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DU MÊME AUTEUR
Edition
Aisthesis
Scènes du régime esthétique de l’art
xv<
Éditions Galilée
© 2 011, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
d ’exploitation du droit de copie ( c f c ), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
IS B N 978-2-7186-0852-5 IS S N 0768-2395
w w w .editions-galilee.fr
Prélude
O n pourra donc, si l’on veut, voir dans ces scènes les épisodes
d ’une contre-histoire de la « modernité artistique ». Ce livre n’a
pour autant aucune visée encyclopédique. Il ne s’est pas soucié de
couvrir le champ des arts durant deux siècles mais seulement de
saisir les occurrences de quelques déplacements dans la percep
tion de ce qu ’art veut dire. Il suit, il est vrai, un ordre chronolo
gique qui le mène de 1764 à 1941. Il part du moment historique
où, dans l’Allemagne de Winckelmann, l’Art commence à se dire
comme tel, non point en s’enfermant dans quelque autonomie
céleste, mais au contraire en se donnant un sujet nouveau, le
peuple, et un lieu nouveau, l’Histoire. Il suit quelques aventures
du rapport entre ces termes. M ais il n’a pas établi d ’enchaînement
entre ces aventures, seulement une multiplicité de recoupements
et de prolongements. Et il n’a pas voulu les mener vers quelque
apothéose ou point final. Il pourrait certes s’avancer plus près
de notre présent. Il pourrait inclure d ’autres épisodes et peut-être
le fera-t-il quelque jour. Pour l’instant, il m ’a semblé possible de
l’arrêter au point d ’un chassé-croisé significatif, au moment où,
dans l’Amérique de Jam es Agee, le rêve moderniste d ’un art
capable de donner sa résonance infinie au moment le plus infime
de la vie la plus ordinaire jette ses derniers feux, et les plus écla
tants, alors même que ses temps viennent d ’être déclarés clos par
le jeune critique marxiste Clement Greenberg et que s’élève le
m onum ent de ce modernisme rétrospectif qui, à défaut de fonder
aucun art de quelque importance, réussira à imposer la légende
dorée des avant-gardes et à récrire à son profit l’histoire des bou
leversements artistiques d ’un siècle.
Ce livre est donc à la fois fini et inachevé. Il est tel parce qu’il
est susceptible d ’extension future mais aussi parce qu ’il se prête à
la constitution d ’intrigues diverses, propres à relier ses épisodes
isolés. En suivant le chemin qui va du Torse du Belvédère, expres
sion du peuple libre, aux baraques des métayers de l’Alabama, en
passant par les mendiants de M urillo, les quinquets des Funam
bules, les errances urbaines d ’un vagabond affamé ou les nomades
filmés par les Kinoks au fin fond de l’Asie soviétique, le lecteur
pourra voir autant de ces courts voyages au pays du peuple aux
quels j ’ai consacré un autre ouvrage1. D e la statue mutilée du
Belvédère au lapin de porcelaine cassé de la fille du métayer, en
passant par les corps démantibulés des Hanlon Lees, le corps
introuvable de Loïe Fuller, les membres sans corps et les corps
sans membres de Rodin ou l’extrême fragmentation des gestes
assemblés par Dziga Vertov, il pourra construire l’histoire d ’un
régime de l’art comme celle d ’un grand corps fragmenté et de la
multiplicité des corps inédits nés de cette fragmentation même. Il
pourra suivre aussi les multiples métamorphoses de l’ancien dont
1. Pierre-Jean Mariette, Abecedario, cité par Thomas Kirchner, L Expression des pas
sions : Ausdruck als Darstellungsproblem in der französischen Kunst und Kunsttheorie des
17. und 18. Jahrhunderts, Mayence, P. von Zabern, 1991, p. 137. L ’artiste visé par
Mariette est Coypel. Winckelmann dénonce de la même façon ces figures aux expres
sions outrées comme celles des masques antiques qui étaient destinés à être lisibles pour
les spectateurs des derniers rangs {Histoire de l'art dans lAntiquité, op. cit., p. 278).
2. Article du règlement du prix, cité par Th. Kirchner, L ’Expression des passions...,
op. cit., p. 199.
les mouvements réels des corps au travail ou exaltait les attitudes
expressives des tragédies domestiques de Greuze dénonçait dans
son Salon de 1765 les visages « ignobles » donnés par le même
Greuze à son Septime Sévère et à son Caracalla : la grande pein
ture ne pouvait tolérer l’expression vivante d ’un prince sournois
et d ’un empereur colérique. Certains, déjà, avaient donné la
solution du dilemme : cette connaissance que ni la convention
théâtrale ni le « naturel » des hom m es du peuple ne pouvait pro
curer, il fallait la dem ander aux Anciens qui avaient su, comme
le sculpteur du Laocoon, mettre sur un même visage ces expres
sions contradictoires qui ne se présentent jam ais dans la réalité,
sinon par des hasards imprévus que la m ain arrive toujours trop
tard pour fixer. Cette supériorité des modèles antiques sur les
modèles « naturels », W inckelmann la consacre, mais ce n’est
pas dans la capacité à mettre le m axim um d ’ém otions diffé
rentes sur un même visage q u ’il la trouve. La beauté du Laocoon
ne vient pas de la m ultiplicité des passions qui s’y expriment ;
elle vient, à l’inverse, de leur neutralisation dans la seule tension
de deux mouvements inverses : l’un qui accueille la douleur et
l’autre qui la rejette. Le Laocoon offre la form e complexe d ’une
formule dont la radicale insuffisance du Torse donne la forme la
plus simple : le propre de la beauté est l’absence d ’expressivité,
l’indétermination.
U ne telle réponse mérite q u ’on s’y arrête. Elle semble en effet
aller à contre-courant des mots d ’ordre développés à la même
époque par les rénovateurs du théâtre et de la danse. Ceux-ci veu
lent faire prévaloir l’expression véridique des pensées et des pas
sions sur les principes formels d ’harmonie et de proportion.
Quatre ans auparavant, une autre capitale allemande, Stuttgart, a
vu paraître les Lettres sur la danse et sur les ballets de Jean-Georges
Noverre. Celles-ci prennent pour cible la tradition du ballet de
cour, voué pour Noverre à la seule démonstration d ’une élégance
aristocratique et d ’une virtuosité mécanique d ’artiste. A cet art
des pas et des entrechats il oppose un art de la physionomie et du
geste propre à raconter une histoire et à exprimer des sentiments.
De cet art, le modèle est en ce temps donné par la pantomime
antique, où un autre théoricien de la danse, Cahusac, a récem
ment salué un langage des gestes propre à exprimer toutes situa
tions, tragiques et com iques l. D eux ans auparavant, les Entretiens
sur le Fils naturel de Diderot avaient aussi plaidé pour la résurrec
tion de la pantomime et opposé la puissance émotionnelle du
tableau vivant à l’artifice du coup de théâtre. Ce que Noverre et
D iderot proposent, et que reprendront les dramaturges, musi
ciens et acteurs réformateurs de la fin du siècle, de Calzabigi et
G luck à T aim a, c’est une révolution de la logique représentative
qui joue sur sa contradiction interne. Au modèle organique de
l’action comme corps, à l’idéal de la proportion et à tout le sys
tème des convenances qui liait les sujets aux genres et aux modes
d ’expression, elle oppose le principe nu de la mimesis comme ex
pression directe des sentiments et des pensées. Aux conventions
du théâtre et aux élégances du ballet, elle oppose l’idée d’un art où
tout geste d’un corps et tout groupement de corps racontent une
histoire et expriment une pensée. Le danseur devenu acteur de
Noverre et l’acteur devenu mime de Diderot doivent déployer sur
la scène un art de l’expression totale, identique à la manifestation
d ’un langage entièrement motivé des signes et des gestes. « Lorsque
les danseurs animés par le sentiment se transformeront sous mille
formes différentes avec les traits variés des passions; lorsqu’ils
seront des Protées, et que leur physionomie et leurs regards trace
ront tous les mouvements de leur âme [...] les récits dès lors
deviendront inutiles; tout parlera, chaque mouvement dictera
une phrase ; chaque attitude peindra une situation ; chaque geste
dévoilera une pensée ; chaque regard annoncera un nouveau sen
timent ; tout sera séduisant parce que tout sera vrai et que l’imita
tion sera prise dans la nature2. »
1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d ’esthétique, t. I, tr. fr. J.-P. Lefebvre et
V. von Schenck, Paris, Aubier, 1995, p. 228-229 (traduction modifiée).
Bavière, et quelques voyageurs anglais ont-ils, au XVIIIe siècle, rap
porté quelques œuvres du maître sévillan dans leur pays. Mais on
chercherait vainement sa trace et celle de ses compatriotes dans
les recensions que l’Europe savante du XVIIIe siècle fait des grands
peintres et des grandes écoles de peinture1. Sans doute y a-t-il
d ’abord à cela une raison empirique : les œuvres religieuses conçues
pour les couvents espagnols et les portraits de famille des souverains
n’ont guère quitté l’Espagne. Et même là, les visiteurs se plaignaient
du peu d’empressement mis à les laisser voir. U n voyageur anglais,
désireux de voir les Murillo de l’hôpital de la Caridad, à Séville,
racontait ses efforts désespérés pour vaincre le mauvais vouloir de
moines paresseux afin d ’accéder à la chapelle où les tableaux étaient
recouverts d ’un voile noir que l’on n’ôtait que quelques jours par
a n 2. Les armées napoléoniennes s’occupèrent à leur manière de
satisfaire la curiosité de ces amateurs : il y avait huit peintures de la
Caridad parmi les tableaux saisis par le général Soult dont les raz
zias firent entrer de force la peinture espagnole dans le patrimoine
de la peinture universelle. Mais aussi, la « balance » des peintres et
des écoles telle qu’on la pratiquait excluait l’idée d ’un tel patri
moine. La distribution des écoles était une distribution des critères
d ’excellence : dessin florentin et couleur vénitienne, modelé italien
et clair-obscur flamand, etc. Une école nationale nouvelle n’y pou
vait prendre place que si elle apparaissait incarner une excellence
spécifique. Et il était admis que la couleur, seule louable chez les
Espagnols, leur venait des Flamands, qui l’avaient eux-mêmes
héritée des Vénitiens. Pour qu’une nouvelle peinture « nationale »
devienne visible, il fallait que s’impose l’idée de l’art comme d’un
patrimoine : comme la propriété d ’un peuple, l’expression de sa
forme de vie, mais aussi comme une propriété commune dont les
œuvres appartiennent à ce lieu commun qui s’appelle maintenant
l’Art et se concrétise dans le musée.
1. Joshua Reynolds, Discourses on Art, Yale University Press, 1988, p. 130 (je
traduis).
2. Rapport du Conservatoire du Muséum national des arts, fa it par Varon, un de
ses membres, au Comité d'instruction publique, le 26 mai 1794, cité dans Yveline
Cantarel-Besson (éd.), La Naissance du musée du Louvre : la politique muséologique sous
la Révolution d’après les archives des musées nationaux [procès-verbaux des séances du
savoir comment la puissance de la liberté se laisse reconnaître sur
un tableau et comment ce que donnent à voir les œuvres du patri
moine peut susciter les vertus d’un peuple libre. Le rapporteur
révolutionnaire le soulignait : si la nature ne connaissait pas de
genres, il n’en fallait pas moins distinguer parmi ses productions.
Et c’est là que le clivage de l’ancienne hiérarchie réapparaissait
sous la forme d ’un dilemme : quelle éducation du peuple républi
cain attendre des scènes de taverne affectionnées par les peintres
de genre ? C ’est seulement pour certains tableaux édifiants que les
peintres du N ord sont d ’abord admis. U n rédacteur de la Décade
philosophique oppose ainsi aux « flatteries historiques » et aux
« mensonges éternisés par Rubens ou Le Brun » les « œuvres de
miséricorde » symbolisées par le Retour de l ’enfant prodigue de
Teniers ou La Femme hydropique de Gérard Dou l. Pour le reste,
les scènes populaires hollandaises ou flamandes ne proposaient
nulle instruction lisible au peuple républicain. C ’était donc à la
grande peinture, à la peinture des grands sujets, de fournir cette
éducation. M ais qu’étaient-ce que ces grands sujets ? Q u e repré
sentaient les œuvres des grands maîtres sinon les épisodes de la
Bible, les scènes de la mythologie, les portraits des souverains et
de leurs favoris et favorites ? Leurs sujets n’offraient en bref que les
témoignages de la superstition et de l’oppression. Le même rap
port le soulignait : de « longs siècles d ’esclavage et de honte »
avaient détourné l’art de son « origine céleste ». Toutes ses pro
ductions étaient « marquées au coin de la superstition, de la flat
terie, du libertinage », au point que l’on était « tenté de briser tous
ses hochets du délire et du mensonge » 2. W inckelmann soupirait
comme l’amante éplorée devant la liberté retirée du monde et
conservée dans les pierres antiques. Les conservateurs du musée
républicain devaient, eux, affronter brutalement le paradoxe :
Conservatoire du Muséum national des arts], t. II, Paris, RMN, 1981, p. 228. La référence
à la tente d’Alexandre renvoie à un tableau de Le Brun longtemps considéré comme un
chef-d’œuvre de la peinture d’histoire.
1. Pierre Chaussard, dans La Décade philosophique, an VIII, premier trimestre,
p. 212, cité par H. Van der Tuin, Les Vieux Peintres des Pays-Bas et la critique artistique
en France de la premiere moitié du XIXe siècle, Paris, Vrin, 1948, p. 58.
2. Rapport de Varon, cité dans Y. Cantarel-Besson (éd.), L a Naissance du musée du
Louvre..., op. cit., p. 228.
le patrimoine de la liberté était là, dans leurs caisses, au cœur de la
capitale du monde républicain, mais les œuvres composant ce
patrimoine étaient le produit et la consécration de la servitude.
Fallait-il supprimer tous ces « hochets » et n ’accrocher aux murs
du Louvre que des toiles célébrant les grandes scènes de l’histoire
antique et l’héroïsme des armées révolutionnaires ? M ais, là même
où le sujet de l’action ne prêtait pas à controverse, une scission
plus profonde affectait la valeur d ’édification que l’on pouvait
prêter à la peinture. O n croyait maintenant l’avoir appris : celle-ci
ne pouvait trouver sa perfection à représenter une action. Elle
n’excellait vraiment qu’à représenter l’arrêt du mouvement. C ’est
pour cela que la peinture d ’histoire à message trouverait sa perfec
tion dans L ’Intervention des Sabines de David : le tableau d’une
action interrompant l’action guerrière. Le message positif de paix
pourrait s’y identifier au calme des lignes, mais non sans un
étrange sentiment résumé par un commentateur : la plus belle
figure du tableau était pour lui celle d ’un écuyer dont « les formes
juvéniles et admirables respirent tout l’id éal1 ». M ais cette figure
idéale semblait indifférente à l’action. L ’écuyer tournait le dos
aux combattants comme aux femmes qui les séparaient.
1. P. Chaussard, Sur le tableau des Sabines par David, Paris, C. Pougens, 1800, p. 17.
2. Rapport de Varon, cité dans Y. Cantarel-Besson (éd.), La Naissance du musée du
Louvre..., t. II, op. cit., p. 228.
œuvres. Com m ent exposer au peuple républicain le cycle peint
par Rubens à la gloire de Marie de M édicis, l’intrigante veuve du
« tyran » Henri IV ? La solution choisie fut d ’en extraire les deux
tableaux les moins immédiatement lisibles, les plus allégoriques :
deux peintures consacrées à la réconciliation de la reine mère avec
son fils, le jeune Louis XIII. Ces tableaux devenaient de pures
représentations de la concorde en général. La reine, de profil à
l’arrière-plan, était en partie masquée par Mercure et par deux
figures de la Paix qui laissaient le premier plan à un énigmatique
personnage à demi nu aux muscles saillants. Ces fragments déta
chés devenaient inintelligibles comme scènes d ’histoire et susci
taient par force un regard « désintéressé » sur l’idéalité picturale
des figures : « Extraite de leur séquence narrative, l’allégorie com
pacte des scènes les rendait illisibles sinon comme peintures figu
ratives et comme exemples du pinceau de R ubens; les figures
nues du premier plan n’en prirent que plus de relief comme signi
fiants de l’id é a l1 ».
1. Andrew McClellan, Inventing the Louvre: Art, Politics, and the Origins o f the
Modern Museum in Eighteen Century Paris, Cambridge University Press, 1994, p. 1 ΙΟ
Ι 11 (je traduis).
2. Charles Lenormant, Les Artistes contemporains. Salon de 1833, t. II, Paris, A. Mes
mer, 1833, p. 116-117. En marge du commentaire d’un tableau de Decamps, Lenor
mant oppose « l’attention passionnée » que soulèvent dans les ventes les tableaux de
genre d’un Metsu ou d ’un Mieris à l’attitude glacée qu’y suscitent ces tableaux d’his
toire auxquels on promettait naguère l’immortalité.
célébré la perfection du climat grec ou italien qui donnait un air
de noblesse aux gens du peuple les plus misérables. Faute de soleil,
d ’air léger et de ciel bleu limpide, ces voyageurs retrouveront des
tableaux à chaque coin de rue et s’exalteront comme Thoré à
Gand, « où les filles du peuple marchent comme des princesses »,
et où « Rubens a pris le type de ses saintes femmes et les nobles
suivantes de Marie de Médicis » !. En 1824, le rédacteur du Globe
consacre l’appartenance de Raphaël et d’Adrian Brouwer au
même art : « T ou t ce qui fait partie de l’univers, depuis l’objet le
plus élevé jusqu’au plus bas, depuis la céleste M adonna di Sisto
jusqu’aux ivrognes flamands, est digne de figurer dans ses
œ uvres2 ». Ce républicanisme sociologique de l’art, marquant la
conjonction entre la vie animant la surface picturale et l’égalité de
tous les sujets, trouvera son incarnation en un homme : Etienne,
Joseph, Théophile Thoré, député révolutionnaire de la Deuxième
République, qui, sous le nom de plume de W ilhelm Bürger,
contribuera à la gloire de deux artistes encore obscurs au temps de
Hegel : Franz Hais et Jan Vermeer. D éjà dans l’égale attention
que les anciens maîtres, V an Eyck, M em ling ou Rogier V an der
Weyden accordaient « au paysage et à ses mille accidents, au brin
d ’herbe comme à la branche de rosier ou aux ramures du chêne, à
l’oiseau comme au lion, à la chaumière comme à l’architecture la
plus ciselée », Thoré reconnaît « cette espèce de panthéisme, de
naturalisme, de réalisme si l’on veut », qui est pour lui un trait
permanent des écoles flamandes et hollandaises : « Toutes les
classes du peuple, toutes les particularités de la vie domestique,
toutes les manifestations de la nature y seront acceptées et glori
fiées 3 ». Les rédacteurs français de L Artiste développent au profit
d’un art de leur temps cette alliance entre la liberté de l’art et
l’égalité de ses sujets qui fait du tableau de genre le véritable
tableau d ’histoire. Celui-ci exprime en effet dans les vibrations de
la surface colorée l’histoire plus large et plus profonde des mœurs,
la chronique des gens ordinaires et de la vie quotidienne qui a
1. Les sept articles consacrés par Gautier au projet de Chenavard dans La Presse du
5 au 11 septembre 1848 ont été repris dans son recueil L ’A rt moderne, Paris, M. Lévy
Frères, 1856, p. 1-94.
moins attentifs à la signification et à la destination des tableaux.
Cette indifférence pourrait signifier que la peinture est désormais
une simple affaire de formes et de lumière, de lignes et de cou
leurs. A première vue, l’éloge des petits mendiants de Murillo ou
des scènes de genre hollandaises ou flamandes semble illustrer
cette idée. Il ne faut pas, en effet, se méprendre sur le « réalisme »
de la représentation des petits mendiants. Celui-ci est lui-même
le résultat d ’un processus d ’abstraction. L ’enfant qui se laisse
épouiller n’est pas simplement une représentation de la vie quoti
dienne à Séville. Il est d ’abord une figure détachée d ’un autre type
de tableau où elle avait une fonction définie : celle d ’illustrer les
œuvres de la charité. Sur une toile accrochée aux murs de l’hôpital
de la Caridad, le même Murillo a représenté un enfant tout sem
blable. M ais c’est sainte Isabelle de Hongrie qui s’emploie à net
toyer son front teigneux, tandis qu’une vieille femme, ressemblant
à la mère attentionnée, figure une autre malade de l’hôpital. L ’au
tonomie de la peinture, c’est d ’abord l’autonomie de ses figures à
l’égard des histoires et des allégories où elles avaient leur place et
leur fonction. La représentation des gens de rien, des gens qui
n’ont pas d ’importance par eux-mêmes, permet de faire basculer
l’illustration des sujets vers la pure puissance de l’apparaître. Sur
les murs des galeries, la lumière des œuvres picturales se montre
indifférente à la qualité de ce qu’elle éclaire : « [ . . . ] garçons
d ’écurie, vieilles femmes, paysans occupés à souffler la fumée de
leurs pipes usées, scintillement du vin dans un verre transparent,
gaillards vêtus de vestes sales en train de jouer avec de vieilles
cartes1 ». Ce n’est pas la représentation de ces objets ordinaires
qui fait le prix du tableau, mais les miroitements et les reflets qui
animent sa surface, « l’apparaître tout à fait dépourvu d ’intérêt à
l’égard de l’o b jet2 ».
1. « Comme le cactus des Indes, c’est une civilisation nouvelle qui a éclaté dans la
nuit. Maintenant si votre imagination d’artiste a fait son lit dans une société composée
d’orgueils aristocratiques, de prétentions financières, d’amour-propres froissés, soit
sous les pieds du jésuitisme, soit entre’ les doigts nerveux d’une bureaucratie congréga-
niste, quelle sympathie devez-vous attendre d’une époque qui ne connaît plus vos
modèles, qui a crevé votre toile avec un pavé, sali vos couleurs avec la boue de juillet ? »
Le Figaro, 20 décembre 1830, cité dans V. dei Litto (éd.), Stendhal sous l’œil de la presse
contemporaine, 1817-1843, op. cit., g. 585.
autour de lui les calculs des fins et des moyens. N ous voyons enfin
le romancier mêler sans cesse ses réflexions à celles des person
nages et leur faire la leçon au nom de cette même science des
moyens de réussir dans le monde qu’il leur avait généreusement
prêtée. M ais au moment du coup de feu, tout calcul et toute
réflexion s’arrêtent. La lettre de dénonciation rédigée par un
obscur jésuite de province a ruiné tout à la fois les rêves de
Julien, de M athilde, et du marquis de la M ole. Vient alors une
pure succession d ’actes que rien n ’annonce ni ne motive, et qui
se déroulent en moins de temps narratif que n ’en requérait
jusque-là la moindre attitude composée par l’un des deux
amants à l’intention de l’autre. Julien quitte M athilde, part
pour Verrières, achète un pistolet, tire sur M adam e de Rénal
puis demeure immobile et se laisse, sans réaction, conduire à
cette prison où il goûtera enfin avec elle le bonheur parfait, sans
esquisser, à aucun moment, la plus légère ébauche d ’explication
de son acte. Sans doute le coup de pistolet a-t-il pour le lecteur
une cause évidente : la lettre dénonciatrice signée par M adam e
de Rénal. M ais cette cause n’est à aucun m om ent intégrée aux
réflexions et sentiments de Julien. Si elle ne l’est pas, c’est tout
simplem ent parce qu ’elle ne peut pas l’être : le moindre de ces
calculs dans lequel le romancier jusque-là se com plaisait avec lui
aurait en effet suffi à détourner le héros d ’un acte qui est la plus
absurde des réponses à sa situation.
Ainsi l’acte auquel aboutit tout le réseau des intrigues est aussi
ce qui l’annule en ruinant toute stratégie des fins et des moyens,
toute logique fictionnelle des causes et des effets. Cet acte a défi
nitivement séparé le plébéien ambitieux de la rationalité causale
et de la temporalité même où s’inscrivaient ses fins de conquête.
L ’action, les « choses réelles », c’est, nous dit maintenant Stendhal,
l’affaire des « cœurs aristocratiques », des représentants de l’an
cien monde. M athilde, la jeune aristocrate fascinée par les sei
gneurs insoumis des temps de la Ligue, s’en chargera seule, quitte
à ce que sa passion noble de l’action se conclue dans la seule
invention d’un cérémonial funéraire de mauvais goût (mais les
hommes d ’action de la nouvelle société ne feront pas mieux : l’en
terrement pompeux de la fille de Ferragus sera, chez Balzac, le
plus grand succès des Treize). La vie idéale, voilà ce qui peut seul
donner le bonheur parfait aux êtres obscurs dont la société ne se
souvient pendant deux semaines qu ’en cas de crime spectaculaire.
La société d ’avant la Révolution, qui se croyait éternelle, aimait se
payer à l’occasion quelque bon temps - érotique ou narratif - ,
avec les paysans parvenus, au teint frais et aux rudes manières,
qu ’elle pouvait toujours renvoyer aux champs après usage. M ais
avec ces fils d ’ouvriers fluets à l’allure de filles dont les leçons des
prêtres ont fait des latinistes et le récit des exploits napoléoniens
des am bitieux, la nouvelle société ne peut plus s’abandonner à
ces jeux innocents. La plus large place qu ’elle offre à leurs am bi
tions est celle du fait divers. Le sujet du Rouge et le Noir a, de
fait, été inspiré par deux faits divers, deux crimes singuliers, tirés
de la toute nouvelle Gazette des Tribunaux , qui est le mémorial
des actes criminels signalant l’intelligence et l’énergie dange
reuses des enfants du peuple. Cette gloire de deux semaines est
la vraie fin promise au plébéien ambitieux, la gloire à laquelle
Julien préfère la pure jouissance de la rêverie qui le soustrait au
temps. Et le livre qui raconte l’histoire de ce destin exemplaire
ne peut s’achever qu’en dissociant, comme Julien, le fait divers
qui occupe la société pendant quinze jours et le pur présent de
cette jouissance.
