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J.
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IUT Charlemagne, BETA-UMR CNRS, Université Nancy2 Jacques.Poirot@univ-nancy2.fr
2
L’essentiel des références pour Sen est tiré de l’ouvrage "Un nouveau modèle économique".
Les pages citées concernant cet ouvrage sont mentionnées sans autre référence.
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Notamment dans ses ouvrages "Théorie de la Justice" (TJ) et "Libéralisme politique" (LP).
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Rawls a imaginé que les individus d’une société, tous placés sous un voile d’ignorance,
c’est-à-dire ne connaissant pas leur place dans la société (position originelle), choisiraient
les "biens qui leur sont utiles quel que soit [leur] projet de vie rationnel" (TJ, 93). Il
distingue les biens premiers naturels et les biens premiers sociaux. Les biens premiers
naturels correspondent à des biens tels que "la santé et la vigueur, l’intelligence et
l’imagination" "Leur possession [est] influencée par la structure de base, mais [ces biens]
ne sont pas directement sous son contrôle" (Ibid.). "La liste de base des biens premiers
[sociaux] comprend les cinq biens suivants : a) les droits et les libertés de base ; b) la
liberté de circulation et la liberté dans le choix d’une occupation entre des possibilités
variées ; c) les pouvoirs et les prérogatives afférant à certains emplois et positions de
responsabilité dans les institutions politiques et économiques de la structure de base ; d)
les revenus et les richesses ; e) les bases sociales du respect de soi" (LP, 224). Rawls
estime que "dans la position originelle, les partenaires chercheront à éviter à tout prix les
conditions sociales qui minent le respect de soi-même" (LP, 480).
individu l’assurance de sa propre valeur" (TJ, 132). Il peut être souhaitable d’accepter
de réaliser de moindres gains de productivité au profit d’un accroissement du
"respect de soi-même". En effet, les règles et les principes de la structure de
base ne doivent pas aboutir à une distribution des "ressources éducatives en totalité
ou en partie en fonction de leur résultat selon des critères de productivité, mais aussi en
fonction de leur valeur d’enrichissement de la vie sociale et personnelle des citoyens, y compris
des plus défavorisés". À mesure que l’économie se développe, une part croissante
des gains ainsi obtenus doit être consacrée à une éducation destinée
principalement à satisfaire cet objectif. "Quand une société progresse, [explique
Rawls], cette dernière considération devient de plus en plus importante" (TJ, 137).
Rawls précise le rôle que l’État joue dans le domaine de l’éducation : "le souci que
l’État porte à l’éducation des jeunes tient à leur rôle futur de citoyens. Il porte sur des éléments
aussi essentiels que l’acquisition d’une faculté de comprendre la culture publique et de
participer à ses institutions, la capacité à être des membres de la société économiquement
indépendants leur vie durant, à développer des vertus politiques, tout cela à partir d’un point
simplement que l’enseignement comporte l’étude des droits civiques et constitutionnels des
jeunes afin qu’ils sachent que la liberté de conscience existe dans leur société et que l’apostasie
n’est pas un crime aux yeux de la loi, tout cela afin de garantir que, lorsqu’ils deviendront
adultes, leur adhésion à cette secte religieuse ne sera pas basée sur l’ignorance de leurs droits
fondamentaux ou sur la peur des châtiments pour des crimes qui n’existent pas" (LP, 244).
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Notamment, 56-57, 123, 146, 148, 156, 157, 162 et 173.
