. XXI.526, le palais de Ménélas,

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Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

d'humains liés aux dieux, en particulier par leur statut social


28
et professionnel : en fait, sur soixante quinze emplois
homériques, les plus nombreux concernent Ulysse (32X,
tous au génitif, dans des formules comme’Oδυσση̂οςθείοιο
ouθείου’Oδυση̂ος,déterminant surtout une désignation de
la demeure, 11X, et du fils, 6X, du héros divin et rusé), qui
reçoit le soutien actif d'Athéna, mais dont il est difficile de
dire qu'il est possédé par un dieu, voire doté de pouvoirs
spécialement irrationnels, qui contrediraient sa μ η ̂ τ ι ς . 29

L'adjectif δι̂ος « divin, protégé par Zeus, de Zeus », est lui


employé à propos de déesses plus ou moins liées à Zeus
(Aphrodite, Calypso, Idothée, Thétis ...), d'éléments
cosmiques et de lieux sacrés ou glorieux (aurore, terre, lune,
mer, éther, Lacédémone, montagnes, fleuve), et comme 30
épithète de héros épiques, hommes et femmes (Ulysse,
Hector, Achille, les Achéens, Agamemnon, Clytemnestre,
Atalante, ...). L'adjectif formulaire θείος appparaît ainsi
comme un quasi-synonyme de ένθεος (cf. Hésychius
ἔνθεος·ἔνδοξος. ἔντιμος. θει̂ος), avec un sens moins
subjectif que δι̂ος, moins lié au jugement de celui qui 31
observe ou décrit le personnage ainsi qualifié . Le cas le
plus intéressant pour nous est celui des poètes, des aèdes et
d'Homère : on trouve, presque uniquement dans l'Odyssée,

Odyssée 4.43, et les portes divines (θεώτεραι) de la grotte des Nymphes,


ibid. 13.111.
28
. Ainsi Achille, Il. XVI.798, XVII.199, XIX.279 et 297, Héraclès,
ibid. XV.25 et XX.145, un héraut (κη̂ ρ υξ), ibid. IV.189 et X.315, un roi
(Ulysse ou Ménélas), Od. 4.621 et 691, 15.335. On comparera les
emplois platoniciens, Mugnier, 116-7 (« Platon appelle divin tout ce qui
est vrai (le monde intelligible), tout ce qui est bon (la vertu) et l'âme
humaine »).
29
. Voir cependant Alain Christol, « Ulysse le chamane. À propos
d'une hypothèse de V.I. Abaev », 159-174, Lalies 18, 1998, PENS, Paris.
3 0
. C h a n t r a i n e , DELG, 285-6, s.v. δι̂ος.
31
. LfrGE, 3 1 4 : « perh. better something more subjective, i.e.
describing an effect on the percipient, e.g. θαυμαστός awe-inspiring ».

106

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

dix fois la formule θει̂ος ἀοιδός, surtout en fin de vers, et


trois fois l'accusatif θει̂ον ἀοιδόν, sans que ces occurrences
n'indiquent autre chose qu'une valeur fonctionnelle attribuée
à l'aède, intermédiaire entre les hommes et les dieux, le
passé de l'histoire et le présent de la performance épiques, et
32
de ce fait « divin » . On peut mettre à part les vers 8.43-5
de l'Odyssée, où est décrit un mouvement proche de ce
qu'on nommera ensuite « nspiration », un don du dieu
(Athéna?), accompagné d'un élan du θυμός, le premier
fournissant la force illocutoire, le second la thématique et
l'information :καλέσασθεδε`θει̂ονἀοιδόν,/ΔΗΜΌΔΟΚΟΝ
τω̜̂ γάρ ῤα θεο`ς πέρι δω̂κεν ἀοιδήν / τέρπειν, ὅππη
θυμòς ἐποτρύνησιν ἀείδειν. « Appelez-donc le divin aède,
Dèmodokos, auquel un dieu, plus qu'à tout autre, a conféré
le don de charmer, quelle que soit la direction dans laquelle
son cœur le pousse à chanter ».

1.3.2. Le caractère divin des grands poètes, sages et


philosophes, formulé souvent par Plutarque (p.ex. Homère,
Consolation à Apollonios 104 d ό θει̂ος ςΟμηρος et
Comment un jeune homme doit étudier la poésie 32 a
θειότατον γα`ρ ἀποφαίνει τη`ν φρόνησιν και`
33
βασιλικώτατον) , est à la base des biographies de

32
. Au nominatif: Il. XVIII.604, Od. 4.17, 8.87 (Démodocos, comme
4.539 et 13.27), 16.252, 23.133 et 143, 24.439. À l'accusatif: Od.
1.336, 8.43 et 47 (Démodocos).
31
. Chez Plutarque, θει̂ος réfère surtout à la sagesse morale : La vraie
façon d'honorer les morts 114 c (la vie du sage après la mort, θειότερόν
τίνα βίον), De l'art d'écouter 37d (les sages ont « la raison pour guide
divin de leur vie » ΘΕƖ̂ ΟΝ ἩΓΕΜΌΝΑ ΤΟΥ̂ ΒΊΟΥ... ΤÒΝ ΛΌΓΟΝ), Des
progrès dans la vertu 83e (l'ataraxie μέγα καɩ` θεɩ̂ον), Préceptes de santé
126d (la santé « assaisonnement le plus divin et agréable » ἥδυσμα
θειότατον... καί προσηνέστατον), Préceptes de mariage 145c (le bon
mari καθηγητὴς καί φιλόσοφος καɩ` διδάσκαλος τω̂ν
κάλλίστων καί θειοτάτων), Caton l'ancien 349d (θαυμαστòν
ἄνδρα καί θεɩ̂ον), Lucullus 523a (ἀγαθοίς καί θείοις). Plus
rarement il s'agit de « divin » surhumain, de divination (Sur la
disparition des oracles 438c, l'exhalaison delphique), de faits merveilleux

107

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

l'Antiquité tardive, où se construit l'image d'un θει̂ος ἀν̩ρ


païen, véritable épiphanie, proche de son homologue
chrétien, le saint, mais différent . Mais l'épithète θει̂ος,
34

dans les textes de la patristique, qualifie plus rarement des


hommes ou éléments humains (saints, ascètes, prophètes,
l'homme en général «à l'image de dieu», l'empereur, des
fêtes, des églises ou des autels) que des émanations ou
caractéristiques du dieu chrétien même (πνευ̂μα, οὐσία,
φύσις, δύναμις, βούλημα, πρόνοια, ὀργ̩, γνω̂σις,
ἐπιστ̩μη, δόςα, αί̓σθησις), de la Trinité ou de Jésus, ou
encore des objets divins par participation, dérivation ou but
(doctrine, écritures, vérité, inspiration, sacrement, ministère,
35
vertu, « amour de dieu » au sens objectif) . Chez Plutarque
aussi, le « divin » est clairement distinct de l'« humain » : le
λόγος θει̂ος, expression prise au Phédon 85b, n'est pas un

(Le banquet des sept sages 163c, θείοτερα; Comment un jeune homme
doit étudier la poésie 24a, les noms des dieux comme explication des
événements δαιμονίους καɩ` θείους ; Publicola 100a οὐδ'
ἄνθρώπινον, άλλ' ἤ θεɩ̂ον ἤ θηριω̂δες, et 101 e, sur une « voix
divine » sortant d'un bois sacré, θεɩ̂oν τι τò φθεγξάμενον ; Camille
130c, sur le lac Albain qui s'enfle « sans aucune raison, sinon quelque
chose de divin » ἀπ' οὐδενòς αἰτίον, πλὴν εί̓ τι θεɩ̂ον).
34
. Jean-Claude Fredouille, «Le héros et le saint», 11-25, in
Freyburger - Pernot.
35
. Lampe, 618-9 renvoie à environ 55 emplois relatifs à des humains,
pour 50 emplois relatifs à Dieu, une quinzaine pour la Trinité ou l'esprit
saint, 40 pour Jésus, une trentaine pour des « événements de la vie
incarnée » ou en référence à la «divinisation à travers le Christ >, et plus
d'une soixantaine pour des objets divins « par participation et
dérivation » ou « au sens objectif ». Cf. Fredouille, 23 : « Le héros
païen est adoré pour ses vertus et pour le bien qu'il fait ou qu'il a fait dans la
cité terrestre ; le saint chrétien est vénéré d'abord parce qu'il est un modèle
spirituel sur la voie qui conduit à la cité céleste ; mais la sainteté du
chrétien n'atteint sa plénitude qu'à sa mort, qui est son dies natalis. Que la
distinction n'ait pas toujours été perçue par les fidèles est un autre
problème»... Certains emplois de Dion Cassius n'en sont que plus
intéressants : ainsi ἐκ θειας τίνòς έπιπνοίας (58.12, 75.4, 78.8) et
θείᾳ προνοιᾳ (7.23, 57.22).

108
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

« discours inspiré », mais une « règle divine », figuration


active du destin (ἡ ει̂μαρμένη), Du destin 568d (ὁ τη̂ς
φύσεως νόμος, ibid. 569c, ὁ θει̂ος νόμος et τη̡̂ θεία̜
φρονήσει, ibid. 570a), Consolation à Apollonios 162b (θεία̜
τύχη̡) et Nicias 538f (la doctrine de Platon soumet la nature
« aux principes divins et souverains » ΤΑΙ̂Σ ΘΕΊΑΙΣ ΚΑΙ`
κυριωτέραις ἀρχαι̂ς) : ce qui ne supprime pas toute
ambiguïté, quand il est question par exemple de la thèse,
conçue comme socratique, de la participation naturelle et
modeste de l'homme au divin, qui le différencie du bestial,
Contre Colôtès 1119b (... εί̓τε θείας τινòς και` ἀτύφου
μοίρας φύσει μετέχον). On trouve dès Hérodote 1.32
(ἐπιστάμενόν με τò θει̂ον πάν ἐòν φθονερόν «je sais
36
que la divinité est toute jalousie », tr.Legrand) , l'emploi
substantivé neutre singulier τò θείον « une / la divinité, les
dieux » et « le divin » : ce terme connaît un emploi très
développé en histoire, par exemple chez Dion Cassius, à
37
propos de rites cultuels ou de la piété d'un personnage , et
dans les Vies de Plutarque, à propos de divination, de fêtes
rituelles, du destin en tant qu'intervention d'une divinité, et
plus rarement sur la piété et la réussite comme adéquation
38
d'un héros avec le divin ; dans les Traités Moraux du

3 6
. De même 3.108, Eschyle Choéphores 958(ΚΡΑΤΕƖ̂ΤΑΙ...ΤÒΘΕƖ̂OV
ΘΕƖ̂OV), Thucydide 5.70 (οὐ του̂ θείου χάριν « non dans un but
religieux »), Platon Phèdre 242 c (ὥς τι ἡμαρτηκότα εἰς το θεɩ̂ον
"pour avoir commis une faute envers la divinité »), et, au sens abstrait,
ibid. 246 d (ΚΕΚΟΙΝΏΝΗΚΕ ΔΈ Πῌ ΜΆΛΙΣΤΑ ΤΩ̂Ν ΠΕΡƖ` ΤÒ ΣΩ̂ΜΑ ΤΟΥ̂
θεɩ̂ου « (l'aile), parmi toutes les choses corporelles, participe le plus au
d i v i n » , lui-même ΚΑΛΌΝ, ΣΟΦΌΝ, ἈΓΑΘÒΝ ΚΑƖ` ΠΑ̂Ν O̔́ ΤΙ ΤΟΙΟΥ̂ΤΟΝ,
tr. Vicaire) et Aristote Parties des Animaux 656 a8 (le γένος des hommes,
μόνον μετέχει τοΥ̂ θείου). Plutarque emploie aussi l'indéfini, Le
démon de Socrate 588 c, visions attribuées à la rencontre d'une entité
divine, ἘΝΤΥΧΕƖ̂Ν ΘΕΊῼ ΤΙΝƖ`.
37
. Ainsi, dans 20 occurrences, τò θεɩ̂ον... θεραπεύειν « honorer le
divin / les dieux » (quelques 10 cas, 8.20, 25.5, 37.34, 39.15...) et ἐς τò
θεɩ̂ον ἀνήκειν «atteindre / concerner le divin » (44.37, 74.7...).
38
. Sur la divination, toujours technique, Agésilas 612d (irrespect pour
les oracles, πρòς τò θεɩ̂ον), Pyrrhos 402d (rêve), Lucullus 497f

109

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

même, τò θει̂ον a surtout un sens abstrait ou est lié à la


39
piété d'un point de vue moral . Le pluriel τα` θει̂α désigne,
de Sophocle à Plutarque, « les actions / pensées des dieux,
le destin » (Sophocle Philoctète 452 - τα` θει̂' ἐπαινών
ΤΟΥ`Σ ΘΕΟΥ`Σ ΕὝΡΩ ΚΑΚΟΎΣ « quand je veux louer l'action
40
divine, j'y trouve les dieux malfaisants », tr.Mazon) , « la

(présages), Démétrios 894b (ἐπεσήμανε... τò θ., bourrasques), Galba


1064c (prédiction juste d'un sacrificateur qui pousse le public à
θαυμάζειν τò θ.), Agis 800c (étoile filante). Sur les cultes et la piété,
Fabius Maximus 184e (fête de Cérès, qui « aime être honorée par des gens
heureux »), Sylla 454d (« croyance en l'action divine » τῃ̂ δόξῃ πρòς
τò θ.), Tiberius Gracchus 831e (la royauté ancienne « était consacrée au
divin », καθωσίωται πρòς τò θ.), Nicias 540f (λαμπρυνάμενος
πρòς τò θ.). Sur le destin, Publicola 108a (ἐλπίσι πρòς τò θ.), Nicias
526e (κατέφευγεν εἰς τò θ. « s'abritait derrière l'intervention
divine ») et 538f (les physiciens « sapaient la puissance divine »,
διατρίβοντας τò θ.). Au sens abstrait, sur* le divin », Aristide 322a-b
(les rois veulent s'assimiler au divin τò θ. συνοικειου̂ν, et Aristide à la
vertu, qualifiée de θειότατον).
39
. Sur la piété, Que la vie ne peut pas être plaisante selon Épicure
1102a-b (le culte rapproche du divin, ἔγγιστα του̂ θείου), De la
superstition 166 b (« la dignité divine et ancestrale de la piété » τò θ.
καɩ` πάτριον ἀξίωμα τη̂ς εὐσέβείας), Apophtegmes laconiens 228d
(τιμω̂ντες τò θ.), De l'intelligence des animaux 972a (ἔκπρεπω̂ς
τιμη̂σαι τò θεɩ̂ον). Sur« le divin» ἄφθαρτον (Contre les Stoïciens,
sur les opinions communes 1075a) et μακάριον καɩ` άφθαρτον (De la
superstition 165b), et sur la flûte « qui donne des accents divins au
péan » συνεπτφθέγγεται τῳ̂ παια̂νι τò θ. (Propos de table VII, 8
713a). Sur le destin, Consolation à Apollonios 108e (le divin témoigne,
μαρτυρεɩ̂ν καɩ` τò θ.), Contre les Stoïcien... 1065f (le vice n'est pas
«agréable aux dieux», ἡδυ` τῳ̂ θείῳ) et Que la vie... 1101b (τὴν
χάριν ἐκ του̂ θείου). Suivant Lampe, 619 la patristique emploie ce
neutre, une trentaine de fois, dans le sens général, « le divin », parfois
comme synonyme de Dieu.
40
. Et fr. 585 (526) Radt (... ἀλλ' o̔́μως χρεω`ν / τα` θεɩ̂α θνητου`ς
o̔́ντας εὐπετω̂ς φέρειν), Aristophane Oiseaux 961 (τά θεɩ̂α μὴ
φαύλως φέρειν), Plutarque De l'art d'écouter 34a (les sages craignent τά
θ.) et Alexandre 706a (Al. était sensible « aux signes divins » πρòς τά
θ.).

110
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

religion, la théologie, les pensées sur les dieux» (p.ex.