Mais cette fin fait retour sur le commencement. C ’est en fait
dès le début que le cœ ur de Julien s’est trouvé partagé, et le roman
avec lui. Il y a les grands desseins que le jeune homme nourrit en
lisant le Mémorial de Sainte-Hélène, et il y a les « petits événe
ments » qui scandent la vie chez Monsieur de Rénal. Mais ces « petits
événements » sont, eux-mêmes, de deux sortes : certains obéissent
à la logique classique des petites causes productrices de grands
effets, tels le rempaillage des matelas ou la chute d ’une paire de
ciseaux qui rendent M adam e de Rénal complice, malgré elle, de
Julien. D ’autres ne sont pris dans aucun enchaînement de causes
et d ’effets, de fins et de moyens. Ils suspendent au contraire ces
enchaînements au profit du seul bonheur de sentir, du seul senti
ment de l’existence : ce sorft une partie de campagne, une chasse
aux papillons, ou la douceur d ’un soir d’été sous l’ombrage d ’un
tilleul avec le bruit léger du vent. D ans ce tressage hétérogène des
petits événements, les grands desseins se trouvent écartelés entre
deux logiques : il y a le devoir de Julien qui lui commande de
prendre sa revanche sur ceux qui l’humilient, en se rendant le
maître de la femme de son maître ; et il y a le pur bonheur d ’un
m om ent sensible partagé : une m ain qui s’abandonne à une autre
dans la douceur du soir sous le grand tilleul. Toute l’histoire des
rapports entre Julien et M adam e de Rénal est faite de la tension
entre ce devoir et ce plaisir. M ais cette tension fictionnelle n’est
pas simple affaire de sentiments individuels. Elle oppose en fait
deux manières de sortir de la sujétion plébéienne : par le renver
sement des positions ou par la suspension du jeu même de ces
positions. Le moment où Julien triomphe est celui où il cesse de
combattre, où il partage simplement, en pleurant aux genoux de
M adame de Rénal, la pure égalité d ’une émotion. Ce bonheur-là
suppose que le conquérant se dépouille de toute « adresse » et que
1’« objet » aimé ne soit justement plus objet de rien, qu’il soit
dépouillé de toute détermination sociale, soustrait à toute logique
des moyens et des fins. C ’est ce bonheur que Julien a goûté avec
M adam e de Rénal dans la retraite champêtre de Vergy. Il y a
renoncé en prenant le chemin de Paris et de ses grandes espé
rances. Il le retrouvera dans la prison où il n’a rien à attendre
sinon la mort. Ce bonheur se résume en une formule simple :
jouir de cette qualité de l’expérience sensible que l’on atteint dès
qu ’on cesse de calculer, de vouloir et d ’attendre, dès qu’on se
résout à ne rien faire.
Ce ciel du plébéien dont Julien jouit dans sa cellule ou sur la
terrasse de la prison, il n’est pas difficile d ’en reconnaître l’origine.
C ’est le même ciel dont jouissait soixante-dix ans plus tôt, de
l’autre côté du Jura, un autre fils d ’artisan, Jean-Jacques Rous
seau, couché tout l’après-midi dans le fond de sa barque sur le lac
de Bienne. C ’est là que le plébéien repoussé par la société s’était
réfugié comme dans une prison accueillante : « Dans les pressen
timents qui m ’inquiétaient j ’aurais voulu qu ’on m ’eût fait de cet
asile une prison perpétuelle, qu ’on m ’y eût confiné pour toute ma
vie, et qu’en m ’ôtant toute puissance et tout espoir d ’en sortir, on
m ’eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme
de sorte qu ’ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j ’en eusse
oublié l’existence et qu ’on y eût oublié la mienne au ssi1 ». La
« vraie » prison dans laquelle est enfermé l’assassin de fiction est
toute semblable à la prison métaphorique où l’homme qui se dit
condamné par ses semblables eût souhaité finir sa vie. C ’est aussi
dans une prison que le jeune Fabrice del D ongo - dont le lecteur
de La Chartreuse de Parme est invité à penser qu’il est le fils adul
térin d’un de ces enfants du peuple dont la Révolution française a
fait des généraux - goûte, en regardant la fenêtre de Clélia, un
bonheur que les intrigues du monde, les succès du prédicateur et
la possession des femmes ne pourront jamais égaler. Le fils du
charpentier fume des cigares sur la terrasse, le fils de la marquise
s’emploie, lui, aux travaux de menuiserie qui lui rendront son carré
de ciel et la vue sur la fenêtre aux cages d ’oiseau. Cet échange des
rôles revient à la même (in)occupation : ne penser à rien d ’autre
qu’au moment présent, ne jouir de rien d ’autre que du pur senti
ment de l’existence et, éventuellement, du plaisir de le partager avec
une âme également sensible. Le fils de l’horloger de Genève a très
précisément désigné le contenu de cette jouissance : « Le précieux
fa r niente fut la première et la principale de ces jouissances que je
voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant
mon séjour ne fut en effet que l’occupation délicieuse et nécessaire
d ’un homme qui s’est dévoué à l’oisiveté2 ».
Il faut bien saisir la puissance de subversion de cet innocent fa r
niente. Le fa r niente n’est pas la paresse. Il est la jouissance de
l’ otium. Votium est proprement le temps où l’on n’attend rien, ce
temps précisément interdit au plébéien, que le souci de sortir de
sa condition condamne à toujours attendre l’effet du hasard ou de
l’intrigue. Il n’est pas l’inoccupation mais l’abolition de la hié
rarchie des occupations. L ’antique opposition des patriciens et
des plébéiens est en effet d ’abord une affaire d’« occupations »
différentes. Une occupation, c’est une manière de remplir le
temps de la vie qui définit aussi une manière d ’être des corps et
des esprits. L ’occupation des patriciens est d 'agir, de poursuivre
1. Victor Hugo, préface de Marie Tudor, dans Théâtre complet, t. II, Paris, Galli
mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 414.
2. H. de Balzac, préface de Ferragus, chef des Dévorants, dans La Comédie humaine,
t. V, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 792.
3. Ibid., loc. cit.
voir et les infimes événements qui scandent la vie ralentie des
intérieurs domestiques dans les petites villes de province. Les phi
losophes et les critiques ont privilégié une figure exemplaire de
cette démission, le « préférer ne pas » du clerc Bartleby. Mais le
« choix de ne pas » du clerc Bartleby n’est que le revers de l’acte
irrationnel de cet autre homme de plume et de copie qu’est le
secrétaire du marquis de la Mole. Au moment décisif, Julien agit
sans choisir : il se soustrait à l’univers où il faut toujours choisir,
toujours calculer les conséquences de ses choix, toujours copier
les bons modèles de stratégie politique, guerrière ou amoureuse.
A u prix d ’un seul acte irraisonné, il passe de l’autre côté, celui de
la « vie idéale » où il est possible de « ne rien faire ». Il n’est pas
nécessaire de singulariser la figure de Bartleby jusqu’à en faire
comme Deleuze un nouveau Christ. Le « préférer ne pas » n’est
pas la singularité d ’un comportement excentrique portant une
leçon générale sur l’humaine condition. Il est la loi de cette litté
rature qui a renversé les préférences des belles-lettres et les hiérar
chies sur lesquelles elles reposaient. Nulle situation, nul sujet n’est
« préférable ». T out peut être intéressant, tout peut arriver à n ’im
porte qui, tout peut être copié par l’homme de plume. Cette loi
de la littérature nouvelle est bien sûr suspendue à l’autre nou
veauté : n’importe qui peut se saisir d ’une plume, goûter n’im
porte quelle sorte de plaisir, nourrir n’importe quelle ambition.
La toute-puissance de la littérature, celle qu’elle prête à ces sociétés
de manœuvriers de haut vol qu’elle imagine, au prix de faire
tomber leurs intrigues en quenouille, est l’autre face des mani
festes qui disaient hier que le tiers état, qui n’est rien dans l’ordre
social, doit y être enfin quelque chose, et qui diront demain avec
le chant des prolétaires : « N ous ne sommes rien, soyons tout ».
Cette aspiration au tout marque le temps des grands récits,
dit-on volontiers. Assurément c’est le temps où s’énoncent les
grandes explications de l’ordre - ou du désordre - de la société, les
téléologies de l’histoire et les stratégies de transformation du monde
fondées sur la science de l’évolution. C ’est aussi celui des grands
cycles romanesques qui prétendent embrasser une société, traverser
toutes ses strates, montrer, à travers une famille exemplaire ou un
réseau d ’individus, les lois de ses transformations. Or cette solida-
rite entre le récit politique socialiste et le récit littéraire « réaliste »
semble se défaire d ’emblée. La littérature qui explore, au nom du
tout possible de l’écriture, ce monde social nouveau où tout est
possible, semble conduire le grand récit de la société entièrement
maîtrisable vers sa propre annulation. Julien Sorel ne trouve le bon
heur que dans la prison qui précède la mort, dans la ruine définitive
de toute stratégie d ’ascension sociale. Mais son destin, en retour,
frappe de nullité toutes ces machinations que le romancier se com
plaît à décrire et où une société épuise ses énergies. Cette dépense
vaine des énergies sera la morale commune de La Comédie humaine
de Balzac et de 1’« histoire naturelle d’une famille sous le Second
Em pire » de Zola. Tout au plus celui-ci donnera-t-il une valeur
dérisoirement positive à cette vanité : dans l’ancien cabinet du doc
teur Pascal, la layette de son fils incestueux prendra la place des
notes qui expliquaient scientifiquement l’évolution de la famille et
le destin de tous ses membres ; les notes sont parties en fumée, et le
poing levé du nourrisson, Messie d ’un autre genre que celui de
Bartleby/Deleuze, chante, pour toute science, l’hymne à la vie
poursuivant opiniâtrement son propre non-sens. La fiction litté
raire a épousé le mouvement de l’histoire tel que le décrit la science
révolutionnaire : le grand bouleversement de la propriété, l’essor
des rois de la finance, des boutiquiers et des fils de paysans par
venus, les paradis artificiels de la ville du commerce et des plaisirs,
la misère et la révolte qui grondent dans les enfers industriels ; mais
c’est pour substituer à l’avenir promis par la science sociale et l’ac
tion collective le pur non-sens de la vie, celui de la volonté obstinée
qui ne veut rien. Ce n’est pas qu’elle se complaise à contredire la
science socialiste. C ’est plutôt peut-être qu’elle en révèle le revers :
la science de la société portant en ses flancs un avenir de liberté est
née, en même temps que la philosophie du vouloir-vivre qui ne
veut rien, sur le même sol, celui de la décomposition des anciennes
hiérarchies de l’ordre social et de l’ordre narratif.
L ’année où le peuple de Paris chasse le dernier roi de droit
divin, l’aventure de Julien Sorel porte cette révélation troublante :
le bonheur du plébéien n’est pas de conquérir la société, il est de
ne rien faire, d ’annuler hic et nunc les barrières de la hiérarchie
sociale et le tourment de les affronter, dans l’égalité de la pure
sensation, dans le partage sans calcul du moment sensible. C ’était
déjà, douze ans avant la prise de la Bastille, la leçon de l’auteur des
Rêveries du promeneur solitaire. Le conflit des deux égalités, du
rêve révolutionnaire et de la rêverie plébéienne, relève d ’une autre
étude ; ce qui doit nous retenir ici est la façon dont le grand genre
romanesque vient au jour mordu par son contraire, le bonheur de
ne rien faire, le suspens du moment où l’on éprouve le seul senti
ment de l’existence « sans intervalle », sans souffrance des épreuves
du passé, sans souci des calculs de l’avenir. Pour Julien, ce moment
se situe tout près de sa fin. M ais c’est le roman nouveau qui naît
lui-même tout près de sa fin, absorbé par la multiplicité de ces
infimes événements susceptibles de creuser au sein de la plus
modeste des vies ces abîmes au fond desquels se perd tout en
chaînement intelligible des causes et des effets, toute narration
ordonnée de l’évolution des individus et des sociétés. Il naît
doublé par deux genres rêveurs qui finiront par dévorer ses éner
gies. C ’est d ’abord le poème en prose qui annule l’action pour
étendre le suspens de la sensation, la petite scène qui suffit à
résumer un monde : ainsi, chez Baudelaire, une petite vieille dans
un jardin public ou un regard d ’enfants pauvres sur les lumières
d ’une terrasse de café. C ’est ensuite la nouvelle qui économise
l’action pour la ramener à un coup de vrille foré dans l’immuable
de la vie ordinaire, au trou qui engloutit les personnages ou se
cicatrise au profit de la seule répétition : c’est, chez Maupassant,
la promenade printanière au terme de laquelle un petit employé
pour une fois sorti de sa routine se suicide, ou la douleur d ’une
vie, privée de l’amour auquel elle avait droit, qui perce un court
instant avant de se refermer à nouveau1; chez Tchékhov, les
larmes au souvenir d ’un soir d ’été où l’amour et le bonheur étaient
à portée de main, ou le moment de révolte où la petite bonne-
enfant-esclave étouffe l’enfant qui l’empêche de dorm ir2. Le
1. Cf. Guy de Maupassant, Promenade, dans Contes et nouvelles, t. II, Paris, Galli
mard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 127-132, et Mademoiselle Perle,
dans ibid., p. 669-684.
2. Anton Pavlovitch Tchékhov, Récit de Madame X et Dormir, dans Gérard Conio
(éd.), Le Violon de Rothschild et autres nouvelles, tr. fr. A. Markowicz, Aix-en-Provence,
Alinéa, 1986, p. 145-151 et 49-56.
temps du roman moderne est coupé en deux : il est celui du bou
leversement révolutionnaire qui rend tout le mouvement de la
société lisible et maîtrisable par la pensée ; et il est celui du suspens
qui ramène ce mouvement à l’instant et au carré d ’espace où tout
se joue de l’égalité ou de l’inégalité des destins. Le roman nouveau
naît dans l’écart des deux, il naît comme l’histoire de la faille que
le grand bouleversement des conditions sociales et l’infime
désordre de la rêverie plébéienne ont mise au cœur des logiques
de l’action.
4. Le poète du monde nouveau
Boston, 1841-New York, 1855
1. Ralph Waldo Emerson, « The Poet », dans Joseph Slater, Alfred R. Ferguson et
Jean Ferguson Carr (éds), The Collected Works o f Ralph Waldo Emerson, vol. 3, Essays,
Second series, Harvard University Press, 1983, p. 21-22 (sauf indication contraire, les
traductions présentées dans ce chapitre sont miennes).
2. Id., « The American Scholar », dans Alfred R. Ferguson (éd.), The Collected Works
o f Ralph Waldo Emerson, vol. 1, Essays, First Series, introduction et notes de Robert
E. Spiller, Harvard University Press, 1971, p. 67.
sa radicalité, l’idéal moderniste au sens fort, l’idéal d ’une poésie
nouvelle de l’homme nouveau.
Mais il faut bien voir ce qui fait le paradoxe de cette déclaration.
L ’homme qui l’adresse n’a lui-même aucun goût pour les activités
bancaires ou les estrades électorales : celles-là, pense-t-il, détournent
l’homme de la seule recherche qui vaille, celle de l’accomplissement
de sa propre nature. Et s’il aime le calme de la campagne, c’est pour
y être seul avec ses pensées ou avec des âmes semblables aux siennes,
non pour se mêler aux occupations des pêcheurs et aux divertisse
ments des bûcherons. Il n’a jamais voyagé dans les plantations du
Sud. Et la conquête de l’Ouest ou les annexions récentes du Texas
et de l’Oregon ne lui sont connues que par les journaux. Leur évo
cation ne relève d ’aucune passion personnelle pour la grande aven
ture du peuple neuf et des terres vierges. Elle définit d ’abord un
changement de paradigme poétique : la poésie du temps présent
rompt avec une certaine idée du temps, celle qui était normée par
les grands événements et les rythmes hérités du passé. Elle trouve sa
matière non plus dans la succession historique, mais dans la simul
tanéité géographique, dans la multiplicité des activités qui se distri
buent sur les divers lieux d’un territoire. Elle trouve sa forme non
plus dans les régularités métriques héritées de la tradition, mais
dans la pulsation commune qui unit ces activités.
Mais il ne faut pas se méprendre : la pulsation commune que le
poète nouveau doit faire ressentir dans les activités matérielles du
nouveau monde est elle-même toute spirituelle. L ’idéal du poète
nouveau peut rejeter les muses raffinées, et la norme de XAme
rican Scholar pour faire appel à « l’homme simple qui s’enracine
inexpugnablement dans ses instincts1 » ; il n’y a pourtant dans ces
fières proclamations rien qui relève d ’une naïve ivresse matéria
liste de peuple défricheur du continent nouveau. C ’est tout l’in
verse : si le poète nouveau peut et doit s’emparer des matérialités
de la moderne Amérique, c’est pour dénoncer le véritable m até
rialisme, celui qu’incarne la tradition empiriste et sensualiste an
glaise. Celle-ci commence par enfermer les choses matérielles
dans les limites de l’utilité et les abstractions de la propriété avant
1. Ibid., p. 69.
d ’opposer à ce monde vulgaire le monde réservé des plaisirs de
l’esprit. Le matérialisme, c’est le dualisme qui sépare le matériel
du spirituel en séparant les choses particulières de la vie du tout.
La tâche du poète américain est de rendre les matérialités vul
gaires du monde du travail et de l’existence quotidienne à la vie de
la pensée et du tout. Elle est d ’opposer à l’aristocratisme sensua-
liste anglais la révolution spirituelle opérée, au temps de la Ré
volution française, par les philosophes allemands. Ceux-ci ont
dégagé la vie spirituelle scellée dans toute réalité sensible, en
attente de la pensée qui doit la délivrer. L ’appel à chanter le pro
saïsme de la vie américaine peut donc se traduire strictement dans
ces lignes d ’apparence mystique qui disent pourtant exactement
la même chose : « N ous sommes des symboles et nous habitons
des symboles ; travailleurs, travail et outils, mots et choses, nais
sance et mort, tout cela est emblèmes ; mais nous nous attachons
aux symboles et, épris, comme nous le sommes, de l’usage écono
mique des choses, nous ne savons pas qu’ils sont des pensées. Le
poète, en y revenant par une intuition intellectuelle, leur confère
un pouvoir qui fait oublier leur ancien usage et donne des yeux et
une langue à tout objet muet et inanimé. Il perçoit l’indépen
dance de la pensée par rapport au symbole, la permanence de la
pensée face à l’accidentalité et à la fugacité du symbole. Les yeux
de Lyncée voyaient, dit-on, au travers de la terre. De même le
poète fait du monde un verre transparent et nous montre toutes
choses dans leur série et leur procession exactes. Car par cette
perception supérieure, il se tient un pas plus près des choses et
voit leur flux ou leur métamorphose ; il perçoit que la pensée est
protéique; que la forme de toute créature est habitée par une
force qui l’oblige à s’élever à une forme supérieure [...]. Tous les
faits de l’économie animale, le sexe, la nourriture, la gestation, la
naissance, la croissance, sont des symboles du passage du monde
dans l’âme de l’homme pour y subir un changement et y réappa
raître comme un fait nouveau et supérieur. Le poète emploie les
formes en conformité avec la vie, non avec la form e1 ».
1. R. W . Emerson, « The Poet », dans The Collected Works o f Ralph Waldo Emerson,
vol. 3, op. cit., p. 12-13.
En quelques lignes, Emerson nous donne l’épitomé de la philo
sophie idéaliste allemande —telle que Coleridge et Carlyle l’ont
traduite pour le m onde anglophone et que l’ont adaptée à leur
usage ces « transcendantalistes » américains soucieux d ’une reli
gion nouvelle de la vie, rompant le cercle de conformité intellec
tuelle et sociale tracé par la conjonction entre l’esprit propriétaire
américain —, la rigueur calviniste et l’empirisme lockéen. Les
couches de l’édifice sont ici aisément discernables. C ’est d ’abord
la double distinction opérée par la philosophie transcendantale
kantienne : d’un côté, la séparation des phénomènes et des choses
en soi; de l’autre, la définition du jugement esthétique dans sa
double opposition à la loi d ’entendement qui rend les choses
connaissables et à la particularité du désir qui veut se les appro
prier. Kant s’était appliqué à séparer les deux distinctions. Ses
successeurs s’étaient à l’inverse employés à les réunir pour faire de
la contemplation esthétique la voie conduisant de la détermina
tion intellectuelle finie des phénomènes à la connaissance absolue.
M ais il leur avait lui-même facilité la tâche par ce passage de la
Critique de la faculté de juger qui parle du langage chiffré par
lequel la nature nous parle symboliquement à travers ses belles
form es l. Ce langage chiffré avait trouvé son écho immédiat dans
les réflexions de Novalis faisant de toute chose une parole cryptée
et du langage lui-même un vaste poème. Il avait servi au jeune
Schelling pour conférer une position stratégique à la connaissance
artistique dans le Système de Vidéalisme transeendantal, au prix de
marier la tradition de l’idéalisme critique avec celle de la méta
physique néoplatonicienne : « Ce que nous nommons Nature est
un poème scellé dans une merveilleuse écriture chiffrée. Pourtant
l’énigme pourrait se dévoiler si nous y reconnaissions l’odyssée de
l’esprit qui, étrangement abusé, se cherchant lui-même, se fuit
lui-même, car à travers le monde sensible le sens s’aperçoit seule
ment comme au travers de mots, de même que c’est seulement à
travers une brume à demi transparente que transparaît le pays de
la fantaisie où s’en vont nos désirs. Toute belle peinture naît pour
1. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, tr. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin,
1979, § 4 2 , p . 133.
ainsi dire quand est supprimée la cloison invisible qui sépare le
monde réel et le monde id éal1 [...]. »
Supprimer la cloison séparant deux mondes, c’était le principe
même du « surnaturalisme naturel » revendiqué par Carlyle et
c’est encore le programme attribué par Emerson au poète nou
veau. Le poème est le miroir tendu aux choses pour fournir une
image de toute chose créée. Sans doute ce miroir « promené au
long des rues2 » est-il une métaphore partagée par des esprits bien
divers : on la trouve à peu près semblable chez le moins mystique
des écrivains du temps, Stendhal, qui l’attribue lui-même à Saint-
Réal. M ais il faut bien en comprendre ici la fonction. Le miroir
n’est pas une surface réfléchissante renvoyant les apparences des
choses. C ’est une surface polie, nettoyée de toute scorie pour que
les choses de la vie ordinaire y apparaissent purifiées de tout ce qui
les attache à l’utilité et à la propriété, rangées selon l’ordre divin
de cette « procession » qui exprime chez Plotin l’ordonnance
suprasensible des choses sensibles. M ais l’inverse est également
vrai : le monde idéal n’est pas un au-delà, il est le même que celui
où nous vivons. C ’est encore une leçon de ces philosophes qu’on
dit idéalistes : la poésie n ’est pas un monde de sentiments rares
ressentis par des êtres d ’exception et exprimés dans des formes
spécifiques. La poésie est la floraison d ’une forme de vie, l’expres
sion d ’une poéticité immanente aux manières d ’être d’un peuple
et de ses individus. La poésie n’existe en poèmes que si elle existe
déjà en attente dans les formes de la vie. Elle existe dans les « pre-
cantations » qu’offrent les formes de la nature : mer, crête monta
gneuse, Niagara, ou tout lit de fleurs dont l’oreille exercée entend
le poème et s’attache à le mettre en m o ts3; dans les rimes que
présentent les nodosités des coquillages marins, l’ode sauvage de
la tempête ou le chant épique de l’été et des moissons, mais aussi
1. Id., « The American Scholar », dans The Collected Works..., vol. 1, op. cit., p. 68.
2. Ibid., p. 67.
3. Id., « The Poet », dans The Collected Works..., vol. 3, op. cit., p. 10.
4. Cf. Thomas Carlyle, Sartor Resartus, tr. fr. M. Berrée, Paris, José Corti, 2008. La
théorie des symboles est notamment développée au IIIe livre dans les chapitres 3
(« Symboles »), 7 (« Fibres organiques ») et 10 (« La secte des dandys »). Rappelons que
c’est Emerson qui a édité et préfacé la première version en livre du texte de Carlyle,
d’abord paru en Angleterre sous forme d’articles.
5. R. W. Emerson, « The Poet », dans The Collected Works..., vol. 3, op. cit., p. 13.
On pourrait voir là un paradoxe : le penseur réclame la création
d ’une poésie américaine qui rom pe avec les canons académiques,
le culte d ’Homère, des ruines antiques et des colonnes doriques,
pour épouser le rythme du monde nouveau en gestation. Mais
c’est pour opposer en fait aux ruines et réminiscences de l’Anti-
quité_classique une autre antiquité et une autre Grèce, celle qu’ont
inventée les philosophes et poètes de l’idéalisme et du roman
tisme allemands : la Grèce de la poésie naïve schillérienne ou de
l’épopée hégélienne qui est « le livre de vie d ’un peuple », l’expres
sion d’un monde qui est poétique en lui-même : monde vivant
d ’avant la division du travail où le chant ne se sépare pas du culte,
la religion de la vie civile, le monde public de la vie privée, ou
l’œuvre de parole de l’œuvre des bras. Le poème de l’Amérique
nouvelle semble identique à celui de cette Grèce recréée par les
penseurs et poètes allemands. Mais il n’y a là nul paradoxe. Le
poète américain à venir doit en effet résoudre le problème ouvert
par la réinvention allemande de la poésie antique. A la poésie
naïve, à cette poésie d ’un monde où la culture ne se séparait pas
de la nature, Schiller avait opposé le destin moderne de la poésie
sentimentale : celle-ci était pour lui la poésie d ’un monde pro
saïque, marqué par la division du travail et la hiérarchie des acti
vités. Dans ce monde, la poésie devenait elle aussi une activité
séparée : un univers d ’événements, de pensées, de formes et de
rythmes choisis, mais aussi une activité déchirée, consciente d ’être
isolée de la vie commune. A ce destin séparé, Schiller avait opposé
la promesse d ’une poésie à venir, une poésie idéale, reconstituant,
au sein du monde de la pensée, l’unité perdue dans la vie m até
rielle. M ais Hegel avait prononcé son verdict à l’égard de cette
promesse : la poésie idéale ainsi conçue est une contradiction dans
les termes. Le monde de la pensée unie à elle-même commence
seulement là où la poésie cesse. La poésie, comme tout art, c’est la
pensée encore obscure pour elle-même, animant du soùffle de la
vie commune une réalité qui lui est étrangère : la pierre de l’archi
tecte ou du sculpteur, le pigment coloré du peintre, la matière
imagée et la contrainte temporelle du poème. La poésie est vivante
tant que le monde n’a pas encore dépouillé sa poéticité, que la pen
sée n’a pas encore séparé les formes de la connaissance de soi du
monde des images ni l’administration rationnelle des choses de
l’immédiateté des rapports humains. Face à la prose du monde
rationalisée, la poésie idéale est condamnée à mimer sa propre idée
en jouant avec des significations privées de tout contenu substantiel.
