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Laurent Loty

Jean-M. Goulemot, Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et


bohèmes
In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 14, 1993. pp. 172-175.

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Loty Laurent. Jean-M. Goulemot, Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes. In: Recherches sur Diderot et sur
l'Encyclopédie, numéro 14, 1993. pp. 172-175.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rde_0769-0886_1993_num_14_1_1215
172 RECHERCHES SUR DIDEROT ET SUR L'« ENCYCLOPÉDIE »

des articles plus compétents sur le sujet, utilisant le livre de Lalande sur
l'Italie. Michel Bellot-Antony et Dany Hadjadj rejoignent le sujet précédent,
car la querelle de l'enseignement des langues entraîne un débat sur le latin
et sur la méthode de l'enseigner. Les auteurs dépouillent 25 articles pour
présenter en détail le débat lancé par D'Alembert visant à détruire le
monopole du latin à l'avantage du français et des langues étrangères dans
les collèges et proposant des méthodes nouvelles d'apprentissage des langues
vivantes. Lucette Perol présente un sujet qui a trait à la région d'Auvergne :
elle s'intéresse à l'évêque du Puy, Lefranc de Pompignan, et apporte des
détails sur sa biographie. Mais elle se penche plus particulièrement sur la
critique de l'évêque qui dès 1763 mène un combat contre «les incrédules
modernes». Son Instruction pastorale ne cite pas Diderot, mais s'attaque aux
articles Éclectisme et Encyclopédie. Devenu archevêque de Vienne,
Lefranc de Pompignan s'en prend à V Histoire des Deux Indes où il critique les
passages écrits par Diderot.
Olga Penke

Jean M. Goulemot — Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes.


L'imaginaire littéraire (1630-1900), Paris, Minerve, 1992, 199 p.
Cet ouvrage constitue une vaste synthèse sur l'histoire du champ culturel,
elle-même conçue comme une archéologie de notre modernité. L'essai
embrasse trois siècles de représentations imaginaires de la littérature, et
s'efforce de révéler les tensions et les contradictions qui les animent et les
font évoluer. Un résumé préalable permettra de répondre ensuite à deux
questions : quel est l'apport spécifique de cette synthèse dans l'histoire
générale du champ culturel, récemment enrichie par de nombreux travaux en
histoire de l'édition ou en histoire sociologique de la littérature ' ? Comment
expliquer l'exceptionnelle présence de Diderot, de loin l'auteur le plus cité
et le plus commenté dans toute la première partie du volume (1630-1789) ?
Mais aussi, comment interpréter sa non moins significative absence, en tant
que référence dans l'imaginaire littéraire, dans la seconde partie de l'ouvrage
(1840-1900) ?
souligne
La première
d'abord lepartie
rôle de(«De
l'absolutisme
l'académicien
louisquatorzien
au philosophe,
dans la structuration
1630-1789»)
d'un champ culturel qui a donné naissance à « la littérature » et à « l'écrivain »,
tels que nous les concevons aujourd'hui. De façon décisive, l'Académie
française institue en effet un système d'échange réciproque de légitimation et
de promotion de la part de la littérature et de l'État. Le champ culturel
demeure plus hétérogène qu'on ne le croit, mais le succès parallèle du
normatisme académique et de la préciosité mondaine des salons contribue à
l'autonomisation d'une culture d'élite, à l'éviction des érudits et à la disparition