Sophocle Œdipe roi 910 - ɛ̓́έρρει τα` θει̂α « le respect des
dieux s'en va», tr. Mazon - et Œdipe à Colone 1537 - τα`
41
θει̂' άφείς «au mépris des dieux», id.) et, dans un
registre philosophique, «le divin, les entités divines, les
idées supérieures » (Platon Sophiste 232c (περι` τω̂ν θείων ,
ὍΣ' ἈΦΑΝΉ ΤΟΙ̂Σ Π Ο Λ Λ Ο Ι ̂ Σ ) . De même l'adverbe
4 2
θείως
« par l'action des dieux », auxquels sont attribués un salut
inespéré ou des malheurs inattendus (Hérodote 1.122
θειοτέρως et 174 θειότερον) et « comme un dieu, de
manière divine / excellente» (Platon Théétète 154 d, avec
εὐ, et Aristote Métaphysique 1074, θείως είρη̂σθαι «parler
divinement », en disant, suivant le savoir ancestral, que les
corps célestes sont divins et que « le divin embrasse la
nature entière »,περιέχειπεριέχειτòθει̂οντη`νo̔́ληνφ ύ σ ι ν . 43

1.3.3. On trouve des dérivés, l'abstrait θειότης


44
«caractère divin, divinité» et «piété, sainteté» , l'adjectif

. Plutarque Périclès 169d (του`ς τά θεɩ̂α μὴ νομίζοντας) et


41

Phocion 754b (les citoyens comparent les cérémonies présentes d'Éleusis


avec celles d'autrefois τα` πρεσβύτέρα τω̂ν θείων).
42
. Six fois chez Aristote, p.ex. τα` φανερα` τω̂ν θείων « ce qui est
visible parmi les choses divines », Métaphysique 1028al8, et τα` ἀίδΐα
ΚΑƖ` ΘΕƖ̂Α ΤΩ̂Ν O̓́ΝΤΩΝ « ceux qui sont étemels et divins parmi les
êtres», Plutarque Contre les Stoïciens 1066b τα` οὐράνια καɩ` θεɩ̂α.
43
. Lampe, 620 donne les deux sens « divinement » (pour les écritures)
et « de manière divine / excellente ». Voir Philostrate Vies des Sophistes
2.23.16 τò θείως λέγειν «l'éloquence inspirée ».
44
. Chez Plutarque (« caractère divin / surnaturel » Propos de table IV,2
665a, tonnerre et foudre, et De l'intelligence des animaux 975a, περɩ`
θειότητος... καɩ` μαντικη̂ς; « piété, religiosité » De la malignité
d'Hérodote 857a, Égyptiens, et Sulla 6, dans certaines éditions pour
o̔σιότης) et dans la Bible (Sagesse de Salomon 18.9 τòν τη̂ς θειότητος
νόμον et Epitre aux Romains 1.20), mais déjà Isocrate Busiris 26, dans
certaines éditions pour όσιότης Lampe, 620 montre que, dans la
patristique, le sens est surtout «divinité, caractère divin», appliqué à Dieu,
au Christ, à la doctrine, et non à un humain participant de cette divinité. À
noter pourtant l'emploi romain, pour les empereurs, comme chez Oribase.

111

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

θεχώδης « divin » , le verbe θειάζω « prophétiser, parler


45

au nom des dieux » (d'abord Thucydide 8.1, sur la colère


des Athéniens « contre les diseurs d'oracles, les devins, tous
ceux qui, par leurs prophéties,... » -ΤΟΙ̂ΣΧΡΗΣΜΟΛΌΓΟΙΣΤΕ
και` μάντεσι και` o̔πόσοι τι ... θειάσαντες - les ont
46
poussés au désastre de Sicile) , puis « adorer», chez Dion
Cassius 59.27 (θειάσας ... προσκυνήσας ... εὐξάμενος,
Vitellius se prosterne devant l'empereur) . D'où θειασμός47

« divination », Thucydide 7.50, sur Nicias inquiété par une


éclipse de lune (ἄγαν θειασμω̜̂ προσκείμενος), mais
« inspiration », plus tard , et θεναστής « superstitieux,
48

inspiré » , et la variante θεάζω « avoir une nature divine »,


49

45
. L'adjectif, dans les textes chrétiens, signifie « semblable à dieu »,
qualifiant un homme saint, des anges ou la loi divine, et l'adverbe d'époque
romaine θειώδως « par décret impérial » ou, dans la patristique,
« divinement » (sur les écritures), Lampe, 620.
46
. Le Liddell-Scott traduit pourtant « to be inspired, frenzied ». De
même, Dion Cassius 57.48 (ἐθείασεν o̔́τɩ`... στρατοπεδεύσαιτο « il
prophétisa qu'on camperait »), 62.18 (λόγιον... θειασθέν « u n oracle
prononcé»), et Arrien Anabase 7.18 ( λ ό γ ο ς ) ἐπɩ` τῃ̂ τελευτῃ̂ ἄρα
του̂ 'Αλεξάνδρου ἐθειάσθη « un oracle prononcé sur la mort
d'Alexandre »). Le sens « être inspiré par un dieu » est attesté chez Dion
Cassius, dans l'expression κάτοχοι τινες γιγνόμενοι συχνα`
ἐθείαζον (« certains pris de possession étaient fortement inspirés »,
41.14, 54.34, 55,31), Philon 1.479 (θειάζει καɩ` θεοφορεɩ̂ται « il
prophétise et un dieu le transporte ») et Philostrate Héroïques 5.3
(θειάζειν τελεταɩ̂ς «être transporté par des rites »).
47
. Damascius Vie d'Isidore 36 (Pythagore et Platon, « inspirés »,
comme Porphyre, Jamblique, Syrianos, Proclos - εἰς τòν λειμω̂να
τω̂ν θείων νέμονται ειδω̂ν « la prairie des formes divines ») et
Maxime de Tyr, VIII, 9.
48
. Denys d'Halicarnasse 7.68 (θειασμοɩ̂ς κάτοχοι γυναɩ̂κες
ἐμαντεύοντο « des femmes, possédées par des inspirations divines,
prophétisaient... ») et Denys le Thrace 19.32 (θειασμου̂ έπιρρήματα,
οἱ̂ον εὐoί̔ εὔάν « les adverbes de possession divine, p.ex. euhoi,
euhan », tr. Lallot).
49
. Tzetzès, Historianun variarum Chiliades 8.347 (le sculpteur
Alkaménès, θειαστα`ς καɩ` φιλητα`ς καɩ` θιασώτας, opposé à
Phidias). Voir θείαστικώς, Pollux, 1.16 «comme un inspiré ».

112
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

hapax de Démocrite fr.21 Diels . D'où ἐπιθειάζω


« adjurer au nom des dieux, prendre les dieux à témoin,
conjurer», Thucydide 2.75 (Archidamos avant le combat,
ἐπιθειάσας) et 8.53 (les adversaires d'Alcibiade,
51
ἐπιθειαζόντων) , avant Plutarque Thémistocle 126a (sur
un songe prémonitoire) et Camille 137a et 144f (sur une
intervention politique des prêtres Féciaux et les lieux
consacrés par Romulus et Numa), puis « prophétiser, être
52 53
inspiré » ou « inspirer » , « attribuer aux dieux » et
54
« vénérer comme un dieu » : d'où ἐπιθειασμός « appel
aux dieux », Thucydide 7.75 (sur la retraite des Athéniens,
55
lançant appels et gémissements) , ἐπαθείασις « attestation
au nom des dieux », Plutarque Opinions des philosophes
1117a (sur l'oracle delphique qui proclame Socrate ἀνδρών
πάντων σοφώτατος, contre l'épicurien Colôtès, amateur
immodéré de cris d'extase, d'applaudissements et de piété
démonstrative), et ἐπιθειαστικός « inspiré », dans une

50
. Delatte, 32-33 voit ici un essai pour expliquer positivement le génie
poétique (φύσις, ingenium).
51
. Ce sens est fréquent chez Dion Cassius : 22.1, 36.19, 39.11,
41.9 ...
52
. Denys d'Halicarnasse 1.31 (la prophétesse Θέμις, έπιθειάζουσα
ἔφραζεν), Plutarque Le démon de Socrate 580 d (αὐτῳ̂ συνεφθέγνετο
πολλάκις τò δαιμόνιον ἐπιθειάζον ταîς αὐτου̂ προαιρέσει.
« le démonique lui parlait souvent, en inspirant ses plans ») et 589d
(inspirations reçues pendant le sommeil,... τò δαιμόνιον ἀνθρώποις).
5 3
Plutarque, ibid. 579f, sur la superstition (δεισιδαιμονία) et les
charlatans qui « attribuent leurs actions à l'influence divine » (tr. Hani) :
ἐπιθειάζουσι τα`ς πράξεις, et 589d ; Philostrate, Vies des Sophistes
(p.ex. 2.94.2 ἐπιθειάσας... ταɩ̂ς Μούσαις, sur l'empereur Hadrien,
2.13.12 μάγοι γάρ ἐπιθειάζουσι - sur l'éducation de Protagoras) et
Maxime de Tyr, XXXVI. 5 (Hobein).
5 4
Arrien Manuel d'Épictète 4.1.108 (τω̂ν συνεορταζόντων δεɩ̂ται,
τω̂ν συνχορευόντων, ί̔ν' ἐπικροτω̂σι μα̂λλον, ἐπιθειάζωσιν,
ὑμνω̂σι δε` τήν πανήγυριν « (le dieu) a besoin de ceux qui mènent la
fête et la danse ensemble, pour que, en l'applaudissant, ils le glorifient et
chantent le festival ».
55
. « Inspiration » chez Pollux 1.16 et Philon 2.299.

113

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

glose hésychienne à νυμφόληπτος « possédé par les


Muses », Platon Phèdre 238d). De même ἐνθεάζω, chez
Plutarque Propos de table 1,5 623c, sur les oracles en vers
des « devins » (τοι̂ς ἐνθεαζομένοις) , d'où ἐνθεαστικός,
56

Platon Lois 682a, sur Homère qui parle « selon un dieu »,


κατά θεόν : θει̂ον γα`ρ οὐν δη` και̂ τò ποιητικòν
ἐνθεαστικòν o̓́ν γένος ʋ̓μνω̜δοʋ̂ν ... σύν τνσιν Χάρισιν
και` Μούσαις « car c'est aussi une race divine que celle des
poètes, inspirée quand elle chante ... avec certaines Grâces
et Muses » . De même ἐκθειάζω, sans lien direct avec la
57

56
. En traduisant « les inspirés du dieu », des Places tire le sens du
contexte. Cf. Dialogue sur l'amour 736 a, où Éros est plus puissant que le
tumulte des Mystères ἔνθεον, ἐνθεασηκόν.
57
. Pour les doxographes, influencés par le rapprochement stoïcien de
θέα « contemplation » et θεός « dieu » et une réinterprétation
étymologique de θεάζω, les adjectifs ἔνθεον, ἐνθεασηκόν,
ἐνθουσιαστικόν, sont synonymes : Περɩ` μαντικη̂ς G105 (Diels,
Doxographi graeci), Πλάτων καɩ` οἱ Στωικοɩ` τὴν μαντικήν
εἰσάγουσι κατά τò ἔνθεον, o̔́περ ἐστɩ`ν ἐνθεασηκον [κατά
θειότητα τη̂ς ψυχη̂ς, o̔́περ ἐνθουσιαστικòν] καɩ` τò
o̓νειροπολικόν « Platon et les Stoïciens prennent en compte la
divination relative à un effet d'origine divine que l'on appelle précisément
“inspiration divine”, [à la divinité de l'âme, ce qu'il a dénommé
“enthousiasme”], et celle qui est relative à l'interprétation des rêves ». Cf.
Plutarque, Résumé des opinions des philosophes V 904e et l'édition
commentée de G. Lachenaud, 39 et 296 (C.U.F.). Plutarque affirme
qu'Aristote et Dicéarque admettent la divination par « possession
divine » (κατ' ἐνθουσιασμόν) et la participation de l'âme à « un
élément divin» (θείου... τινος). Le lexicographe Pollux 1.14-25
oppose ἔνθεος à ἄθεος et le glose par ἐπιτεθειασμένος et
ἐνθουσιω̂ν, ἐπιθειασμός par ἐνθουσιασμός, ἐνθουσιαστικοω̂ς par
θενασηκω̂ς et ἐπιτεοειασμενως. L'adjectif ἐνθεασηκος est attesté
dans les commentaires de Proclus sur le Parménide et le Tintée, et l'adverbe
ἐνθεαστικω̂ς (aussi in Rempublicam et chez Syrianos), qu'on trouve
d'abord chez Ménandre Dyscolos 44 (jeune homme amoureux « à la
folie »), puis Lucien Amours 14 (Callicratidès « enthousiasmé » par le
dos d'une statue d'Aphrodite). L'adjectif a le sens médical « nerveux,
névrotique», qualifiant vertige (Ί̓ Λ ΙΓΓΟΣ), étouffement (πνιγμός),
agitation (πάθος).

114
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἔνθεος. et la performance...

58
divination, « consacrer comme dieu » et « considérer /
59
vénérer comme un dieu / une chose sacrée » . Ce riche
champ lexical associe des actes de discours variés,
prophétie, adoration, prière, groupés sous le genre de la
pratique religieuse ou superstitieuse, suivant la prise de
position politique et religieuse de l'auteur, historien ou
moraliste.

1.4.1. Pour ἔνθεος, on distingue les emplois tragiques et


platoniciens, prolongés par d'autres philosophes. Chez
Eschyle Euménides 17, l'adjectif qualifie l'esprit, φρήν,
d'Apollon, qui à Delphes parle pour son père, dont il est le
προφήτης (v.19) : il n'y a pas de possession, ni d'inspiration,

58
. Lucien Toxaris 2 (« déifier » des criminels, Oreste et Pylade chez
les Scythes), Plutarque Romulus 28 et 35e (Alcmène, καɩ` o̔́λως πολλὰ
τοιαυ̂τα μυθολογου̂σι, παρα` τò εἰκòς ἐκθειάζοντες τα` θνητα`
τη̂ς φύσεως τοɩ̂ς θείοις « on fait ainsi beaucoup d'autres contes, qui
tendent à assimiler contre toute vraisemblance des êtres de nature mortelle
aux êtres divins », l'auteur ensuite, tout en affirmant que la vertu participe
de «la divinité» – τὴν θειότητα ‒, sépare «la terre et le ciel»), Propos de
table IV.5 670b (la musaraigne chez les Égyptiens), Hérodien, 4,2,1
(ἔθος γάρ ἐστι ̔Ρωμαίοις ἐκθειάζειν βασιλέων... « Les Romains
ont pour coutume de déifier, parmi leurs empereurs, ceux qui...) »,
Héraclite Allégories d'Homère 79,11 (Τήν δ' Όμήρου σοφίαν
ἐκτεθείακεν αἰω`ν o̔ σύμπας « les hommes de tous les temps jugent
divine la sagesse d'Homère », et non Épicure). Voir ἐκθειόω « honorer
comme un dieu », Denis d'Halicarnasse 2.75 (Dikê, Thémis, Némésis et
les Érinyes) et Plutarque De la malignité d'Hérodote 856d (Ιο, η̂ν πάντες
ςΕλληνες ἐκτεθειω̂σθαι νομίζουσι ταɩ̂ς τιμαɩ̂ς υ ̔πò τω̂ν
βαρβάρωνν).
59
. Plutarque Sertorius 573d (S. « attribuait un caractère divin à une
biche», ἐξεθείαζε), Hérodien 1.14.6 (incendie, καɩ` τò πα̂ν ἔργον
ἐξεθειασθη « et tout l'événement était considéré comme divin /
surnaturel », issu du « dessein des dieux », γνώμη θεω̂ν), Julien
Contre les Galiléens 155d (...ἐκθειάζεις δέ, εἰ ζηλότυπος ό θεòς
λέγεται ; « et quand on dit que le dieu (chrétien) est jaloux, juges-tu cela
divin ? »), Jamblique Vie de Pythagore 162 ; έκθειασμός signifie
« inspiration », dans une scholie à Aristophane Guêpes 8,
κορυβαντιᾴς.

115

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

au sens introjectif, mais influence et transmission ; le maître


de la parole, le devin, est un dieu. Le passage appartient au
prologue, dit par la Pythie : τέχνης δέ νιν Ζευ`ς ἔνθεον
κτίσας φρένα / ἵζει τέταρτον τόνδε μάντιν ε̕ν θρόνοις, /
Διo`ς προφήτης δ' ε̕στì Λοξίας πατρός, «et Zeus, ayant
muni son coeur d'art, l'asseoit sur ce siège, comme
quatrième devin (après Terre, Thémis et Phoibè) : le dieu
Oblique est le prophète de son père / parle pour son
60
père» . Le passage présente un hypallage : l'adjectif
concerne surtout la τέχνη divine « art (oraculaire) », qu'on
retrouve, au pluriel, dans Agamemnon 1209, avec le même
61
qualificatif . Un cas différent est celui du héros
Hippomédon, qui brandit un bouclier représentant Typhée,
dans Les sept contre Thèbes 497-8 ; c'est un humain qui est
qualifié d'ἐν́ θεος, complété d'un datif,̕Άρει,qui autorise
d'autant une interprétation locative que le héros est comparé
à une thyade en délire : Αὐτòς δ' ἐπηλάλαξεν, ἔνθεος δ'
̕ΆΡΕΙ / ΒΑΚΧΑ̜̂ ΠΡÒΣ ἈΛΚΉΝ ΘΥΙΆΣ Ω̂Σ ΦΌΒΟΝ ΒΛΈΠΩΝ, « il a
lui-même poussé un cri de guerre et, exalté par Arès, il est
animé d'un transport guerrier, comme une bacchante, au
regard effrayant ». Chez Sophocle Antigone 964, il s'agit, au
propre et sans complément d'adjectif, du culte de Dionysos,
dont les servantes sont en contact avec le divin, et
rapprochées des Muses auxquelles s'oppose le héros
Lycurgue : Παύεσκε με`ν γα`ρ ἐνθέους / γυναι̂κας εὔιον
φιλαύλους τ' ἠρέθιζε Μούσας «il voulait arrêter
des femmes divines et le feu de l'évohé ; et il provoquait les
Muses qui aiment les flûtes ». De même, chez Euripide
Hippolyte, 141-4, Phèdre se laisse mourir de faim, sous
l'influence d'une divinité dont le chœur cherche l'identité ; la

60
. Sauf indication contraire, je suis responsable des traductions : il a
semblé utile, pour l'instant, d'éviter les termes modernes d'«inspiration»
et “enthousiasme”, pour être aussi près que possible du texte.
61
. Le chœur interroge Cassandre sur ses liens avec l'Oblique : ̓Ήδη
τέχναισιν ἐνθέοις ἡ ̡ ρ ημένη...; «Possédais-tu déjà ces savoirs
d i v i n s . . . ? » (contra P. Mazon, «Possédais-tu déjà l'art qui t'inspire
ici ? »). Au vers 1203, c'est Apollon lui-même qui est μάντις.