Le XIXe siècle, politique et poétique, n’a peut-être été que l’ef
fort incessant pour démentir ce verdict déclarant closes en même
temps la longue histoire des formes poétiques et la brève histoire
des troubles révolutionnaires modernes. Démentir le verdict
hégélien, c’est récuser l’idée qu’il propose du monde moderne :
l’idée d ’un temps où la pensée est enfin la contemporaine
consciente de son monde. Notre monde n’est pas contemporain
de sa pensée : tel est le contre-verdict de ceux qui veulent confier
aux masses assemblées ou au poète solitaire la tâche d ’une révolu
tion nécessaire. Q ui veut donner un sens au m ot modernité doit
tenir compte de ceci : le modernisme - artistique et politique -
n’est pas l’affirmation béate des grandeurs du travail, de l’électri
cité, du béton et de la vitesse. Il est d ’abord une contre-affirmation
sur la modernité : il nie que le m onde contemporain ait sa pensée
et la pensée contemporaine son monde. Cette contre-affirmation
contient en fait deux thèses. C ’est d ’abord une thèse de sépara
tion : le monde contemporain est structuré par une séparation à
abolir. La richesse subjective de l’humanité assemblée y demeure
étrangère aux hum ains, figée dans les dogm es de la religion ré
vélée, la mécanique de l’administration étatique ou le produit
du travail approprié par le capital; les signes de l’avenir y sont
encore chiffrés dans les fossiles des révolutions passées ou les hié
roglyphes barbares de la nouveauté industrielle et colonisatrice.
La révolution à venir est la reprise consciente de cette richesse
subjective fixée en monde objectif et le déchiffrement de ces
signes énigmatiques. « Il s’agit d’une confession, rien de plus », dit
le jeune M arx dans cette lettre à Ruge de septembre 1843, qui fixe
le programme de la modernité révolutionnaire en même temps
que celui des Annales franco-allemandes. Il ignore certainement, et
ignorera sans doute toujours que, l’année précédente, de l’autre
côté de l’Atlantique, un autre élève de l’idéalisme postkantien
avait fixé dans les mêmes termes la mission du poète nouveau :
« Tous les hommes vivent de la vérité et ont besoin de l’exprimer.
Dans l’amour, l’art, la cupidité, le travail, les jeux, nous essayons
d ’énoncer notre douloureux secret. L ’homme n’est que la moitié
de lui-même ; l’autre moitié est son expression [...]. L ’expérience
de chaque âge nouveau requiert une confession nouvelle et le
monde semble toujours en attente de son p o ète1 ».
La thèse de séparation se double ainsi d ’une thèse de non-
contemporanéité : le monde moderne est caractérisé par un écart
des temporalités. C ’est encore le jeune Marx qui en fixe, dans l’Alle
magne de 1843, la formule politique : la révolution à venir trouve
à la fois sa prémonition et sa tâche dans un double décalage tem
porel : la philosophie allemande a élaboré une pensée de la libéra
tion humaine qui est d ’ores et déjà au-delà de la révolution politique
française, mais qui n’a encore, quoi qu’en disent les hégéliens aca
démiques, aucun répondant dans la misérable réalité féodale et
bureaucratique de l’Allemagne contemporaine. La révolution alle
mande pourra donc sauter l’étape française des révolutions poli
tiques pour devenir directement une révolution humaine. Mais elle
le pourra seulement si elle fait sienne cette énergie de transforma
tion active du monde que les combattants français de la révolution
ont su et savent encore déployer sans pouvoir lui donner une for
mulation théorique à la hauteur du temps et de leur action.
La révolution emersonienne ne propose, elle, aucune émanci
pation collective. C ’est à des individus exemplaires qu’elle réserve
la tâche de donner à une communauté le sens et la jouissance de
sa propre richesse spirituelle et sensible. Le poète « représente
l’homme complet au milieu des hommes parcellaires2 », c’est lui
qui rattache les mots aux choses et informe ainsi ses contem
porains de la richesse commune, celle de l’âme universelle qui
s’extériorise en monde matériel. M ais précisément, c’est de leur
richesse commune qu’il les informe, non de sa propre richesse,
non de son talent personnel d ’artiste. Son pouvoir de nom m er les
choses est celui « de se livrer à Yaura divine qui respire à travers les
formes et de l’accom pagner3 ». Il n’est hom m e complet que par
1. R. W. Emerson, « The Poet », dans The Collected Works..., vol. 3, op. cit., p. 4-7.
2. Ibid., p. 4.
3. Ibid., p. 15.
sa capacité de rattacher chaque forme sensible particulière et
chaque mot du langage à la respiration du tout. Et il ne tient ce
pouvoir que de son aptitude à se nourrir de la puissance latente
dans l’expérience collective, à lire les hiéroglyphes inscrits dans la
nature sauvage et multiforme du continent nouveau, mais aussi
sur les traits et dans les gestes des multitudes hybrides qui l’explo
rent et la défrichent. L ’Amérique des joyeux bûcherons et des
farouches conquérants de terres vierges, celle où une foule dispa
rate est depuis peu conviée à des joutes d ’estrade sur ces affaires
communes que les pères fondateurs avaient voulu réserver aux
propriétaires éclairés, et où les libres esprits de la gentry bosto
nienne croisent les esclaves fuyant les plantations du Sud, cette
terre de chaos et de contrastes offre l’image d ’une modernité
bigarrée, toute opposée à celle de l’administration prussienne
définie par la philosophie berlinoise. Ici, plus q u ’ailleurs, le
contemporain s’affirme comme un choc entre des temporalités
hétérogènes et un écart radical entre une spiritualité en recherche
de corps et une effervescence matérielle en quête de pensée. Ici,
plus qu ’ailleurs, la tâche du poète nouveau peut retrouver, sur les
cendres de l’hellénisme académique, la puissance concrète de la
poésie homérique, celle qui exprime en même tem ps la colère
sauvage du guerrier Achille et la multiplicité des activités dont la
représentation orne son bouclier. Ici, plus qu ’ailleurs, enfin, la
tâche du poète peut s’identifier avec la construction d ’une com
munauté en possession de son propre sens.
Le poète nouveau, le poète moderne, est celui qui peut exprimer
la substance spirituelle présente dans la barbarie de l’Amérique en
gestation; exprimer cette puissance spirituelle commune, c’est
manifester la nature symbolique de toute réalité matérielle comme
de toute appellation prosaïque. Le symbole n’est pas l’expression
figurée d ’une pensée abstraite. Il est le fragment détaché du tout
qui porte la puissance du tout, qui la porte à condition qu’on le
tire de sa solitude de chose matérielle, qu’on le lie à d ’autres frag
ments et qu ’on fasse circuler entre ces fragments l’air qui est la
respiration du tout. La poésie de l’avenir pourra donc être carac
térisée par deux concepts en apparence contradictoires : on pourra
la dire idéaliste puisqu’elle s’attache à définir la puissance spiri
tuelle cachée dans la diversité des choses et des activités maté
rielles ; on pourra la dire matérialiste puisqu’elle ne concède à la
spiritualité aucun monde propre, qu ’elle en fait seulement le lien
unissant les formes et les activités sensibles. O n pourra de même
v lui conférer des noms apparemment antagoniques. O n pourra la
dire symboliste, puisqu’elle ne montre dans le tableau des choses
sensibles que la copie d’un texte écrit dans « l’alphabet des
astres1 ». O n pourra la dire unanimiste, puisqu’elle rend mani
feste qu’une chose n’est poétique que si on la rattache à la totalité
vivante qu’elle exprime. Sans doute les deux adjectifs expriment-
ils des poétiques différentes. La poétique symboliste singularise
l’élément tiers qui donne sa puissance à la série des formes as
semblées : « tiers aspect fusible » que suggère pour Mallarmé la
«relation entre les images e x acte »2; «troisièm e personnage»,
représentant du monde de l’âme, dont Maeterlinck souligne la
présence dans le dialogue banal de ces personnages d ’Ibsen qui
sçmblent « parler de la pluie et du beau temps dans la chambre
d ’un mort » 3. La poétique unanimiste, en revanche, confie à la
seule multiplicité des mots et des formes assemblés la puissance
de représenter sa propre infinité. M ais l’une et l’autre, entre le
temps de M allarmé et celui de Dziga Vertov, mêleront souvent
leurs formes et leurs effets pour deux raisons. T out d ’abord, la
poétique symboliste est une poétique égalitaire : elle donne à
toute chose et à tout rapport matériel ce pouvoir de symboliser
que la tradition poétique limitait à quelques rapports privilégiés.
Ensuite, l’une et l’autre reposent sur une même idée de la capacité
poétique : celle-ci est le pouvoir << d ’explorer le double sens, que
dis-je, le quadruple, le centuple sens, ou plus encore, de tout fait
sensible4 », et de trouver en toute forme sensible la puissance
suprasensible, la puissance d’infinitisation, qui la porte au-delà
1. Walt Whitman, Feuilles d ’herbe (1855), édition bilingue, tr. fr. É. Athenot, Paris,
JoséCorti, 2008, p. 189-191.
piquant, et plus il dure dans la mémoire des h o m m es1. » Et le
vertige même des noms com m uns de choses com m unes suit
l’indication donnée par Em erson sur le rôle du poète com m e
donneur de nom s, la valeur suggestive de « simples listes de
m ots » empruntées à un dictionnaire pour un « esprit im aginatif
et en état d ’excitation », et le fait que « ce qui serait vulgaire ou
obscène pour les gens obscènes devient glorieux quand on
l’énonce dans un nouvel enchaînement de pensées » 2. Le « cata
logue » est enchaînement et c’est l’enchaînement qui rachète
toute laideur et toute vulgarité : « C om m e c’est leur séparation
et leur arrachement à la vie de Dieu qui rend les choses laides, le
poète qui ré-ajointe les choses à la nature et au tout [...] dispose
à son gré des faits les plus disgracieux. Les lecteurs de poésie,
quand ils voient l’usine de village et le chemin de fer, s’im a
ginent que ceux-ci détruisent la poésie du paysage, car ces
œuvres de l’art ne sont pas encore consacrées dans leurs lec
tures ; mais le poète les voit tomber sous la loi du grand ordre
non moins que la ruche ou que la toile géométrique de l’arai
gn ée3 ». La m ultiplication à l’infini des activités, des choses et
des noms vulgaires, est alors l’accom plissement d ’une tâche spi
rituelle de rédemption.
L ’inventaire interminable ne relève donc pas d ’une myopie de
matérialiste collé à l’immédiateté des faits et des objets. Et l’affir
mation triomphale de celui qui se chante lui-même ne relève pas
davantage d ’un égoïsme n aïf de fier habitant du nouveau monde
individualiste. Elle participe de la vaste rédemption du monde
empirique proclamée par l’idéalisme allemand : rédemption d ’un
monde sensible où l’esprit reconnaît la forme extérieure d ’une
pensée divine qu’il connaît désormais comme sa propre pensée.
C ’est ce renversement primordial et non une sotte arrogance de
yankee mal dégrossi qu’exprime la déclaration initiale du recueil :
« Je me célèbre m oi-mêm e/Et tout ce que je dis de moi, tu le
1. R. W. Emerson, « The Poet », dans The Collected Works..., vol. 3, op. cit., p. 11.
2. Ibid., loc. cit. Whitman lui-même systématise une théorie de la multiplication des
noms dans un texte rédigé après la publication des Leaves o f Grass, The American Primer,
Horace Träubel (éd.), Duluth, Holy Cow! Press, 1987.
3. R. W. Emerson, « The Poet », dans The Collected Works..., vol. 3, op. cit., p. 11.
diras aussi de to i1 ». La formule ne traduit pas simplement la pensée
d ’Emerson affirmant que « Tous les hommes ont mon sang et j ’ai
le sang de tous2 ». Elle met en œuvre, plus profondément, la vertu
emersonienne de « self-reliance ». Celle-ci n’est aucune infatuation
de soi-même, mais le savoir « qu’il y a un grand Penseur et Acteur
responsable à l’œuvre partout où un homme est à l’œuvre3 ». Aussi
cette affirmation de soi va-t-elle de pair avec l’effacement du nom
propre du poète. Aucun nom d ’auteur ne figure sur la couverture
des Leaves o f Grass. Le nom « Walt W hitman » n’apparaît q u ’une
fois, dans le corps du texte, c’est-à-dire à la fois en son centre et
perdu dans sa masse. Il y apparaît avec les qualificatifs d ’« un
de la plèbe » et d ’un « kosm os », c’est-à-dire d ’un microcosme
de la communauté. Se mettre au centre de toutes choses, c’est affir
mer par le fait cette capacité intellectuelle de tous à l’exercice de
laquelle la plupart renoncent. C ’est délier les chaînes par les
quelles les choses sont tenues dans l’ordre utilitaire et monétaire,
et les individus dans le rôle assigné par la société. Dans une ver
sion antérieure, la fière affirmation de soi était prise dans une
déclaration d ’affranchissement :
Je suis votre voix —Elle était nouée chez vous —En moi elle
commence à parler.
Je me célèbre moi-même pour célébrer tout homme et toute
femme vivants ;
Je délie la langue qui était nouée chez eux,
Elle commence à parler par ma bouche 4.
1. Sur ce point, voir Stephen Stepanchev, « Whitman in Russia », dans Allen Gay
Wilson (éd.), Walt Whitman abroad, Syracuse University Press, 1995, p. 150 et 152.
qui, chez les cubistes et les futuristes, mêlent les signes du langage
au tracé des formes pour les identifier, soit à la peinture de la ville
moderne, soit à l’élan vers le futur de la patrie des travailleurs.
C ’est aussi pourquoi le lyrisme whitmanien viendra plus d ’une
fois contaminer de ses rythmes frénétiques les rigoureuses cons
tructions des cinéastes de l’avant-garde soviétique appliqués à
faire du cinéma le langage de la dialectique. Dziga Vertov peut
accuser Eisenstein de détourner le montage du ciné-œil pour res
taurer le cinéma narratif bourgeois. Eisenstein peut dénoncer en
retour le caractère cumulatif, non dialectique, du montage verto-
vien. M ais une chose est sûre : le montage de L 'Homme à la caméra
qui emporte les soins de la manucure, les tours des prestidigita
teurs et le travail à la chaîne dans le même rythme accéléré, doit
plus au Chant des occupations ou au Chant de la double Hache
qu’au Capital. Et la dialectique de La Ligne générale ne gagne sa
puissance démonstrative que dans les torrents de lait ou la fré
nésie des faucheurs emportés par le rythme whitmanien. La révo
lution de la production ne se dit dans les formes du poème
nouveau qu ’à oublier un temps la distance séparant l’éditorialiste
révolutionnaire des Annales franco-allemandes du conférencier
transcendantaliste de Boston.
5. Les gymnastes de l’impossible
Paris, 1879
Ami lecteur, savoure bien le livre que voici, sans en perdre une
syllabe, car il te renseignera sur les gens les plus intéressants que ce
siècle ait produits; sur ces admirables mimes et gymnastes, les
Hanlon Lees qui, lorsque tous se courbent vers la terre, disant que
ramper est bon, ne consentent pas, eux, à ramper et s’envolent vers
l’azur, vers l’infini, vers les étoiles ! Ainsi ils nous consolent et nous
rachètent de la vile résignation et de la platitude universelle. Ils ne
parlent pas, non justes Dieux! par manque de pensées, mais ils
savent qu’en dehors de la vie usuelle, la parole ne doit être employée
qu’à exprimer les choses héroïques et divines. Mimes admirables,
ai-je dit ; oui, même après Deburau et même dans le pays qui a pro
duit Deburau; car ils ont comme lui la mobilité du visage, l’idée
rapide qui le transfigure, l’éclair du regard et du sourire, la voix
muette qui sait tout dire, et, de plus que lui, ils ont cette agilité qui
leur permet de confondre dans un seul mouvement le désir et l’ac
tion, et qui les délivre de l’ignoble pesanteur. Comme celui de Jean-
Gaspard, leur visage est comédien, mais il pourrait se passer de
l’être ; en effet, de même que Deburau donnait par sa grimace l’im
pression et l’illusion de l’agilité, ils pourraient, eux, donner l’illusion
de la pensée par la rapidité et par la justesse rythmique de leurs
mouvements.
Je les aime avec la plus rigoureuse partialité, parce qu’ils sont tout
à fait les alliés et les complices du poëte, et parce qu’ils poursuivent le
même but que le poëte lui-même. À l’origine l’être humain était
triple ; il contenait en lui trois êtres : un homme, une bête et un dieu.
À la sociabilité qui fait l’homme, il joignait l’instinct, ia course rapide,
la grâce naïve, l’innocence, les sens aigus et parfaits, le bondissement
de joie, la certitude des mouvements de ranimai, et aussi ce qui fait
le dieu, la science des vérités surnaturelles et la nostalgie de l’azur.
Mais il n’a pas tardé à tuer en lui la bête et le dieu, et il est resté
l’homme social que nous connaissons [...]. Ressusciter dans l’être
humain la bête et le dieu, telle est l’œuvre que poursuit le poëte, resté
instinctif dans un monde bourré de lieux communs, et dont la pensée
plane ailée et libre au-dessus des sottises affairées ; elle est aussi l’œuvre
que poursuit le mime et le gymnaste. Mais ce que le poëte ne fait que
figurativement, à l’aide de ses rythmes envolés et bondissants, le
mime, lui, le fait en réalité, au pied de la lettre ; c’est sa propre chair
qu’il a affranchie de la maladresse, de la lourdeur péniblement acquise
par l’homme social ; il a retrouvé la course effarée du jeune faon, les
bonds gracieux du chat, les sauts effrayants du singe, l’élan fulgurant
de la panthère, et en même temps cette fraternité avec l’air, avec
l’espace, avec la matière invisible, qui fait l’oiseau et qui fait le dieu.
1. Dans l’ordre, Viande et farine, Les Cascades du diable, Une soirée en habit noir,
Le Frater de village, Pierrot menuisier et Do, mi, sol, do. Sur ces pantomimes, outre
les Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees, on peut notamment consulter
énergie exubérante, Banville retient deux traits essentiels : le pre
mier est l’abolition de la pesanteur, au double sens, physique et
social, du terme. Les Hanlon Lees sont d ’abord des êtres qui
volent, des animaux agiles qui s’élancent vers le ciel. La trilogie
animal/homme social/dieu rappelle évidemment ces définitions
trinitaires de l’homme qui ont circulé tout au long du XIXe siècle,
nourrissant aussi bien les philosophies de l’humanité et les plans
de communautés idéales que des techniques du corps, telle la
méthode de formation de l’acteur de François Delsarte, fondée
sur la trinité du vital, du mental et de l’anim ique l. M ais ces défi
nitions étaient toutes tendues vers un idéal d ’intégration. Ainsi
l’étude de la trinité delsartienne fonde une science de l’expression
exacte et, au siècle suivant, les réformateurs de la danse mettront
Delsarte au rang des novateurs, opposant la connaissance exacte
des ressources du corps et de la gravité aux pirouettes de la danse
en pointes et tutu. Banville, lui, opère un mouvement inverse. Il
défait la trinité pour mieux opposer aux pesanteurs sociales l’élan
identique de l’animal agile et de la créature divine vers les hau
teurs célestes.
S ’élancer vers l’idéal est, de fait, ce dont les poëtes - Banville,
comme M allarmé, les couronne encore d ’un tréma - ont cou
tume de se vanter. M ais il est courant d ’opposer cet envol des
mots vers l’azur aux grossières pitreries du cirque. Or Banville
renverse la perspective : le clown acrobate réalise littéralement,
matériellement, ce qui reste un idéal et une métaphore pour le
fabricant de vers. Contre les pesanteurs terrestres et les jeux de
rôles sociaux, il sait mobiliser plus que le désir des cerveaux
rêveurs : l’énergie instinctive de l’animal qui transforme le désir
en action ou plutôt rend l’un et l’autre identiques. La distance
sentimentale de la poésie en quête d ’une patrie perdue s’annule
dans l’instantanéité des mises en mouvement, des apparitions et
des disparitions du mime acrobate. Celle-ci peut s’identifier stric
tement au rêve puisqu’elle supprime, avec la distance de la pensée
1. Hugues Le Roux, Les Jeux du cirque et de la vieforaine, Paris, Pion, 1889, p. 215.
2. J. Richepin, Braves gens, op. cit., p. 178.
3. Ibid, p. 180-181.
tonné avec des yeux étincelants de fièvre et une bouche tressaillant
en un rictus de fou ; toute son action consiste à chanter avec les
autres, sur un rythme obsédant « we are the happy zigzags », et à
s’immobiliser dans de douloureuses contractions, comme pétrifié
dans l’horreur devant des images d ’hallucination. Avec la lente
mélodie qui s’endiable, les grimaces qui deviennent frénétiques et
les contorsions qui s’exagèrent jusqu’à l’épilepsie, un long frisson
d ’épouvante parcourt la foule, le public s’agite avec ces agités, les
femmes poussent un grand cri rauque et se cachent la face dans les
mains en sanglotant ou rient d’un rire m aladif1. En un sens, ce
spectacle est la réalisation de l’idéal artistique nouveau, où la pan
tomime est ramenée à un pur éclair graphique : « Cette synthèse,
cette imagerie en action par des postures brusquement immobili
sées, ce raccourci de la pantomime, ça c’était l’art absolu, l’abou
tissement suprême de mes théories. Zig, zag, p af ! tout un drame
fulgurant, passant comme un train express, surgissant comme un
paysage à la lueur d ’un éclair2! ». M ais cette idée de l’art absolu,
Tom bre l’a conçue en mimant le delirium tremens pour des spec
tateurs de cabaret. Il a découvert du même coup qu’elle était
la simple exhibition de la maladie moderne de l’âme et de la civi
lisation : « Rien que mon physique, m a gueule, mon geste. Et
tout l’alcool incarné là-dedans ! Toute l’humanité moderne, nervo-
sée, martyrisée, diabolisée, emparadisée par cet alcool qui est son
D ie u 3 ».
A cette vision de la pantomime épileptique s’oppose, il est vrai,
le goût des lettrés du Cerclefunambulesque désireux de ressusciter
la pantomime en la transportant des petites salles populaires dans
l’écrin des salons distingués. Dans ce cadre, ces disciples de
Champfleury la font osciller entre la comédie de mœurs et la
« pantomime mystique » répondant à 1’« instinct d ’art synthé
tique qui séduit aujourd’hui nos jeunes gens de lettres » 4. Tantôt
le poète Pierrot s’emploie à débaucher Colombine dont Cassandre
1. Ibid., p. 459-463.
2. Ibid., p. 477.
3. Ibid., p. 478.
4. Félix Larcher et Paul Hugounet, Les Soirées fiinambulesques. Notes et documents
inéditspour servir à l ’histoire de la pantomime, Paris, Ernest Kolb, 1891, p. 58.
lui a confié l’éducation littéraire ; tantôt il est trompé par la même
Colombine qui rêve d ’un beau militaire pendant qu’il dicte à la
M use les vers du Vase brisé de Sully Prudhom m e; tantôt encore,
parti à la recherche d ’un trésor caché dans le Sphinx, il tire de son
sommeil une Brunehilde égyptienne, nommée Hermonthis. Pour
acquérir d ’elle le lotus sacré, emblème de joie infinie, il devra
renoncer à la vie et venir à ses pieds « se coucher en une pose hié
ratique et baiser de ses lèvres mourantes le lotus con quis1 ». Paral
lèlement, tel homme de lettres se plaît à « rêver sur une scène aux
décorations correctes une succession de gestes nobles et calmes,
un arrangement de plis harmonieux dans les habits des person
nages » tout en louant également « les folles boutades anglaises »
et « les douloureuses et tendres rêveries qui auraient pour cadre
un jardin aux jets d ’eau doucement bruissants et pour lesquels
semble écrite certaine musique de Schumann » 2.