1. Pour l'histoire de l'édition et l'histoire sociologique, voir en particulier V Histoire


de l'édition française (t. II, Le Livre triomphant, sous la direction de Roger Chartier et
Henri-Jean Martin, Promodis, 1984), les ouvrages d'Alain Viala (dont Naissance de
l'écrivain: sociologie de la littérature à l'Age classique, Minuit, 1985), de Roger Chartier
(parmi lesquels Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Seuil, 1987) et de
Robert Darnton {Bohème et révolution. Le monde des livres au xvilf siècle, Gallimard-
Seuil, 1983 ; Édition et sédition, Gallimard, 1991 ; Gens de lettres, Gens du livre, Odile
Jacob, 1992).
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progressive de la tradition burlesque. Un pôle culturel échappe alors au


contrôle esthético-politique de la monarchie : Port-Royal. Or, c'est précisément
du groupe janséniste que surgissent des paradigmes de la pratique littéraire
qui s'avéreront bientôt triomphants : l'écriture militante, qui investira tout le
siècle des Lumières («philosophes» et «anti-philosophes» confondus), mais
aussi l'écriture comme ascétisme et expression de l'authenticité, modèle pour
une certaine littérature qui se construira d'abord sur le refus de faire de la
littérature.
Le XVIIIe siècle est à la fois en continuité et en rupture avec le siècle
précédent. Les références, ce sont désormais Molière ou Corneille, et la
consécration, c'est l'Académie. Mais l'écart entre les modèles et la pratique
révèle une schizophrénie de l'époque, partagée entre une admiration stérilisante
pour le classicisme et la production jubilatoire de formes nouvelles. Ces
formes inédites révèlent les nouveaux pouvoirs de la littérature et de l'écrivain :
pouvoir de manipulation révélé dans Jacques le fataliste ou Les Liaisons
dangereuses, pouvoir de constituer « l'utopie d'une relation interpersonnelle »
entre l'auteur et ses lecteurs avec La Nouvelle Héloïse et Paul et Virginie.
L'époque est aussi celle du passage de l'écrivain au philosophe, qui joue
un rôle majeur dans l'imaginaire littéraire, aussi bien pour le «clan philoso
phique» que pour les «anti-philosophes». Diderot, «choisi ici comme
paradigme», est une figure archéologique de Y intellectuel. Mais il est aussi
celui qui pense la difficile condition du philosophe par rapport au pouvoir,
partagé entre la figure d'un Socrate martyr, d'un Diogène associai, ou d'un
Sénèque qui s'engage auprès du prince au risque de s'y perdre.
A travers Voltaire et Rousseau s'est constituée une mythologie de
l'écrivain qui participe pleinement à l'engouement pour la littérature, en
cette période de succès considérable de l'imprimé, ou de constitution des
premières histoires littéraires. Mais comme le perçoit très bien Diderot,
cette reconnaissance du pouvoir symbolique de l'écrivain ne correspond pas
à un statut professionnel des auteurs, ni à une dignité collectivement acquise.
Ici, « le vrai clivage s'établit entre les nantis et les autres », l'écart se creusant
dans les vingt dernières années de l'Ancien Régime. Dans l'impossibilité
d'accéder à la réussite sociale incarnée par Voltaire, toute une masse de
jeunes gens attirés par les lettres se reconnaît en Jean- Jacques, qui devient
une «espèce de Notre-dame des Gueux». Frères du neveu de Rameau, ils
prostituent leur plume pour vivre : enfants de Rousseau, ils prônent ce
rousseauisme de la « bohème » qui prépare « un des mythes les plus fortement
actifs de la modernité littéraire » : l'authenticité de l'écriture et de l'écrivain
se mesure au refus de l'institution et à l'exaltation de l'intériorité et de la
différence.
La seconde partie (« Le paradis des gens de lettres, 1840-1900) » aborde
le statut et l'imaginaire de l'homme de lettres de l'autre côté de la Révolution2,
de l'Empire et de la Restauration. L'accroissement de la population des gens
de lettres, le contexte politique et économique, et la symbolique de la
littérature placent les écrivains dans une attitude schizophrénique entre les
contraintes d'une carrière et la quête d'une éthique. Cette tension fait que
l'homme de lettre devient «l'ethnologue de lui-même», témoin le Journal
des Goncourt et d'innombrables monographies sur le comportement des gens