116
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐʹνθεος. et la performance...

construction, non un datif mais εκ suivi du génitif, indique


l'origine divine de la folie, non l'action divine intériorisée :
Οὐ γα`ρ ἐʹνθεος, ὠ κούρα, / εɩ̓ʹτ' ἐκ Πανο`ς εɩ̓ʹθ’‘ Εκάτας / ἤ
σεμνω̂ν Κορυβάντων φοι-/τα̂ς̜ ἤ ματρο`ς ὀρείας ; « N'es-tu
donc pas rendue divine, ô jeune femme, par l'effet de Pan,
ou d'Hécate, ou bien fréquentes-tu les saintes Corybantes
62
ou la mère des montagnes ? » .
1.4.2. Xénophon emploie ἐʹνθεος, dans le Banquet 1.10,
à propos d'un convive, Kallias, qu'embellit son amour,
quand d'autres divinités rendent effrayants et violents leurs
63
suivants et initiés . Le complément ὑπο` του̂ σώφρονος
’ʹΕρωτος « sous l'action / par le fait du sage Éros », est repris
ensuite par δια` το`ν ’ʹΕρωτα « sous l'influence d'Éros ».
Aristote, à propos du Panégyrique d'Isocrate, définit la
poésie comme ἐʹνθεον « quelque chose de divin », de façon
64
réelle ou mimée ironiquement . Platon emploie pour la

62
. Noter la traduction de Méridier pour φοιτα̂ς̜ « égarée », d'après une
scholie φοιτα̂ς̜ · ἀντί του̂ μαίνη̜ .
63
Πάντες με`ν οὐν οɩ̔ ἐκ θεω̂ν του κατεχόμενοι ἀξιοθέατοι
δοκου̂σιν εɩ̕ναι·(...) οɩ̔ δ' ὑπο` του̂ σώφρονος ’ʹΕρωτος ἐʹνθεοι τά
τε ὄμματα φιλοφρονεστέρως ἐʹχουσι και` τη`ν φωνη`ν πραο̜τέραν
ποιου̂νται και` τα` σχΏματα εɩ̕ς το` ἐλευθεριώτερον ἄγουσιν. Α
δη` και` Καλλίας τότε δια` το`ν ςΕρωτα πράττων ἀξιοθέατος ἠν
τοɩ̂ς τετελεσμένοις τούτω τω̜̂ θεω̂.̜ « Tous ceux qui sont possédés à
cause de / du fait de l'un des dieux méritent, semble-t-il, d'être vus : (...)
mais ceux qui sont sacrés du fait de l'action du sage Éros ont le regard plus
bienveillant, rendent leur voix plus douce et mènent leurs attitudes à plus
de noblesse. C'est ainsi que se comportait alors Kallias, sous l'effet d'Éros,
et il était digne d'être vu par les initiés de ce dieu ».
. Φθέγγονταί τε γα`ρ τα` τοιαυ̂τα ἐνθουσιάζοντες, ὥστε
64

και` ἀποδέχονται δηλόνοτι όμοίως ἐʹχοντες. Διο` και` τη̂


ποιΏσει ἡρ́ μοσεν· ἐʹνθεον γα`ρ ἠ ποίησις. ’ʹΗ δη` οὑτ́ ως δεɩ̂, ἤ
μετ' εɩ̕ρωνείας, ὡσ ́ περ Γοργίας ἐποίει και` τα` ἐν τω̜̂ Φαίδρω̜.
« Car c'est ainsi que l'on parle, quand on est en contact avec un dieu »
(contra Dufour-Wartelle, « dans le transport de l'enthousiasme »), «et le
public l'accepte d'autant mieux qu'il est dans le même état. C'est pourquoi i 1
convient à la poésie : la poésie est en effet quelque chose de divin. Et il

...
117
Nocsis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Michel Briand

première foisἐʹνθεος,dans le Phèdre 244b, à propos de l'art


des devins, que, par la figure étymologique μαντική -
μανική, il associe au délire : on peut traduire ὁσ́ οι μαντικη̜̂
χρώμενοι ἐνθέω̜ ... par «tous ceux qui pratiquent un art
divinatoire sacré / divin », plutôt que, comme Vicaire, par
exemple, « tous les devins inspirés des dieux ». Mais le
contexte oppose la raison de l'augure et le délire mantique,
qui, seul en contact avec le divin, est capable de vraiment
prévoir l'avenir. C'est dans ce type d'occurrence que se
construit explicitement la figure de l'inspiration -
possession, comme quand Platon évoque, en opposition aux
simples devins μάντεις, les prophètes, interprètes et voix
des dieux, et leur art divin, dans le Timée 72b : ἐπι` ταɩ̂ς 65

ἐνθέοις μαντείαις. C'est aussi le contexte qui développe


l'image d'une inspiration issue du dieu, en l'occurrence Éros,
qui, lui insufflant de l'ardeur (μένοςε ̓ μ π ν ε υ ̂ σ α ι ) ,rend
extraordinairement courageux et ἐʹνθεος l'homme amoureux,
dans le Banquet, 179a : c'est le souffle du μένος, et non le
66

dieu même, qui entre dans l'humain inspiré, qui le reçoit


comme un don du dieu (γιγνόμενον παρ’ α υ ̔ τ ο υ ̂ ) . Dans
Mon, l'adjectif ἐʹνθεος est plus fréquent, étant donné le sujet

faut faire ainsi, ou bien avec ironie, comme Gorgias, et comme dans les
passages du Phèdre ». Cf. Platon Phèdre, 238d et 241c.
65
. ‘ʹΟθεν δη` και` το` τω̂ν προφητω̂ν γένος ἐπι` ταɩ̂ς ἐνθέοις
μαντείαις κριτάς ἐπικαθιστάναι νόμος". «C'est justement pour
cela que la loi a établi la classe des prophètes comme juges en matière de
divinations sacrées » (cf. Brisson « en matières d'oracles inspirés »).
. Οὐδεὶς οὑτ́ ω κακο`ς ὁ ́ ν τινα οὐκ ἄv αὐτο`ς ὁ ’ʹΕρως ἐʹνθεον
66

ποιΏσειε προ`ς ὀρετΏν, ὡσ ́ τε ὁμ


́ οιον εɩ̕ναι τω̜̂ ἀρίστω̜ φύσει.
Και` ἀτεχνω̂ς, ο̂ ἐʹφη ‘ʹΟμηρος, μένος ἐμπνευ̂σαι ἐ ν ίοις τω̂ν
ἡρώων το`ν θεόν, του̂το ὁ ’ʹEρως τοɩ̂ς ἐρω̂σι παρέχει
γιγνόμενον παρ' αὐτου̂, «personne n'est si lâche qu'Éros lui-même
ne le rende divin (contra L. Robin "possédé du dieu"), pour le courage, et
semblable ainsi au meilleur par nature. Simplement, ce qu'Homère disait du
fait que le dieu "souffle l'ardeur" dans certains des héros, voilà ce que Éros
procure à ceux qui aiment, en le tirant de lui-même ».

118
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐʹνθεος. et la performance...

du dialogue : il qualifie les poètes rendus « divins » par les


67
Muses, 533 e et 534b .

1.4.3. Le premier emploi postclassique apparaît chez


Hérondas Mime VIII « Le songe », 69 sqq., au neutre
pluriel substantivé, dénotant les pratiques rituelles violentes
des bergers, leurs « rites sacrés », analogues aux mauvais
68
poètes, voleurs de vers . Parmi de très nombreux emplois,
ensuite, on notera les occurrences plotiniennes, par exemple
Ennéades 6.9, sur la « danse inspirée » (χορείαν ἐʹνθεον)
des âmes contemplatives autour de l'Un, la fréquence des
occurrences patristiques (cf. aussi l'épigramme chrétienne
de l'Anthologie 1.121, où ἐʹνθεος vaut θεɩ̂ος - κιβωτο`ς
́ θη τη̂ς πρὶν ἐνθεεστέρα « une arche est apparue, plus
ὠφ
divine que celle d'autrefois »), ainsi qu'à l'inverse l'emploi
relatif à l'ivresse provoquée par le vin de Dionysos indien,
69
chez Lucien, Nigrinos 5 , ou celui, en forme de litote, sur
l'absence d'exaltation du public écoutant les philosophes ou
70
la «flûte phrygienne», ibid., 37 . Les emplois de la

67
. Cf. Maxime de Tyr XXVI,4, sur Homère, à la fois «divinement
doué», sage et virtuose : Δοκεɩ̂ μοι ςΟμηρος, φύσει τε κεκρημένος
ἐνθεωτάτη̜ και` φρονΏσει δεινοτάτη̜ και εμπειρία̜
πολυτροπωτάτη̜, φιλοσοφία̜ ἐπιθέμενος, δημοσιευ̂σαι ταύτην
τοɩ̂ς ςΕλλησιν ἐν ἁρμονία̜ τη̜̂ ποτε` εὐδοκίμω̣. αὕτη δ' ἠν
ποιητικΏ.
68
. 69 sqq. ὡς δ' οɩ̔ αɩ̔πόλοι μιν ἐκ βίης ἐδαιτρευ̂ντο / τα`
ἐʹνθεα τελευ̂ντες και` κρεω̂ν ἐδαίνυντο / τα` μέλεα, πολλοι`
κάρτα του`ς έμου`ς μόχθους / τιλευ̂σιν ἐν Μούση̜σιν. « Comme
les bergers dans leurs rites sacré l'immolaient de force (un bouc volé à
l'auteur, en songe) et partageaient les chairs, plus d'un, sans doute, aux
demeures des muses, dépouillera ces vers qui sont mes travaux »
(tr. L. Laloy).
69
. Οὑτ́ ω σοι και` αυ`το`ς ἐʹνθεος και` μεθύων ὑπο` τω̂ν λόγων
περιέρχομαι. « De même sous l'effet de ses discours tu me vois moi
aussi aller et venir, divinement possédé par l'ivresse » (tr. Bompaire).
70
. Οὑτ́ ω δη` και` φιλοσόφων ἀκούοντες οὐ πάντες ἐʹνθεοι και`
τραυματίαι ἀ π ίασιν... « de même les auditeurs des philosophes ne
repartent pas tous enthousiastes et blessés » (tr. Bompaire). En emploi

119

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

patristique sont variés, « pieux, saint » (paroles ou actes),


« d'origine divine » et « inspiré par le divin » (prophéties et
prophètes de l'ancien ou du nouveau testament,
ironiquement à propos de païens), et, dans plus de la moitié
des cas, « divin, de Dieu » et surtout « du Christ », avec une
valeur proche de celle de l'ancien θεɩ̂ος . 71

2.1.1. Sur la base d'ἐʹνθεος, et de la forme contracte


tardive ἐʹνθους, ont été formés des dérivés, pour lesquels
Platon joue un rôle central. Ainsi l'adverbe ἐ ν θέως, « d'une
manière religieuse, divine, sacrée, exaltée », chez Ménandre
72
(Μονόστιχοι 321 ), Appien (Histoire Romaine, L.VI.
73
L'Ibérique 103) , Julien (Discours VII, Contre Héracleios
74
215 b) , Jamblique (Vie de Pythagore 32.216, ὁ δε`

ironique, Des sacrifices 5, diatribe contre les poètes se disant inspirés


(παρακαλέσαντες τα`ς Μούσας συνω̂δ̜ ους ἐν ἀρχη̜̂ τω̂ν ἐπω̂ν,
ὑφ' ὡν δη` ἐʹνθεοι γενόμενοι...), Comment écrire l'histoire ? 8, sur la
liberté de l'imagination poétique, que ne doit pas suivre l'histoire (ἐʹνθεος
γα`ρ και` κάτοχος ἐκ Μ ο υ σ ω ̂ ν ) , L'âne 37, sur le culte à la déesse
syriaque Atargasis (ὁ δε` αὐλητη`ς ἐφύσα ὅμιλος ἐʹνθεον), Des sectes
60, où sont distingués ivresse du vin et pouvoir des sources oraculaires
( ω ̔ ́ σ π ε ρ φασι`ν ἐν Δελφοɩ̂ς τη`ν πρόμαντιν, ἐπειδα`ν πίη̜ του̂
ɩ̔ερου̂ νάματος, ἐʹνθεον εὐθυ`ς γίγνεσθαι), et, au neutre substantivé,
Harmonides 1, sur la frénésie du mode phrygien τη̂ς Φρυγίου το
ἐʹνθεον.
71
. Lampe, 474-5. Cf. ε ̓ ν θ έ ω ς « pieusement », « par inspiration
divine », « comme il convient à dieu ».
72
. Ménandre, Μονόστιχοι 321 Θεο`ν σέβου και` πάντα πράξεις
ε`νθέως « vénère le dieu et tu agiras en tout point religieusement (en
conformité avec le divin) » (mais εὐθέως « aussitôt » (?), dans l'éd.
Jaekel).
73
. Συνεκινεɩ̂το δε` προ`ς αὐτα` ἐνθέως ὀρω̂ν και` βοω̂ν. « Et
(Scipion) suivait leurs mouvements (les oiseaux de proie), les regardant et
criant religieusement » (P.Goukowsky « possédé par la divinité »).
74
. ’Oρφευ`ς με`ν ὁ παλαιότατος ἐνθέως φιλοσοφΏσας.
« Orphée, le plus ancien à philosopher de façon religieuse » (« des
philosophes inspirés »), sur l'utilisation des mythes chez Xénophon,
Antisthène, Platon).

120
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐ ʹ νθεος. et la performance...

Πυθαγόρας, οɩ̔ος ἠν, ἐνθέως σφόδρα και` μετ' ἀληθείας


πάσης ἀπεκρὶνετο «et Pythagore, tel qu'il était, répondit
religieusement, avec une franchise et une éloquence
entières»), Origène (Contre Celse 6.17.5, 7.30.12,
75
7.41.22) , à propos de questions éthiques et de pratiques
rituelles et intellectuelles, dont la divination, la philosophie,
le dialogue, le discours poétique ou philosophique, le mode
de vie en général.

2.1.2. Le verbe ἐνθουσιάω « être en extase, s'emporter »


(d'oùl ' ε ̓ ν θ ο υ σ ί αdes lexicographes, dont Hésychius, et de
Proclos ) est attesté chez Eschyle (fr.58 Nauck ἐνθουσια̜̂
76

δη` δω̂μα, βακχεύει στέγη « la maison est inspirée, la


77
demeure en délire », à l'apparition de Dionysos ), Euripide
(Troyennes 1284, où le Grec Talthybios caractérise ainsi
Hécube, qui préfère la mort à la captivité: ’Eνθουσια̂ς̜ ,
δύστηνε, τοɩ̂ς σαυτη̂ς κακοɩ̂ς. « Tu es rendue folle / mise
78
hors de toi, malheureuse, par tes propres malheurs » ). et

75
. 7.30.12 (Platon aurait emprunté ses mythes aux prophéties qui
fondent la vérité chrétienne) οι συγγενω̂ ς τοɩ̂ς προφΏταις και`
ἐ ν θέως βιώσαντες και` πάντα το`ν χρόνον ἀ ν αθέντες τη̜̂
ἐ ξ ετάσει τω̂ν ɩ̔ερω̂ν γραμμάτων « ceux qui ont, sous l'inspiration
divine » (« religieusement » ? ), « mené une vie pareille à celle des
prophètes et consacré tout leur temps à scruter les saintes Écritures » (tr.
Borret) ; 7.41.22 (sur les «vérités divines», θεɩ̂α) προφΏτας του̂
τω̂ν ὁ ́ λ ων δημιουργου̂, ἀληθω̂ς ἐ ν θέως μυρία ὅσα εɩ̕ ρ ηκότας
« les prophètes du Créateur de l'univers qui, véritablement inspirés, ont
dit tant de vérités » ; 6.17.5 (contre Celse qui désigne, contrairement aux
écrits des chrétiens, les Lettres et le Phèdre de Platon comme ἐ ν θέως
εɩ̕ ρ ημένων « des paroles sacrées » (Borret, « inspirées »).
76
. Sur le premier Alcibiade de Platon (Alc. 106 E4-10), sur les
instruments de musique, calmants ou excitants, comme la flûte des
mystères et des initiations : τα` δε` κινητικα` προ`ς ἐ ν θουσίαν
οɩ̕ κ ειότατα « ceux qui mettent en mouvement sont tout à fait appropriés
pour produire l'enthousiasme » (tr. Segonds).
77
. Ce fragment des Édoniens est cité dans le traité Du Sublime 15.6 et
rapproché d'Euripide Bacchantes 726 (πα̂ν δε` συνεβάκχευεν ο ̓ ́ ρ ο ς ) .
78
. Contra Parmentier, « une fureur démoniaque t'emporte,
infortunée ».