Face à la transformation de la pantomime en piécette de salon,
entre la version naturaliste du Pierrot épileptique et les rêveries
symbolistes de nobles attitudes sur fond de jets d ’eau, le texte de
Banville maintient le nœud essentiel du rêve poétique et de la
performance gymnastique. L ’avenir de cette alliance du poète, du
clown et du gymnaste, ce ne sont pas pourtant les faiseurs de vers
et les auteurs de théâtre qui l’assureront, mais deux arts nouveaux,
né, l’un, sur la scène du théâtre, l’autre dans les lieux d ’attractions
populaires. Le premier s’appelle « mise en scène » : art né d ’un
renversement où l’auxiliaire qui devait mettre le drame en tableaux
et en mouvements s’affirme comme le moyen de le rénover, de
donner à la pensée fixée en mots les formes spatiales qui lui
conviennent. C ’est tout particulièrement en Russie, et notam
ment sur la scène du théâtre de Meyerhold, qu’Arlequin et
Colom bine connaîtront une métamorphose décisive, en passant
du statut de personnages représentés à celui d ’opérateurs - théo
riques et pratiques - d ’une théâtralité retrouvée. Celle-ci oppose
la convention acceptée à la représentation naturaliste, et le jeu
C ’est ainsi que Mallarmé, le 13 mai 1893, célèbre pour les lec
teurs du National ObserverXz spectacle de Loïe F uller l. Il n’est pas
le premier à le faire. Depuis quatre mois déjà, le tout-Paris des
esthètes se presse aux Folies-Bergère : un lieu qu’il laissait dédai
gneusement jusque-là à un « grossier » public, amateur supposé
de poses lascives et de semi-nudités vaporeuses ; un lieu où, pour
cela même, il voit la démonstration exemplaire d’une régénéra
tion esthétique. U n oracle respecté de ce temps, Paul Adam, l’a
affirmé dans les Entretiens politiques et littéraires : « U n art neuf
évidemment va naître2 ». Cet art neuf est celui d ’un corps nou
veau, délesté de son poids de chair, ramené à un jeu de lignes et
de tons, tourbillonnant dans l’espace. Avant Mallarmé déjà, un
éminent critique d ’art, Roger Marx, avait salué un spectacle venu
de la moderne Amérique mais semblable pourtant aux formes les
plus nobles de la sculpture grecque.
Cette esthétique nouvelle, Mallarmé entreprend de la formuler
à son tour autour de trois notions : figure, site et fiction. La figure est
la puissance qui isole un site et construit ce site comme un lieu
propre à supporter des apparitions, leurs métamorphoses et leur éva
nouissement. La fiction est le déploiement réglé de ces apparitions.
Tels sont les principes esthétiques q u ’il tire du spectacle mis au
point par Loïe Fuller et popularisé sous le nom de « danse serpen
tine ». Il ne faut pas se méprendre sur le sens de l’adjectif. La
1. S. Mallarmé, « Autre étude de danse. Les fonds dans le ballet », Divagations, dans
Œuvres completes, t. II, op. cit., p. 176.
2. Id., « Ballets », Divagations, dans Œuvres complétés, t. II, op. cit., p. 170.
d ’événements; c’est un corps articulé, pourvu d ’un commence
ment, d’un milieu et d’une fin. Bref, le modèle du corps orga
nique définissait non seulement un idéal plastique, mais aussi le
paradigme de la fiction. L ’âge de Hogarth et de Burke n’a pas
touché à cette organicité-là, malgré Sterne et la ligne serpentine
qui sert de symbole aux aventures pré- et postnatales de Tristram
Shandy. Cette ligne est celle de la fantaisie dont le charme n’opère
q u ’en relation à la droite dont elle s’écarte. L ’âge romantique
n’a cessé de jouer de cet écart, depuis les récits brisés de Tieck
ou de Jean-Paul jusqu’au Balzac de La Peau de chagrin. Mais ce
qu’illustre, pour Mallarmé, l’art de la danseuse serpentine, ce
n’est plus une déviation par rapport à la norme fictionnelle, c’est
une idée nouvelle de la fiction : celle-ci substitue à l’histoire la
construction d ’un jeu d ’aspects, de formes élémentaires qui ana-
logise le jeu du monde. Peu importent, de fait, les lys ou les
papillons : le lys ne représente aucune fleur mais présente la forme
élémentaire du calice par lequel toute chose s’offre dans une appa
rition qui est aussi une élévation vers la seule divinité de la
lumière ; et le papillon vaut pour le rapport d ’un battement et
d ’une irisation. La fiction nouvelle, c’est ce pur déploiement d ’un
jeu deformes. Ces formes peuvent être dites abstraites, puisqu’elles
ne racontent aucune histoire. M ais si elles suppriment les his
toires, c’est pour servir une mimesis supérieure : elles réinventent
par artifice les formes mêmes dans lesquelles les événements sen
sibles se donnent à nous et s’assemblent pour faire monde. La
« transition » de la musique aux tissus, c’est la reprise par le geste
mimétique lui-même du pouvoir d ’abstraction, du pouvoir de
mutisme de la musique. Le corps s’abstrait de lui-même, il dissi
mule sa forme propre dans le déploiement des voiles dessinant
l’envol plutôt que l’oiseau, le tourbillonnement plutôt que la
vague, l’éclosion plutôt que la fleur. Ce qui est imité, de chaque
chose, c’est l’événement de son apparition.
C ’est cela, la fiction nouvelle : le déploiement des apparences
comme écriture des formes. C ’est le sens du mot « symbolisme ».
Le symbolisme n’est pas l’usage des symboles. Il est la suppression
de la différence même entre l’expression symbolique et l’expres
sion directe. Le symbole classique associait une représentation
imagée à une notion intellectuelle : le lion au courage, le chien à
la fidélité, l’aigle à la majesté. M ais les lys dessinés par Loïe ne
symbolisent pas plus la pureté que ses papillons ne figurent la
légèreté, ou ses flammes la passion. Ce qu’ils symbolisent, c’est la
puissance de leur déploiement et de leur envol. La puissance sym
bolisée n’est alors pas différente de la puissance exercée. Le m ou
vement se présente lui-même en tout mouvement. Le symbole, à
l’origine, est la partie détachée du tout, représentant le tout. Mais
le mouvement des voiles n ’est pas une partie du mouvement : il
en est la puissance à l’œuvre. C ’est cette équivalence entre le lan
gage « élémental » des formes et le déploiement de l’apparaître des
choses que Mallarmé veut « rapatrier » dans l’écriture du poème.
Loïe Fuller, pour son compte, l’a formalisée dans un écrit d ’un
tout autre genre : le brevet d ’invention que, pour se protéger des
imitatrices, elle a déposé, l’année précédente, au bureau des copy
rights de W ashington1. Elle y décrit une composition en trois
tableaux, en notant précisément, entre les ténèbres initiales et
l’obscurité finale, tous les mouvements de la robe et toutes les
variations de la lumière par lesquels elle imite l’ouverture d’une
fleur, les rouleaux des vagues, ou une araignée au centre de sa
toile2. L ’enjeu de la description et de la demande n’est pas mince :
il s’agit en effet de faire admettre qu’une succession ponctuelle de
gestes et de formes puisse constituer une œuvre attribuable à un
artiste propriétaire et défendue contre toute contrefaçon. Il est
significatif que l’article de Roger M arx intronisant l’art de Loïe au
rang du grand art soit accompagné dans la Revue encyclopédique
par un texte consacré à l’examen des titres juridiques de la danse
1. Ce document est intégralement reproduit par Giovanni Lista dans son livre, Loïe
Fuller. Danseuse de la Belle Epoque, Paris, Stock, 1994, p. 94-97. Toute étude de l’art de
Loïe Fuller est aujourd’hui redevable à cet ouvrage magistral.
2. Exemple tiré du premier tableau : « La danseuse se tient au centre de la scène,
attrape sa jupe de chaque côté en bas, la relève et, bougeant les mains de droite à gauche,
elle imite la forme d ’une spirale en dansant vers les feux de la rampe. Au moment où
elle atteint la rampe, elle change immédiatement de mouvement avec ses bras et, gar
dant le même pas, elle fait un geste rond et large qui donne à la robe elle-même un
mouvement. Ensuite, par de petits tours rapides vers l’arrière (la jupe soulevée de
chaque côté), elle revient vite vers le centre et enchaîne sur quelques tournoiements.
Enfin, enroulant la robe sur ses deux bras, elle pose un genou à terre, tenant la robe en
haut derrière sa tête afin de créer un fond. » Cité dans ibid., p. 95.
serpentine à la propriété artistique. Il faut dire que l’argumenta
tion de la danseuse n’a pas trouvé grâce devant la justice améri
caine. Le tribunal new-yorkais l’a déboutée, dans le procès intenté
à une imitatrice, au nom d ’arguments strictement conformes à la
logique des « Arts poétiques » du XVIIIe siècle : « U n examen de la
description de la danse de la plaignante, telle qu’elle apparaît dans
le copyright, montre que le but recherché et réalisé était unique
ment l’invention d’une série de mouvements gracieux, combiné
avec un arrangement séduisant de draperies, de lumières et
d ’ombres, ne racontant aucune histoire, ne dépeignant aucun
personnage, ne décrivant aucune émotion. Les simples mouve
ments mécaniques par lesquels des effets sont produits sur la scène
ne sont pas sujets à copyright puisqu’ils ne traduisent pas d’idées
dont l’articulation crée une combinaison dramatique. Sans aucun
doute ceux qui sont ici décrits et pratiqués, ne communiquent, et
c’est leur but, au spectateur pas d’autre idée que celle d ’une femme
avenante en train d ’illustrer la poésie du mouvement d ’une manière
singulièrement gracieuse. Une telle idée peut être agréable, mais
elle peut difficilement être qualifiée de dram atique1 ».
T out est dit là : la frontière de l’agréable et du beau qui oppose
le plaisir des sensations éveillées à la consistance de l’idée réalisée ;
l’identification de l’idée de l’art au développement d ’une histoire,
à la peinture de personnages et à l’expression de sentiments. Cet
argumentaire juridique se conforme exactement à un code poé
tique, celui du régime représentatif des arts. Et c’est à sa lumière
que nous pouvons comprendre la formule de Mallarmé, faisant
de la danseuse « la représentante de l’idée à la rampe », la repré
sentante, donc, d ’une nouvelle idée de l’idée. C ’est à sa lumière
aussi que prend tout son sens 1’« axiome » qu’il avait, sept ans plus
tôt, opposé aux chorégraphies racontant l’histoire de la fée Viviane
ou la fable des Deux Pigeons, comme en attente de la performance
qui viendrait le vérifier : « A savoir que la danseuse n \estpas une
femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés q u ’elle n ’est pas une
femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires
de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu 'elle ne danse pas ,
1. S. Mallarmé, « Ballets », Divagations, dans Œuvres completes, t. II, op. cit., p. 171.
2. C . Mauclair, « Un exemple de fusion des arts. Sadda Yacco et Loïe Fuller », dans
Idées vivantes, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904, p. 106-107.
n’a pas seulement donné à Isadora Duncan l’occasion de ses pre
miers succès. Elle a, plus profondément, marqué une rupture, en
congédiant histoires et décors, en fragmentant le corps dansant,
en redistribuant ses puissances et en lui faisant engendrer des
formes hors de lui-même. Elle participe donc bien de la rupture
par laquelle l’art nouveau de la danse congédie l’art représentatif
du ballet qui soumettait la puissance des corps à l’illustration des
histoires. Elle est une pionnière dans la grande tentative dont la
« danse moderne » est un éclat autonomisé : la recherche d ’un art
du corps en action qui excède la classique division des arts en arts
plastiques —voués à produire des images de corps —et art théâ
tral, mettant le corps au service d ’un texte à interpréter. C ’est
dans cette configuration que s’inscriront l’art d ’Isadora Duncan,
appliqué à réinventer l’authenticité d’une danse grecque imaginée
à partir des figures de vases et de statues antiques, ou celui de
M ary W igman, cherchant, entre hymnes au soleil et danses de
sorcière ou de mort, à déchaîner des puissances inconscientes
encore insoupçonnées du corps. M ais ce n’est pas par simple
ingratitude q u ’Isadora Duncan niera toute dette à son égard. En
un sens, l’art de Loïe Fuller se tient à l’écart, sinon à l’opposé de
la grande exploration des possibilités expressives de toutes les par
ties du corps d’où naît la « danse moderne ». M ême si Isadora
Duncan se réfère en priorité aux figures grecques et à l’inspiration
whitmanienne, sa danse appartient à la grande révolution du sys
tème de l’expression apportée aux Etats-Unis par les disciples de
François Delsarte, affirmant après lui le rôle singulier de « chaque
petit mouvement » effectué par chaque partie du corps au sein de
la grande triade de l’âme, de l’esprit et de la vie, matérialisée dans
les rapports de solidarité et d ’indépendance du torse, de la tête
et des m em bres1. Q uant à l’art de M ary W igman, quelles que
1. Chaque petit mouvement est le titre de l’ouvrage d’un des grands disciples améri
cains de Delsarte et des grands pionniers de la danse nouvelle aux Etats-Unis, Ted
Shawn (Bruxelles, Complexe/Paris, CND, 2 0 0 5 ). L ’enseignement de Delsarte avait été
systématisé par Genevieve Stebbins dans l’ouvrage Delsarte System o f Expression, paru
en 1902. Sur le développement du delsartisme aux Etats-Unis, voir aussi Nancy Lee
Chalfa Ruyter, The Cultivation o f Body and M ind in Nineteenth Century American
Delsartism, Westport, Greenwood Press, 1999.
suggérant par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écri
ture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialo-
guée autant que descriptive pour exprim er1 [...] ».
Tout se passe comme si Mallarmé répondait par avance aux
arguments esthétiques de la justice américaine. Celle-ci voit une
femme avenante faire des gestes gracieux et conclut qu’il n’y a pas
là « composition dramatique ». Mallarmé objecte qu’il ne s’agit pas
d’une femme qui fait des gestes, mais d’une figure : un corps qui
institue le lieu de sa métaphorisation, de sa fragmentation en un jeu
de formes métamorphiques. C ’est à ce prix que la danse de Loïe
Fuller est non seulement un art, mais l’illustration d ’un nouveau
paradigme de l’art : elle n’est plus une danse, mais la performance
d’un art inédit, ou plutôt d ’une idée neuve de l’art : une écriture des
formes déterminant l’espace même de sa manifestation. C ’est cet
art que Mallarmé veut fixer sur la page d’écriture à la place de l’ex
pression des sentiments des « messieurs dames ». En attendant ce
« rapatriement » sur la surface du texte, c’est sur la scène que Loïe
Fuller en symbolise la puissance. Camille Mauclair le résumera
quelques années plus tard en parlant du spectacle qu’elle donne
dans le théâtre conçu pour elle à l’Exposition universelle de 1900 :
« Oui, ici s’impose véritablement un spectacle délivré des formes
esthétiques connues, les unissant et les détruisant tout ensemble et
défiant toute qualification. Il n’y a là ni une pièce, ni un chant, ni
une danse, mais il y a l’Art, innommé, donnant à l’âme, à l’intelli
gence, et aux sens la jouissance qui résulte d ’un lieu homogène et
complet où la vérité et le songe, l’ombre et la lumière s’unissent
pour émouvoir en un mélange admirable, logique et naturel2 ».
Le texte de M auclair est plus précis que son langage pompeux
ne le laisse penser. L ’événement Loïe Fuller concerne, de fait,
l’Art comme régime général des arts et non point la danse comme
art particulier. O n sait la place ambiguë que la créatrice de la
danse de lumière occupe dans les généalogies de la danse moderne.
O n peut certes dire qu’elle a ouvert la voie à ses réformatrices. Elle
1. S. Mallarmé, « Ballets », Divagations, dans Œuvres completes, t. II, op. cit., p. 171.
2. C. Mauclair, « Un exemple de fusion des arts. Sadda Yacco et Loïe Fuller », dans
Idées vivantes, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904, p. 106-107.
n’a pas seulement donné à Isadora Duncan l’occasion de ses pre
miers succès. Elle a, plus profondément, marqué une rupture, en
congédiant histoires et décors, en fragmentant le corps dansant,
en redistribuant ses puissances et en lui faisant engendrer des
formes hors de lui-même. Elle participe donc bien de la rupture
par laquelle l’art nouveau de la danse congédie l’art représentatif
du ballet qui soumettait la puissance des corps à l’illustration des
histoires. Elle est une pionnière dans la grande tentative dont la
« danse moderne » est un éclat autonomisé : la recherche d ’un art
du corps en action qui excède la classique division des arts en arts
plastiques - voués à produire des images de corps - et art théâ
tral, mettant le corps au service d ’un texte à interpréter. C ’est
dans cette configuration que s’inscriront l’art d ’Isadora Duncan,
appliqué à réinventer l’authenticité d’une danse grecque imaginée
à partir des figures de vases et de statues antiques, ou celui de
M ary W igman, cherchant, entre hymnes au soleil et danses de
sorcière ou de mort, à déchaîner des puissances inconscientes
encore insoupçonnées du corps. M ais ce n’est pas par simple
ingratitude qu ’Isadora Duncan niera toute dette à son égard. En
un sens, l’art de Loïe Fuller se tient à l’écart, sinon à l’opposé de
la grande exploration des possibilités expressives de toutes les par
ties du corps d’où naît la « danse moderne ». M ême si Isadora
D uncan se réfère en priorité aux figures grecques et à l’inspiration
whitmanienne, sa danse appartient à la grande révolution du sys
tème de l’expression apportée aux Etats-Unis par les disciples de
François Delsarte, affirmant après lui le rôle singulier de « chaque
petit mouvement » effectué par chaque partie du corps au sein de
la grande triade de l’âme, de l’esprit et de la vie, matérialisée dans
les rapports de solidarité et d ’indépendance du torse, de la tête
et des m em bres1. Q uant à l’art de M ary W igman, quelles que
1. Chaque petit mouvement est le titre de l’ouvrage d’un des grands disciples améri
cains de Delsarte et des grands pionniers de la danse nouvelle aux Etats-Unis, Ted
Shawn (Bruxelles, Complexe/Paris, CND, 2005). L ’enseignement de Delsarte avait été
systématisé par Genevieve Stebbins dans l’ouvrage Delsarte System o f Expression, paru
en 1902. Sur le développement du delsartisme aux Etats-Unis, voir aussi Nancy Lee
Chalfa Ruyter, The Cultivation o f Body and M ind in Nineteenth Century American
Delsartism, Westport, Greenwood Press, 1999.
soient les grandes dramaturgies et mythologies au sein desquelles il
s’est développé, il s’est d ’abord formé à Hellerau, à l’école de
1’« eurythmie » par laquelle Emile Jaques-Dalcroze voulait former
des corps capables de faire coïncider leur rythme vital propre avec
les rythmes inventés par les musiciens. C ’est dans cette double
descendance, attachée à la manifestation de l’expression totale ou
du rythme primordial, que l’art moderne de la danse affirme son
autonomie, quitte à s’installer dans la tension de cette autonomie
qui signifie à la fois l’autonomisation des parties du corps et de
leurs mouvements particuliers, et l’affirmation holistique d ’une
énergie globale des corps en mouvement, éventuellement identi
fiable à celle de la révolution soviétique (Duncan) ou du peuple
allemand régénéré (W igman). Loïe Fuller, elle, se tient à l’écart de
cette tension : elle ne propose ni une grammaire des mouvements
du corps, ni l’expression de son rythme primordial. Son voile
fonctionne à l’inverse de celui d ’Isadora. Il ne révèle pas le corps,
il le rend « introuvable1 » ; il n’en exprime pas l’énergie intérieure,
il en fait un instrument propre à dessiner en mouvement dans
l’espace ces formes que le pinceau du peintre laissait sur une toile
à deux dimensions et que le couteau du sculpteur figeait en
volumes immobiles.
M ais aussi, Loïe Fuller ne se contente pas de proposer une ges
tuelle nouvelle, c’est l’ensemble des éléments du spectacle qu’elle
s’applique à remodeler : le dispositif de la scène, les fonctions de
la lumière, l’architecture même du lieu. Ce qu ’elle propose n’est
donc pas une forme de cet art du mouvement com m e « pouvoir
indépendant, créant des états d ’esprit fréquemment plus forts que
la volonté de l’homme » célébré par L ab an 2. C ’est bien plutôt une
formule de l’Art nouveau com m e tel. Ce n ’est pas pour rien
que le spectacle commenté par M auclair a lieu dans un théâtre
construit spécialement pour son exécution, dans le cadre d ’une
Exposition universelle des arts et de l’industrie, un théâtre dont
l’architecture même évoque l’envol des voiles de Loïe. Ce n’est
pas pour rien, non plus, que le même envol est reproduit à l’in
1. Jean Lorrain, « Loïe Fuller », dans Femmes de 1900, Paris, éditions de la Made
leine, 1932, p. 60-61.
tériel des formes lumineuses. Elle est la forme spirituelle de la
matière, ou la forme matérielle de la spiritualité.
C ’est cette équivalence qui est au cœur d’un rêve nouveau.^
L ’art autonome qui se rêve alors, entre la page d ’écriture, la parti
tion symphonique, le théâtre d ’ombres, la pantomime ou la danse
lumineuse, mais aussi entre le mélange optique des couleurs, la
vibration de la touche ou l’espace cloisonné du tableau, celui qui
se rêvera bientôt entre la mise en scène, la photographie ou le
cinéma, ce n’est pas ce dont la postérité fixera la doctrine - l’œuvre
résistante, bien installée dans l’exhibition de sa matérialité. C ’est
tout autre chose : l’art qui nie toute spécificité de matière et
s’identifie au déploiement d ’un acte pur, entièrement matériel en
un sens, puisqu’il consiste en assemblage de formes corporelles
soutenu par tout ce que la technique peut inventer; mais aussi
entièrement spirituel, parce qu’il ne veut retenir des corps que
leur puissance de création d ’un milieu sensible, et parce qu’il
n’existe que le temps d ’une manifestation vouée à sa propre dis
parition. Cet art nouveau, c’est aussi l’art d ’un âge où ivresse d ’art
et accomplissement industriel peuvent se marier, parce que l’art
s’affirme comme pure production d ’événements-monde tandis
que la nouveauté industrielle s’identifie à l’immatérialité du cou
rant électrique, aux machines qui radiographient les corps ou à
celles qui fixent les ombres, enferment la symphonie dans les
sillons de la cire ou inventent des automates de rêve. L ’Art nou
veau est l’art qui veut anticiper une société où l’esprit se sera tota
lement fait matière tandis que la matière se sera intégralement
convertie en esprit. « La scène libre, au gré de fictions, exhalée du
jeu d ’un voile avec attitudes et gestes », ce « très pur résultat » 1 est
beaucoup plus qu’un rendez-vous d ’esthètes. C ’est la scène d ’un
nouveau monde où l’art et la science se rejoindraient, où le milieu
sensible de l’existence et la forme de la communauté obéiraient
à un seul et même principe.
1. S. Mallarmé, « Autre étude de danse. Les fonds dans le ballet », Divagations, dans
Œuvres completes, t. II, op. cit., p. 174-176.
7. Le théâtre immobile
Paris, 1894-1895
Solness est un drame à peu près sans action. J ’entends qu’il est
même dénué, ou peu s’en faut, d’action psychologique. Et c’est
une des raisons pour lesquelles je le trouve admirable.
Solness est l’un des premiers parmi les drames modernes qui
nous montrent la gravité et le tragique secret de la vie ordinaire et
immobile. Presque tous nos auteurs tragiques n’aperçoivent que la
vie d’autrefois [...]. Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je
me retrouve quelques heures au milieu de mes ancêtres, qui avaient
de la vie une conception simple, sèche et brutale, que je ne me
rappelle plus et à laquelle je ne puis plus prendre part. J’y vois un
mari trompé qui tue sa femme, une femme qui empoisonne son
amant, un fils qui se venge de son père, un père qui immole ses
enfants, des enfants qui font mourir leur père, des rois assassinés,
des vierges violées, des bourgeois emprisonnés [...].
J ’étais venu dans l’espoir de voir quelque chose de la vie ratta
chée à ses sources et à ses mystères par des liens que je n’ai ni
l’occasion ni la force d’apercevoir tous les jours. J ’étais venu dans
l’espoir d’entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité
de mon humble existence quotidienne. J ’espérais qu’on m’aurait
montré je ne sais quelle présence, quelle puissance ou quel dieu
qui vit avec moi dans ma chambre. J ’attendais je ne sais quelles
minutes que je vis sans les connaître au milieu de mes plus misé
rables heures ; et je n’ai le plus souvent découvert qu’un homme
qui m’explique longuement pourquoi il est jaloux, pourquoi il
empoisonne ou pourquoi il tue.
J ’admire Othello, mais il ne me paraît pas vivre de l’auguste vie
quotidienne d’un Hamlet qui a le temps de vivre parce qu’il n’agit
pas. Othello est admirablement jaloux. Mais n’est-ce peut-être pas
une vieille erreur de penser que c’est aux moments où une telle
passion et d’autres d’une égale violence nous possèdent que nous
vivons véritablement ? Il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis
dans son fauteuil, attendant simplement sous la lampe, écoutant
sans le savoir toutes les lois éternelles qui régnent autour de sa
maison, interprétant sans le comprendre ce qu’il y a dans le silence
des portes et des fenêtres et dans la petite voix de la lumière, subis
sant la présence de son âme et de sa destinée, inclinant un peu la
tête, sans se douter que toutes les puissances de ce monde inter
viennent et veillent dans la chambre comme des servantes atten
tives, ignorant que le soleil lui-même soutient au-dessus de l’abîme
la petite table sur laquelle il s’accoude, et qu’il n’y a pas un astre du
ciel ni une force de l’âme qui soient indifférents au mouvement
d’une paupière qui retombe ou d’une pensée qui s’élève, - il m’est
arrivé de croire que ce vieillard immobile vivait, en réalité, d’une
vie profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui
étrangle sa maîtresse, le capitaine qui remporte une victoire ou
l’époux qui venge son honneur [...].
Hilde et Solness sont, j e pense, les premiers héros qui se sentent
vivre un instant dans l’atmosphère de l’âme, et cette vie essentielle
qu’ils ont découverte en eux, par-delà la vie ordinaire, les épou
vante. Hilde et Solness sont deux âmes qui ont entrevu leur situa
tion dans la vie véritable.
l. S. Mallarmé, « Hamlet », Divagations, dans Œuvres completes, t. II, op. cit., p. 166.