des autres"6 (TJ, 560). Pour Rawls, toutefois, aussi nécessaire que soit la stabilité
de la société grâce à l’acceptation par tous des principes de la justice, pour
autant, les "convictions morales ne doivent être pour personne le résultat d’un endoctrinement
coercitif. L’instruction est aussi raisonnée que le permet le développement de l’entendement,
comme l’exige le devoir naturel du respect mutuel" (TJ, 559). Rawls, reprenant la
tradition des philosophes comme J.-J. Rousseau, qui ont proposé des principes
d’éducation, indique quelle doit être la méthode à utiliser dans cette
transmission des valeurs : "Dans la mesure du possible, chaque étape laisse prévoir dans
son enseignement et ses explications la conception du juste et de la justice qu’elle vise et, grâce
à celle-ci, nous comprendrons plus tard que les critères moraux qui nous sont présentés sont
justifiés". Les principes de la justice doivent, en effet, être compris par les
individus et nul ne doit ressentir "les injonctions de sens moral comme des inhibitions
inexplicables que, pour le moment, il est incapable d’expliquer" (TJ, 558). Et l’auteur
ajoute : "s’il devait s’avérer que ces scrupules [moraux] ont été largement déterminés et
justifiés par les contingences de la petite enfance, peut-être par le déroulement de notre histoire
Le système éducatif, selon Rawls, devrait assurer à chacun une juste égalité des
chances, en offrant des compensations à tous ceux qui, en ayant les capacités,
appartiennent aux classes les moins favorisées. Rawls définit ainsi le principe de
juste égalité des chances : " Dans tous les secteurs de la société il devrait y avoir des
perspectives à peu près égales de culture et de réalisation pour tous ceux qui ont des
motivations et des dons semblables. Les attentes de ceux qui ont les mêmes capacités et les
mêmes aspirations ne devraient pas être influencées par leur classe sociale" (TJ, 104).
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Comme le rapelle Munoz-Dardé (2000, 76), "les principes de justice doivent être issus d’un
accord conclu dans une situation équitable", c’est-à-dire dans une situation où les individus
sont tous égaux, car placés sous le voile d’ignorance, ils savent pas qui ils seront dans la
société. C’est ce que signifie l’expression "la justice comme équité" ("Justice as Fairness").
Les biens premiers devraient être répartis selon deux principes de justice respectant un
"ordre lexical". Le premier principe est "le principe d’égale liberté", tandis que le second
principe, qui concerne les inégalités sociales et économiques, se subdivise en deux sous-
principes : le "principe de juste égalité des chances" et le "principe de différence". Selon le
principe d’égale liberté, "chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat
de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même système de libertés
pour tous" (LP, 347). "Les libertés de base égales pour tous sont définies par la liste
suivante : la liberté de pensée et la liberté de conscience, les libertés politiques et la liberté
d’association, ainsi que les libertés incluses dans la notion de liberté et d’intégrité de la
personne, et finalement, les droits et les libertés protégés par l’État de droit". (LP, 347-
348). Selon le second principe, "les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à
deux conditions : a) elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et à des positions
ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances [principe de juste égalité
des chances] et b) elles doivent procurer le grand bénéfice aux membres les plus
désavantagés de la société [principe de différence]" (LP, 347). Ces principes ont fait l’objet
de formulations successives, dont celles-ci sont les plus récentes (Maréchal, 2003, 98).
doivent pas "en profiter simplement parce qu’ils sont les plus doués, mais seulement pour
couvrir les frais de formation et d’éducation et pour utiliser leurs dons de façon à aider aussi
les plus désavantagés" (Ibid.).
Comme les inégalités sociales et naturelles sont imméritées, il pourrait sembler
nécessaire, pour offrir une véritable égalité des chances, de corriger l’influence
de ces contingences en appliquant un principe de réparation. "Afin de réaliser ce
principe, on pourrait [explique Rawls] consacrer plus de ressources à l’éducation des moins
intelligents qu’à celle des plus intelligents, du moins pendant un certain temps, par exemple les
premières années d’école" (TJ, 131). Bien qu’il soit impossible en pratique d’assurer
une véritable égalité des chances par l’éducation, Rawls estime qu’il peut être
juste d’attribuer des ressources à l’éducation, par conséquent aux diverses
institutions scolaires et universitaires, "dans le but d’améliorer les attentes à long terme
des plus défavorisés" (TJ, 132).
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C’est l’application du principe de différence (cf. note 5).
Sen étudie les modalités d’octroi, aux plus défavorisés, d’une aide contribuant à
limiter les inégalités dans le domaine des capacités.
devenir plus autonome et d’élargir le champ de ses libertés ; cet auteur déplore
qu’un "enfant qui n’a d’accès à aucune forme de scolarisation subit une privation qui perdure
tout au long de son existence (les activités, même les plus élémentaires qui supposent que l’on
sache lire, écrire et compter, lui seront interdites)" (282-283). Grâce à l’éducation,
l’autonomie, et corrélativement la dépendance à l’égard des autres est réduite ;
pour Sen, "cette dépendance à l’égard des autres n’est pas seulement condamnable d’un point
de vue éthique, c’est aussi une véritable atteinte à l’esprit d’initiative et à l’effort individuel,
voire une négation de l’estime de soi" (282).