121

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

Xénophon (Cyropédie 1.4.8, à propos de Cyros, sautant à


cheval, ὡσ́ περ ἐνθουσιω̂ν « comme un fou »). C'est Platon
qui l'emploie le plus, à époque classique : Phèdre 253 a, sur
les âmes humaines qui imitent le dieu dont elles se
79
souviennent , et 241c, pour Socrate, mimant avec ironie
80
l'inspiration des Muses , Ion 533 e et 534 b, sur les poètes
rendus « divins » (« inspirés » suivant la plupart des
traducteurs) par l'intervention de la Muse qui les pousse,
comme Homère, qui bénéficie d'un « privilège divin » (θεία
μοίρα et θεία̜ δυνάμει) plus que d'un art (où τέχνη̜) , 81

Ménon 99d, sur les grands hommes politiques, dont la


relation avec le divin, fondée sur le souffle et la possession,
82
est analogue à celle des poètes et des devins , Cratyle
396b, où Hermogène admire Socrate, toujours ironique, qui

79
. Και` ἐφαπτόμενοι αὐτου̂ τη̜̂ μνΏμη̜ ἐνθουσιω̂ντες ἐξ
ἐκείνου λαμβάνουσι τα` ἐʹθη και` τα` ἐπιτηδεύματα, καθ' ὁσ ́ ον
δυνατο`ν θεου̂ ἀνθρώπω̜ μετασχεɩ̂ν « et quand, atteignant (le dieu)
par le souvenir, ils s'en inspirent ("en sont possédés" tr.Vicaire) et lui
empruntent ses mœurs et ses coutumes, dans la mesure où il est possible
pour un homme de participer d'un dieu ».
80
. ’Ap' οɩ̕σθ' ὅτι ύπο` τω̂ν Νυμφω̂ν, αɩ̕ς με συ` προύβαλες ἐκ
προνοίας, σαφω̂ς ἐνθουσιάσω; «Sais-tu bien que les nymphes,
auxquelles tu m'as livré à dessein, vont certainement m'inspirer des
transports divins ? » (tr.Vicaire). Cette ironie rejoint le refus platonicien
de la poésie et de la musique non orientées vers la célébration
harmonieuse.
81
. Κου̂φον γα`ρ χρη̂μα ποιητΏς ἐοτιν και` πτηνο`ν και` ιερόν,
και` οὐ πρότερον οɩ̕ός τε ποιεɩ̂ν πρι`ν ἄν ἐʹνθεός τε γένηται
και` ἐʹκφρων και` ό νου̂ς μηκέτι ἐν αὐτω̜̂ ἐνη̜̂. «C'est chose
légère que le poète, ailée, sacrée ; il n'est pas en état de créer avant d'être
inspiré par un dieu, hors de lui, et de n'avoir plus sa raison »
(tr. Méridier). « C'est le dieu lui-même qui est celui qui parle » : ὁ θεο`ς
αὐτός ἐοτιν ὁ λέγων, δια` τούτων δε` φθέγγεται προ`ς ἡμα̂ς.
82
. Και` του`ς πολιτικου`ς οὐχ ἥκιοτα τούτων φαɩ̂μεν ἄν
θείους τε εɩ̕ναι και` ἐνθουσιάζειν ἐπιπνου`ς ὄντας και`
κατεχoμένους ἐκ του̂ θεου̂, ὅταν κατορθω̂σι λέγοντες πολλα`
και` μέγαλα πράγματα, μηδε`ν εɩ̕δότες ὠν λέγουσιν. « et nous
dirons tout autant que les hommes d'État sont divins et inspirés, puisqu'ils
reçoivent le souffle du dieu et en sont possédés, quand ils accomplissent et
disent de nombreuses grandes choses, sans savoir ce dont ils parlent ».

122
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐ ʹ νθεος. et la performance...

83
vient d'évoquer le sens profond des noms des dieux , et
Philèbe 15e, où Socrate décrit, encore avec ironie, un jeune
84
homme découvrant les joies fortes de la controverse . Il
s'agit, dans tous ces cas, de représentations métaphoriques
ou ironiques de l'extase mystique, dont les symptômes
(élan, regard, gestes, souffle, voix) sont transposés dans
d'autres domaines de l'activité humaine (guerre, chasse,
politique, poésie, philosophie) : de là, les occurrences de ce
verbe chez Denys d'Halicarnasse Démosthène V.22.2, sur
les nombreuses émotions du lecteur face aux discours de
85
l'orateur, plus entraînant qu'Isocrate , Plutarque
Démosthène 850b (l'orateur décrit comme παράβακχον et
ὡ ́ σ περε ̓ ν θ ο υ σ ι ω ̂ ν τ α ) ,Caton l'ancien 349e
« s'enflamment pour la philosophie» ensorcelante de
Carnéade, ἐνθουσιω̂σι περὶ φιλοσοφίαν), Aratos 1045c
(l'affection excessive, ἐνθουσια̜̂ γάρ, de l'historien
Phylarque pour son personnage Cléomène), et surtout, à
propos des plaisirs liés à la réminiscence du beau et du
bien, Dialogue sur l'amour 765d (ceux qui trouvent « une
trace du divin » ɩ̓ʹχνος τι του̂ θείου sont « transportés de
plaisir et d'admiration», ὑφ' ἡδονη̂ς και` θαύματος
ε ̓ ν θ ο υ σ ι ω ̂ ν τ ε ς ) ,
l'éléphant en rut, ἐνθουσιω̂ν, Philon De migratione

83
. Και` με`ν δΏ, ὠ Σώκρατες, ἀτεχνω̂ς γέ μοι δοκεɩ̂ς ὡσ ́ περ
οɩ̔ ἐνθουσιω̂ντες ἐξαίφνης χρησμω̜δεɩ̂ν. « Le fait est, Socrate, que
tu m'as tout bonnement l'air, à la façon des inspirés, de te mettre soudain à
chanter des oracles » (tr. Méridier).
84
. ...ὑφ' ἡδονη̂ς ἐνθουσια̜̂ τε και` πάντα κινεɩ̂ λόγον
́ μενος « il exulte de plaisir, il jouit de ne laisser en repos aucun
ἀσ
argument » (tr.Diès).
85
. ‘ʹΟταν δε` Δημοσθένους τινα` λάβω λόγον, ἐνθουσιω̂ τε
και` δευ̂ρο κἀκεɩ̂σε ἄγομαι, πάθος ἐʹτερον ἐξ ἑτέρου
μεταλαμβάνων. « Lorsque je prends en revanche un discours de
Démosthène, je suis saisi d'enthousiasme, poussé dans un sens puis dans
l'autre, éprouvant émotion sur émotion » (tr.Aujac). Les πάθη du lecteur
proviennent d'un contact extraordinaire avec un style qui le dépasse, mais
ne sont pas proprement religieuses : « défiance, angoisse, crainte,
mépris, haine, pitié, indulgence, colère, envie ».

123

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

Abrahami, 190n, sur les sensations éprouvées en rêve, qui


soutiennent une forme particulière de divination ou
86
prémonition , Lucien Dialogue des dieux 13(8) 226, où
Héphaïstos décrit la naissance d'Athéna, jaillissant
« exaltée »(και`ε ̓ ν θ ο υ σ ι α ̂ ̜ )et armée, du crâne de son père,
et Comment écrire l'histoire ? 45, sur la diction
nécessairement mesurée et appropriée de l'historien, qui ne
partage pas la folie corybantique du poète (μηδ' ὑπε`ρ το`ν
καιρο`νε ̓ ν θ ο υ σ ι ω ̂ σ α ) ,et enfin Julien Sur Hélios - Roi
136bc, comparant la poésie d'Homère et d'Hésiode et
l'enthousiasme prophétique : εɩ̓ʹτε και` νοου̂ντες οὑτ́ ως
87

εɩ̓ʹτε και` ἐπιπνοία̜ θεία̜ καθάπερ οɩ̔ μάντεις


ἐνθουσιω̂ντες προ`ς τη`ν ἀλΏθειαν ... « soit en le
concevant eux-mêmes ainsi (qu'Hadès - Invisible est un
dieu sage et doux), soit suivant une inspiration divine,
comme des devins s'enthousiasmant pour la vérité».
L'absence d'exaltation dans un rituel indique l'absence de
participation divine: Plutarque Que la vie agréable est
impossible selon Épicure 1102 a-b associe les adjectifs
ἀθ́ εος (un sacrifice « sans dieu ») et ἀνενθουσίαντον
(l'esprit du sacrifiant « sans enthousiasme »).
2.1.3. Le sens proprement mystique réapparaît chez
Diodore de Sicile 5.49.3, sur les Corybantes « exaltés »
ἐ ν θουσιάσαντας, et surtout Plotin, par exemple Ennéades
5.3.14, sur l'impossibilité d'exprimer l'Être, sinon par ce
qu'il n'est pas, comme « les inspirés et possédés » qui
savent qu'ils ont en eux (ἐν α υ ̓ τ ο ɩ ̂ ς ) une source indicible de
mouvements et de paroles, et 6.9.11, sur la conjonction,
dans les Mystères, entre l'Un et l'initié, comme « arraché à
lui-même et ravi par l'enthousiasme » ( ω ̔ ́ σ π ε ρ άρπασθει`ς ἥ

86
. ... τα`ς (ταɩ̂ς) περὶ τω̂ν μελλόντων ἀψευδεστάτας (-ταις)
δια` τω̂ν ὀνείρων μαντείας ἐνθουσια̂,̜ « (l'esprit) s'emporte et
perçoit, par l'oniromantie, les sensations les plus véridiques à propos de
l'avenir ».
87
. Cf. Diodore de Sicile 5.49.3, sur les Corybantes
ἐ ν θουσιάσαντων.

124
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐ ʹ νθεος. et la performance...

ἐ ν θουσιάσας), mais profondément « calme et paisible »


(ἡσυχη̜̂ ἐν ἐρΏμω̜ καταστάσει). Jamblique, dans ses
Mystères d'Égypte, atteste de fréquents emplois au sens
mystique, relatifs à l'enthousiasme religieux ou divinatoire :
le néo-platonicien, par exemple, étudiant « les signes que le
corps manifeste chez l'enthousiaste » (3.6, τω̂ν δια` του̂
σώματος φαινομένων σημείωντου̂ε ̓ ν θ ο υ σ ι ω
distingue la frénésie démonique du véritable enthousiasme
divin, possession (κατοχή) par le dieu, in-spiration
88
(ἐ π ίπνοια), 3 . 7 ; il considère que la « folie divine » (θεία
μανία) ne peut venir que de l'extérieur du corps et de l'âme,
89
en 3.9 , et, à propos des Corybantes, que l'enthousiasme
90
n'est pas un phénomène naturel, 3.10 , et qu'il nécessite la
91
solitude du pratiquant, 3. 11 . On peut mettre à part
Origène, qui, par ce verbe, soit cite Celse, qui appelle les
chrétiens «fanatiques», «exaltés», {Contre Celse 1.50.9

88
. ’ʹEτι τoίνυν ὁ ΤΟΥ̂ΤΟ ἀ π οφαινόμενος λέγει μεν τι περι`
τω̂ν συμβεβηκότων περι` του`ς ἐ ν θουσιω̂ ν τας, οὐ μέντοι το`
προηγούμενον ἀ ν αδιδάσκει. « Ainsi encore, celui qui est sujet à
l'extase frénétique (παραφορα` και` ἐ ʹ κστασις) dit bien quelque chose de
ce qui arrive aux vrais enthousiastes, mais il n'enseigne pas le plus
important » (tr. Des Places). Sur la divination chez Platon, Porphyre et
Jamblique, voir J. Cartier, «Science divine et raison humaine», in
Vernant et al., 249-263.
89
. 'Αλλ' οὐτ́ ε σώματος οὐτ́ ε ψυχη̂ ς οὐτ́ ε του̂ συναμφοτέρου
το` ἐνθουσια̂ν ἐ σ τιν ἐʹργον « mais ce n'est ni du corps ni de l'âme ni
du composé que l'enthousiasme est l'œuvre ».
90
. Oυ` του̂το λέγοντες, ὅτι ἡ φύσις ἑ ʹ καστον ἀ ́ γ ει προ`ς το`
οɩ̕κεɩ̂ον· οὐδε` γάρ ἐ σ τι φύσεως ἐ ʹ ργον το` ἐνθουσια̂ν οὐ δ ' ὄτι ἡ
του̂ ἀ έ ρος και` του̂ περιέχοντος κρα̂σις διάφορον ἐ μ ποιέɩ̂ και`
τη` ν ἐν τω̜̂ σώματι κρα̂σιν τω̂ν ἐ ν θουσιώντωνς... « nous ne
disons pas que la nature conduit chaque chose à ce qui lui est propre (car
l'enthousiasme ("le fait de s'exalter religieusement") n'est pas oeuvre de
nature) ; ni que le mélange de l'air et du contenant introduit une différence
même dans le tempérament physique des enthousiastes ».
91
. Kαι` ἐν ɩ̔εροɩ̂ς τισιν ἀ β άτοις τω̜̂ πλΏθει καθ' ἑαυτο`ν
ἀ ν ακεχώρηκεν ἀ ρ χόμενος ἐνθουσια̂ν « il s'était retiré à part lui
dans des sanctuaires inaccessibles à la multitude dès qu'avait commmencé
l'enthousiasme ».

125

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

οɩ̔ με`ν ἐνθουσιω̂ντες, οɩ̔ δε` ἀγείροντές φασιν ἡκ ́ ειν


ἀν́ ωθεν υɩ̔ο`ν θεου̂ « les uns, fanatiques, les autres,
mendiants, déclarent venir d'en haut en qualité de Fils de
Dieu», cf. 1.51.8), soit désigne favorablement les bons
lecteurs des « écritures divines » (τω̂ν θείων γραμμάτων),
92
ibid. 6.5.32 .

2.1.4. Le synonyme suffixé ἐνθουσιάζω apparaît chez


Platon : Apologie 22c, où Socrate compare les poètes
inspirés, dont l'action n'est pas fondée sur la σοφία, aux
93
prophètes et devins , Phèdre 249d, sur le philosophe
incompris par la foule, fou en apparence, en fait divin,
θεɩ̂ος , Ion 533e, sur la chaîne d'inspiration poétique
94

spécialisée, issue de chaque Muse, associée à chaque


95
genre , 535c, ironiquement sur les pouvoirs trompeurs de
la fiction poétique, et 536b, sur les mêmes appartenances en
chaîne des poètes et des Muses spécifiques, évoquées par
les figures associées du contact et de la possession, Ménon
99d et Théétète 180c, en emploi polémique, contre les

92
. Ή δε` τω̂ν θείων γραμμάτων εὐτελη`ς λέξις ἐνθουσια̂ν
πεποίηκε του`ς γνησίως ἐ ν τυγχάνοντας αὐτη̜̂ «le style simple
des divines Écritures a rempli d'ardeur divine ("a exaltés") ceux qui en font
une lecture véritable » (tr. Borret).
93
. ’ʹΕγνων οὐν αὐ και` περι` τω̂ν ποιητω̂ν ἐν ὀλίγω~ του̂το,
ὅτι οὐ σοφία̜ ποιοɩ̂εν α̂ ποιοɩ̂εν, ἀλλα` φύσει τινι` και`
ἐνθουσιάζοντες ὡσ́ περ οɩ̔ θεομάντεις και` οɩ̔ χρησμωδοι`· « En
peu de temps donc, voici ce que je fus amené à penser des poètes aussi :
leurs créations étaient dues, non à leur savoir, mais à un don naturel, à une
inspiration divine analogue à celle des prophètes et des devins »
(tr.Croiset).
94
. Ενθουσιάζων δε` λέληθε του`ς πολλούς « mais en fait la
divinité l'inspire, et c'est cela qui échappe à la foule » (tr.Vicaire).
9 5
Οὑτ́ ω δε` και` ἡ Μου̂σα ἐνθέους με`ν ποιεɩ̂ αὐτΏ, δια` δε`
τω̂ν ἐνθέων τούτων ἀ ́ λ λων ἐνθουσιαζόντων ὁρμαθο`ς
ἐξαρτα̂ται. « de même aussi la Muse fait des inspirés par elle-même, et
par le moyen de ces inspirés d'autres éprouvent l'enthousiasme : il se
forme une chaîne » (tr. Méridier). La poésie inspirée, divine, s'oppose ici
à la science, humaine : πάντες γα`ρ οɩ̓ʹ τε τω̂ν ἐπω̂ν ποιηται` οɩ̔
ἀγαθοι` οὐκ ἐκ τέχνης ἀ λ λ' ἐʹνθεοι ὄντες...