Le texte de Mallarmé est paru en 1886 dans la Revue indépendante.
le définissait ainsi : « La mise en scène est l’art de régler l’action
scénique considérée sous toutes ses faces et sous tous ses aspects,
non seulement en ce qui concerne les mouvements isolés ou com
binés de chacun des personnages qui concourent à l’exécution de
l’œuvre représentée, non seulement en ce qui concerne les évolu
tions des masses : groupements, marches, cortèges, combats, etc.,
mais encore en ce qui est d ’harmoniser ces mouvements, ces évolu
tions avec l’ensemble et les détails de la décoration, de l’ameuble
ment, du costume, des accessoires1 ». La mise en scène ainsi définie
est une technique d ’exécution : une extension de cet art de 1’« acces
soiriste » relégué par Aristote à l’extérieur de l’art dramatique pro
prement dit. A l’époque romantique, les partisans de la pureté
dramatique s’élevaient volontiers contre ces envahissements, tel
Léon Halévy dénonçant les somptueux décors réalisés par Cicéri
pour la Comédie-Française à la demande du baron Taylor :
« En muse du décor travestis Melpomène
Pour toi la tragédie est de la mise en scène [...]
Du Théâtre-Français, ne fais plus une optique
Le théâtre est un temple et non une boutique2 ».
C e qui caractérise la « boutique » est l’accumulation du superflu.
La polémique d ’Halévy souligne une conception alors partagée par
les partisans et par les critiques de la mise en scène : celle-ci est une
addition technique, un supplément de visibilité donné par les arti
sans du théâtre au système expressif du drame. Or cette logique est
inversée quand la mise en scène devient un art : le travail de l’Art
nouveau est d ’abord un travail de soustraction. Il ne s’agit pas pour
tant de ramener les moyens techniques de la scène à la seule expres
sivité du texte. Il s’agit de porter la division au sein de cette
expressivité, de mettre de côté le mode de visualité par lequel l’auteur
lui-même a imaginé la mimétique de son drame, pour trouver dans
le texte le principe d’un autre régime de causalité, d’une autre forme
d’efficace de la parole, d ’un mode d ’expression brisant les codes
1. Richard Wagner, Opéraet Drame, dans Œuvres enprose, t. V,tr. fr. J.-G. Prod’homme,
Plan-de-la-Tour, éditions d’Aujourd’hui, 1982, p. 60.
solitude où son progrès même risque de l’enfermer. La musique
instrumentale à l’âge de Haydn, M ozart et Beethoven s’est éman
cipée de la fonction d’auxiliaire du langage des mots et de com
plément expressif aux sentiments qu’ils décrivaient. Elle a exploré
toute la richesse de son langage harmonique propre. M ais cette
autonomie ne prend sens que si elle permet une rencontre nou
velle entre la puissance de la pensée mise en mots et la puissance
d ’accomplissement sensible que lui offre « l’océan » harmonique.
Pour faire de sa pensée une réalité sensible, le poème nouveau
doit réaliser l’union entre le langage parlé des mots qui traduit
l ’intention du poète et le langage musical des sons qui traduit la vie
du poème lui-même, son enracinement dans la vie inconsciente
qui, seule, donne son origine et son accomplissement à l’inten
tion consciente. La musique rend sensible ce que la parole cherche
vainement à rendre visible, l’inexprimable de la sensation, la puis
sance de la vie inconsciente. Elle a donc vocation à se réaliser dans
une forme plastique, à fonder une visibilité propre. T ant qu ’il ne
se communique pas à la vue, le drame musical reste un art mutilé,
un art « esclave » qui ne fait que vouloir1. La destination de l’art
est accomplie seulement quand le vouloir est devenu pouvoir,
quand il est entièrement réalisé dans une forme sensible où il
renonce à lui-même.
Cette vision de l’art devrait, pour Appia, fonder une spatialisa
tion spécifique du drame musical. La vie qui norme la représenta
tion est tout entière dans la partition. Il n’en faut pas moins lui
donner sa forme représentative en la manifestant spatialement sur
la scène. Et c’est là que le problème commence. Cette forme ne
peut être une adjonction extérieure. Elle doit être strictement
prescrite par le contenu du drame musical, c’est-à-dire par l’unité
de la forme musicale et du contenu poétique. Le propre du drame
musical est de déterminer les actions non en termes d ’imitation
mais en termes de durée mesurée. Ce n’est plus la vie à imiter qui
donne aux interprètes les modèles de durée, c’est la musique
qui les impose. M ais cet artifice qui s’oppose à la vie ordinaire
1. Ibid., p. 213. Appia commente la formule dans Musique et mise en scene, dans
Œuvres completes, t. II, Lausanne, L’Age d’homme, 1986, p. 118.
L ’espace de la scène est pour lui celui de la pantomime qui rend
sensible l’union de la pensée dite et de la pensée non dite. M ais ce
pouvoir des « gestes » de la pensée est déjà contenu dans l’union
du langage des mots au langage des sons. Le pouvoir expressif de
la « langue des gestes » est d ’abord réalisé par la « vague orches
trale » sur laquelle est lancée la barque du vers1. La langue des
sons offre déjà la spatialité effective de la pensée poétique. Et
quand l’être « de chair et de sang » cher au premier maître de
Wagner, Feuerbach, cède la place au sans-fond de Schopenhauer,
cette spatialité du poème devient invisible en s’enfonçant dans la
fosse d ’orchestre de Bayreuth, et laisse la scène visible aux formes
traditionnelles de représentation du décor et d ’expression des sen
timents. En réglant lui-même, en 1876, une représentation de
L :Anneau des Nibelungen, devenue pour Cosim a la bible intou
chable de la mise en scène du drame wagnérien, le maître s’est
soumis à la vieille logique du décor représentatif et de l’expression
mimétique. Il faut attendre encore le dramaturge de l’avenir
capable de donner au drame sa forme représentative nécessaire,
celle qui rend visible sa nécessité organique sur une scène qui lui
convienne, qui soit, comme lui, « une ouverture sur l’inconnu et
l’illim ité2 ».
La tâche du metteur en scène est alors de combler cette lacune.
O n pourrait en déduire que la mise en scène n ’existe comme art
indépendant que dans l’interrègne qui précède la venue du dra
maturge nouveau. M ais le problème est plus profond. L ’incapa
cité de Wagner à inventer l’espace propre à sa musique n’est
peut-être pas une limite circonstancielle. Elle renvoie à la défini
tion même de l’œuvre d ’art nouvelle. Car, pour déterminer cette
nécessité organique qui donne seule le principe de la mise en
scène, il faut pouvoir la distinguer de l’intention qui est à l’origine
du drame. Il faudrait que l’auteur puisse oublier son idée de
l’œuvre, celle qui a présidé au choix des moyens musicaux, pour
identifier son point de vue à celui de cette œuvre qui doit
« racheter » le péché originel de toute œuvre : cette intention, ce
1. Ibid., p. 53.
peints doit donc être destituée de son privilège au profit des élé
ments qui se prêtent à déployer le mouvement intime du drame.
Ces éléments sont d ’abord les praticables qui configurent la scène
selon les besoins des évolutions des chanteurs. Le rocher des
Walkyries, ainsi, ne sera plus un décor restreignant l’espace
accordé aux chanteuses; il sera un étagement de plateformes,
depuis le sommet, proche du ciel, où le groupe se tient et par où
arrivera W otan, ju sq u ’au premier plan par où Brunehilde fera
fuir Sieglinde, en passant par la plateforme intermédiaire où se
concentrera la confrontation entre W otan et sa fille. Ainsi pour
ront se déployer la puissance du drame et celle du chant.
C ’est ensuite la lumière : non pas, bien sûr, le vieil éclairage de
la rampe et des herses. Celui-ci reste soumis aux données mimé
tiques en permettant aux spectateurs de « bien voir » le décor et
l’action. Pour donner au drame sa visibilité, il faut rendre à la
lumière sa primauté sur ce qu’elle éclaire, il faut lui donner un
rôle dramatique, celui de traduire directement ce que les mots ne
disent pas et que les sons retiennent dans leur langage propre : les
éclats et les ombres du drame. La lumière qui intervient alors,
c’est l’éclairage actif, l’éclairage des projecteurs mobiles qui sculp
tent le corps chantant et rendent visible ce que le drame ne dit
pas, mais qui pourtant le structure, en isolant par exemple, grâce
aux jeux de la lumière et de l’ombre, le dieu W otan des humains
dont il renonce à diriger l’action. La scène ainsi ne reproduit plus
les données mimétiques de l’histoire. Elle est l’espace artificiel que
les projecteurs et les praticables approprient à la performance des
corps qui portent la musique.
Substituer un sensible à un autre, projeter dans l’espace la
musique intime du drame au lieu d ’y mettre la mimesis des senti
ments et des actions, tel est le principe de l’art nouveau de la mise
en scène : le projecteur et le praticable d’Appia sont la traduction
technique de la « petite voix de la lumière » et du mystère des
portes et des fenêtres qu ’évoque Maeterlinck. On dira que cette
traduction ne va pas de soi. Car la « musique » silencieuse des
rapports de Hilde et de Solness, ou celle des rapports entre les
personnages de Maeterlinck, n’est musique que par métaphore.
Elle n’est faite que des silences du texte, elle est, selon la formule
de Mallarmé « ce qui ne se dit pas du discours ». Il manque préci
sément à cette musique silencieuse du non-dit ce qui permet,
pour Appia, la mise en espace du drame wagnérien, soit la durée
strictement mesurée qui contraint l’expression sonore. On peut
spatialiser l’agencement musical des sons. M ais comment spatia-
liser le silence qui sépare les phrases du dialogue ibsénien ? Appia
lui-même le souligne : c’est seulement dans l’œuvre du poète
musicien que la mise en scène est un moyen d ’expression consubs-
tantiel au drame. Mais on peut donner à cette apparente aporie
une simple réponse : ce qu’expriment les silences d ’Ibsen ou de
Maeterlinck, c’est précisément l’essence même de l’intensité
musicale, soit la puissance de la vie impersonnelle. Le silence du
drame parlé n’a peut-être pas de mesure temporelle propre. Il est
pourtant équivalent à la durée réglée du drame musical, parce que
celle-ci aussi peut strictement se définir comme « ce qui ne se dit
pas du discours », ce qui détruit l’organisation signifiante du dis
cours commentant des actions et indiquant des sentiments. La
musique est d ’abord la révocation de la « vie » qu’enfermait cette
organisation signifiante des rapports de causalité et des formes
d ’expression. Le drame parlé d ’Ibsen et le drame musical de
W agner opèrent semblablement cette révocation. Solness m on
tant au sommet de la tour où l’attend la chute, sous le regard
extasié de Hilde, offre la version prosaïque du dieu W otan qui
laisse une autre jeunesse, celle de Siegfried, mettre en marche les
forces qui conduiront à l’effondrement du Walhalla. Tous deux
accomplissent l’essence de la musique qui est le renoncement à
l’action, le renoncement à la vie personnelle.
C ’est ce qu’Appia nous laisse percevoir quand il passe de la
théorie à son illustration et présente au lecteur les principes de la
mise en scène de L'Anneau des Nibelungen. Il a déjà, sur ses cahiers,
défini pour chaque scène les mouvements et les lumières propres
à traduire les inflexions du poème musical. M ais toute cette mise
en espace de la musique est ramenée dans sa brochure à un seul
principe, la transformation d ’une action en inaction. Ce qui
donne à la mise en scène son unité, ce ne sont pas les propriétés
de la composition wagnérienne, c’est le destin du personnage qui
est le pivot du drame, W otan. « Ce qui constitue l’essence du
drame, c’est que les événements provoqués par le dieu se trouvent
en contradiction avec le mobile interne de son activité1 [...]. »
Cette « contradiction » peut nous rappeler le schéma de la cau
salité paradoxale qui fait le cœur de la théorie aristotélicienne
de la tragédie. M ais la similitude est trompeuse. Chez Aristote, le
retournement des effets contre les intentions traduisait la finitude
d’une créature humaine ignorante de l’ordre divin. Dans la dra
maturgie d t L Anneau des Nibelungen, telle que l’analyse Appia, il
devient la forme d ’accomplissement de la volonté divine elle-
même. Aussi le résultat du processus ne peut-il plus se ramener à
la punition de l’imprudent. Il est tout simplement le devenir
passif du dieu, sa transformation en simple spectateur des événe
ments : le dieu devient conscient de la contradiction et « impuis
sant à en arrêter ou à en détourner le cours, il renonce à les diriger
et se pose, malgré lui, en spectateur passif, attendant le dénoue
ment qui doit consommer sa ruine2 ». C ’est ce processus qui,
selon Appia, divise L Anneau en deux : les deux premières jour
nées sont celles de la volonté active, dont l’accomplissement
s’achève avec le brasier de Brunehilde. Les deux dernières sont
celles de la volonté passive, c’est-à-dire du drame devenu spec
tacle. C ’est cette césure qui détermine la mise en scène.
Cette dramaturgie semble contredire le projet initial d’Appia.
Elle fonde en effet la mise en scène de L Anneau non sur la struc
ture temporelle de la musique mais sur la structure fictionnelle du
drame. M ais il faut observer que ce contenu fictionnel lui-même
ne raconte rien d ’autre que la ruine de la logique narrative tradi
tionnelle. La musique n’est pas là pour illustrer le destin de
Wotan. C ’est bien plutôt l’histoire de ce personnage qui exprime
l’opération propre de la musique. Que la même pensée de la
musique convienne aux silences d ’un drame parlé et au contenu
d ’un drame musical n’est pas affaire de métaphore approxima
tive. Ce bougé du concept nous rappelle q u ’un art est toujours
plus qu’un art, plus que la réunion de moyens spécifiques d ’or
1. S. Mallarmé, « Solennité », Divagations, dans Œuvres completes, t. II, op. cit., p. 200.
sentation de cette forme est contradictoire. Le drame nouveau
n’est pas représentable. Ce n’est pas qu’il soit trop idéal pour être
livré à la grossièreté de la représentation matérielle. C ’est que sa
texture sensible n’est pas compatible avec la présence sur la scène
de corps chargés de l’incarner. Il y a le pouvoir de parole et de
silence enchaîné dans les mots du poème qui nous disent la ren
contre d’une vie quelconque avec les sources de la vie. Et il y a le
poème que réalise la présence devant nous d ’un corps humain
confronté aux mêmes puissances. Ces deux poèmes ne sont pas
compatibles. Le second aura toujours trop de présence. La tenta
tion est alors de préserver le poème de cet excès en laissant le lec
teur construire le théâtre mental de sa présence. Mallarmé, avant
Maeterlinck, en a fait la théorie. M ais l’un et l’autre savent que
cette manière de sauvegarder la pureté du poème nouveau revient
à le confier encore au vieux pouvoir de l’imagination. Le drame
« sans action », le drame immobile doit avoir ses formes sensibles
propres. M ais ces formes sensibles sont à construire comme la
résultante de deux forces contraires : il y a celle qui pousse les
puissances impersonnelles de la vie à s’incarner dans la dyna
mique des corps en acte; et il y a celle qui déshumanise cette
dynamique en la renvoyant, d’un côté, vers l’inhumanité de la
matière inorganique d ’où elle est issue, en la poussant, de l’autre,
vers ces inventions techniques où elle affirme son pouvoir au-delà
d ’elle-même.
La destruction du vieux système expressif s’opère selon ces
deux lignes : un théâtre où la vie, délivrée de l’obligation mimé
tique, affirme directement sa puissance dans l’énergie des corps ;
un théâtre dont la puissance d ’art se manifeste au contraire à éloi
gner le corps et ses grimaces au profit des puissances sans vie de
l’architecture et de la statue, de la ligne et de la couleur, de la
lumière et du mouvement. Pour affirmer l’autonomie du théâtre,
Edward Gordon Craig et Adolphe Appia seront conduits à
l’abolir, l’un, dans le pur mouvement du plateau scénique, l’autre,
dans la gymnastique collective des corps. D ’autres exploreront en
revanche les tensions, recoupements et torsions auxquels se prête
cette divergence. Plus que tout autre, Meyerhold illustrera les
expérimentations d ’un art théâtral voyageant continuellement
entre la tentative d ’immobiliser le drame en tableau et l’effort
pour majorer son énergie sensible. A sa suite, l’art de la mise en
scène monnaiera l’exploration des contraires en formules de
conciliation ou de rupture toujours renouvelées, sans jamais
chasser le soupçon que ces succès ne soient le substitut ou le deuil
d ’une réforme plus radicale, celle qui devait concerner « l’art plus
difficile encore de la v ie 1 ».
1. Friedrich von Schiller, Lettres sur Véducation esthétique de l ’homme, tr. fr. R. Leroux,
Paris, Aubier, 1943, p. 205.
8. L’art décoratif comme art social :
le temple, la maison, l’usine
Paris-Londres-Berlin
Son œuvre est un vaste temple aux arcanes profonds que per
sonne n’explorera jamais sans respect et sans trouble. La grâce et la
beauté n’en sont que les parures extérieures ; la flamme de l’esprit
luit au fond du sanctuaire. Examinez le monument dans son
ensemble avec la volonté d’en pénétrer le sens ; il apparaît comme
un hommage à la création et à la vérité; la joie de vivre et d’aimer
l’a inspiré. Il est la manifestation expressive d’une sensibilité et
d’une intelligence au spectacle de la nature et au fil des jours. Si
l’ingénuité de l’artiste et du rêveur s’y épanche tendrement, chacun
peut y découvrir les éléments d’une esthétique régénérée et le sys
tème d’une doctrine philosophique. La conception porte la date
d’un temps et la marque d’un pays ; elle participe de l’inquiétude
et de la curiosité modernes.
1. William Morris, « The Arts and Crafts o f To-day », dans The Collected Works,
t. XXII, New York, Russell and Russell, 1966, p. 360.
2. John Ruskin, The Seven Lamps o f Architecture, New York, The Noonday Press,
1974, p. 170.
se situe là : dans le refus d’une distinction propre à l’art, et donc
aussi des distinctions entre les arts nobles ou non nobles. Les
bijoux de Lalique ne sont peut-être portés que par des femmes du
beau monde. Mais ils mettent sur leur parure le signe de l’égalité.
U n artisan les a faits comme des compositions picturales, en igno
rant la hiérarchie entre beaux-arts et arts appliqués. Ces composi
tions picturales ne sont pas destinées, comme les tableaux de
chevalet, à décorer les salons de ces élégantes; elles sont faites
pour s’incorporer à leur vie, pour en accompagner les manifesta
tions. Et ce qui fait leur prix, c’est la part de sa propre vie, de sa
propre pensée que l’artisan y a incorporée. Or cette vie elle-même
est faite de l’émotion qu’il a ressentie devant la vie impersonnelle
de ces fleurs, insectes, ou paysages dont ses pierres stylisent les
formes. Ce qui brille sur la poitrine de la femme du monde, c’est
donc cette vie impersonnelle, égalitaire, et non la marque de sa
classe. La valeur de son bijou n’est plus donnée par la grosseur ou
la teneur du diamant mais par la manifestation singulière de la
grande vie anonyme qu’ont composée la pensée et les mains de
l’artisan. Aussi celui-ci peut-il mêler à ses bijoux « de pauvres
cailloux ramassés pendant sa promenade et mêlés au gravier de
son jard in 1 ». L ’élégante porte sur sa parure l’égalité des arts et
celle de leurs matériaux. La seule distinction de sa parure est celle
du génie artiste qui l’a composée. Mais le génie de Lalique ou de
Gallé n’est lui-même que la manifestation d ’une extrême sensibi
lité au spectacle de la nature, aux inflorescences des plantes, aux
formes des insectes ou aux harmonies du paysage selon les saisons
et les heures. Il n’est q u ’une expression singulière de la vie imper
sonnelle. C ’est cette vie du tout, cette vie de tous, que l’artiste fait
briller sur les pierreries de l’élégante et que le conférencier veut
faire ressentir aux travailleurs qui l’écoutent, afin d ’éveiller en eux
le désir d ’être des hommes « pour qui le monde visible existe2 ».
L a vie, tel est en effet le dieu qui vient habiter à nouveau le
temple déserté et com m ander la régénération de l’art. Cette régé
nération « esthétique » semble prendre à rebours la pensée de l’art
1. J. Ruskin, The Stones o f Venice, t. II, Londres, George Roudedge and Sons, 1907,
p. 212.
vient au troisième rang, après l’amour du changement, dans
l’énoncé des caractères de l’art gothique selon Ruskin. Le pre
mier, et le plus important, est sa « sauvagerie » ou sa « rudesse ».
Le terme est ironiquement repris du jugement classique condam
nant l’art barbare des temps obscurantistes. Mais il l’est pour
retourner la conception de l’art et l’opposition même du civilisé
et du sauvage. Assurément, l’art gothique est un art essentielle
ment imparfait : fait de parties rarement symétriques, souvent
ajoutées au cours de la construction sans tenir compte du plan
initial, orné d ’une multitude de petites figures naïves ou gro
tesques, exécutées par des artisans d ’inégal talent mais tous égale
ment soucieux d ’imprimer leur marque, comme le sculpteur du
minuscule lutin perdu dans un interstice au-dessus du portail des
Libraires à la cathédrale de R o u en 1. Cette imperfection peut se
décrire dans les termes classiques d ’un désaccord entre les facultés :
la main manque à réaliser adéquatement la pensée, la pensée,
impatiente de s’exécuter, bouscule le travail de la main. Cette ina
déquation caractérisait pour Hegel l’art symbolique, incapable
d ’imposer à la matière les formes de l’idée, parce que incapable de
clarifier cette idée elle-même. M ais Ruskin retourne l’argument :
l’art symbolique, c’est l’art humain par excellence, l’art d ’une
créature inquiète, impatiente de réaliser sa pensée quitte à anti
ciper sur ses capacités d ’exécution; l’art d ’un être imparfait, donc
constamment en progrès, toujours capable de renoncer aux plans
initiaux pour mieux répondre aux difficultés de l’entreprise et
s’adapter à la fonction de l’édifice. C ’est surtout l’art d’hommes
qui exécutent de leurs mains le travail de leur pensée, d ’hommes
libres, capables de ressentir de la joie à exécuter, selon leur idée,
ces ornements destinés à se perdre dans la profusion des figures.
L ’éloge de la petite figure malicieuse du portail de Rouen s’ins
crit dans une tradition de pensée déjà centenaire : celle qui assi
mile la puissance de l’art à l’expression anonyme de la vie
collective. C ’est au nom de cette idée que le XVIIIe siècle avait des
1. Sur ce petit lutin, voir le commentaire inclus dans le chapitre « The Lamp o f Life »
des Seven Lamps o f Architecture, op. cit., p. 165, et celui de Proust dans « En mémoire
des églises assassinées », Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade», 1971, p. 124-128.
titué Homère de sa royauté en transformant YIliade et XOdyssée
en fragments d ’un vaste et anonyme poème du peuple. Hegel y
avait objecté que la dignité même du poème du peuple exigeait
qu’il ait sa voix propre, la voix d ’un sujet singulier. C ’est pour
quoi il avait rendu les poèmes à Homère. Ruskin, lui, récuse le
dilemme. Ce n’est pas un artiste qui résume le poème du peuple.
Celui-ci est l’œuvre d ’une multiplicité d ’artistes, tous singuliers.
Il importe peu que nous sachions le nom de tous ceux qui ont
sculpté les innombrables figures sacrées ou profanes qui ornent le
grand poème de pierre des cathédrales gothiques. M ais il importe
que nous percevions ces figures comme l’œuvre d ’artisans artistes,
participant individuellement à l’œuvre commune et inscrivant
leur marque propre sur ce poème multiple. Le sculpteur des
petites figures gothiques apporte une solution neuve au problème
posé par le statut de l’art depuis que l’âge des révolutions, du
musée et de l’esthétique a assimilé la grandeur de l’art antique à
son caractère d ’expression d ’un peuple tout en libérant les œuvres
de leur assujettissement à l’expression des puissances sociales :
comment un art libre de faire ce qu’il veut peut-il retrouver la
puissance d ’incarnation d ’un art exprimant la vie d ’une com
munauté? Com m ent faire intentionnellement l’équivalent de
l’œuvre in-intentionnelle du passé ? Au problème de Hegel ou de
Flaubert répond le modèle de l’artiste « gothique » : tout en se
subordonnant à l’œuvre collective, à la fonction de l’édifice et aux
contraintes du matériau, celui-ci exprime dans ce cadre sa volonté
propre, sa manière singulière. Le travail de l’ornement est la
réponse exemplaire à cette double exigence. Et le « naturalisme »
de l’ornement en est l’illustration : l’homme qui « gouverne »
(man as governing), l’homme qui crée librement des formes, s’y
montre égal à l’homme qui recueille (man as gathering), l’homme
qui crée ces formes à partir de l’émotion que lui ont procurée les
apparences de la nature.
Le concept ruskinien du gothique est donc bien plus qu’une
pierre apportée à la nostalgie romantique pour la foi des artisans
médiévaux. Il n’est pas simplement le concept d ’une forme d ’art
historiquement située. Il propose une idée de l’art propre à ins
pirer aussi les ouvriers d ’art d ’une république laïque ou les ingé
nieurs rationnels de la vie moderne. L ’art décoratif n’est pas l’art
utilitaire dont la finalité extérieure s’opposerait à l’œuvre auto
nome de l’art. Il n’est pas non plus l’art asservi à la consommation
des classes oisives. Il est l’art qui obéit à son concept, en répon
dant à une double fonction vitale : l’habitation et l’expression.
O n peut alors établir une stricte équivalence entre deux proposi
tions : tout art véritable est décoratif car il est destiné à s’intégrer
à un édifice. M ais aussi, tout art véritable est symbolique car les
édifices auxquels il collabore ne sont pas seulement destinés à pro
curer des abris individuels ou le siège des fonctions collectives. Ils
sont destinés à être habités par des individus, par des com m u
nautés et par leurs divinités, anciennes ou nouvelles. Pour cela, il
faut que s’y exprime le mode d ’existence social, la santé des indi
vidus et des communautés. O r cette expression vient toujours en
plus de la fonction. Elle n’a pas de forme propre, pas de perfec
tion propre.
Le destin moderne des arts décoratifs se joue sur la question de
ce supplément expressif. On décrit volontiers le mouvement qui
va des Arts and Crafts et de l’Art déco au Bauhaus ou à l’Esprit
Nouveau, comme l’abandon des sinuosités ornementales au profit
de la ligne pure répondant à la fonction des objets et à la rationa
lité de l’habitat. M ais l’opposition est bien trop simple. Derrière
le combat de l’avenir et du passé, de la machine industrielle et de
l’outil artisanal, de la droite rationnelle et de la courbe ornemen
tale, il y a un jeu bien plus complexe entre fonction et expression.