La participation des individus au débat public est facilitée par la diffusion de
l’éducation qui "permet de l’améliorer" (294). Or, pour A. Sen, "la liberté de participer
à l’élaboration critique et au processus de formation des valeurs est l’une des libertés
prééminentes de notre existence sociale. Il n’est pas imaginable que le choix des valeurs sociales
soit réservé aux détenteurs de l’autorité, qui contrôlent les leviers gouvernementaux". Il
convient de ne laisser aucun groupe social à l’écart, et comme "la participation
exige un niveau élémentaire de connaissances et d’éducation, dénier à certains groupes l’accès à
la scolarité –aux jeunes filles par exemple – est contraire aux conditions nécessaires à
l’exercice de la liberté de participation" (42). La liberté de participer au débat public
est en effet essentielle pour Sen, en particulier quand il s’agit d’obliger les
dirigeants à prendre certaines mesures indispensables ou lorsqu’il s’agit de
transformer certaines valeurs de la société. "Si n’existent ni élections, ni partis
d’opposition, ni canaux d’expression pour la critique publique, alors la passivité ou l’incurie
des détenteurs de l’autorité ne s’accompagne d’aucune remise en cause" (185). La
participation au débat d’une population éduquée est indispensable lorsqu’il
s’agit d’envisager l’abandon de certaines traditions et lorsque "des pans entiers de
la tradition ne peuvent coexister avec un changement social ou économique, jugé nécessaire
pour d’autres raisons".
L’accès à l’éducation réduit le taux de fertilité. Sen cite, pour l’Inde, l’étude de
Mamta Murthi, Anne-Catherine Guio et Jean Dréze qui "confirme en termes chiffrés
le lien étroit entre élévation du niveau d’alphabétisation et baisse de la fertilité, constaté dans
d’autres pays, à l’occasion d’analyses de terrain" (202). A. Sen souligne combien les
"grossesses à répétition handicapent d’innombrables jeunes femmes dans les pays en
développement" (199).
Par ailleurs, l’accès à l’éducation des femmes est une liberté instrumentale qui
permet d’accroître les capacités d’être et d’agir des enfants. Cette éducation
contribue à réduire de façon significative le taux de mortalité infantile. L’étude
précédemment citée montre que l’alphabétisation féminine est le "facteur
absolument prééminent sur les variations de la mortalité infantile". "L’efficacité de ce seul
facteur […] contraste vivement avec le rôle diffus que l’étude attribue à l’alphabétisation
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Les individus développent leur fonction d’agent lorsqu’ils sont les "acteurs du changement"
et non pas "les destinataires passifs d’avantages octroyés par telle ou telle structure" (11).
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Sen note que "si les problèmes de répartition au sein d’une famille s’aiguisent quand
frappe la famine, ils déterminent aussi le niveau de malnutrition structurelle, considéré
comme "normal" à certains endroits. L’inégalité maintenue dans la répartition de la
nourriture – et, peut-être plus encore, dans l’accès aux soins - reflète le plus crûment les
discriminations sexuelles dans les sociétés marquées par des préjugés anti-féminins"
(198).
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A. Sen signale le phénomène des "femmes manquantes" en Afrique du Nord, en Asie de
l’Ouest, au Bangladesh, en Chine, en Inde et au Pakistan, où il apparaît une surmortalité
féminine au niveau de toutes les classes d’âges. "Il semble [explique A. Sen] que le
principal facteur soit le manque d’attention dont les femmes sont victimes, en matière de
santé et de nutrition, en particulier, mais pas exclusivement durant l’enfance. Le constat a
été souvent établi : les filles bénéficient de moins d’égards que les garçons pour l’accès
aux soins, à l’hospitalisation et même à la nourriture" (113).