126
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐ ʹ νθεος. et la performance...

disciples d'Héraclite : αὐτόματοι ἀναφύονται ὁπόθεν ἄv


τύχη̜ ἑʹκαστος αὐτω̂ν ἐνθουσιάσας, και` το`ν ἑʹτερον ὁ
ἑʹτερος οὐδὲν ἡγεɩ̂ται εɩ̕δέναι « de leur propre
mouvement, ils poussent, d'où chacun d'entre eux se trouve
96
inspiré, et chacun considère que l'autre ne sait rien » . On
trouve ce verbe chez Aristote et des critiques ou
doxographes tardifs : Rhétorique 1408bl4, sur l'effet
produit (ἐνθουσιασμός) sur le public par le Panégyrique
97
d'Isocrate, pathétique, enthousiasmé et enthousiasmant ,
Philodème, Περι` παρρησίας 5, sur les sages « qu'exaltent
les voix pleines de franchise des hommes » (ταɩ̂ς
πεπαρρησιασμέναις τω̂ν ἀνδρω̂ν φωναɩ̂ς
ε ̓ ν θ ο υ σ ι ά ζ ο ν τ ε ς
p. 386), sur « l'Artisan de l'univers » qui « inspira à des
dieux des élans d'amour » (ἐʹρωτας ἐνεθουσίασε θεοɩ̂ς) . 98

Un système dérivatif s'organise, en plus de ce verbe, avec


les deux noms d'action ἐ ν θουσίασις (Platon, Phèdre, 249c,
sur les diverses formes de contact avec le divin, dont
l'amour - des beaux garçons -, qui est aussi amour du
99
beau ; Jamblique, Mystères d'Égypte III.6 sur « les signes

96
Contra Diès, qui force l'idée de « souffle » et de « divin », « i l s
poussent tout seuls, recevant, d'où que le vent souffle, leurs inspirations
respectives et chacun tenant pour rien le savoir du divin ».
97
Και` ὁ ́ τ αν ἐʹχη̜ ἤδη του`ς ἀκροατα`ς και` ποιΏση
ἐ ν θουσιάσαι ἤ ἐ π αίνοις ἤ ψόνοις ἤ ὀργη̜̂ ἤ φιλία̜ , οɩ̕ον και`
'Ισοκράτης ποιεɩ̂ ἐν τω̜̂ Πανηγυρικω̂ ̜ . .. Φθέγγονταί τε γα`ρ τα`
τοιαυ̂ τ α ἐ ν θουσιάζοντες « ce style est encore de mise quand l'orateur
a déjà maîtrisé ses auditeurs et excité leur enthousiasme par ses éloges ou
ses blâmes, la colère ou l'amitié, comme, par exemple, Isocrate... à la fin
de son Panégyrique,... C'est ainsi que l'on parle dans le transport de
l'enthousiasme » (tr. Wartelle).
9 8
. Éd. et tr. de Festugière, Corpus Hermeticum, vol. IV, CUF
(« Extrait du livre sacré d'Hermès Trismégiste intitulé fille (ou pupille) du
Monde ». À noter le paradoxe des dieux inspirés par une instance
supérieure et amenés à construire, en direction des hommes, une « chaîne
sympathique », ibid. CXXXVI.
99
. Ώ ς ἄρα αὕτη πασω̂ν τω̂ν ἐ ν θουσιάσεων ἀ ρ ίστη τε και`
ἐξ ἀ ρ ίστων, τω̜̂ τε ἐ ʹ χοντι και` τω̜̂ κοινονου̂ ν τι αὐτη̂ς,

127

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

divins du véritable enthousiasme », τα` θεɩ̂α τεκμΏρια τη̂ς


ἀληθινη̂ς ἐνθουσιάσεως, et Philon 2.344), et surtout
ἐ ν θουσιασμός «transport, exaltation, délire, extase,
enthousiasme», employé d'abord par Démocrite, fr. 18
Diels-Kranz, cité et rapproché de Platon, Ion 534b, dans les
Stromates de Clément d'Alexandrie, à propos du « souffle
100
sacré» qui influence le bon poète . Platon n'emploie ce
terme qu'une fois, à propos de la divination, dans le Timée
71c (cf. par. 1.4.2), avant Aristote, Politique, 1340a 11 et
1342a 7, sur les réactions du public qu'exalte le mode
101
phrygien, particulièrement dynamique , Plutarque, Propos

γίννεται, και` ὁ ́ τ ι, ταύτης μετέχων τη̂ς μανίας, ὁ ἐρω̂ν τω̂ν


καλω̂ ν ἐραστη`ς καλεɩ̂ται. «... que celle-ci, parmi toutes les
possessions divines, est la meilleure, et de la meilleure origine, pour celui
qui l'éprouve comme pour celui qui y est associé ; et que, participant de ce
délire » (contra Vicaire, « la présence de ce délire dans l'homme »),
«l'amant est appelé amoureux des beautés ».
100
. Ποιητη` ς δε` ά̔σσα με`ν ἄν γράφη̜ μετ' ἐ ν θουσιασμου̂ και`
ɩ̔ ε ρου̂ πνεύματος, καλα` κάρτα ἐ σ τίν... « C e qu'un poète écrit sous
le coup du transport divin et du souffle sacré est tout à fait beau »
(tr.Dumont). Cf. fr. 21 ‘ʹΟμηρος φύσεως λαχω` ν θεαζούσης ἐ π έων
κόσμον ἐ τ εκτΏνατο παντοίων « Homère, qui avait reçu en partage
un talent divin, construisit un monde ordonné de vers épiques de toutes
sortes », et le commentaire détaillé de Delatte, 28-79. Pour Boyancé,
178-181, Platon, dans le Timée et les Lois, ne suit pas Démocrite, contra
Delatte, 73, sensible pourtant à l'« essai d'explication vraiment
scientifique et rationaliste de l'enthousiasme » mené par le philosophe dit
présocratique.
101
. 1340 a l l , ταυ̂τα γα`ρ ὁ μ ολογουμένως ποιεɩ̂ τα`ς ψυχα` ς
ἐ ν θουσιαστικάς, ὁ δ' ἐ ν θουσιασμο` ς του̂ περι` τη`ν ψυχη` ν ἠ ́ θ ους
πάθος ἐστι`ν, « d e l'aveu de tous, (les μέλη d'Olympos) rendent les
âmes "enthousiastes" (exaltées) ; or T'enthousiasme" est un état affectif
du caractère de l'âme», 1342a7 προ`ς δε` ἀ κ ρόασιν ἑ τ έρων
χειρουργούντων και` ταɩ̂ς πρακτικαɩ̂ ς και` ταɩ̂ς
ἐ ν θουσιαστικαɩ̂ ς (δ γα`ρ περι` ἐ ν ίας συμβαίνει πάθος ψυχα` ς
ɩ̕ σ χυρω̂ ς , του̂το ἐν πάσαις ὑ π άρχει, τω̜̂ δε` ἠ τ τον διαφέρει και`
τω̜̂ μα̂ λ λον, οɩ̕ον ἐ ʹ λεος και` φόβος, ἐʹτι δ' ἐ ν θουσιασμός· « pour
l'audition d'oeuvres exécutées par d'autres, on se sert aussi des modes
"dynamiques" et "exaltants" (les émotions que ressentent avec force

128
Noesis D°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐ ʹ νθεος. et la performance...

de table I,5 623b, sur les théories de Théophraste, qui


distingue trois effets éthiques de la musique, la douleur, le
plaisir et l'exaltation (λύπην,ἡδονΏν,ε ̓ ν θ ο υ σ ι α σ μ ό ν )et
623c, sur le rythme poétique, la voix et les gestes
extraordinaires qui accompagnent les oracles inspirés (avec
une citation de Pindare, Dithyrambe II.13 Snell - Maehler)
(Μάλιστα δ' ὁ ἐνθουσιασμο`ς ἐξίστησι και` παρατρέπει
τό τε σω̂μα και` τη`ν φωνη`ν του̂ συνΏθους και`
καθεστηκότος. « Mais c'est surtout l'enthousiasme qui tire,
qui détourne le corps et la voix de leur assiette
102
habituelle») . De même, Plotin Ennéades 3.1.3, qui

certaines âmes, se retrouvent en toutes avec moins ou plus d'intensité -


ainsi la pitié et la crainte, ou encore l'"enthousiastne" » (tr. Aubonnet).
Les guillemets permettent de ne pas traduire par « exaltation ».
102
. Dodds. 97 considère l'altération de la voix comme un symptôme.
important de la possession « par un esprit ». À noter les ouvrages perdus
Περί ἐ ν θουσιασμου̂ de Théophraste et Straton (Diogène Laerce Vies des
philosophes 43 et 59). Plutarque emploie 25 fois le nom
ἐνθουσιασμο`ς : six fois sur la divination délirante (Dialogues pythiques
397a, qui distingue la voix de la prophétesse et du dieu, 404e, qui met en
parallèle la Pythie, intermédiaire sonore entre le dieu et les auditeurs, et la
lune, entre le soleil et les yeux, 406b, qui distingue le μαντικο` ς ἐ. et
l'ivresse du vin, 431b, au pluriel, 432d-f, sur le fluide prophétique dont la
chaleur transforme le métabolisme de la Pythie, 438a-c, sur la santé
nécessaire de la prophétesse), cinq fois sur les effets de la poésie et de la
musique (outre les passages déjà vus, Lycurgue 55b, sur l'extase et le zèle
patriotique que provoque l'élégie, Crassus 564e, sur un acteur mimant le
«délire dionysiaque» ἀ ν αβακχεύσας... μετ' ἐνθουσιασμου̂,
Cléomène 805d, sur Tyrtée), quatre fois sur la vertu (De la bonne manière
d'écouter 42b, το` καλο` ν ἐ., Comment se rendre compte de ses progrès
dans la vertu 85a, sur le bon « enthousiasme » qui pousse à l'admiration
et l'émulation, Périclès 162b, sur Anaxagore, ὑπ' ἐ ν θουσιασμου̂ και`
μεγαλοφροσύνης, Caton772a, sur la différence entre μ α ν ί α et ε ̓ . ) , trois
fois sur la fougue guerrière (Pompée 656c, Apophtegmes de rois et de
généraux romains 206e, το`ν ἐξ ἐπιδρομη̂ς μετ' ἐ ν θουσιασμου̂
τόνον, Timoléon 249d, sur la voix forte du général), trois fois sur la
passion amoureuse (Dialogue sur l'amour 759a et e, le désir pour « les
garçons de bien et les femmes honnêtes » étant « inconcevable sans

129

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

critique le matérialisme atomiste, par le fait qu'il rend


impossible la divination technique ou inspirée ( ο υ ̓ ́ τ εεɩ̓ʹτις
ἐκ τέχνης ... οὐτ́ ε εɩ̓ʹ τις ἐξ ἐνθουσιασμου̂ και`
ε ̓ π ι π ν ο ί α ς ) , et Sextus Empiricus Con
9.20, sur l'explication aristotélicienne des idées humaines
relatives à l'existence des dieux, fondée en partie sur les
phénomènes affectifs et physiologiques mis en jeu pendant
le sommeil et la divination inspirée (’Αλλ' ἀπο` με`ν τω̂ν
περɩ̀ τη`ν ψυχη`ν συμβαινόντων δια` του`ς ἐν τοɩ̂ς ὑπ ́ νοις
γινομένους ταύτης ἐνθουσιασμου`ς καɩ` τα`ς μαντείας.
(« les hommes ont conçu les dieux) d'après ce qui se passe
dans l'âme, à cause des états d'exaltation qu'elle connaît
dans le sommeil et à cause des prophéties »). Jamblique, en
particulier dans le livre III des Mystères d'Égypte, définit
l'« enthousiasme » comme la possession et l'inspiration
103
d'un humain par une vie plus divine et « un vertige
divin »(θείαν παραφοράν, 25), distinct de la rage ou de

l'intervention d'un dieu », οὐτ́ ' ἀ θ είαοτον, Sur la génération de l'âme


dans le Timée 1026a, sur la tension des amants, soumis à l'agréable et au
douloureux). Quelques cas particuliers sont l'exaltation avant un crime,
César 739a (Cassius l'épicurien invoquant la statue de Pompée), la liesse
d'une fête (Romulus 31a, les Carmentalia interprétées comme « la fête où
l'on perd la raison ») et la satisfaction morale (Alexandre 697a, les
troupes accueillant avec joie une décision du chef). Toutes ces occurrences
de l'« enthousiasme », mystique, philosophique, amoureux ou
simplement éthique, sont à relier à la définition, fondée sur l'étymologie,
que Plutarque donne du terme ε ̓ ν θ ο υ σ ι α σ μ ό ς , en référence à Platon Phèdre
244 a, dans son Dialogue sur l'amour 758e, où il rapproche les couples
θεός -ἐ ʹ νθεος, πνευ̂μα ̶ ἐμπνου̂ν βίφρόνησις - ἐʹμφρων, sans pour
autant parler de possession mais de « articipation et communication avec
une puissance plus divine » μετοχη̂ ̜ και` κοινωνία̜ θειοτέρας
δυνάμεως.
103
. 3.4 ...οὐ παρακολουθου̂ σ ιν ἑαυτοɩ̂ς ἐ ν θουσω̂ ν τες... α ̓ ́ λ λ η ν
(δέ) τινα θειοτέραν ζωη` ν ἀ ν ταλλάσσονται, ἀφ' ἠς
ἐ π ιπνέονται και` ἀφ' ἠς τελέως κατέχονται. « dans leur
enthousiasme, ils perdent la conscience d'eux-mêmes... (et) prennent en
échange une autre vie plus divine qui les inspire et les possède
complètement » (tr. des Places).

130

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐʹνθεος. et la performance...

104
l'ivresse et sans trouble issu de l'esprit ou du corps
105
humains . Philodème, περὶ ἀργη̂ς 32.27 oppose sang
froid raisonnable et enthousiasme, διο` τΏν τε παράστασιν
τη`ν εὐλ́ ογόν τίνων και` το`ν ἀλ́ ογον οɩ̕ον ἐνθουσιασμο`ν
οɩ̓ʹονται θυμο`ν εɩ̕ναι το`ν περɩ̀ οὐ διαλεγόμεθα. Origène,
Contre Celse 7.44.9, juge la grâce divine « inséparable
d'une action de dieu dans l'âme qui y produit une sorte de
transport divin» (tr. Borret: ... θεία̜ χαρίτι, οὐκ ἀθέει
ἐγγινομένη τη̜̂ ψυχη̜̂ ἀλλα` μετά τινος ε ̓ ν θ ο υ σ ι
Philon, De Confusione linguarum 159n, oppose «la
divination sans inspiration et la sagesse sobre» (και` ἡ
δίχα ἐνθουσιασμου̂ μαντεία νηφούση̜ σοφία). Autrement
dit la notion d'« enthousiasme » devient centrale dans
l'histoire des idées grecques post-classiques. À l'inverse, la
patristique n'emploie jamais le nom ἐνθουσιασμός et les
ἐ ν θουσιασταί attestés dans ce corpus sont surtout les
membres d'une secte païenne, ou parfois hérétique,
condamnés pour la violence démoniaque de leurs
106
pratiques »
2.1.5. Sur la même base, on a l'adjectif ενθουσιαστικός
« en extase, exalté, exaltant, en contact avec un dieu,

104
. 3.24-25 ...Έκ δη` τούτων oὐ καλω̂ς τοπάζει πάθος εɩ̕ναι
το`ν ἐνθουσιασμόν « (Porphyre) a tort de se figurer que l'enthousiasme
est une passion » (tr. des Places), affluant du dehors comme une
inspiration (ἐʹξωθεν αὐτο`νὡςἐπίπνοιανε ̓ π ι ρ ρ ε ɩ ̂ ν ) ,et 3.9 où
l'enthousiasme divin est opposé aux extases du flûtiste Olympos (πάντα
ἀ λ λοτρίως μοι δοκεɩ̂ λέγεσθαι προ`ς το`ν ε ̓ ν θ ο υ σ ι α σ μ
105
. 3.7 ...Έπειδα`ν δ' ἠ ψυχη` προκατάρχη̜ ἤ μεταξυ` κινη̂ται,
ἤ το` σω̂μά τι παρεμπίπτη̜ και` τη`ν θείαν άρμονίαν
ἐπιταράττη̜, θορυβώδη γίγνονται και` ψευδη̂ τα` μαντεɩ̂α, καɩ`
ὁ ἐνθουσιασμο`ς οὐκέτι ἀληθη`ς ὑπάρχει οὐδε` γνησίως θεɩ̂ος.
« Mais lorsque l'âme prend l'initiative ou se meut pendant la divination,
ou que le corps intervient et dérange l'harmonie divine, les oracles se font
troubles et erronés, et l'enthousiasme n'est plus vrai ni authentiquement
divin ».
106
Lampe, 475 note cependant une occurrence de ἐ ν θουσίωσις, chez
Épiphane de Constance.