Le gothique ruskinien est un paradigme social de l’art, non la
nostalgie d ’un style historique. Les admirateurs de la machine
partagent avec les défenseurs de l’artisanat l’idée que le véritable
art est l’art dit « appliqué » ou « décoratif », celui qui s’adapte à la
vie et exprime la vie. Toute la question est de savoir à quelle vie il
faut s’adapter et quelle vie il faut exprimer. Les transformations
du concept des arts décoratifs dépendent de la façon d ’interpréter
le rapport, joint ou disjoint, de ces deux vies. Définir les tâches et
les formes des arts décoratifs, c’est définir le style de la vie qui
donne à l’art son principe. Tous s’accorderont à le dire : un style
est l’expression de la vie d ’un peuple dans un temps. Tout se joue
sur la façon de comprendre l’articulation de ce double rapport.
C ’est dans cette perspective que prend sens la luxuriance des
phrases de Roger M arx décrivant l’effervescence végétale des
meubles auxquels Gallé a donné un décor et des noms appropriés
à la fois à leur fonction et à la manifestation de la vie partagée,
telle cette table de salle à manger baptisée Les Herbes potagères et
décorée par « l’exquise fleur de la parmentière, les inflorescences
globuleuses de l’oignon, les pimpantes aigrettes de l’ail, les lam
brequins des choux frisés, les graines des plantes om bellifères1 »
ou les décors des « petits poèmes » que sont les flacons, drageoirs,
faces-à-main, étuis ou liseuses de Lalique : « [.. Ju n e file d ’hiron
delles prend son essor au ras des ajoncs que courbe la bourrasque
[...] ; les cygnes fendent en silence l’émail figé de l’onde; les
chauves-souris sillonnent un ciel diamanté d ’étoiles ; à travers la
haie des pins fuselés, la nappe de l’étang miroite et scintille ; un
essaim d ’abeilles quête avidement sa pâture2 ». Assurément, ces
meubles, coffrets et flacons décorent les seuls salons et boudoirs
du beau monde, et le style de l’orateur qui les décrit est emprunté
aux descriptions « esthètes » des Goncourt. M ais ces petits poèmes
de botanistes ou de paysagistes, évoquant les floraisons du potager
ou les oiseaux familiers, sont eux-mêmes en accord avec une autre
littérature, celle des livres de lecture et des leçons de choses de
l’école primaire républicaine, soucieux d ’associer étroitement
l’apprentissage des signes à l’évocation des animaux et des plantes
qui composent le décor quotidien de la vie rustique. Ils intègrent
les meubles et les bibelots des riches amateurs à la vision globale
d ’une république éducative. Celle-ci, d ’ailleurs, ne tire pas seule
ment son éducation des images de la vie champêtre. La vie quoti
dienne des villes a aussi sa floraison colorée. C ’est pour cela que
Chéret, l’affichiste des rues de Paris, est associé par Roger Marx
aux décorateurs de luxe. Son « musée en plein vent », offert à
tous, répond à la pastorale des verreries, meubles, poteries et
bijoux de Gallé et de Lalique. D ans ses dessins de créatures
virevoltantes, comme dans les effervescences végétales de leurs
meubles et bibelots, ou Hans le vol des étoffes de la danse de Loïe
1. Emile Gallé, cité par R. Marx, L'Art social, op. cit., p. 127.
2. Ibid., p. 51.
l’art travaillerait directement à la construction d ’une culture com
mune de la main et de l’esprit. L ’art « social » conceptualisé par
Roger M arx a en effet deux sources essentielles : il se réclame de
Léon de Laborde, le commissaire des Expositions industrielles du
Second Empire, qui dem andait à l’État de former le goût du
peuple en faisant pénétrer dans les objets d ’usage les principes du
grand art, mais aussi de Proudhon, le théoricien socialiste enga
geant les artistes à se tourner vers l’avenir splendide des trente-six
mille maisons communes, écoles, ateliers, manufactures, fabriques
ou gymnases, et des quarante mille bibliothèques, observatoires,
musées, amphithéâtres ou belvédères à édifier, sans parler de la
France à transformer en un vaste jard in l.
L ’idéal de l’art décoratif peut donc rejeter la proscription rus-
kinienne de l’usage de la machine et de la distinction des maté
riaux, dès lors que ceux-ci servent la conception ruskinienne d ’un
art commandé par l’union entre utilité et expressivité. Roger
M arx pousse à son extrême cette conception en exacerbant le
caractère créatif des artistes décoratifs : ceux-ci deviennent les
artistes par excellence, puisqu’ils ne doivent rien au genre qu ’ils
pratiquent et tout à leur propre invention. T out meuble ou
bibelot de salon devient alors un poème, et l’égalité de tous les
arts risque de se traduire par la surcharge expressive de tout objet
d ’usage. Les générations suivantes ne manqueront pas de mettre
cette surcharge au compte du kitsch et de lui opposer la beauté des
lignes fonctionnelles. Mais, déjà, le rédacteur du rapport à l’Ex-
position de 1900, pourtant acquis à la cause des arts décoratifs,
s’insurge au double nom de l’art et de l’utilité contre la « griserie
malsaine » qui a envahi les industries : « A force de déclarer que
tous les arts étaient égaux, il semblait qu’il ne fût plus un des
braves ouvriers dont le travail a pour but de parer aux premières
nécessités de notre existence, qui ne se crût sacré artiste. Il n’y
avait plus désormais de grands arts ni d ’arts mineurs. O n le voyait
bien ! Cette dernière bastille était renversée ». De là, selon le rap
1. Léon de Laborde, Quelques idées sur la direction des arts et le maintien du goût
public, Paris, Imprimerie impériale, 1856, p. 26, et Pierre-Joseph Proudhon, Du prin
cipe de l ’a rt et de sa destination sociale, Paris, Garnier Frères, 1865, p. 374.
porteur, toutes les extravagances : la flore gigantesque et animée,
« les enchevêtrements de ténias surexcités et de nouilles tumul
tueuses, les tentacules macaroniques », les figures de femmes
échevelées ondoyant sur le bec ou l’anse des vases et pichets « de
telle sorte que cet honnête récipient, si commode avant d’être
promu à la dignité d ’objet d ’art, ne pouvait plus tantôt, ni verser,
ni tantôt être saisi par la main [...]. S ’avisait-on de faire un siège,
le malheureux qui tentait de s’asseoir sur ce meuble bizarre, aux
airs méchants et sauvages, était sûr d ’accrocher ses vêtements à
quelques pointes hérissées, de prendre ses pieds à des barreaux
contournés comme des volutes de ferronnerie [...]. Et tout cela
plein de prétention à l’utilité alors que l’imagination se refusait à
concevoir rien de plus incom m ode1 [...] ». Le rapporteur oublie
seulement que cette « incommodité » a son autre face : le salon
encombré par ces poèmes indiscrets se trouve ainsi voué à l’exhi
bition de la vie unanime de la nature, commune avec les habitants
des campagnes. Et l’artiste original, surtout quand il est, comme
Gallé, un chef d ’industrie, devient un éducateur de la com m u
nauté. L ’exacerbation de l’expressivité du décor ornemental est
une manière de faire entrer le paradigme gothique dans l’univers
de l’entreprise, de la machine et de la ville modernes, dans le nou
veau monde des salons distingués et des rues populaires animées
par les vitrines et les affiches.
En apparence, ce programme est congédié lorsque les prota
gonistes des « colonies d ’artistes » allemandes répudient leurs
amours de jeunesse pour les lignes onduleuses et l’exubérance
décorative et symbolique du Jugendstil. Et c’est tout l’idéal arti
sanal de Ruskin et de W illiam Morris qui semble symbolique
ment rejeté quand l’un de leurs chefs de file, Peter Behrens,
devient « conseiller artistique » de la Com pagnie allemande
d ’électricité, AEG, et entreprend non seulement de dessiner ses
lampes et bouilloires, son image de marque et ses catalogues, mais
aussi d ’édifier la monumentale structure d ’acier et de verre de la
nouvelle usine fabriquant ses turbines. L ’inauguration de la Tur-
1. Peter Behrens, Feste des Lebens und der Kunst. Eine Betrachtung des Theaters als
höchstens Kultursymbols, Leipzig, E. Diederichs, 1900, p. 10 (je traduis).
2. Georg Simmel, « Das Problem des Stiles », dans Aufsätze und Abhandlungen, 1901-
1908, vol. 2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1993, p. 383-384 (je traduis).
tive trouve son répondant dans le sentiment qui nous fait réagir
avec ce qu’il y a en nous de supra-individuel et de conforme à la
généralité de la loi, et nous libère ainsi de notre responsabilité
absolue à l’égard de nous-mêmes, de l’appui pris sur l’étroitesse de
la pure individualité1 ».
Le style où s’exprime l’unité d ’un peuple est donc au plus loin
de la « manière » des artisans apportant leur coup de main ou leur
idée individuelle à l’édifice collectif. Il implique d ’abord le renon
cement à la volonté individuelle. Et c’est cette désindividualisa-
tion que le design des objets stylisés doit faire pénétrer dans
l’esprit de tous à travers les habitudes de la vie quotidienne. La
forme propre des objets utiles stylisés n’est plus alors, comme
chez Ruskin, celle qui synthétise les formes organiques de la
nature. Elle est la ligne « abstraite » par laquelle la volonté d ’art
s’impose à la nature, la ligne « gothique », que théorise à la même
époque un historien de l’art, Worringer, qui voit dans son tracé
une réponse à l’inquiétude de vivre. Sur la pendule que Behrens
dessine pour AEG, seules une discrète moulure sur le côté et une
infime volute à la base adoucissent la rigueur des lignes droites.
Dès lors qu’il s’agit de styliser par ces lignes purifiées la vie du plus
grand nombre, la forme adéquate de cette éducation esthétique
est la production en série d ’objets manufacturés pour la masse. La
« fonctionnalité » industrielle articule ainsi le principe « esthé
tique » d ’un art des lignes pures avec le principe économique de
la production en masse d ’objets utilitaires. M ais elle l’articule au
nom d’une fonction éthique de l’art. Le plus éloquent avocat des
types au sein du W erkbund, Hermann Muthesius, explicite la
fonction rééducatrice de la production en série d ’objets norma
lisés : « Les arts appliqués affrontent aujourd’hui une redoutable
tâche d ’éducation. Ils sont en train de devenir plus que des arts
appliqués. Ils sont en train de devenir un moyen d ’éducation
culturelle. Les arts appliqués ont pour tâche de rééduquer toutes
les classes de la société contemporaine dans les vertus du travail
bien fait, de la sincérité et de la simplicité bourgeoise. S ’ils y par
viennent, ils transformeront profondément notre culture et les
1. Hermann Muthesius, « The Significance o f Applied Art », dans Isabelle Frank (éd.),
The Theory o f Decorative Art. An Anthology o f European and American Writings, 1750-
1940, Yale University Press, 2000, p. 78 (je traduis).
2. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Vincent, Fréal et Cie, 1958, p. 16
etpassim.
3. Ibid., p. 165.
nécessité intérieure, d ’une spiritualité. Cette « nécessité inté
rieure » ou cette « spiritualité » que revendiquera Kandinsky, et
où tant de commentateurs verront le privilège de l’art pur et auto
nome, ce sont d ’abord les artistes « appliqués », les artistes dési
reux d ’éduquer la société par la forme des édifices et des objets
d ’usage, qui en ont mis en œuvre le concept.
D ’un côté, donc, la pure adaptation à la fonction contient en
elle l’expression d ’une vie réformée. Mais, d ’un autre côté, cette
réforme de la sensibilité doit se signifier elle-même. C ’est pour
cela que, au pignon de la Turbinenhalle, la ligne droite s’arrondit
aux angles ou contredit sa verticalité par des bandes horizontales,
imitées des façades de palais florentins. C ’est pour cela aussi que
la ligne de faîte joue entre la droite et la courbe : hésitation entre
le temple grec et l’ogive gothique, mais aussi fusion winckelma-
nienne des contours. Le même jeu se répète sur le fronton dans
le simple hexagone où se répartissent, au milieu de six compar
timents, les trois lettres AEG, dessinées par Peter Behrens, tout
comme l’inscription TU R BIN EN FABRIK qui figure en dessous.
L ’usine de turbines bien ordonnée pour accomplir sa fonction est
aussi un temple du travail. Elle accomplit à sa manière la fonction
religieuse que Behrens avait d ’abord demandée à un théâtre-
temple où la scène et la salle communieraient dans un espace non
séparé, pour célébrer les nouvelles « fêtes de la vie et de l’art ». Et
le sigle lui-même, malgré les recherches de simplification typogra
phique menées par Behrens, ne répond pas à un pur objectif de
lisibilité. Ses six alvéoles ne servent pas seulement à bien détacher
les trois lettres de la marque. Ils rappellent les formes de certains
bijoux romains étudiés par Alois Riegl dans Spätrömische Kunstin
dustrie, mais aussi les facettes d ’un diamant. Ils rappellent plus
précisément ce diamant, ce symbole de la vie nouvelle des âmes
neuves, exalté par le poème Das Zeichen de Georg Fuchs et solen
nellement exhibé, tel le Graal dans Parsifal, lors de la cérémonie
ordonnancée en 1901 par Peter Behrens pour l’inauguration de la
Colonie d ’artistes de Darmstadt. Ce rapport entre le diamant
mystique de l’art éducateur et le travail ouvrier, on le trouve
exprimé en un raccourci saisissant dans un drame musical dont
le texte est publié en 1911 : D ie Glückliche H and de Schönberg.
Dans la troisième scène, l’homme —le poète éducateur —démontre
à des ouvriers rivés à leur tâche dans une caverne qui rappelle la
forge de M ime la manière de procéder pour faire du travail une
culture : « on peut faire cela plus simplement », leur dit-il en
transformant d ’un seul coup de marteau un bloc d’or en parure.
La simplification des formes et des procédures, que l’on associe
normalement au règne de la machine, s’y trouve, à l’inverse,
rapportée à l’art, seul capable de spiritualiser le travail industriel
et la vie commune. L ’œuvre du musicien qui passera pour le
champion de la révolution moderniste ne prend sens que si on
la rapproche de l’évolution qui mène des « fêtes de l’art » à la
construction des usines modèles. Elle nous rappelle que c’est dans
la théorisation des arts « appliqués » qu’il faut chercher la genèse
des formules qui serviront à emblématiseriTautonomie de l’art v\
1. On comprend que cette œuvre ait retenu l’attention d’Adorno qui lui consacre un
long et suggestif commentaire. Mais, en ramenant finalement le geste du héros à une
défense de « la magie de l’ancien mode de production » (.Philosophie de la nouvelle
musique, tr. fr. H. Hildenbrand et A Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 57),
Adorno tend à méconnaître la généalogie paradoxale qui mène de Ruskin au Werk
bund et au Bauhaus et, du même coup, le rôle des débats concernant les arts appliqués
dans la construction des catégories du modernisme artistique.
9. Le maître des surfaces
Paris, 1902
1. Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin, tr. fr. M. Betz, dans Œuvres I, Prose, édition établie
et présentée par Paul de Man, Paris, Le Seuil, 1966, p. 396-398 (traduction modifiée).
teur ou à la tradition critique déjà établie à son sujet. L ’accent mis
sur la surface répond à l’insistance de Rodin sur la sculpture
comme art des plans, au prix, il est vrai, d’en déplacer le sens : le
plan est, pour le sculpteur, « le volume - hauteur, largeur, pro
fondeur — respecté et exactement rendu de tous les cô tés1 ». La
surface n’est ainsi que la saillie d ’un volume intérieur. Le poète, à
l’inverse, accentue la « main » qui, du dehors, vient limiter la sur
face, c’est-à-dire la vie, organisatrice des rencontres qui font
exister une chose comme surface touchée par la lumière. C ’est
aussi Rodin qui a réfuté l’opposition admise entre la statique
sculpturale et la temporalité du récit et du drame. Mais les
exemples par lesquels il l’illustre, en montrant notamment, dans
une sculpture de Rude, les parties du corps à différents moments
de la même action, appartiennent encore à l’idée classique de
l’action comme volonté imprimée à un corps. C ’est au contraire
la ruine de cette idée et de l’univers sensible où elle prenait corps
que traduisent les rencontres à l’infini de la lumière et de la chose
célébrées par le poète. Ce ne sont point désormais les corps qui
agissent, ce sont les actions qui composent des corps. Ce que le
poète voit sur les surfaces en mouvement excède ainsi les propos
du sculpteur. Mais cet excès n’est pas arbitraire. Rilke systématise
les efforts de ceux qui ont déjà cherché à penser la nouveauté
signifiée par l’œuvre de Rodin. Il a manifestement lu le recueil
Auguste Rodin et son œuvre, qui avait rassemblé, deux ans aupara
vant, les textes les plus significatifs consacrés au sculpteur par
Gustave Geffroy, Octave Mirbeau, Camille Mauclair, Roger
Marx, Gustave Kahn, et quelques autres. Son texte s’inspire de la
tradition critique fixée lors des deux expositions qui ont consacré
la gloire de l’artiste : l’exposition M onet-Rodin de 1889, qui avait
suscité, en marge de l’Exposition universelle et des fastes de l’art
officiel, la première grande reconnaissance critique de l’art nou
veau, et le pavillon Rodin annexé à l’Exposition universelle de
1900, qui avait fait la gloire internationale du sculpteur. O r cette
1. Judith Clavel, Auguste Rodin : l ’œuvre et l ’homme, Bruxelles, G. van Oest, 1908,
p. 56. J ’ai conservé le mot « surface », choisi par le traducteur du texte de Rilke, Mau
rice Betz, pour rendre les mots Flache et Oberfläche. Cette traduction, de fait, tient
compte des significations ajoutées par Rilke au « plan » de Rodin.
tradition ne s’est pas contentée d ’illustrer les idées de l’artiste par
la description des œuvres. Elle a fait de lui l’emblème d ’un para
digme nouveau de l’art exprimant une idée nouvelle de la pensée.
Elle a vu dans son œuvre de sculpteur non pas l’excellence propre
d ’un art spécifique mais un mode de matérialisation de la pensée
propre à révéler les traits de cette idée nouvelle de l’art et de la
pensée qui circule entre la musique de W agner, les poèmes
de Mallarmé, la danse de Loïe Fuller, la peinture « naturaliste »
de M onet ou la peinture « synthétiste » de Gauguin, les drames
« symbolistes » de Maeterlinck ou les pièces « réalistes » d ’Ibsen.
La nouveauté signifiée par l’œuvre de Rodin pourrait se
résumer par un renversement essentiel, celui qui donne au frag
ment et à l’inachevé la valeur du tout. Ce renversement se marque
d ’emblée dans le texte écrit par Gustave Geffroy pour le catalogue
de l’exposition de 1889. Avant de commenter les œuvres du
sculpteur, Geffroy nous introduit dans son atelier, qu ’il décrit
comme un chaos où s’éparpillent les éléments dispersés appelés à
s’assembler, sans qu ’on sache encore comment, sur la Porte de
l ’E nfer : « Partout dans la vaste salle, sur les selles, sur les étagères,
sur le canapé, sur les chaises, sur le sol, les statuettes de toutes les
dimensions sont éparses, faces levées, bras tordus, jambes cris
pées, pêle-mêle, au hasard, couchées ou debout, donnant l’im
pression d’un vivant cimetière. Derrière la Porte, haute de six
mètres, c’est une foule, une foule muette et éloquente, qu ’il fau
drait regarder, individu par individu, comme on feuillette et lit
un livre, s’arrêtant aux pages, aux alinéas, aux phrases, aux
mots 1 ». La grande nouveauté de l’exposition devait être en effet
la présentation d ’une version achevée de cette Porte de l ’E nfer à
laquelle le sculpteur travaillait depuis plusieurs années, en même
temps qu ’au groupe des Bourgeois de Calais. Il n’y en aura finale
ment que des fragments en plâtre. Et, de fait, ce n’est pas sur
l’assemblage des groupes que le critique fixe d ’abord notre atten
tion, mais sur ses éléments dispersés, en tant que dispersés. Le
1. Truman Bartlett, dans American Architect and Building News, cité par Albert
Edward Elsen, The Gates o f Hell, Stanford University Press, 1985, p. 127.
2. Jules Michelet, préface de 1869 à YHistoire de France, dans Le Moyen Age, dans
Paul Viallaneix (éd.), Œuvres completes, t. V, Paris, Flammarion, 1974, p. 24.
de lettres qui attendaient le portrait du romancier; plutôt le
peuple de Flaubert, un peuple démocratique d ’un nouveau genre,
fait non de types populaires mais de brassages de gestes insigni
fiants et de moments quelconques, saisis phrase à phrase comme
des feuilles également tourmentées par le souffle impersonnel de
l’infini. Flaubert opposait cette égalité microscopique des feuilles
toutes différentes mais également « tourmentées » à celle des ora
teurs démocratiques. Mais entre la harangue démocratique et le
balancement indifférent des feuilles dans le vent, il y a justement
le peuple infini des gestes et des attitudes, tous ces mouvements
dont les corps se montrent capables tous les jours, tous ceux qui
adviennent lorsque deux corps sont au contact l’un de l’autre et
que l’art plastique, avec Rodin, se met enfin à explorer.
Telle est selon Geffroy la grande découverte de Rodin : « [...]
les attitudes nouvelles [...] l’infinité des attitudes possibles, s’en-
gendrant les unes les autres par les décompositions et les recom
positions des mouvements, se multipliant en fugitifs aspects à
chaque fois que le corps b o u ge1 ». Ces attitudes, la statuaire clas
sique était condamnée à les ignorer par obéissance au principe qui
vouait le corps à exprimer un sentiment déterminé ou un moment
déterminé d’une action significative. O r ce principe donnait à
l’art une norme contradictoire. C ’était la leçon profonde du Lao
coon de Lessing. Le problème n’était pas seulement que la repré
sentation des cris du prêtre troyen aurait contredit l’harmonie
sculpturale. La contradiction est dans l’idée même de représenter
le moment prégnant d ’une action. En voulant exprimer exacte
ment un sentiment donné ou une action précise, la figure plas
tique se prive d ’une ressource essentielle de l’art : celle que lui
apporte l’imagination du spectateur. La bonne solution était donc
d ’ôter à l’action de sa détermination et au corps de sa puissance
expressive. C ’est pour cela, disait Lessing, que le sculpteur avait
évité l’instant paroxystique de la souffrance de Laocoon. C ’est
pour cela aussi que Winckelmann trouvait la perfection de l’art
dans un torse mutilé où la pensée était exprimée par les seuls plis
1. R. M. Rilke, Notes sur la mélodie des choses, tr. fr. B. Pautrat, Paris, Allia, 2008.
2. G. Geffroy, catalogue de l’exposition « Claude Monet, A. Rodin », dans Claude
Monet-Auguste Rodin. .., op. cit., p. 62.
tées, ainsi qu ’un objet confié, les formes doivent passer entre ses
doigts, pour être dans son œuvre pures et intactes 1 ».
Il faut avoir noté, en observateur infatigable, la multiplicité des
mouvements qui échappent à leurs acteurs, la multiplicité des
« profils » encore ignorés de la vie pour pouvoir participer soi-
même en aveugle au travail qui donne une forme spatiale visible
et durable à cette production incessante qu ’aucune volonté ne
guide. En révoquant l’opposition lessingienne entre les arts du
temps et les arts de l’espace, cette idée du travail plastique se libère
du paradigme musical schopenhauerien qui a dominé la réflexion
sur l’art à la fin du XIXe siècle. Il n’y a pas lieu d ’opposer le grand
murmure de la volonté originaire et inconsciente, exprimé par la
seule symphonie muette, à la belle apparence des formes « apolli-
niennes » de la représentation plastique. La « vie inconsciente »
est à nouveau, sur un mode hégélien, une vie en quête de sa propre
signification. M ais cette exploration n’est plus le passé dépassé de
l’art. Et cette vie en quête d ’elle-même n’est plus enfermée dans
l’opposition hégélienne entre la précision plastique des formes
belles et l’indétermination sublime des idées à la recherche de leur
matière. A la clôture classique de la forme et à l’élan gothique vers
le dieu absent, Rilke voit succéder une plastique nouvelle, liée à la
découverte de tous ces gestes, de tous ces « profils » que la vie a pu
inventer pendant tout le temps où la décence avait recouvert le
corps nu de la sculpture classique. L ’inconscient dont témoigne
cette plastique nouvelle n’est pas la pulsion brute d ’une humanité
poussée à vouloir sans but. Ce n’est pas non plus le grand élan
vitaliste que chercheront à exprimer les chorégraphies de R udolf
Laban et de M ary W igman. C ’est une multiplicité de gestes en
core non perçus, à la recherche de leur propre sens, parce qu’ils
ne sont plus gouvernés par la ligne droite du point de départ au
point d ’arrivée. « Entre ces deux moments simples, d ’innom
brables transitions se sont insérées et il apparut que, justement
dans ces états intermédiaires, se passait la vie de l’homme d ’au-
1. R. M. Rilke, Auguste Rodin, dans Œuvres I, op. cit., p. 438. On sent dans cette
analyse l’effet de la lecture attentive du recueil de 1900, et plus particulièrement du
texte du critique Yvanohé Rambosson, « Le modelé et le mouvement dans les œuvres
de Rodin » (dans Auguste Rodin et son œuvre, op. cit., p. 70-73).
jourd’hui, son action et son impuissance à agir. Les manières
de saisir étaient devenues différentes, les manières de faire signe,
de lâcher et de tenir. En tout il y avait plus d ’expérience, et en
même temps, de nouveau, plus d ’ignorance1 ».