2. Les auteurs renvoient, pour la période révolutionnaire, à l'ouvrage collectif


dirigé par Jean-Claude Bonnet, La Carmagnole des Muses : l'homme de lettres et l'artiste
dans la Révolution, Armand Colin, 1989, et à L'Écrivain devant la Révolution (1780-1800),
textes réunis par Jean Sgard, Université de Grenoble, 1990.
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de lettres. Véritable sociologue du champ culturel, l'écrivain dénonce la


transformation de la littérature en marchandise, la domination absolue de la
presse, la réduction de la littérature à une carrière.
Dans ce contexte, la bohème est un fantasme majeur, modèle ou
repoussoir à partir duquel se constituent les discours sur la différence et la
légitimité de l'écrivain. Majoritairement rousseauiste, l'éthique littéraire
reproduit les paradoxes de la pratique de Jean-Jacques : affirmation d'une
altérité radicale qui passe par la reconnaissance du public ; écriture authentique
du vécu qui s'avère surchargée de codes symboliques et rhétoriques. Si la
bohème est menaçante, c'est d'abord pour les Goncourt, Flaubert ou Zola,
ces frères ennemis qui la côtoient et tiennent à s'en démarquer. Il y va de la
dignité de la littérature, de la définition de Y être de l'écrivain. Ainsi, à la
posture de l'oisiveté revendiquée comme retrait, Y artiste oppose celle du
travail acharné.
Dans tous les cas de figures, tout se joue, plus que jamais, sous la loi
d'airain de la médiatisation. En définitive, le meilleur passeport pour le
paradis de la bohème, c'est le récit journalistique de la mort en bohème
(«J'en ai lus mourir!» ironise Tristan Corbière). La reconnaissance de la
singularité et de l'intériorité de l'homme de lettres doit passer par la presse,
et bientôt par Yinterview. Le processus de fétichisation de l'homme de lettres
repéré par Jean-Claude Bonnet dès 1750 est ici à son comble. Même Villiers
ou Mallarmé ne peuvent rompre véritablement avec les pratiques du siècle :
«L'écriture est toujours profondément liée au champ culturel, celui-ci est
toujours obsessionnel dans l'écriture. »
On aura compris que cet essai d'histoire culturelle est en même temps
l'illustration d'une épistémologie de l'histoire culturelle. S'il ne se réduit pas
à une synthèse des travaux les plus récents en histoire sociologique de la
littérature et en histoire des formes et des idées, c'est que cette synthèse
même exige une démarche originale : faire l'histoire du statut de l'écrivain
et de la littérature en prenant décisivement acte du fait que l'écrivain participe
lui-même à la définition de ce statut. Dès lors, l'économique et le politique
ne sont plus les causes premières d'une sociologie de la littérature, mais
seulement des données, interagissant avec le domaine de l'imaginaire et des
valeurs symboliques, dont la production est précisément dévolue aux écrivains.
C'est cette spécularité qui rend inadéquate une distinction stricte entre le
statut réel de la littérature et les représentations imaginaires de l'écrivain. Et
lorsque la distinction entre réalité et imaginaire réapparaît, c'est, ici aussi, en
tant qu'elle est vécue et formulée par les écrivains eux-mêmes. Le sentiment
d'une contradiction entre ce que l'écrivain a conscience d'être et ce qu'il
estime devoir être est surdéterminé par un imaginaire de l'homme de lettres.
Il est aussi déterminant dans la production de nouvelles formes d'écriture
et de mise en scène de l'écrivain en écrivain.
Cet essai opère aussi un dépassement du vieux conflit sur le continuisme
et le discontinuisme. Respectueux de la complexité des processus historiques,
il met en évidence à la fois le poids des filiations, revendiquées par les écrivains
eux-mêmes, et les conditions d'émergence du nouveau, sous l'effet conjugué
de tensions internes au champ culturel, et de phénomènes économiques ou
politiques. Seul un tel déterminisme complexe permet, sans rien céder au
finalisme, de construire une archéologie de notre modernité.
La très vive présence de Diderot, dans toute la première partie de
l'ouvrage, peut trouver trois explications. D'abord, l'affirmation propre à
l'époque des nouveaux pouvoirs de l'écrit s'exprime à travers toute son
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œuvre : droit de l'artiste à se situer au-delà du bien et du mal dans Le Neveu