131

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

inspiré », chez Platon, Timée 71c, encore à propos de la


107
divination inspirée, opposée à la raison maîtrisée , Phèdre
263d, où Socrate évoque ironiquement l'exaltation poétique
qui a pu lui faire oublier le fil de sa pensée (ἐγω` γάρ τοι
δια` το ἐνθουσιαστικο`ν οὐ πάνυ μέμνημαι, εɩ̕ ... «je ne
me souviens plus vraiment, à cause de mon exaltation,
108
si... ») , et Lettres II 314 a, sur le savoir quasi-ésotérique
109
et pur, relatif au « »roi de l'univers » ; Aristote, Politique
1341 b 34, sur la classification des chants, suivant leurs
mélodies, « éthiques / moralisants », « dynamiques /
pratiques » et « exaltants / enthousiastes » ( η ̓ θ ι κ α ` ...
πρακτικα` ...ε ̓ ν θ ο υ σ ι α σ τ ι κ α ` ) ,et Problèmes 954a 36, sur la
physiologie de l'enthousiasme et de la folie (μανικοɩ̂ς ἤ
ε ̓ ν θ ο υ σ ι α σ τ ι κ ο ɩ ̂ ς ) ,
noire et chaude près du siège de l'intelligence, et 922b 22,
sur le mode phrygien, qui convient à l'enthousiasme et au
bacchisme( ε ̓ ν θ ο υ σ ι α σ τ ι κ η `γα`ρ καɩ` βακχικΏ), comme en
Politique 1340b 4 ; Plutarque Solon 12, sur « la sagesse de
l'enthousiasme et des mystères » (τη`ν ἐνθουσιαστικη`ν και`

107
. Ίκανο` ν δε` σημεɩ̂ον ὡς μαντικη`ν ἀφροσύνη̜ θεο`ς
ἀνθρωπίνη̜ δέδωκεν οὐδεὶς γα`ρ ἐʹννους ἐφάπτεται μαντικη̂ς
ἐνθέου και` ἀληθου̂ς, ἀ λ λ' ἤ καθ' ὕπνον τη`ν τη̂ς φρονΏσεως
πεδηθει`ς δύναμιν ἤ δια` νόσον, ἤ διά τινα ἐνθουσιασμο`ν
παραλλάξας. 'Αλλα` συννοη̂σαι με`ν ἐʹμφρονος τά τε και`
ἐνθουσιαστικη̂ς φύσεως... « Voici un indice qui suffit à montrer qu'un
dieu a donné la divination pour prendre la place de la raison humaine,
lorsqu'elle n'intervient pas ; en effet, un être humain parvient à la
divination inspirée (sacrée) et vraie non pas lorsqu'il est dans son bon
sens, mais lorsque sa faculté rationnelle se trouve entravée dans le
sommeil ou lorsqu'il l'a perdue par l'effet de la maladie ou de
l'enthousiasme » (tr. Brisson).
108
. Contra Wartelle, « un dieu m'habitait ».
109
. Σχεδο`ν γάρ, ώς ἐμοι` δοκεɩ̂, οὐκ ἐʹστίν τούτων προ`ς του`ς
πολλου`ς καταγελαστότερα ἀκούσματα, οὐδ' αὐ προ`ς τοὐς
εὐφυεɩ̂ς θαυμαστότερά τε και` ἐνθουσιασπκώτερα. « Car il n'y a
presque pas, à mon avis, de doctrines plus ridicules pour la foule, mais i 1
n'y en a pas non plus, pour les hommes bien doués, de plus admirables et
de plus exaltées / exaltantes » (cf. Souilhé « plus inspirées »).

132
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐʹνθεος. et la performance...

τελεοτɩκη`ν σοφίαν), et, sous forme adverbiale, dans le


dialogue pythique Sur la disparition des oracles 433c et
435c, sur les exhalaisons du sol delphique, «qui seules
disposent les âmes à s'enthousiasmer et imaginer l'avenir»
( τ α υ ̂ τ α μόνα τα`ς ψυχα`ς ἐνθουσιαστικω̂ς διατίθησι και`
φαντασιαστικω̂ς του̂ μέλλοντος) ;et,au superlatif, dans
110

les Scholies au Protreptrique de Jamblique, comme titre de


111
louange morale et religieuse . De même, l'adjectif
ἐνθουσιώδης «en extase», chez Hippocrate Lettres
1280.26, sous la forme de l'adverbe ἐνθουσιωδω̂ς « avec
exaltation », au sens affaibli, opposé à la folie supposée de
112
Démocrite, exalté par ses recherches philosophiques ,
Plutarque, Lycurgue 53a, sur les jeunes Lacédémoniens,
dont l'éducation se fondait sur une poésie chantée qui leur
«communiquait un élan enthousiaste et actif»
(παραστατικο`νορ ̔ μης ̂ ἐνθουσιώδουςκαι`π ρ α γ μ α
Pyrrhos 22, sur le courage au combat « qui entraîne
souvent des élans enthousiastes et furieux » (τη`ν ἀνδρείαν
φορα`ς πολλάκις ἐνθουσιώδεις και` μανικα`ς φερομένην),
Coriolan 229d (sur les exploits épiques « qui demandent
un élan enthousiaste et exalté », φορα̂ς τίνος ἐνθουσιώδους
και` παραστάσεως δεομένοις, et qu'Homère explique par
l'intervention d'un dieu), et dans le dialogue pythique qui
vient d'être cité, à propos des « paroles inspirées » (φωνάς
...ε ̓ ν θ ο υ σ ι ώ δ ε ι ς )du berger qui a découvert le site de
l'oracle delphique, enfin Denys d'Halicamasse 1.5.5.1 et De
compositione 6.1.7 sur l'émotion d'un jeune homme lisant
une œuvre pleine d'éclat, «comme s'il recevait des élans
d'enthousiasme » (... ὡσ́ περ ἐνθουσιώδεις λαμβάνουσα

110
. Le neutre substantivé το` ἐ. désigne « l'enthousiasme » dans le
même dialogue, 436e et 437e.
111
. Ενθουσιαστικώτατε Ιάμβλιχε « Jamblique, toi qui es le plus
proche des dieux » (contra des Places, « ô inspiré Jamblique ! >).
112
. ’ʹΕτυχεν, ὅτε ἐπη̂λθον αὐτέω̜, τι δΏποτε γράφων
ἐνθουσιωδω̂ς και` μεθ' ὁρμη̂ς. « J'allais l'aborder, mais je le trouvai
écrivant d'enthousiasme et avec entraînement » (tr. Littré).

133

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

ὁρμάς), et Philon 1.689. On finira par le rare nom d'agent


ἐ ν θουσιαστής « homme exalté, inspiré », glosé par ἐʹνθεος,
dans une scholie d'Eustathe à l'Iliade 1.62-3,sur le mot
μάντις (Και` ɩ̓ʹσως τοιου̂τός ἐστιν ὁ ἐνθουσιαστη`ς ἠτ́ οι
ἐʹνθεος, οɩ̔ονεὶ μαινόμενος και` ἐξεστηκω`ς ἐν τω̜̂
προλένειν τα` μέλλοντα.).
113
3.1. Ces laborieuses remarques d'ordre sémantique ,
qui auront montré, on l'espère, que le coeur traditionnel du
lexique de l'« enthousiasme » est structuré d'une manière
qui pose au moins question, par rapport à la δόξα post-
platonicienne, ne doivent pas faire oublier qu'il s'agit ici
d'inspiration poétique. Les travaux, récents ou non, sur les
représentations de l'activité psychique à l'époque archaïque
sont à même de préciser notre perception des instances
organiques et psychologiques mises en jeu par le
phénomène de la création - communication poétique, tel que
le corpus grec archaïque le figure, explicitement ou non.
L'organe dont l'activité domine l'homme homérique, sur ce
point, est le θυμός : source de la fougue, surtout
114

113
N'ayant pas consulté le TLG, j'ai pu mieux « rencontrer les
textes », mais les données, surtout tardives, risquent d'être incomplètes,
même si la vue d'ensemble n'en est sans doute pas troublée. L'ordre
lexicographique adopté a l'inconvénient de morceler les textes mais
l'avantage important de les mettre en perspective les uns par rapport aux
autres, au delà de leur traits chronologiques ou génériques.
114
. Dodds, 11-36 («Les excuses d'Agamemnon »), sur atê et ménos,
états d'esprits momentanés, attribués à l'action d'un dieu ou daimôn. Pour
les poètes, leur parole est d'origine divine, implantée à l'intérieur d'eux-
mêmes, ainsi Phémios Odyssée 22.347 ( α υ ̓ τ ο δ ί δ α κ τ ο ς
μοι ἐν φρεσι`ν οɩ̓ʹμας / παντοίας ἐ ν έφυσε· ἐ ʹ οικα δέ τοι
παραείδειν / ὥς τε θεω̜̂ « j'ai été mon seul maître, et c'est un dieu qui
m'inspira tous mes récits ») (littér. « c'est un dieu qui a fait croître dans
mon cœur tous mes récits » ; « devant toi (Ulysse), je saurai chanter
comme devant un dieu » (tr. Jaccottet). Phémios, loin d'être en transes,
prend la posture du suppliant, sacré car protégé des dieux, et demande à
Ulysse de l'épargner : Dodds tait la revendication d'originalité, par
laquelle le poète dit agir en personne sur son poème, qu'il tire du fond de
soi, sous l'influence divine d'un don supérieur, mais en tant

134
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ἐ ʹ νθεος. et la performance...

guerrière ; interlocuteur interne du monologue dit intérieur,


en discours direct ou indirect ; lieu d'action des dieux
protecteurs ou ennemis des héros humains. L'aède est doté
de traits analogues aux héros dont il chante les exploits et
115
les discours : polytopie, complémentarité et dynamisme
des organes liés à l'impression, la pensée, les sentiments, la
prise de décision, le mouvement, l'action, l'expression et la
116
parole ; perméabilité du corps et de l'esprit,
indissociables, soumis aux influences extérieures, issues

qu'intermédiaire humain individualisé, comme Pindare Néméenne III.9,


τα̂ς ἀφθονίαν ὀπ
́ αζε μΏτιος άμα̂ςα ̓ ́ π ο ·« sois généreuse et
prodigue le chant, à partir de ma propre sagesse ! ». Il faut nuancer
Dodds, 2 3 : « En résumé, nous pouvons dire que tout écart de la conduite
humaine normale dont les causes ne sont pas immédiatement perceptibles,
que ce soit à la conscience du sujet lui-même ou à l'observation d'autrui, est
attribué à un agent surnaturel ». L'action des dieux d'Homère sur le thumos
est avérée, mais elle aide une énergie d'origine humaine, interne, plutôt
qu'elle ne la crée, le thumos n'étant qu'une partie de l'homme, parfois
subordonnée à des forces extérieures, parfois indépendante, parfois
coopérant avec son hôte humain : l'inspiration poétique relève à la fois de
l'homme et du dieu (Thalmann, 126-7: «The thumos, the spirited,
irrational component of man's inner organization, sings this unmusical
song of foreboding independently of the personality as a whole », sur
Eschyle Agamemnon 990-4). Voir Goldhill, 59, les travaux de Shirley
Darcus Sullivan, comme « How a person relates to θυμός in Homer », IF
85, 1980, 138-50, « The function of θυμός in Hesiod and the Greek lyric
poets », Glotta 59, 1981,147-55, et psychological activity in Homer. A
study of phrên, Carleton UP, Ottawa, 1988, et Caroline P. Caswell, A
study of thumos in early Greek epic, Suppl. to Mnemosyne n. 114, Brill,
Leiden, 1990. Sur les πράπιδες et l'inspiration, Delatte, 26-7.
115
. Loraux-Miralles, 21, 33 sqq., sur les poètes, médecins et héros
(« dans la société grecque archaïque, les poètes - laissons maintenant de
côté leur affinité avec les devins et leurs prestations agonistiques dans
certains concours - sont attirés dans l'orbite de la forme héroïque
traditionnelle»), et Goldhill, 1-68 («The poet hero : language and
representation in the Odyssey » ).
116
. Dodds, 26-7 et Delatte, 35-43 (sur les analogies entre le génie
poétique et la folie, chez Démocrite).

135

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

surtout des dieux, de la nature et du groupe social, et non 117


constitués en entités homogènes et harmonieuses , mais
d'autant plus divisés et polyphoniques que l'épopée
représente des héros confrontés aux malheurs de la guerre
ou de la dépossession de soi par le destin.
3.2. La figure du poète divin, θεɩ̂ος, en contact avec le
divin, quelles que soient les modalités de ce contact entre
niveaux ontologiques à la fois radicalement autres et
susceptibles de communiquer, au moins dans le récit grec,
est en partie héritée, comme le montrent les études relatives
aux origines dites indo-européennes de la poésie
118
grecque , au formulaire traditionnel évoquant le travail du
voyant-chanteur, au complexe épico-lyrique qui d'Hésiode à
Pindare, relie poésie et discours de vérité, d'autorité divine,
et artisanat langagier. C'est ce lien nécessaire entre
intelligence technique et révélation lumineuse, rigueur 120
formulaire et virtuosité vive , ποικιλία , qui induit le
119

caractère constitutivement dialogique de la poésie épique ou


121
mélique archaïque , qu'il s'agisse des textes, des voix
multiples qui s'y croisent, chevauchent et répondent, des 122
instances de parole œuvrant à son élaboration . Le

117
. Pour Aristote, « passions et enthousiasme ont leur fondement dans
l'organisme », Problemata XXX, 954a 34-38 (cf. l'action de la bile sur le
ν ο υ ς , qualifié ailleurs de «divin» et supérieur au θυμο`ς et àl ' ε ̓ π ι θ υ μ ί α ):
cf. Boyancé, 186 sqq., sur la physiologie de la catharsis, à la fois
religieuse et médicale.
118
. On se reportera aux travaux de Françoise Bader, notamment La
langue des Dieux et l'hermétisme des poètes indo-européens, Testi
Linguistici n°14, Giardini, Pise, 1989.
119
. Di Benedetto, 103-121 (« Formulantà interna e invenzione
poetica »).
120
. Goldhill, 161 (« both the intricacy of art and the deception of
fiction »).
121
. Briand, 1 9 % et 1997, avec les bibliographies correspondantes.
1 2 2
. Voir, entre autres, Di Benedetto, 5-99 (« Il narratore e il
personaggio ») et 156-74 (« Alla ricerca dell'io »). La ψ υ χ ή du poète
n'est pas la moindre instance, et les divinités de la parole, Muses,

136

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

paradoxe de l'aède, ou du poète, n'est pas moins fort que


celui du comédien : le poète figure les chemins complexes
et rudes de voix variées, dont il assume certaines, de façon
directe ou non, aussi en mettant en scène épiphanies, prières 123
enflammées, transes prophétiques, inspiration poétique ,
et, par ces figurations mêmes, il prend distance, jouant
124
d'ironie, d'humour, de ruse , ou des multiples ressources

Charites, Apollon, sont d'abord des adjuvants, comme chez Pindare


Néméenne IV.7 cité par Duchemin, 56 : ο τι κε σύν χαρίτων τύχα /
γ λ ώ σ σ α φρενός έξέλοι βαθείας. « Au fond de notre âme, par la
faveur des Charites, notre langue puise son inspiration » (tr. Puech),
littér. « (La parole, ρήμα ) que, grâce à la faveur des Charites, la langue
tire du fond du cœur ». Muses et Charites, quel que soit leur statut
religieux, apportent plus un savoir supplémentaire et une aide temporaire
au poète, doté de qualités permanentes, qu'elles ne lui transmettent un
discours tout prêt, Murray, 89-91.
123
. Le prologue de la Théogonie met en scène la communication entre
hommes et dieux, par la médiation du poète, qui, confronté à l'opacité,
aussi corporelle, de la parole humaine et à la nécessaire mais exigeante
divulgation des vérités et fictions divines, devient un maître de parole
supérieur, divin par son contact avec les Muses, comme un roi juste avec
Zeus, et humain, capable, par sa sagesse, de dépasser son humanité, sans
la fuir: Leclerc, 303-13, 204-21 (« Le double savoir des déesses de la
parole », sur les ψεύδεα « fictions » du v.27) et 300-2 (la
confrontation du poète avec l'arbitraire du signe prépare l'étude
philosophique de la question, aussi chez Platon). Contra Dodds, 88-9,
projetant ses catégories modernes et nostalgiques : « Nous ne savons pas
à quels mensonges au juste elles faisaient allusion ; elles voulaient peut-
être laisser entendre simplement que l'authentique inspiration épique se
perdait et devenait simple invention... » et « (Hésiode) interprétait en
termes d'une structure de croyances traditionnelles un sentiment qu'ont
éprouvé bien des écrivains depuis son temps - le sentiment que la pensée
dans son aspect de création n'est pas le fait du moi ». Cf. Thalmann, 147-
8 et Ghitti, 86-90 (sur la mise en scène topique de l'inspiration, l'Hélicon
et l'Olympe, lieux divins devenus paysages avec la philosophie, qui se
fonde par une distance entre parole et lieu d'origine, « la réduction des
puissances aux figures »).
124
. De Meyer, 110-5 («La parole action rusée: la mètis »). Certains
traits de la poésie hellénistique (ironie, polyphonie, réflexivité, effets

137

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

des intertextualités que tissent discours et dialogues des


dieux entre eux et avec les hommes, mémoire du groupe 125
social constitué en public de la performance poétique ,
voix entrecroisées des personnages évoqués , monstres
naturalistes, animaux, divinités secondaires, femmes,
domestiques, simples guerriers, héros demi-dieux, sagesse
traditionnelle et diction d'autant plus riche de surprises
qu'elle est issue d'un long travail sur le matériau reçu. À
cela s'ajoutent les décrochages énonciatifs liés aux relations
mouvantes qu'entretiennent, ici comme ailleurs, vérité,
fiction, feinte, mensonge, plaisir de dire et d'écouter,
rhétorique et connaissance . À cela s'ajoutent enfin les

rhétoriques) s'appliquent à des auteurs anciens, Goldhill, 123-283


(« Framing, polyphony and desire : Theocritus and hellenistic
poetics »), 232-3 (programme énonciatif), 282-3 (« the pervasive
multiplication and framing of voices »), 294-5. Voir M. Briand,
« Stratégies discursives et jeux d'identité dans le chant 4 de l'Odyssée » ,
in Pierre Sauzeau (dir.), Télémaque et l'Odyssée. Actes de la journée
Homère, 10 janvier 1998, Montpellier, 1998, 27-55 et Murray, 98-9.
I25
. Sur les relations du poète avec la société qu'il met en scène, dans
son récit, en s'adressant à elle, Di Benedetto, 349-58 (« Il poeta di fronte
al principio di autorità »), Veyne, 28-38 (« Pluralité et analogie des
mondes de vérité »), Duchemin, 26 (Muses comme Mémoire personnifiée)
et 336 (« rôle officiel » du poète, « intermédiaire des hommes auprès des
dieux », par la prière ou l'hymne, et « des dieux auprès des hommes »,
par le mythe ou le don d'immortalité glorieuse), Goldhill, 112 sqq. (la
philotês entre poète et public), 163 («The figure of the poet and his
performers together are invested with a divinely guaranteed access to
truth, the human capabilities to express it, and the social context for its
proper performance »), Gentili, 1988, 3-23 (« Orality and Archaic
Culture») et 61-71 («The sociology of Meaning »).
126
. Voir Leclerc, 78-81, sur les différents types de parole liés à
différents statuts sociaux.
127
. Veyne, 52-68 (« Diversité sociale des croyances et balkanisation
des cerveaux ») et 126-38 (« Entre la culture et la croyance en une vérité,
il faut choisir »), W. Rosier, « Die Entdeckung der Fiktionalität in der
Antike », Poetica 12,3-4, 1980, 283-319, Gentili, 1990, 8-12, Pietro
Pucci, Ulysse Polutropos. Lectures intertextuelles de l''Iliade et de