Le travail « à l’aveugle » du sculpteur peut concilier les idéaux
contradictoires des fanatiques du réel et des champions de l’idée
parce qu’il dissipe la grande ombre de la « vie sans raison » qui
planait sur les pensées de la création artistique. La vie n’est pas
sans raison. Elle est la créatrice incessante de pensées qui sont à la
recherche de leur formulation et de gestes qui n’ont pas encore été
singularisés. Le travail plastique donne un corps à ces pensées en
donnant une figure plastique à ces gestes. Le poème des corps qui
escaladent, plongent, s’enlacent ou se séparent sur la porte, c’est,
à sa manière, un autre poème de la « vie moderne ». Ces lignes de
Rilke sont comme la réponse à un auteur qu ’il n’a sans doute pas
lu mais dont la pensée a imprégné toute la réflexion fin-de-siècle
sur la plastique. Interprétant Hegel à sa manière, Taine avait
voulu résumer ce' qui séparait la vie moderne du vieil idéal plas
tique : ce n’étaient pas simplement les habits noirs et ajustés dont
le siècle bourgeois avait revêtu le beau corps olympique. C ’était le
caractère physiologique propre à l’homme moderne : le nervo
sisme, l’agitation désordonnée d ’individus trop occupés par le
tumulte de la vie urbaine, trop sollicités par la multiplicité des
pensées et des spectacles, trop accaparés par mille affaires secon
daires pour pouvoir concevoir des buts définis et élaborer ces
gestes précis tendus vers leur fin — un disque à lancer ou une
armée à jeter dans la bataille - , qui animaient la statuaire clas
sique. En transcrivant les nouvelles façons de tenir et de lâcher, de
se tendre et de faire signe, en explorant l’infinité des transitions
entre action et inaction, la pratique de Rodin renvoie au magasin
des antiquités les dissertations sur le nervosisme moderne et les
nostalgies symétriques du beau corps au repos et du corps tendu
par l’énergie de l’action. La plastique n’est plus la conservatrice
d ’aucun idéal des formes, qu’on l’entende au sens des pontifes de
l’Académie ou à celui des amoureux de la liberté grecque. Elle
1. Auguste Rodin, L ’A rt : entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, p. 63.
10. L ’escalier du temple
M oscou-Dresde, 1912
1. Edward Gordon Craig, « The Actor and the Über-marionette », The Mask, n° 2,
Londres, avril 1908. Le texte est repris dans le recueil De Tart du théâtre, tr. fr.
G. Séligman-Lui, Saulxures, Circé, 1999, p. 98-99 (traduction modifiée).
le nom de la déesse Isis à son prénom, Dora. Elle s’est aussi appli
quée à retrouver sur les vases grecs le secret des nobles attitudes
d ’une danse débarrassée de toute intrigue narrative, identifiant le
libre déploiement des corps à l’accomplissement d ’un rituel sacré.
Mais cette pensée qui s’exhale librement dans les mouvements
d’un torse, cette douleur calmement contemplée, ce passage
continu d ’un membre à un autre ou d ’un muscle à un autre, ces
gestes humains équivalents au mouvement régulier de l’eau qui
s’élève ou retombe, cette grâce du mouvement semblable à l’im
mobilité, et de la vie parée de la beauté de la mort, il est aisé d ’en
découvrir l’origine plus lointaine : la reine danseuse d ’Egypte,
c’est une sereine statue de déesse grecque, imitée de Winckel-
mann mais revue à travers le prisme nietzschéen; une statue
vivante qui déploierait dans l’espace ces vagues ou ces jets d ’eau
dans lesquels la souffrance dionysiaque et la sérénité apollinienne
s’égalisent.
Cette conjonction entre la Grèce apollinienne de Winckel-
mann et la Grèce dionysiaque de Nietzsche donne à l’art et au
théâtre leur mythe fondateur. L ’art est, pour Craig, le rituel qui
fait voir l’invisible tout en le maintenant voilé. Le théâtre authen
tique accomplit cette idée de l’art en organisant l’espace et les
mouvements des corps dans l’espace. Il faut pour cela que tous les
moyens de cette présentation sensible obéissent exactement à une
même pensée. O r ce que l’on appelle couramment théâtre est
bien loin de répondre à cette exigence. La manifestation visible de
l’invisible y est soumise à un intermédiaire aussi encombrant
qu’indocile : le corps de l’acteur. D ans sa personne, le corps
vivant s’est transformé en un instrument pour faire voir et res
sentir ce que disent les mots du poème. Il a fallu pour cela traiter
ces mots eux-mêmes comme l’expression des sentiments intimes
des personnages que l’acteur est chargé d ’interpréter. L ’opinion
d ’un public pressé de reconnaître ses pensées et ses sentiments sur
la scène a conduit à identifier le pouvoir de l’art à celui de l’ex
pression. M ais c’est le contraire qui est vrai : la mimique expres
sive du corps n’est pas faite pour l’artifice de l’art. Celui-ci
demande un matériau dont l’artiste puisse user avec certitude
pour exprimer sa pensée propre. L ’acteur est incapable de cette
exactitude à exprimer la pensée d ’un autre. Il est vrai que la tradi
tion a fait de ce défaut une vertu : on exalte la performance tou
jours singulière de l’acteur, sa capacité d ’insuffler à la vie de son
personnage ses sentiments ou ses humeurs du moment. M ais c’est
là transformer l’art en son contraire : la présentation sans voile de
ces « sentiments » de hasard qui masquent les impulsions pro-
fondes de l^tre. La mimique expressive n’est pas faite pour l’art,
elle est faite pour l’aveu. « Ce que l’acteur nous présente n’est pas
une œuvre d ’art mais une série d ’aveux fortuits1. » Ce théâtre-là
doit être détruit si l’on veut retrouver l’essence religieuse du
théâtre : l’art de montrer et de voiler, l’art de montrer le voile,
d ’exhiber la vérité sous sa forme propre qui est celle de l’ostension
du voile.
Il faut donc, pour restaurer l’art de la scène, défaire le nœud
qui s’était tout naturellement formé autour de ce que l’art du
poème et le corps humain ont en commun, à savoir l’usage des
mots. Confier à la performance des acteurs l’expression de la puis
sance du poème, c’était en fait annuler cette puissance. Le poème
déploie le voile à sa manière dans sa matière propre. Cette matière,
c’est et ce n’est que le mot. Celui-ci détermine son espace sensible
— ou son voile —propre, celui que l’on nomme « imagination ».
L a réalité du poème, celle qu’il montre et voile à la fois, ce sont les
forces invisibles qui hantent les mots ; ce sont les esprits qui n’ont
aucune forme humaine, aucun âge ni lieu déterminés2. L ’histoire
de Macbeth est celle des esprits qui s’emparent d’un homme et le
plongent dans un état d ’hypnose, d ’où il ne sortira qu’au dernier
acte, cherchant le sens de son rêve sans rien comprendre à la suc
cession des faits qu’il a devant les yeux. Le poème expose à sa
manière le rapport de deux mondes sensibles, de deux logiques
hétérogènes : celle de la réalité —des rapports entre personnages —
qui est le voile de Maya, et celle du rêve qui traduit la vérité des
forces obscures. Dans l’ordre de l’imagination, ce rapport se tra
duit en conflit des enchaînements causaux : derrière une histoire
1. Les diverses solutions envisagées par Craig sont analysées par Hana Ribi, Edward
Gordon Craig-Figur und Abstraktion, Bâle, Theaterkultur Verlag, 2000, p. 54. Voir
également Irene Eynat-Confino, Beyond the Mask. Gordon Craig, Movement and the
Actor, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987 -
commande à l’acteur/danseur de manipuler sa propre image pour
Tharmoniser avec la totalité architecturale que forme la scène
théâtrale. La surmarionnette, c’est le corps théâtral rapproché de
la sculpture et de l’espace architectural où celle-ci a sa place et sa
vie. Car l’art du théâtre est d ’abord architectonique. Le théâtre est
un rituel en tant qu’il est une organisation de l’espace. Il est fait
de lignes, de mouvements et d ’effets de lumière dans l’espace.
L ’équivalent de la puissance impersonnelle des mots, c’est la ligne
en mouvement. C ’est elle qui donne son principe à l’art théâtral.
On n’en déduira pas que cet art ne doit utiliser ni mots ni corps.
Simplement, les m ots et les corps y sont des matériaux comme les
autres, soumis à l’harmonie visuelle de la ligne en mouvement. Il
n’y a pas de « pièces » au théâtre. Il y a des scènes, des combinai
sons entre des architectures, des silhouettes et des jeux de lumière
qui se transforment et se fondent les uns dans les autres.
U n texte célèbre de Valéry évoque l’émotion du jeune poète à
tenir dans ses mains l’épreuve d ’ Un coup de dés. Pour la première
fois, nous dit-il, « l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes
temporelles 1 ». Pourtant ce songe de l’étendue se limitait à visua
liser ce que disait le poème de Mallarmé. La disposition des lettres
sur la page mimait, par les italiques, l’insinuation du doute, quand
elle n’imitait pas simplement la forme du bateau ou celle de la
Grande Ourse. C raig se propose autre chose : non plus mimer par
des lignes ce que dit le poème, mais inventer un agencement de
formes traduisant, dans le langage de l’étendue, la puissance non
dite manifestée dans les mots du poème. C ’est la scène elle-même
qui doit être traitée comme un visage. Ce visage n’exprime aucun
sentiment caché derrière son enveloppe. Il présente des aspects
successifs : des dispositions spatiales, des états de la lumière, des
stases du temps. C ’est ainsi que, reprenant de Maeterlinck l’idée
d ’un théâtre où les choses mêmes seraient les actrices du drame,
C raig conçoit visuellement un drame en quatre épisodes qu’il
intitule The Steps2. Le « personnage » du drame en effet, c’est cet
1. Paul Valéry, Variété, dans Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque delà
Pléiade», 1957, p. 624.
2. E. G. Craig, Towards a New Theatre. 40 Designs for Stage Scenes with Critical Notes
by the Inventor, Londres/Toronto, Dent and Sons, 1913, p. 41-47.
élément d ’architecture destiné à une grande fortune dans les mises
en scène du XXe siècle : les marches d ’un escalier. N on pas un de
ces escaliers d ’apparat qui servaient de décor aux intrigues prin-
cières de meurtre et de passion, mais un escalier serré entre deux
murailles, comme ceux qui séparent deux niveaux dans les quar
tiers populaires. L ’escalier est un personnage d’un type nouveau :
il ne parle pas, il a des états ou des ambiances (moods) que Craig
traduit en quatre scènes qui évoquent les moments de la journée
et les âges de la vie. Les silhouettes qui peuplent l’espace et appar
tiennent à ses ambiances sont d ’abord trois enfants qui jouent
dans la lumière au pied de l’escalier, semblables, nous dit-il, à des
oiseaux perchés sur des hippopotames dans un fleuve africain
et prononçant des mots qui rappellent le petit bruit que font
les lapins. C ’est ensuite, quand l’escalier entre en sommeil, une
farandole de jeunes gens virevoltant, comme des lucioles, sur le
plan supérieur, en un mouvement que reprennent, au premier
plan, les ondulations de la terre qui danse. L ’ambiance s’assom
brit au troisième moment où l’âge semble peser sur l’escalier : les
vagues de la terre dansante sont devenues un labyrinthe où un
homme s’est immobilisé, désespérant d ’en rejoindre le centre,
tandis qu’une femme descend l’escalier, sans que le dramaturge
puisse nous dire si elle le rejoindra et lui donnera le fil du laby
rinthe. Car ce qui l’intéresse, plus que le destin des silhouettes
humaines, c’est celui de l’escalier, qui, comme les fenêtres ou la
lampe de Maeterlinck, tremble d ’une vie plus large et plus haute
que celle d ’un homme et d ’une femme à la recherche l’un de
l’autre. C ’est ce que nous laisse comprendre l’épisode nocturne
final. Celui-ci sépare les trois espaces. Il isole sur une marche
médiane de l’escalier un homme qui, las d ’avoir parcouru en sens
opposés le « chemin de la vie », s’immobilise contre la paroi, entre
l’obscurité de la plateforme inférieure qui enveloppe vaguement
l’ombre d ’un couple et la terrasse supérieure où s’élèvent successi
vement deux fontaines de lumière, semblables aux gestes de la
déesse de Thèbes.
The Steps appartient, nous dit Craig, à ce théâtre du silence qui
se distingue du théâtre des paroles. Ce théâtre est encore à venir.
Le drame est encore sur la page, contenu dans quatre dessins
commentés en quelques pages. Le même recueil nous présente un
certain nombre de scènes détachées de toute intrigue particulière :
ainsi L ’A rrivée — où peu importe qui arrive —, ou encore Etude
de mouvement, où l’on voit la silhouette d ’un homme aux prises
avec la neige, non sans que le scénographe s’interroge : peut-être
serait-il mieux d ’éliminer la neige au profit des seuls gestes de
l’homme, avant de s’objecter qu’à ce compte il serait encore mieux
d ’avoir seulement des mouvements sans homme, et finalement de
n’avoir rien du tout. M ais les scènes détachées de ce théâtre à
venir proposent aussi des modèles pour la transformation du
théâtre tel qu’il existe, celui des pièces à représenter. Aussi les
pages de Craig entrelacent-elles le dessin de ces scènes avec des
propositions de mise en scène des œuvres du répertoire. Les
enfants-oiseaux sur le dos de l’hippopotame, nous les retrouvons
dans une scénographie proposée pour Henri IV : le scénographe y
a repoussé à l’arrière-plan les tentes et le champ de bataille pour
disposer au premier plan des échafaudages sur lesquels les acteurs
se tiendront, comme des hirondelles perchées sur des fils télégra
phiques. La distribution des plans autour de l’escalier de The Steps
sert aussi à une scénographie de Jules César où M arc Antoine
occupe seul les marches tandis que la foule romaine peuple der
rière lui le plan supérieur, et que les conjurés sont rassemblés en
bas de l’escalier. Sur d ’autres esquisses, la solitude de l’homme
dans le labyrinthe devient celle de l’assassin Macbeth, minuscule
silhouette, écrasée par les hautes tours du château et s’enfonçant
dans le dédale d’un couloir apparemment sans fin. Des dessins,
toujours : non pas le théâtre de l’avenir, mais des esquisses qui
proposent l’adaptation de son idée à cet art transitionnel de la
mise en scène qui s’occupe de représenter des pièces de théâtre;
mais aussi des esquisses qui s’entassent dans des carnets, faute que
le scénographe ait son théâtre, faute que les directeurs de théâtre
mettent le leur à sa disposition.
Il y a quelques exceptions pourtant. Si nul ne lui confie un
théâtre, certains lui proposent de mettre son idée du théâtre au
service de la représentation d ’œuvres du répertoire. A Florence, la
Duse s’est prêtée à une mise en scène du Rosmersholm d ’Ibsen,
une de ces pièces « réalistes » que l’on peut aisément traiter en
poèmes de l’invisible. Et pour son Théâtre d’Art de M oscou,
Constantin Stanislavski a demandé à Craig de monter l’œuvre de
théâtre par excellence, Hamlet, le drame de celui qui « a le temps
de vivre parce qu’il n’agit pas ». M onter Hamlet, c’est d ’abord
porter à la scène cette « inaction ». D ’où le premier principe que
le metteur en scène a fixé, pour l’ébahissement d ’acteurs que Sta
nislavski avait formés à s’emparer de leur personnage, à se péné
trer des raisons qui le font agir, de l’époque à laquelle il appartient
et du milieu dont il est le produit pour trouver l’intonation, la
démarche et jusqu’aux accessoires propres à en rendre la vérité
sensible aux spectateurs. A ces acteurs Craig explique d ’emblée
que les difficultés de la production « résident moins dans ce qu ’il
faut faire que dans ce qu’il faut ne pas faire1 ». Ce qu ’il faut ne pas
faire, c’est incarner le texte de Shakespeare. Com m e poème, le
texte de Shakespeare se suffit à lui-même et n’a besoin d ’aucune
représentation. Sur la scène, en revanche, les mots du drame sont
simplement des matériaux que l’artiste du théâtre s’approprie en
les com binant avec les formes plastiques, les couleurs, les mouve
ments et les rythmes. Pourtant, Craig n’ajoute ni ne retranche
rien au texte de Shakespeare. Mais il le rend à son état de séquences
de mots auxquelles il faut donner un ton, une couleur, un m ou
vement. O n ne doit pas en conclure que le texte soit indifférent et
fournisse un simple prétexte décoratif. C ’est bien Hamlet qu’il
s’agit de rendre présent sur la scène. Mais, et C raig est là-dessus
d ’accord avec Mallarmé et Maeterlinck, Hamlet n’est pas l’his
toire d’un prince qui veut venger son père. Hamlet est l’esprit
même du poème, la vie idéale que celui-ci oppose à la réalité ordi
naire. M onter Hamlet, c’est mettre en scène la réalité du poème
et son conflit avec l’autre réalité, celle dont se nourrit le théâtre
corrompu : celle du pouvoir et des intrigues, des crimes et des
1. Pour ces notes de Craig sur les personnages, voir Frederic J. Marker et Lise-Lone
Marker, Edward Gordon Craig and « The Pretenders ». A Production Revisited, Carbon-
dale, Southern Illinois University Press, 1981, p. 52 (je traduis).
2. E. G. Craig, « Motion. Being the Preface to the Portfolio o f Etchings by Gordon
Craig », The Mask, I, n° 10, décembre 1908, p. 186 (je traduis).
3. Là-dessus, voir notamment Scene, Oxford University Press, 1923.
proches de ceux de Craig. Les deux hommes partagent en effet la
même idée fondamentale : le théâtre est d ’abord affaire d ’archi
tecture, de mouvement et de lumière. Sur cette base commune,
pourtant, ce sont deux idées du mouvement qui se croisent pour
aller dans des directions opposées. Le mouvement est pour Craig
celui de la scène elle-même. Celle-ci est à la fois le temple de la
déesse et le déploiement de ses gestes. De ces frises grecques qui
avaient inspiré la danse d ’Isadora Duncan, Craig veut remonter
au temple d ’où elles sont détachées. L ’idée théâtrale est une idée
qui se réalise dans la construction d ’un espace, et c’est dans cette
architecture globale que doivent se fondre, comme le font les
minces silhouettes de ses dessins, ces corps expressifs faits pour
avouer la faiblesse et non pour réaliser des idées. Les espaces ryth
miques d ’Appia ne sont, eux, peuplés par aucune silhouette. Mais
leurs solitudes désertes sont des plateformes où doivent se déployer
les sculptures en mouvement des corps vivants. Appia entend
donc exactement à l’envers le rapport de la frise sculpturale et du
corps dansant. Le travail de la lumière, chez lui, est toujours de
sculpter les corps. Mais précisément, ce sont des corps en mouve
ment qu ’elle sculpte. Et c’est ce mouvement des corps qui doit
donner à l’intériorité de l’idée sa forme concrète, une forme
plastique dont l’architecture de la scène fournit seulement le
support.
Car Appia est toujours fidèle à l’idée exprimée dans La Mise en
scène du drame wagnérien : donner à la « musique » une forme
spatiale visible. Mais la formulation du problème a changé depuis
l’essai de 1894. Appia veut en effet sortir du dilemme rencontré
dans la spatialisation de la musique wagnérienne. Il voulait en
tirer le principe de la seule partition, mais il le trouvait en fait
ailleurs : dans l’essence philosophique de la musique, ce renonce
ment au vouloir, que symbolisait le désintérêt progressif de
Wotan. La mise en scène de VAnne au des Nibelungen, comme
celle à!Hamlet, devait donc être, en son cœur, la manifestation
d ’une certaine inactivité. Et par là même, musique et espace res
taient séparés, unis seulement en idée. L ’art de l’intériorité ne
pouvait se donner lui-même la formule unitaire de sa présence
spatiale. Ce n’était pas là un embarras circonstanciel. C ’était un
problème bien plus général dont Hegel avait donné la formula
tion : la forme sensible de l’art ne peut être le résultat de la pure
volonté d ’art. Elle ne peut naître que de sa rencontre avec ce qui
n’est pas l’art, avec les formes d ’éducation et de vie d ’une com m u
nauté. U n lecteur de Hegel, souvent cité par Appia, Hippolyte
Taine, en avait tiré les conséquences, en explicitant longuement
dans ses cours le principe des performances de l’art grec : il l’avait
résumé en un terme, l’ orchestrique, cette éducation du corps
donnée aux jeunes Grecs de bonne famille, qui faisait d ’eux des
hommes accomplis dans tous les exercices physiques, ceux du
chant et de la danse, comme ceux de la lutte, capables de se donner
à l’issue de leurs banquets privés « l’opéra en petit et à dom icile1 »,
mais aussi rompus à l’art de mener chœurs, danses et défilés en
l’honneur des dieux de la cité, ou de partir à l’assaut au son des
flûtes. Cette orchestrique ou orchestique qui disposait les corps à
l’art parce qu’elle les disposait aux fastes de la vie privée comme
aux tâches et aux pompes de la vie publique, religieuse et guer
rière, c’est bien cela que danseurs, chorégraphes et décorateurs
s’attachaient à retrouver sur les frises et les vases grecs des musées.
Mais il était vain pour Appia de chercher dans les œuvres de l’art
le secret de cette prédisposition des corps à l’art qui les rendait pos
sibles. O n ne pouvait trouver sur les lignes immobiles des frises
grecques le moyen de donner son espace à la musique nouvelle. Il
fallait le chercher en dehors de l’art, là où l’on se préoccupait sim
plement de donner aux corps une santé et un équilibre nouveaux.
L ’orchestrique nouvelle s’appelait « gymnastique rythmique » et
elle avait son centre à Genève dans l’école d ’Emile Jaques-
Dalcroze. Celui-ci était certes musicien, mais il ne s’occupait pas
de créer des œuvres d ’art, seulement des corps capables de sentir
les rythmes qui les habitaient et de leur donner, par le contrôle
de chaque muscle, leur figure exacte dans l’espace. Il n’était pas
nécessaire alors d ’opposer comme Craig la perfection architectu
rale de la lumière et du mouvement à l’anarchie des corps. Il fal
lait à l’inverse trouver dans le corps hum ain le principe de cette
réunion des puissances séparées qui avait été le programme de
1. Wolf Dohrn, Die Gartenstadt Hellerau, Iéna, Diedericks, 1908, p. 27, cité par
Marie-Laure Bablet-Hahn dans sa présentation des Œuvres completes, t. III, d’Adolphe
Appia, op. cit., p. 95.
au service des seules activités qui doivent s’y exercer. Or une ins
titution d ’éducation n’est pas un lieu de spectacle. C ’est un lieu
voué ài: deux sortes d ’activité : d ’abord les exercices d ’enseigne
ment destinés pour partie à des amateurs payants, pour partie aux
enfants des ouvriers, admis gratuitement ; ensuite les réunions et
fêtes qui rassemblent la communauté de ceux qui sont concernés
par cette action éducative et par sa vocation sociale large. Il n’y a
donc pas de salle de théâtre à l’institut d ’Hellerau, mais une
grande salle commune : un long rectangle d ’un seul tenant où
rien ne délimite, en face des gradins, une scène théâtrale. L ’espace
de jeu est seulement défini par l’assemblage des plots rectilignes
qui servent aux évolutions courbes des rythmiciens, pieds nus,
vêtus de maillots de travail ou de robes plissées épousant les atti
tudes, au son d ’un piano visible ou d ’un orchestre enterré.
Q uant à ceux qui sont assis sur les gradins, ils ne sont pas - ne
devraient pas être - des spectateurs, assistant à une représentation
mais des hommes solidaires de la performance exécutée devant
eux, également responsables du développement d ’une puissance
collective des corps. Car l’art vivant qui se déploie dans la salle est
antinomique avec l’idée même d ’un art donné en spectacle. Si la
synthèse de la pensée, de la musique et de l’espace réside dans le
seul corps du rythmicien, l’art nouveau consiste dans le déploie
ment de cette synthèse pour elle-même. C ’est ce qüe résume
Appia en un texte manifeste de l’art nouveau, l’art « vivant » de
l’avenir : « Notre corps est l’auteur dramatique. L ’œuvre d ’art
dramatique est la seule œuvre d ’art qui se confonde avec son
auteur. Elle est la seule dont l’existence soit certaine sans specta
teur. Le poème doit être lu ; la peinture, la sculpture regardées;
l’architecture parcourue; la musique écoutée : l’œuvre drama
tique est vécue ; c’est l’auteur dramatique qui la vit. Le spectateur
vient s’en convaincre ; là se borne son rôle. L ’œuvre vit à elle seule
et sans le spectateur1 ».
L ’œuvre d ’art vivant ne se représente pas. Elle s’exécute et elle
se partage. Ce n’est donc pas à des représentations théâtrales que
se trouve convié à la fin de juin et au début de juillet 1912 un
1. A. Appia, L ’Œuvre da rt vivant, dans Œuvres completes, t. III, op. cit., p. 387.
public mêlé de résidents d ’Hellerau et d ’esthètes cosmopolites,
mais bien à des fêtes de fin d ’année, montrant le travail de l’ins
titut. Il est convié à « se convaincre » de la puissance d ’art que
peuvent déployer ceux et celles qui ont abandonné la position où
ils restent pour leur part confinés, ceux et celles qui ont appris à
« vaincre le public » en eux-mêmes \ Le « public » vient en somme
assister à sa défaite. Il vient - il devrait venir - non pas pour
assister à un spectacle, mais pour se déprendre de la position du
spectateur, « chacun ressentant qu ’au fond il n’a pas le droit d ’as
sister au drame qui se vit devant lui, et que c’est une faveur insigne
qu’on lui accorde et qu’il devrait, pour s’en rendre digne, prendre
part lui-même à l’action, aux larmes et aux chants des exécu
tants 2 ». Il vient se solidariser avec l’expression de cette vie qui a
conquis son style, contresigner cette écriture collective naissante,
qui est le manifeste d ’un pacte esthétique nouveau. La salle d ’Hel-
lerau n’est pas un théâtre modernisé, c’est la préfiguration d ’un
lien nouveau. Ce lieu, on l’appellera la Salle tout court, et ce sera
une « cathédrale de l’avenir, qui, dans un vaste espace libre et
transformable, accueillera les manifestations les plus diverses de
notre vie sociale et artistique et où l’art dramatique fleurira ; avec
ou sans spectateurs5 ». La « salle tout court », c’est la révocation de
tout espace séparant la scène et la salle, l’œuvre des artistes et la vie
de ceux qui les regardent. La « conversion esthétique » consiste « à
se prendre soi-même comme l’œuvre et l’outil, puis à en étendre
ce sentiment, et la conviction qui en résulte, jusqu’à ses frères » 4.