de Rameau ; mise en évidence du pouvoir démiurgique de l'écrivain dans
Jacques le fataliste ; conquête sans précédent de domaines qui échappait
traditionnellement à l'imprimé (les gestes de l'artisan dans Y Encyclopédie , le
mime dans Le Neveu, les couleurs et les formes dans les Salons, l'oralité dans
Jacques le fataliste) . Ensuite, Diderot peut incarner l'une des figures majeures
de l'histoire des gens de lettres, le «philosophe», et participe ainsi à l'émer
gence d'une représentation de l'écrivain en intellectuel. Enfin et surtout,
Diderot analyse lui-même les statuts politiques, économiques ou symboliques
de l'écrivain et de la littérature (réflexion sur la précarité économique des
gens de lettres dans Le Neveu, sur le système de l'édition dans la Lettre sur
le commerce de la librairie ; sur les rapports de l'écrivain et du pouvoir dans
Jacques le fataliste, dans Y Essai sur Sénèque ou dans Y Essai sur les règnes de
Claude et de Néron).
Quant à l'absence de Diderot dans l'imaginaire des écrivains de la seconde
moitié du siècle suivant, elle est d'abord le signe d'une défaite de l'encycl
opédisme et du modèle de l'écrivain « philosophe ». Devant la spécialisation et
î'institutionalisation scientifiques et sous l'effet du pessimisme politique, la
bohème du xixe siècle ne sera pas diderotiste mais rousseauiste. Échec de
Diderot comme modèle mais pas comme penseur et comme novateur. Par ses
multiples réflexions sur la condition des écrivains, il a plus que tout autre
ouvert la voie à une préoccupation majeure des gens de lettres décrits dans
la seconde partie du volume : dire ce qu'ils veulent ou ce qu'ils peuvent
être, et par là, se constituer comme ce qu'ils sont : les producteurs d'un statut
d'homme de lettres.
Laurent Loty

The Encyclopédie and the Age of Révolution. Clorinda Donato et Robert


M. Maniquis editors. Published in conjunction with an exhibition co-organized
by the University Research Library at the University of California, Los
Angeles, and the Société du Musée du Vieil Yverdon, Suisse, as part of 1789/
1989, The French Révolution. A UCLA Bicentennial Program and presented
at the University of California, Los Angeles, Indiana University and the John
Hopkins University, G.K. Hall 7 Co, Boston, Mass, 1992, 230 p. , 22,5 x 30 cm.
La première remarque qui s'impose d'emblée concerne le titre donné
à ce beau volume, relié avec jaquette en couleurs : The Encyclopédie and the
Age of Révolution. V Encyclopédie de Paris et la «Révolution» n'étant que
peu étudiées par les divers auteurs tout au long des pages, il aurait été plus
juste de donner un titre en relation avec les sujets traités à savoir Y Encyclopédie
d'Yverdon et l'encyclopédisme. Car, il faut bien le dire, la place la plus
importante donnée à Y Encyclopédie d'Yverdon et à Fortunato Bartolomeo
De Felice, personnage secondaire de l'Europe des Lettres, entraîne un
décalage constant entre le titre et le contenu du livre. Le mouvement en
France, point de départ de tous les autres est toujours mis en retrait. Pourtant,
il ne faut jamais perdre de vue que si l'encyclopédisme a autant rayonné dans
l'Europe entière et dans le monde, c'est bien grâce à l'édition de Paris et aux
personnalités de D'Alembert et surtout de Diderot. Certes, l'importance de la
Suisse ne doit pas être ignorée, mais l'encyclopédisme apparaît en Suisse
comme une seconde phase du mouvement ; phase de correction, d'augmentation

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