138
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

conditions pragmatiques de l'enonciation, de la transmission


et de la réception de la parole poétique, en particulier tout ce
qui concerne son oralité, totale ou spécifique à l'une ou
128
l'autre de ces étapes . On aura compris qu'on faisait ici
crédit au Grec archaïque de capacités plus souvent
reconnues comme modernes, sinon baroques ou
129
décadentes . Quelles que soient les représentations de
l'inspiration poétique que nous offre la poésie grecque, leur
force expressive, leur pouvoir d'évocation, et leur analogie

l'Odyssée, PU du Septentrion, 1995 (tr. fr. J. Routier-Pucci), 144-59


(« Déguiser la vérité : fiction ») et 160-78 (« Lumière de l'épiphanie,
obscurité du texte »), Peter J. Mc Cormick, « Problems with literary
truths », 75-90, in Kresic. On oublie parfois, en ayant du chant poétique
une idée strictement sérieuse, que la χάρκ, est essentielle a la poésie
archaïque d'éloge ou de célébration, Duchemin, 54-94 (« Charis et
Charites » : la joie créatrice »), Thalmann, 130-1, Goldhill, 132-8 (charis
poétique, philia et norme sociale), Ghitti, 104-5 (opposition entre
enthousiasme rituel, fondé sur le jeu, la danse et l'ouverture, et « discours
intérieur », « dialogue de l'âme avec elle-même », caractéristique de la
métaphysique platonicienne) : « La possession est une tératologie.
Exprimer la pensée rituelle dans un vocabulaire ontologique qui lui est
postérieur et étranger est une pente naturelle pour le philosophe, mais
dont il doit se défier ».
128
. Voir Calame, 1986, 11-29 («Énoncés de l'énonciation et leurs
sujets en Grèce ancienne») et 31-54 («Poésie épique et lyrique:
projection du je et de son discours oral dans l'instance divine»), Gentili,
1988, 32-49 (« Modes and forais of communication ») et 50-60 (« The
Poetics of Mimesis »), Nagy, 52-81 («The Poetics of panhellenism and
the enigma of authorship in early Greece »). La projection évoquée ici est
l'inverse de l'introjection que décrit la version devenue traditionnelle de
l'enthousiasme.
129
. Les représentations modernes de l'archaïsme grec peuvent se
construire par proportion avec celles du classicisme ; ainsi la poésie
archaïque est d'autant plus inspirée que la pensée classique est vue comme
rationnelle. Sur le « classicisme mou », Cambiano, 59-93 ( « L e
classicisme animiste de Gadamer »). Sur la conscience de soi des poètes
anciens, Thalmann, 134-56 («The Introduction to Hesiod's Theogony
and the Self-Reflectiveness of hexameter Poetry »).

139

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

avec des conceptions d'autres époques (romantique, par


exemple) ou d'autres domaines culturels (religieux, par
exemple), il est primordial de ne pas omettre que ces
représentations, transes de l'aède ou hymne aux Muses par
exemple, sont intégrées dans des poèmes d'une ampleur et
d'une variété telles qu'ils ne peuvent être compris dans une
approche univoque. Homère, qu'on admette ou non l'unicité
de ce que ce nom représente, se contredit et joue de ses
contradictions, ou au moins, plus simplement, il change et
joue de ses changements, suivant une image complexe et
vivante de la poésie, polyphonie qui n'est pas l'expression 130
versifiée d'un seul discours, fût-il d'inspiration divine .

4.1. L'inspiration poétique telle que Platon la présente 131


n'est pas dénuée de tensions et d'évolutions . Le Phèdre
chante les Muses-cigales (259b-d) et loue le délire, sous ses
quatre formes cardinales, dont la poétique (244a - 245b),
tout en distinguant la folie maladive et le délire divin (265a-
132
b) , mais la République (364b-c) chasse les mauvais

La représentation monologale du bon discours poétique, inspiré,


rejoint la critique platonicienne du discours sophistique, non uniment
vertueux et véridique, polyphonique, contradictoire, et de ce fait
démocratique. Cf. De Meyer, 227-41, aussi sur l'άφών.
131
..Dodds, 205-31 («Platon, l'âme irrationnelle et le "conglomérat
hérité" ») distingue « deux tendances >, « l'amère reconnaissance de la
bassesse de l'homme » et « un orgueil pour ce qui concerne la raison, une
foi en la raison qui sont l'héritage du Ve siècle, et pour lesquels il trouve
une justification théologique en égalant la raison au soi occulte de la
tradition chamanique ». Voir Vicaire, 15-76.
132
. Dodds, 71-105 («Les bienfaits de la folie »), sur l'origine divine
de la folie et la difficulté, forcée, à fixer « la limite entre la folie ordinaire
et la démence prophétique » (75). Il est plus important de distinguer
ekstasis, « sortie de soi» («ce qui (...) pouvait aussi bien signifier soit
une évasion passagère, soit une profonde altération de la personnalité »),
et possession divine, soit par un dieu extérieur (« influent »), soit par un
dieu intériorisé (strictement « possédant »), Dodds, 84-5. Pour Ghitti,
170, « la théorie des quatre délires paraît être (...) un tournant dans la
pensée platonicienne », du fait que le discours philosophique est vécu par
Socrate comme inspiré, surtout par le lieu, lié au culte académique des

140
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

poètes hors de ses murs, pour des raisons morales et


pédagogiques, et les Lois (p.ex. VII 829e) répriment toute
133
soumission individuelle ou collective au θυμός . Tout se
passe comme si le philosophe parvenait à refréner
progressivement sa tentation, grecque et classique ?, pour le
μύθος épique ou tragique, pour le dialogue vivant et
contradictoire, souvent plaisant et riche de fictions, ironique
et périlleux, avant de construire, sur des bases autrement
solides et pures, ses utopies apolliniennes, parfaitement
réglées, lavées des scories de l'inspiration autrefois

Muses (cf. Boyancé, 170-198, sur les fêtes cathartiques des Lois). Sur la
différence entre oralité poétique et philosophique, le Socrate poète du
Phèdre, et les relations entre démon et nymphes, Ghitti, 166-9. Voir aussi
Vicaire, 49-56. Le travail le plus complet sur les ressorts physiologiques
et moraux de la divination chez Platon, comme « mode de connaissance
intermédiaire entre la connaissance intelligible et la connaissance
sensible », reste l'article de L. Brisson, « Du bon usage du
dérèglement », in Vernant et al., 220-248.
133
. D'où l'opposition entre θυμικόν et plaisir raisonné,
Moutsopoulos, 261. On distingue, dès les premiers dialogues socratiques,
la poésie de la σοφία, transmissible, et l'inspiration divine,
irrationnelle, fondée sur la possession. Mais, à ces deux voies poétiques,
« artistique » et « magique », s'ajoute une autre, philosophique ou
anthropologique, où musique et poésie travaillent à l'harmonie de l'éthos
avec le kosmos (Moutsopoulos, 386-90) : dans ces trois voies, l'homme
est centre et intermédiaire. Cette vérité comme révélation, non rationnelle
mais figurée, « soit de façon imagée, soit (...) dans la configuration
donnée à la vie », est développée par Otto, 32. La répression
platonicienne de l'irrationnel soutient une « version réformée des
croyances traditionnelles », plutôt que leur interdiction, Dodds, 214-22 et
Boyancé, 182-4 (« alors que la joie orphique revêt un caractère
d'exaltation, fait succéder à la préparation ascétique le délire du bachisme,
la joie platonicienne sera une joie réglée, une joie qui obéira à une musique
sévère et noble, qui ne se perdra pas dans l'enthousiasme, mais comme
chez les Pythagoriciens, assurera le triomphe de la partie raisonnable de
l'âme sur sa partie déraisonnable »). Voir aussi Vicaire, 41-8 et 66-76.

141

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

revendiquée, aussi avec ironie . Mais la position


platonicienne est plus complexe. L'inspiration poétique ou
artistique est affectée des contradictions de la vie
135
affective : dans le Cratyle 406a, la musique, l'art des
136
Muses, est rapprochée du verbe μώσθαι « désirer » , et
rattachée à un état d'âme, susceptible de conséquences
éthiques graves, bénéfiques ou dangereuses. La poésie,
surtout lyrique,rattachéeà la musique et à la danse, autres
approches et expressions du beau et du bien, soutient un
ensemble d'activités humaines tendues vers la
communication avec le divin, et à partir de lui, en retour, vers
les humains, qui en fait des pratiques à la fois cultuelles et
137
sociales . La tension est constante entre une figuration

. Comme Dodds, 227, n. 51, il ne faut lire les expressions


religieuses de Platon, ni comme de simples images, « sans sentiment
religieux véritable», ni «d'une façon toute littérale», sans jamais
aucune ironie.
135
. Dans la République VII.522 a, musique et poésie sont utiles, comme
le mythe, pour approcher le bien, mais non pour l'atteindre, comme la
raison, Moutsopoulos, 255-8. Pour Dodds, 139-78 (« Les chamans grecs
et les origines du puritanisme »), la Grèce classique est contemporaine
d'une conception nouvelle de la ψυχή, divine par sa survie après la mort et
son hyperactivité onirique (139, 144), mais liée au travail de la raison
(143), devenant « le successeur du thumos homérique » : cette séparation
du corps - prison et de l'âme suivrait les débuts d'une « civilisation de la
culpabilité », où la proximité dionysiaque de l'âme et du divin serait
indissociable du sentiment apollinien de leur éloignement Cette
orientation rationnelle, vers les Idées, du mouvement irrationnel, vers le
divin, est parfois vue comme la purification idéologique d'une pensée
encore païenne, qui « se contentait d'un monothéisme diffus, le seul
possible à des Grecs », mais qui était « déjà » sensible à « la parenté de
l'âme, spécialement de l'intellect, avec les idées et avec l'Êêtre » (des
Places, 98-99). Voir Vicaire, 194-212 (« Contre l'erreur et la corruption
des âmes »).
136
. Moutsopoulos, 6-9.
137
. Moutsopoulos, 14-7, sur Ion 530 a et Banquet 215c. Pour l'image
de la chaîne communicative reliant les hommes au dieu par la médiation du
poète, cf. Ion 533d-e. Duchemin, 21-53, «La chaîne aimantée de
l'inspiration des Muses », donne une lecture platonicienne de
l'inspiration pindarique, en insistant sur l'assimilation du poète au dieu

142
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

(24-5, « il lui emprunte, pour le servir mieux, ses attributs ») et au


prophète, autre figure de pouvoir et savoir, privilégiée par les Muses (24,
27, 33, 326-7, en référence à Empédocle, 337). Cf. Delatte, 58-9
(«communion pathétique», « homopathique ») et Thalmann, 129-30,
224-5. On pense au fr. 150 Snell-Maehler (ai. 32 Puech) : μαντεύεο,
Μοισα, προфα-/τεύσω δ έγω « Rends tes oracles, ô Muse, et je serai
ton prophèto (tr. Puech), littér. « je parlerai pour toi » (Dodds, 89, 105,
« je serai ton porte-parole »). Dodds voit bien, en se contredisant en
partie, que « c'est la Muse, et non le poète, qui joue le rôle de la Pythie
(...). Et il semble bien que ce soit la relation originelle. Dans la tradition
épique, on nous représente le poète recevant des Muses une connaissance
supranormale ; mais il ne tombe pas en extase ; il n'est pas possédé par
elles ». Le προфήτηςpaïen, n'est pas un « prophète », au sens chrétien
ou proto-chrétien : Forbes, 192-217 (« Early Christian Prophecy and its
Hellenistic Parallels : Définitions and Terminology »), établit une
histoire du mot, suivant trois étapes : archaïque et classique, avec trois
sens (prêtre officiel, non inspiré, chargé de transmettre les oracles
d'autres ; personnes inspirées, qui proclament des oracles ; messager,
intermédiaire officiel des dieux, des Muses) ; hellénistique, avec tous ces
sens, pour des prêtres égyptiens non liés à un oracle, et dans une profusion
d'emplois épigraphiques et papyrologiques ; chrétienne, pour des
membres de congrégations inspirées. Les pratiques pré-hellénistiques (cf.
Hérodote, Platon) et hellénistiques n'aident pas à comprendre la suite :
anciennement les noms μάντις, qui n'implique pas un délire inspiré (ibid.
208-211, conforté par Casevitz, art. cit.), et προфήτης sont
complémentaires, l'un se référant à la vision, l'autre à la transmission de
l'oracle ou de la parole assimilée, surtout poétique. C'est seulement dans le
Timée 72 qu'il est question de προфήται interprétant les propos des
μάντεις, au lieu de simplement les transmettre. Mais ce passage,
conforté par une lecture forcée du Phèdre 244 (Amandry, 43-50, qui discute
ensuite Diodore de Sicile), « hâve been permitted to dominate the entire
discussion, with misleading results ». D'où ce que Forbes, 211 appelle
« the Greek ecstatic model of prophecy, and its deleterious effects on new
testament scholarship », et sur la représentation moderne de l ' i n s p i r a t i o n
poétique grecque ancienne (103-23, « Glossolalia and Hellenistic
Inspiration : Delphic and delian A p o l l o . »). Les prophètes grecs, et
certains devins, sont des techniciens rationnels, non inspirés, et cela
doit, si l'on rapproche prophètes et poètes, modifier l'appréciation de ces
derniers. D'autre part, la prophétie chrétienne la plus ancienne, quel qu'y
soit le sens de l'extase et de la glossolalie, est soit indépendante des
données païennes (le prophète y est moins une figure solitaire de pouvoir

143

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

artisanale et technique de la création poético-musicale, qui 138


rend d'ailleurs le poète et le philosophe assez proches , et
une représentation religieuse de son inspiration et de la
possession qu'elle induit chez l'artiste et son public : ce
second mode est à la fois situé dans l'idéal public et
philosophique d'une poésie qui agit bien sur les cœurs et
les âmes, qu'elle transporte avec vigueur vers le beau, le bien
et le monde des idées, de l'Ion aux Lois, et fondé sur
l'autorité du passé, où les charlatans n'existaient pas et où
régnait la véritable inspiration, divine (Lois IV.719b
παλαιός μΰθος ... πάσιν συνδεδοφμένος ) . Le bon poète 140
est donc inspiré (Lois IV.719c et Phédon 60e) , dans le
sens où il est dépossédé de sa raison, à laquelle il ne se fie

et savoir, social et technique), soit analogue à des données particulières,


issues de Platon, discutées par Plutarque (Forbes, 104-13) et exacerbées
par le néo-platonisme (cf. la « philosophie organisée en thiase »,
Boyancé, 349-51). La compréhension moderne de la divination et de
l'inspiration, archaïque ou classique, est passée par ces biais-là, y compris
par Jean Chrysostome qui devait décrire, comme Origène, une mantique
païenne irrationnelle, « en proie au délire indécent provoqué par un
πνεύμα impur », pour mieux poser « la figure digne du προφήτης
chrétien, en pleine possession de sa raison, inspiré par le Πνεύμα
Amandry, 21, sur In epist. I ad Cor. Homil. XXIX, 259C.
138
. Moutsopoulos, 20-1. Mais, Ghitti, 1 7 3 : «Cette possession
rationnelle qui fait la spécificité de l'inspiration philosophique et permet
la dialectique, c'est tout simplement la réminiscence ». D'où Mémoire,
« génitrice non mythologique des divinitémythologiques de
l'inspiration ». Diffèrent pourtant la mémoire du rhapsode (extatique dans
l'Ion 535b-c) et de l'aède iliadique, Murray, 9 3 .
139
. Moutsopoulos, 18. Les bons poètes (Orphée, Musée, Marsyas,
Homérides, Chiron...) sont inscrits dans des généalogies qui justifient
leurs relations avec le divin et le pouvoir de leurs chants incantatoires,
ibid., 10, n.l et 2. Platon dénonce le poète opportun, rhéteur,
pragmaticien (cf. Patrice Loraux, « Le pragmaticien », 223-60, in
Loraux-Miralles), et mimétique (Vicaire, 213-35, « Mimésis et
inspiration »).
1 4 0
L'analogie entre possession mystique et inspiration musicale est
développée dans l'Ion 533e-534c, cf. Moutsopoulos, 18-9.