Japon a "bénéficié dans une large mesure de la qualité de ses ressources humaines, résultant
d’un large éventail d’opportunités sociales [éducation et santé]" (51), comme les pays
d’Asie du Sud-Est à propos desquels on a pu parler de "miracle asiatique". A.
Sen compare par ailleurs la situation de l’Inde et de la Chine. Ces deux États
ont pris des mesures destinées à ouvrir leur économie au marché mondial (à
partir de 1979 pour la Chine et à partir de 1991 pour l’Inde). Comme le
constate Sen, "si les efforts indiens ont abouti à quelques succès, ils restent très en deçà des
résultats de grande ampleur obtenus par la Chine" (52). Ces succès très inégaux
résultent d’un développement moindre de l’éducation en Inde qu’en Chine.
Comme l’explique Sen, "la Chine avait tablé depuis longtemps sur une généralisation de
l’éducation et de l’accès à la santé. Au moment de sa réorientation économique, [ce pays]
affichait un taux d’alphabétisation très élevé, en particulier dans les couches les plus jeunes de
la population et disposait d’un système scolaire bien réparti sur l’ensemble du territoire".
Cette organisation de l’enseignement garantissait ainsi une réelle liberté d’accès
à l’éducation. "Avec sa population adulte pour moitié analphabète, l’Inde souffrait d’un
terrible handicap lorsqu’elle s’est ouverte au marché mondial en 1991" et Sen conclut :
"l’arriération sociale de l’Inde, telle que la reflète la médiocrité des conditions sanitaires et le
désintérêt pour l’éducation élémentaire, négligée au profit de la formation supérieure des élites,
a contrarié la généralisation de l’expansion économique" (Ibid.).
Sen remet en cause ce "préjugé implicite" selon lequel "le développement humain (ainsi
que l’on désigne souvent les politiques en faveur de l’éducation, de la santé et de l’amélioration
des conditions de vie en général) est un luxe inaccessible sauf aux pays les plus riches". En
effet, le financement des services sociaux fonctionnels (la santé ou l’éducation
de base) ne soulève pas de difficultés majeures, car ces services "utilisent une
grande quantité de main-d’œuvre : ils sont donc relativement bon marché dans une économie
pauvre, où le niveau des salaires est bas". Et Sen précise : "un pays pauvre dispose d’un
faible budget pour la santé et l’éducation, mais il peut aussi fournir ces services pour un coût
bien moindre que leur équivalent dans des pays plus riches" (56). Cependant, Sen
constate que si l’établissement d’un système d’éducation, en particulier
d’éducation élémentaire, et de la santé, est une condition nécessaire au
développement économique, ce n’est pas cependant une condition suffisante,
comme le montre l’exemple, souvent cité, de l’État indien du Kerala. Ce dernier
connaît un taux d’alphabétisation et une espérance de vie élevés, et
corrélativement un taux de fertilité bas, mais il "n’a jamais réussi, en s’appuyant sur
ces acquis en matière de développement humain, à élever aussi son niveau de revenus" (57).
CONCLUSION
Rawls et Sen considèrent que l’éducation contribue directement à créer et à
accroître chez les individus le "respect d’eux-mêmes" et à renforcer leur
autonomie, indispensable pour augmenter les capacités humaines et les libertés
individuelles. Ces auteurs soulignent que l’éducation permet aux individus de
jouer un rôle actif dans la société. Sen démontre, pour les femmes, l’importance
de l’éducation qui développe leur fonction d’agent, notamment dans les pays en
développement.
Rawls et Sen estiment que le développement doit se faire dans le respect de
valeurs, qu’ils considèrent comme universelles et indépendantes des cultures ou
des traditions nationales. Les moyens pour atteindre ces résultats sont toutefois
différents chez Rawls et chez Sen, mais l’éducation dans les deux cas, y joue un
rôle essentiel. Rawls estime qu’une éducation morale des citoyens est
L’éducation, tant pour Rawls que pour Sen, est en définitive un facteur
d’expansion des capacités et des libertés substantielles des individus ; le libre
accès à l’éducation est une liberté constitutive et instrumentale du
développement pour Sen, tandis que, pour Rawls, elle apparaît comme un
facteur d’extension des biens premiers, source de libertés pour l’individu.
BIBLIOGRAPHIE
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