144
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

pas {Banquet, 254a, Lois III, 682a), passivement soumis à la


Muse, qui le dirige, le possède, et dans le sens où il est
fidèle aux représentations que Platon se fait et nous offre de
la poésie des origines, directement liée au divin, surhumaine,
et propice à la transmission de vraies valeurs éducatives,
141
quasi-philosophiques . Cette figuration de l'inspiration
poétique ancienne n'est pas proprement discutée, mais
longuement évoquée, devenant un mythe, ou une δ ό ξ α {Lois
142
IV.719b) , à partir de laquelle est construite l'image

141
. Moutsopoulos, 21-2. Dans le Phèdre 249cd, le philosophe est
inspiré, et, dans les Lois VII.817b, poète et philosophe collaborent à
l'éducation d'une cité parfaite, μίμησις του αρίστου και καλλίστου
βίου. Sur la ressemblance de l'âme bonne et du divin, voir des Places, 83-
90 et Vicaire, 232 sqq., sur « la réhabilitation finale de toute mimésis qui
se donne de bons modèles, le poète inspiré étant moins admiré ».
'. La représentation de la poésie inspirée, ancienne on idéale par
Platon est cohérente avec le sens pythagoricien de l'harmonie universelle
et la fonction éducative allouée aux mythes : cf. le mythe d'Er, République
X.617a-d, Moutsopoulos, 375-85. Cf. Détienne, op. cit., 52 ( δαίμων
comme « traduction dans le langage de la pensée religieuse de certains
phénomènes de la vie humaine, vécus collectivement au niveau de
l'expérience sensible »), 57-9 ( δαίμων signifiant de ψυχή I, 90, 125
(« Dans la pensée religieuse du pythagorisme ancien, le δαίμων, s'il est
intérieur à l'être humain, est aussi extérieur à son corps ; il fait partie du
monde extérieur. Il est à la fois intérieur et extérieur. Même en tant que
principe divin intérieur, δ α ί μ ω ν , dans la pensée religieuse des
pythagoriciens, est une forme objective et peut entrer dans le monde
extérieur >), 131 ( δαίμων intermédiaire entre θεός et άνθρωπος).
L'inspiration poétique vue par Platon est d'autant marquée comme
possession, similaire à celle qu'il attribue au devin, que l'inspiration
philosophique est harmonieuse, mais une histoire non platonicienne de la
poésie montre la rareté des références à la possession poétique avant le
ème
V siècle, Murray, 88. Vicaire, 406-12 tranche moins, tout en associant,
dans une même ascension progressive vers « la Vérité », « le poète
inspiré qui ne reproduit que de beaux modèles, le rhéteur qui accepte de se
convertir à la dialectique », « le critique idéal » et le philosophe, qui
« plus lucide que personne, et conscient des dangers qu'il court lui-même,
(...) établit cette défense souriante, parfois un peu triste, qui lui permet de
garder, en toute occasion, ses distances ».

145

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

transcendante de la seule poésie qu'accepte Platon, celle où


le dieu s'exprime dans le poète.
4.2. Nous avons pris l'habitude de lire les sophistes,
quand nous les lisons, et les philosophes dits
présocratiques, à travers le réseau subtil, et d'autant plus 143
prenant qu'il paraît évident, de la pensée platonicienne : la
réévalution de la pensée rhétorique, en tant que pensée, n'est
pas à faire, elle suit son cours ailleurs, mais il n'en est pas
toujours de même pour ce qu'on nomme ici la « pensée
poétique ». La représentation platonicienne de la création
poétique comme délire, parfois inspiré des dieux, au mieux,
mais souvent dirigé par l' επιθυμία, aboutit à la
dévalorisation générale d'une parole perçue comme d'abord
non philosophique, cherchant non pas la connaissance, mais
l'opinion, non pas l'éternité, mais le καιρός 144 Dans ce
domaine, on opposera à Platon, certes Gorgias ou Isocrate,
mais surtout, au cœur même de ce qui fonde sa pensée,
Aristote et ses ouvrages sur la Politique, la Rhétorique et la
145
Poétique . La notion de κ ά θ α ρ σ ι ς contient ainsi des

. Sur le « grand récit des origines de la raison » (du mythos au


logos, crise sophistique du logos, revalidation socratique du logos) et ses
liens avec le récit des origines de la démocratie, De Meyer, 31-9. Sur la
première sophistique dans l'histoire de la pensée philosophique et
poétique, Barbara Cassin, L'effet sophistique, NRF, Gallimard, Paris,
1995, 19-20 (« Une histoire sophistique de la philosophie »), 23-65
(«L'ontologie comme chef-d'œuvre sophistique») et 409-512
(« Rhétorique et fiction »).
144
. Le discours poétique est inférieur au philosophique, relié à « une
réalité atopique, surnaturelle et éternelle : d'ailleurs et pas d'ici », Ghitti,
179-82 : « Le tournant pris dans le Phèdre semble ainsi avoir deux
issues. La première consiste à mettre l'accent sur l'inspiration atopique de
la parole : la pensée par là se fait mystique. La seconde instrumentalise la
parole et en donne libre disposition à l'homme ».
145
. B o y a n c é , 185-99 (« Remarques sur la catharsis chez A r i s t o t e » ) .
Dans les textes éthiques, le bonheur philosophique est une « grâce divine
ou même de la fortune » ( η κατά τίνα θείαν μoϊραν ή καί διά
τύχην, Éthique à Nicomaque 1.9 1099 b), quelle que soit son origine,
perfection, étude, exercice, et il fait partie « des choses les plus divines >
(θειοτάτων), le « d i v i n » étant « l e meilleur» (des Places, 121-2).

146
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

éléments qui rappellent les aspects éthico-psychiques de


l'inspiration poétique archaïque (par.3). Ici, comme chez
Homère, la voix poétique véritable, sans parler des
charlatans faussement inspirés, ne résulte pas de
l'introjection d'une parole divine, d'abord tout extérieure et
supérieure, mais d'un travail éthique de la représentation
(mimesis) sur le muthos, c'est-à-dire les actions et les
146
discours des personnages . Par delà la traduction

D'où une tradition qui traverse la philosophie hellénistique, jusqu'à Galien,


Plac. Hippocr. et Plat., 448-9 Müller (V, 469 Kühn) pour qui le malheur
repose sur l'oubli du « démon qui est en nous, apparenté et ressemblant
par nature à celui qui gouverne l'univers tout entier », et la soumission à
« l'autre, qui est mauvais et animal » (des Places, 145-9, 154-63, chez les
Stoïciens, 168-79, dans le néo-platonisme).
146
. Platon décrit l'action calmante, régulatrice, de la musique et de la
poésie inspirée sur l'âme et le corps, Moutsopoulos, 108-11 et Dodds, 83-
5. La danse, associée à la joie (Cratyle II, 654a, χορός-χαρά), est divine
et cathartique, quand elle allie bien philosophique et grâce poétique et
physique, ibid. 112-21 et Otto, 41 («Es ist ein göttliches Wunder, dem
Sein selbst zugehörig, das sich durch Göttermund selbst ausspricht. Der
Muse wird es gedankt, dass es eine Musik gibt, in deren Lauten das Sein zur
Sprache kommen kann. Daher das Freudige, Festliche aller echten
Seinsoffenbarung, wie sie den Griechen geworden ist »). Cette
purification n'est pas aussi vigoureuse et allopathique que chez Aristote,
puisqu'il s'agit pour le public du chant poétique divin, de la musique ou de
la danse, de percevoir l'ordre harmonieux du monde, divin, afin de s'y
conformer (cf. Boyancé, 178 sqq. et son étude de l'expression μετά θεών
« en compagnie des dieux ») ; pour Aristote, « il ne s agit plus tant de
révéler une vérité que de provoquer des sentiments chez le spectateur »
(Ghitti, 181), et de supprimer non les passions, mais leurs effets néfastes
(Boyancé, 198-9) ; pour Platon, la bonne mimesis représente des
personnages moraux, beaux, dignes d'éloge, ibid. 247-52, 264-5, et la
bonne poésie vise la louange et la prière, ibid. 313-6. Ce report de la
mimesis platonicienne sur la création poétique plus ancienne, ici Pindare,
est opéré par Duchemin, 83-5, qui, d'après ces passages de la République et
des Lois et les analyses de H. Koller, Die Mimesis in der Antike.
Nachahmung, Darstellung, Ausdruck, diss. Berne, 1954, note, à juste titre,
que la mimesis poétique est plutôt « représentation », voire

147

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

traditionnelle de mimesis par « imitation » (d'un modèle


extérieur, idéal, divin, et rare ou impossible).
4.3. Le tournant platonicien, en partie fondé sur une
interprétation d'abord locale du préfixe de l'adjectif ενθεος, a
eu de telles conséquences sur l'histoire des idées poétiques
qu'il paraît présomptueux de ne pas vouloir apprécier la
poésie pré-platonicienne sans référence indiscutée à cette
définition non laïque de la création poétique. Il est parfois
étonnant de voir comment Platon lui-même, en particulier
dans les aspects religieux de sa pensée, peut subir le même
type de distorsion anthropologique, où le moderne apprécie
la pensée d'un ancien en fonction de ses propres
représentations de l'histoire des idées. Comme exemple de
cet évolutionnisme rétrospectif, on citera la conclusion d'une
étude sur le sens de θειος chez notre auteur :
Tout est divin chez Platon : la Divinité pénètre tout, elle se
retrouve chez tous les êtres, d'une manière éminente chez les
uns, d'une manière moins élevée et plus dégradée chez les
autres. Mais, chez les uns comme chez les autres, c'est
toujours le même principe : Dieu. Et plus un être a de l'être,
plus il est divin, c'est-à-dire, plus il participe de la Divinité,
plus il est Dieu.
Les majuscules sont essentielles à la démonstration,
147
semble-t-il . Certes, il ne s'agit que d'un cas limite : toute
approche post-platonicienne de l'inspiration poétique,

« expression », et que la poésie pindarique a, en acte, des fonctions


cathartiques, devenant alors une « incantation efficace» (338).
147
. Mugnier, 120 : «Platon ne s'est pas élevé d'emblée à la
conception d'un Dieu-démiurge : cette conception, étrangère aux premiers
dialogues socratiques, n'a été pleinement découverte et pleinement
exploitée qu'assez tard, au moment de la composition du Tintée, l'un des
derniers écrits de Platon », et des Places, 66 : « Dès l'un de ses premiers
dialogues, Platon aurait-il entrevu la doctrine de l'adoption divine ?
Disons plutôt qu'il fonde le culte des dieux sur une parenté de l'homme avec
la divinité ».

148
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ενθεος. et la performance...

disons, en forçant, spiritualiste, théiste et locative, n'aboutit


pas à la seulefigurationde la parole poétique comme voix
148
divine immanente au poète . On trouve, la plupart du
temps, des analyses plus nuancées, mais les caricatures sont
toujours possibles, dans des conceptions du discours
poétique d'autant plus inadaptées que les biais
méthodologiques s'y font discrets. On rappellera, à titre
d'exemple, l'association, d'inspiration cratylique, entre
μάντις et μανία, qui a abouti à une étymologie
traditionnelle, elle même fondée sur une représentation du
149
devin en transes, plutôt que simple « homme de savoir » .

. Les notions de « participation » (inspirée) au divin et de


connaturalité peuvent être soumises à une mise en perspective
évolutionniste et s'achever dans la « syngeneia chrétienne » (des Places,
183-214). La référence reste un Platon recontextualisé, ibid. 187 : « Au
seuil de la Révélation mosaïque, reprise par le Christ, la Création éclairait
d'avance toute l'histoire de l'humanité et situait dans leur juste perspective
les rapports entre dieu et l'homme. C'est ce qu'il ne faut jamais oublier en
présence des emprunts que les Pères font aux auteurs profanes. Si Justin
s'adresse à Platon, c'est qu'il ne trouve chez lui aucune opposition
fondamentale à la foi chrétienne. Arguments ou vocables de l'ancienne
philosophie peuvent entrer dans les démonstrations de l'apologiste ; ils
n'y détonnent pas ».
149
. Casevitz, 1-18, confirmé par Forbes, 103-23 et 192-217, remet à
plat cette question étymologique, en montrant une « divination grecque
traditionnelle, pleine de sens », directe et rationnelle plus que
« délirante ». Cette analyse nuance les figures ultérieures d'hommes de
parole, cultuelle ou prophétique, en insistant sur d'autres qualités que
l'enthousiasme, comme la piété : Anne Jacquemin, « La pythie,
l'archéide et la diaconesse : trois visages de femmes vouées au divin »,
78-85, in Freyburger - Pernot. Contra Dodds, 94 et 7 6 - 7 : « Je conclus
que la démence prophétique est au moins aussi ancienne en Grèce que la
religion d'Apollon. Et elle pourrait très bien être plus ancienne encore. Si
les Grecs avaient raison de rapporter mantis à mainomai - et la plupart des
philologues leur donnent raison - l'association entre la prophétie et la
démence appartiendrait à un fond d'idées indo-européennes. Le silence
d'Homère ne fournit aucun argument solide à l'opinion contraire ». À voir
aussi, bien qu'il traduise encore entheos par « plein du dieu », l'étude
historique nuancée de Pierre Somville, «Poétique», 478-90, in Jacques
Brunschwig, Geoffrey Lloyd & Pierre Pellegrin (dir.), Le savoir grec.

149

Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

5. Et pourtant, il semble inévitable non seulement


d'apprécier la création poétique en fonction des
connaissances et méthodes d'analyse désormais à notre
disposition, en gros de la première Sophistique et d'Aristote
aux diverses linguistiques de l'énonciation et théories
littéraires, mais aussi et surtout d'admettre que les poètes
grecs les plus anciens, Hésiode, Homère, Archiloque,
Sappho ou Pindare, étaient finalement capables, même eux,
même s'ils ne nommaient pas tout cela comme nous, de ne
pas évoquer leur acte de création suivant une perspective
seulement mystique, que le plaisir de la poésie se fonde
aussi sur la tension entre tradition et innovation,
150
pragmatique de la performance, contextualisée , et
151
construction du texte comme littérature , révélation d'une
vérité venue d'ailleurs et acte illocutoire de feintise, sur les
notions a priori peu religieuses, et pourtant poétiques, de
polyphonie, dialogisme, polysémie, intertextualités, humour,
ironie, bavardage, contradictions logiques, incohérences
apparentes ou temporaires, ambiguïtés, ratés et

Dictionnaire critique, Flammarion 1996, avec celle de Malcolm Schofield,


« Théologie et divination », ibid., 527-540 (en particulier sur Platon et
Aristote, 534 sqq.).
150
. Sur la « psychologie de la performance poétique », Bruno Gentili,
« The interpretation of the Greek lyric poets in our time. Synchronism
and diachronism in the study of an oral culture», 109-20 (thumos et
parole, 112-3), in Kresic, et Gentili, 1988, en particulier 42 sqq. et 1990,
Murray, 96-7 (Odyssée VIII. 44-45,... τώ γάρ ρα θεός πέρι δώκεν
άοιδήν / τέρπειν, οππη θυμός έποτρύνησιν άείδειν, « poetry »
is both god-given and the product of the bard's own θυμός), et, sur le
« corps lyrique » et les « corps lyriques occasionnels », M. Briand,
« Les figures du corps humain dans la poésie lyrique grecque archaïque :
du guerrier élégiaque à l'Éros d'Anacréon », Hommage au Pr. A. Thivel.
L'homme grec face à la nature et face à lui-même, Publ. de la Fac. des
Lettres de l'U. de Nice, J.-M. Galy (éd.) (à paraître).
151
. Dupont, 7-25 (« Pour un autre usage de l'Antiquité : l'altérité
fondatrice ») et 280-91 (« Entropie des changements culturels »).

150
Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»
Inspiration, enthousiasme et polyphonies ένθεος. et la performance...

déplacements de la communication ou du récit, mensonge,


prétérition, métaphores, pour tout dire poétique et rhétorique
152
généralisées . On trouve tout cela dans ce qui nous reste
de la poésie grecque archaïque et (proto)classique. Il serait
dommage de ne pas l'apprécier, et de préférer toujours une
version sérieuse en apparence, en fait superficielle, de
l'inspiration poétique originelle, idéaliste et d'inspiration
(justement) (néo)platonicienne.

l52
. Cette mise à distance du modèle platonicien peut être un essai de
réconciliation et collaboration entre une philosophie consciente des
enjeux qu'elle partage avec la linguistique et la rhétorique et une poétique
consciente de l'intérêt des analyses qu'offrent sémantique et pragmatique
conjuguées, et sûre du fait que « la poésie pense », selon le mot de Michel
Deguy, in Charbonnel-Kleiber, 20. Voir ibid., l'« Ouverture à deux
v o i x » , 1-13 et Michel Prandi, «Grammaire philosophique de la
métaphore», 184-206. Sur la « rhétorique naturelle», De Meyer, 76-84
(« Communication et espace social »), 85-91 (« Communication et
temps social »), 91-6 (sur l'authenticité, divine ?, du poète, d'abord
narratif, proclamée et reconnue par le groupe, garantie majeure « du
pouvoir de persuasion du poète et par là de son pouvoir de structuration de
l'identité du groupe»), 97-151 («La grande parole : d'une identité
narrative à l'émergence d'une identité interprétative », sur les « paroles-
actions des héros homériques », la « parole-mémoire » d'abord orale, et
le nouveau statut social du poète, contemporains de la transmission et de
la composition écrite).

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Noesis n°4 «L'Antique notion d'inspiration»


Michel Briand

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