C ’est du sein même de la religion esthétique que s’affirme cette
foi qui trouvera son application aux temps héroïques de la révolu
tion soviétique.
Mais ce n’est pas encore cette œuvre d ’art de l’avenir qui a
empli en 1912 et 1913 la salle de l’institut d ’Hellerau. Sans doute
le système d’Appia s’y trouve-t-il hautement proclamé, mais c’est
Parmi les acteurs de cinéma, Chaplin est sans aucun doute le plus
cinématique. Les scénarios de Chaplin ne sont pas des textes écrits,
ils sont créés dans le cours du jeu. Il est peut-être le seul artiste de
cinéma qui procède à partir du matériau brut lui-même.
Les mouvements de Chaplin et tous ses films sont conçus non
dans la parole ou le dessin mais dans le scintillement de Tombre
gris-noir. Il a entièrement et définitivement rompu avec le théâtre
et, pour cette raison, il mérite assurément le titre de premier ciné-
acteur [...]. Dans ses films, Chaplin ne parle pas. Il se meut. Il
travaille avec le matériau cinématographique, au lieu de se tra
duire lui-même du langage théâtral dans le langage de Técran.
1. Viktor Chklovski, Literatur i Kinematograf, Berlin, Helikon, 1923, p. 53; tr. fr.
A. Robel, « Littérature et cinématographe », dans Résurrection du mot, Paris, Champ
libre, 1985, p. 140 (traduction modifiée).
marge du cinématographe, ne se servant des objectifs qu ’avec une
extrême prudence, de la méfiance même, pour enregistrer une pan
tomime née du music-hall anglais, élargie seulement par tous les
horizons de l’écran, et d ’ailleurs minutieusement admirable » l.
Ces deux jugements n’expriment pas seulement les sentiments
particuliers de leurs auteurs. Ils reflètent bien le statut ambigu de
la figure de Chaplin. D ’un côté, celle-ci est assimilée totalement
au déploiement des potentialités de l’art cinématographique ; de
l’autre, elle est mise aux marges de cet art, identifiée à une perfor
mance dont le cinéma aurait seulement été le moyen d ’enregistre
ment, et à un mythe qui lui aurait servi d’emblème. Ces deux
argumentations contradictoires se fondent pourtant sur un même
principe : l’art nouveau des formes visuelles en mouvement s’op
pose à l’art de la représentation, c’est-à-dire à l’art fondé sur la
reproduction passive d ’un donné préexistant. Il est une perfor
mance sans médiation, sans modèle copié ni texte interprété, sans
opposition d ’une part active et d ’une part passive. Chklovski et
Epstein en tirent seulement des conséquences opposées. Le premier
nous dit que la pantomime de Chaplin rompt avec l’essence même
du théâtre : la soumission de la performance de l’acteur à l’interpré
tation d ’une intrigue. Chaplin ne crée pas un équivalent visuel des
mots, il donne à des idées une forme immédiatement plastique.
Epstein, lui, accorde que l’art de Chaplin est celui d ’un mouvement
autonome, délivré de la médiation théâtrale de l’histoire et du texte.
Mais ce mouvement autonome n’est pas celui du cinéma. Il n’est
pas produit par les ressources propres de la machine cinématogra
phique. Il relève d’un genre traditionnel et populaire du théâtre
sans paroles. Face à cette pantomime, la caméra sert de simple
appareil d’enregistrement. Elle est donc aussi passive, aussi soumise
à un donné extérieur que l’acteur l’était devant le texte.
Une même idée de la modernité cinématographique donne
ainsi lieu à deux appréciations divergentes. Chacune met l’accent
sur un aspect de cette modernité. Chklovski privilégie le rejet de
l’intrigue au profit de la performance motrice et plastique immé
diate. Mais le rejet du rapport théâtral traditionnel entre texte et
1. Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, Paris, Seghers, 1974, p. 234 et 239.
interprète ne peut suffire à définir la nouveauté cinématogra
phique. Il le peut d ’autant moins que, depuis Appia, Gordon
Craig et Meyerhold, le théâtre a déjà lui-même engagé cette rup
ture. C ’est d ’ailleurs Meyerhold qui a élaboré l’idée du mouve
ment que Chklovski applique ici à Chaplin : une succession de
passages, dont chacun est ponctué par une pause. Epstein a donc
quelque titre à dénier que l’œuvre de Chaplin soit purement ciné
matographique et à revendiquer une spécificité du cinéma liée à
son instrument propre. M ais, à l’inverse, le cinéma ne saurait se
définir comme art par le seul fait de « se servir des objectifs » pour
eux-mêmes ou d ’en faire les seuls exécutants d ’une volonté d ’art.
Le cinéma n’est pas l’art de la caméra, il est l’art des formes
en mouvement, l’art du mouvement écrit en formes noires et
blanches sur une surface. L ’argument de Chklovski retrouve alors
sa force. Les performances de Charles Chaplin ont lieu en face
d’une caméra, mais les mouvements que Chariot dessine sur
l’écran n’en définissent pas moins une écriture inédite : une
manière d ’inscrire des signes sur une surface blanche qui n’est
plus celle de la transcription des mots ; une façon de peupler un
espace de formes et de mouvements qui ne sont plus l’expression
de sentiments définis. L ’art du mouvement des images ne se
ramène pas à celui des mouvements de la caméra. Et le « médium »
de l’art cinématographique ne se réduit pas à l’instrumentarium
permettant de capter des mouvements, d ’assembler et de projeter
des images mobiles. U n médium n’est ni un support, ni un ins
trument, ni une matière spécifique. Il est le milieu sensible de leur
coexistence. Les « mouvements » du cinéma définissent un art
pour autant qu ’ils transforment les distances et les modes de la
perception, les formes de déroulement et le sentiment même du
temps. Ce qui rend possibles ces distorsions de la perception, ce
ne sont pas les seules ressources de la caméra et les artifices du
montage. Ces artifices restent des performances techniques qui
imposent les savoir-faire de l’artiste aux capacités de la machine.
Pour qu’il y ait art, il faut qu’un schème esthétique tienne
ensemble les deux savoir-faire, la matière sur laquelle ils s’exercent
et celle qu’ils produisent, et les fasse concourir à la production
d’un tissu sensible nouveau.
C ’est en quoi le « médium » de l’art excède toujours les res
sources propres d’un art. Ce ne sont pas simplement sa matière et
ses instruments propres qui peuvent faire du cinéma un art. C ’est
la manière dont il sait les plier au nouveau partage du sensible où
un art nouveau cherche, en ce temps-là, à se définir à travers les
recherches des poètes et des chorégraphes, des peintres ou des
metteurs en scène de théâtre. Chaplin peut se servir parcimonieu
sement des objectifs cinématographiques. M ais ce n’est pas pour
rien que son effigie orne la brochure où Jean Epstein salue l’art
nouveau du cinéma. Il nous en donne lui-même une raison : « Il
est autrement vivant que le ciném atographe1 ». Il vit, nous dit-il,
de la vie légendaire et impersonnelle de Cendrillon et du Chat
botté. M ais l’explication est un peu courte. Epstein doit bien
savoir que si les artistes de son temps s’intéressent tant aux per
sonnages des contes et des fables, ce n ’est pas pour leur seule puis
sance imaginaire. C ’est parce que la simplicité de leurs caractères
et de leurs histoires se prête bien aux tentatives nouvelles de l’art
pour recomposer les figures vivantes à partir de formes abstraites
et substituer aux intrigues la mécanique de mouvements élémen
taires. D e fait, le petit homme à la démarche saccadée vit de la
même vie qui anime la prose de l’ami et inspirateur du cinéaste, le
poète Biaise Cendrars, dont les phrases, pour saluer le « profond
aujourd’hui », se ramènent volontiers à un seul mot, éclatant
comme l’électricité d ’une décharge nerveuse. Et sa démarche de
pantin désarticulé au chapeau trop petit et aux chaussures trop
longues, au veston trop serré et au pantalon trop large, appartient
à la même vie que les personnages faits de rectangles et de cylindres
de son autre ami, le peintre Fernand Léger. Celui-ci ne réalisera
jamais le film Chariot cubiste, où Chariot devait ramasser au réveil
et ranger le soir les morceaux de son corps pictural. Mais il fera de
Chariot le « présentateur » du Ballet mécanique dont l’épisode
final verra le petit homme se diviser en morceaux indépendants
pour mieux saluer le public imaginaire de ce ballet mêlant formes
abstraites, lèvres charnelles, ressorts de machines et ustensiles de
cuisine.
1. Julian Johnson, Photoplay, n° 14, septembre 1918, cité dans Charles J. Maland,
Chaplin and American Culture. The Evolution o f a Star Image, Princeton University
Press, 1989, p. 49 (je traduis).
2. Benjamin de Casseres, « The Hamlet-Like Nature o f Charlie Chaplin », New York
Times, 12 décembre 1920, cité dans ibid., p. 63 (je traduis).
Faure associera les fêtes galantes de Watteau et les paysages de
Corot, tandis qu’Aragon assimilera le vagabond aux arlequins
de Picasso. Peinture du Quattrocento, graphisme m odem style
et chorégraphie néo-hellénique seront convoqués ensemble par
Louis Delluc pour célébrer le ballet champêtre de Sunnyside où la
piqûre d ’un cactus au postérieur transforme Chariot en faune
entraîné dans la danse par quatre nymphes à la tunique dunca-
nienne : « Gymnastique rythmique, Dalcroze, Duncan, Botti
celli, Aubrey Beardsley, pendez-vous. Le rythme de la ligne
plastique a un nouveau maître [...] Charlie Chaplin est un choré
graphe égal à Fokine, Nijinski, Massine et - comprenez-moi - à
Loïe F u ller1 ». Sans doute la référence à Loïe Fuller doit-elle
être « comprise » comme l’alliance du voile, accessoire de danse
antique réinventée, et de la technologie de la projection élec
trique. U n hors-texte du numéro que lui consacre Le Disque vert
résume cette identification de la figure de Charlie à tout ce que
l’art nouveau attend de la conjonction entre le décor de vase grec,
la féerie shakespearienne, la fragmentation picturale, la chorégra
phie nouvelle et l’éclair électrique : « Charlie est un cours d ’art
moderne. Il est soudain. N i périphrase, ni introduction. Il est
im m édiat2 ».
L ’immédiateté, voilà ce que réclame l’art des ombres mobiles
projetées. Com m e cet art est privé de la chair vivante, de la pro
fondeur scénique et des mots du théâtre, sa performance instan
tanée doit s’identifier au tracé d’une écriture des formes. L ’art
nouveau, c’est celui qui supprime la distance : celle de l’idée à la
forme ou du texte à son interprétation, celle de la performance
vivante à des situations, pensées et sentiments qu’il faudrait y
reconnaître ou des ombres projetées avec une histoire pourvue
d ’un commencement, d ’un milieu et d ’une fin. M allarmé en a,
une fois pour toutes, résumé la formule : « Le M oderne dédaigne
d ’imaginer; mais, expert à se servir des arts, il attend que chaque
1. Minnie Maddern Fiske, « The Art o f Charles Chaplin », Harper's Weekly, 6 mai
1916; repris dans Richard Schikel (éd.), The Essential Chaplin. Perspectives on the Life
and Art o f the Great Comedian, Chicago, Ivan R. Dee, 2006, p. 98.
2. Grigori Kozintsev, Leonid Trauberg, Sergueï Yutkevitch et Georgi Kryzhitsky,
« Eccentrism », dans Richard Taylor et Ian Christie (éds), The Film Factory. Russian and
Soviet Cinema in Documents : 1896-1939, Londres, Routledge, 1988, p. 59 (je traduis).
que symbolise la pantomime de David et Goliath que le faux pas
teur du Pèlerin propose pour tout sermon à son auditoire. M ais
la mimique ne s’oppose pas seulement au bavardage édifiant. Sa
pure fonctionnalité met aussi en ruine le modèle dramatique de
l’action qui poursuit des fins et obéit à des motivations. C ’est en
cela que la gestuelle vulgaire de Chariot est proche des nobles
attitudes de la Duse. Les gestes amples de l’actrice dans le Ros-
mersholm mis en scène par G ordon Craig récusaient l’interpréta
tion psychologique des actions et des attitudes de son personnage,
Rebecca West. Ils transformaient la jeune intrigante en sibylle
antique. La « vulgarité » du prédateur impénitent de casse-croûtes
et de cocktails neutralise, elle, les effets sentimentaux du thème
social de la misère. Elle les ramène à la simple gestique de la survie.
Faire rire avec la faim de l’affamé, telle est la performance dont
Chaplin s’est toujours vanté. M ais cette gestique de la survie ne se
contente pas du coup double qui venge les opprimés tout en
congédiant le réalisme misérabiliste. Elle est aussi la négation
radicale de l’action narrative et du personnage dramatique. Ré
pondre à tout stimulus, c’est se mettre dans la situation du m o
bile entraîné par une porte à tam bour dans une giration sans
fin (Cure). Ce gag, Chaplin en fera la structure d ’un film entier,
Le Cirque, qui est en même temps une métaphore de son art. La
vertu comique des numéros du petit homme y tient à leur carac
tère entièrement involontaire : c’est pour fuir le policier lancé à
ses trousses qu ’il se précipite sur la piste du cirque en un mouve
ment giratoire qui met en folie la mécanique usée des numéros. Il
est pitoyable, en revanche, quand il lui est commandé de faire
rire. La parfaite mécanique des gags fonctionne seulement sur la
trame fictionnelle qui en fait des pures réactions à des stimuli
extérieurs. M ais le succès de cette « pure réaction » tient lui-même
à la totale indécision de son effet. Le ressort du comique chapli-
nesque ne tient pas simplement au schéma bergsonien de la réac
tion mécanique plaquée sur une situation demandant la réponse
adaptée d ’un organisme vivant. Le soldat de Shoulder's Arms obéit
assurément à une habitude hors de propos en tirant sur lui, pour
avoir bien chaud, une couverture qui est, comme lui, sous l’eau.
Il invente en revanche une réponse bien adaptée à la situation en
transformant en tuba le pavillon du gramophone. On se demande
seulement ce que le gramophone lui-même fait en ce lieu. Le
fêtard de Pay Day montre, lui, un sens parfait de l’adaptation aux
circonstances en grimpant sur les épaules des passagers pour s’in
troduire dans le bus, mais la même pression du flot humain qui
lui a permis d ’entrer par l’arrière le rejette implacablement par la
porte avant. Et la réponse « fonctionnelle » de la fuite chez celui
qui sort fréquemment de la prison et se met souvent en position
d ’y retourner se révèle également à double effet : Chariot échappe
astucieusement au policier qui le poursuit, mais c’est pour en ren
contrer, au prochain tournant, deux autres accourant en direc
tions opposées; la collision des deux sbires lui permettra de se
cacher dans un tuyau mais il tombe ainsi entre les mains du qua
trième, en faction à l’autre bout (The Adventurer).
C ’est cette parfaite égalité de la réponse fonctionnelle et de la
conséquence imprévisible qui transforme les gestes exacts du
mime populaire en pures formes plastiques déployées sur l’écran.
C ’est elle qui, plus qu’aucun idéal graphique, fonde la chorégra
phie chaplinienne. Il faut en effet s’entendre sur ce que choré
graphie veut dire. Sans doute est-ce la danse du valet de ferme
de Sunnyside, avec les quatre nymphes enguirlandées sorties des
rêves grecs d ’Isadora Duncan, qui inspire les références chorégra
phiques de Louis D elluc ou d ’Elie Faure. La rencontre avec
N ijinski passe pour avoir inspiré le cinéaste. M ais ce ballet,
comme celui des anges du Kid ou des petits pains de La Ruée vers
Tor, est la représentation d ’un rêve. La vraie chorégraphie de Sun-
nyside réside ailleurs. O n la trouvera dans le jeu des actions simu
lées et des actions contrariées qui marquent le début du film : le
valet tend humblement son postérieur pour que le maître qui a
frappé malencontreusement, à sa place, les barreaux du lit, puisse
réparer son erreur, et se trouve ainsi brutalement projeté à l’exté
rieur, quitte à rentrer aussi vite par la fenêtre reprendre son repos
interrompu. Le ballet explicite - et parodique - avec les nymphes
est moins significatif que telle ou telle chorégraphie non dite, exé
cutée avec les éléments mêmes du travail asservi ou de la banalité
quotidienne : dans Chariot machiniste, cet extraordinaire empilage
de chaises sur l’épaule de Chariot qui semble anticiper la danse
des bâtons d O sk a r Schlemmer ; dans Work, la montée et la des
cente de la même pente par la charrette lestée du patron, du maté
riel et des échelles auxquels Chariot essaie désespérément de faire
contrepoids au prix de transformer l’assemblage en un étrange
animal am phibie; dans Pay Day , la récupération virtuose sur
l’échafaudage des briques saisies par-derrière avec les mains ou les
pieds, et savamment disposées en quinconce, au prix de laisser
tomber réglementairement la brique sur le crâne du contremaître
dont le sifflet impérieux vient de signifier la pause.
A l’exacte jonction de la réaction vulgaire et de la chorégraphie
idéale, il y a la précision mécanique du mouvement. Les années
du triomphe de Chariot sont aussi celles où triomphe le rêve de
l’humanité nouvelle, marchant au rythme de la machine. La syn
thèse de la pure forme visuelle et de la gestique carnavalesque,
Meyerhold l’a trouvée dans la biomécanique et l’on appliquerait
aisément à Chaplin ses remarques sur l’art de l’acteur : « En lui
s’effectue la synthèse de l’organisateur et de l’organisé, en d ’autres
termes de l’artiste et de son matériau. Dans la mesure où le jeu de
l’acteur est l’exécution d ’une consigne déterminée, on exige de lui
une économie des modes d ’expression qui garantisse la précision
des mouvements susceptibles d ’exécuter la consigne dans les
délais les plus brefs [...]. La création de l’acteur se ramenant à la
création de formes plastiques dans l’espace, cela implique qu’il
faut étudier la mécanique de son corps 1 ». L ’acteur s’identifie
ainsi à l’ingénieur de sa propre mécanique. U n autre commenta
teur, Franz Hellens, poussera le raisonnement plus loin en inven
tant un personnage de fiction nommé Loucharlochi. Celui-ci
est présenté comme le maître du mouvement à l’école duquel
« chacun s’exerce à imiter le mouvement décomposé. Le corps
humain formé de pièces ajustées se meut selon un plan d ’en
semble où chaque partie a son rôle et l’exécute sans se soucier des
autres [...]. Pour toute action du corps, une seule formule. Les
mots pour exprimer désirs et volontés ont les mêmes sons que
ceux des corps frappés par le martèlement des pas, et le même
1. Paul Rosenfeld, « Stieglitz », The Dial, vol. 70, n° 4, avril 1921 ; reproduit dans
Beaumont Newhall, Photography. Essays and Images : Illustrated Readings in the History
o f Photography, New York, Museum of Modern Art, 1980, p. 209-218 (sauf indication
contraire, les textes anglais de ce chapitre sont traduits par moi).
d ’un regard. Stieglitz est le premier photographe parce qu’il est le
premier qui accepte d ’être seulement photographe.
Le problème n’est pas de juger ce palmarès, mais de réfléchir
sur le critère qui le fonde, sur le privilège donné par le critique au
fait d’être « seulement » photographe. U n tel jugement modifie
sensiblement en effet le sens usuel des mots. Car, dans l’acception
courante, être seulement photographe, c’est le lot de ceux qui
exercent la photographie comme un métier : ceux qui ont un
studio et exécutent, sur un fond plus ou moins « artistique », le
portrait des petits et des grands de ce monde. M ais justement,
leurs portraits, si soigneusement composés qu’ils puissent être, ne
sont pas comptés au nombre des œuvres d ’art, parmi lesquelles
figurent au contraire les photographies de locomotives, fiacres,
ferry-boats, murs de brique ou pieds meurtris faits par Stieglitz. Il
faut donc donner un sens différent au fait d ’être seulement pho
tographe et comprendre autrement la valeur artistique des photo
graphies qui en résultent. Celles-ci sont de l’art pour deux raisons
qui appartiennent à des logiques différentes. Elles le sont d ’abord,
selon la vieille logique représentative, parce que leur auteur est un
amateur qui pratique la photographie pour elle-même : non pas
pour gagner sa vie mais par amour pour ses possibilités expres
sives, donc parce q u ’il pratique cet art, « mécanique » dans ses
moyens, comme un art « libéral » dans ses fins. Elles le sont
ensuite, selon la logique esthétique, parce qu’elles ne doivent rien
ni à la qualité de leur objet ni à aucune adjonction d ’art destinée
à en relever la médiocrité. Elles ne le doivent qu’à elles-mêmes,
elles sont le témoignage d ’un regard qui s’est placé au bon m oment
et à l’endroit juste pour saisir ce qui est en face : « la vie », nous
dit Rosenfeld, celle qu ’invoquait le photographe lui-même dans
la déclaration qui accompagnait l’exposition : « L ’exposition est
entièrement photographique. Mes maîtres ont été la vie, le tra
vail, l’expérimentation incessante1 ». C ’est cette expérimentation
que Rosenfeld nous décrit à l’œuvre pour saisir la vie sans qualité,
celle des pores de la peau, d ’une lèvre humide, des mouvements
1. P. H . Emerson, Naturalistic Photography for the Students o f Art, op. cit., p. 20.
2. Frederick H . Evans, « Personality in Photography —with a Word on Colour », Camera
Work, n° 25, 1909, p. 37.
3. P. H. Emerson, Naturalistic Photography for the Students o f Art, op. cit., p. 285.
« Com m e la peinture », cela veut dire d ’abord : tout autant qu’elle.
M ais cette preuve d ’égale dignité se divise aussitôt en arguments
divergents : il s’agit de prouver que la photographie est de l’art
pour trois raisons différentes, sinon contradictoires. D ’abord,
parce que, malgré le handicap d ’être un art mécanique, elle met
en œuvre les mêmes principes que la peinture nouvelle ; ensuite,
parce que, grâce au secours de la machine, elle peut réaliser l’idéal
de la peinture mieux que la peinture elle-même ; et enfin, parce
qu ’elle renonce à être un art imitant celui du peintre. T ous ces
jeux de ressemblance et de différence reposent, il est vrai, sur une
certitude partagée : la force de l’art désormais ne peut lui venir ni
de la qualité de ses objets ni de sa virtuosité artisanale. Ce qui fait
l’artiste, c’est la capacité de transcrire une vision. Pour la pho
tographie seulement, l’argument est à double tranchant. D ’un
côté, il annule la hiérarchie des « instruments ». La main du
peintre est un instrument comme l’appareil photographique. En
ce sens elle ne lui est pas supérieure en nature. La main habile
que l’on veut opposer à la stupidité de l’enregistrement m éca
nique, est-ce plus que l’usage de quelques « absurdités de conven
tion 1 » propres à donner l’équivalence d ’une perception dont
l’organisation véritable est méconnue ? M ais l’argument aussitôt
se renverse : si l’originalité vraie se trouve dans la vision et non
dans l’instrument qui la transcrit, com m ent peut-on faire de l’art
avec un instrument qui transcrit autom atiquement ce qui est en
face de lui, sans laisser place à aucune originalité d ’interpréta
tion ? Vision, au surplus, est un mot am bigu : on entend par là la
saisie du spectacle du monde, et les impressionnistes ont large
ment popularisé cette idée d ’un art capturant l’instant unique
d ’une vibration des choses et des êtres dans une lumière toujours
différente ; mais on entend aussi par ce mot la manière dont l’ar
tiste reconstruit à son idée ce spectacle du monde, dont il com
pose l’équivalent plastique de sa perception intérieure. Sans doute
l’écart entre ces deux visions se laisse-t-il oublier dans l’équivoque
d ’un autre maître-mot de ce temps, celui de suggestion : le spec
tacle du monde ne touche l’artiste que sous la forme d ’une sug
1. Sidney Allan (Sadakichi Hartmann), « The Value of the Apparently Meaningless and
Inaccurate », Camera Work, n° 3, juillet 1903, p. 18.
2. A. Stieglitz, « The Hand Camera. Its Present Importance », dans Stieglitz on Photo
graphy, op. cit., p. 68.
3. Ch. Caffin, Photography as a Fine Art, op. cit., p. 46.
4. S. Hartmann, «White Chrysanthemums», Camera Work, n° 5, janvier 1904,
p. 2 0 .
« notes pour la glaise » faites en deux minutes, « en un seul galop
de la main sur le papier1 », et dont les lignes hâtives qui « parlent
éloquemment de la vie [...] projettent sur un morceau de papier
l’essence de l’expression artistique2 ». Mais l’analogie entre le
geste du dessinateur et celui qui déclenche la prise de vue marque
bien l’écart entre deux processus : le travail du sculpteur peut se
décomposer entre la saisie par le regard, la vitesse de la main qui
la sténotypie, et la lenteur de celle qui pétrit la glaise. Mais pour
le photographe, nul travail de la glaise ne suit la sténotypie de la
main. Le regard doit assumer seul toutes les fonctions et le faire
avant de confier la vision à la sténotypie de l’appareil. La photo
graphie est un art en propre - et un art proprement moderne -
parce qu’elle affirme le privilège du regard sur la main. Ce n’est
pas dans le brouillage des contours qu’elle peut affirmer son
immatérialité, mais en prenant pour objet et matière propres le
temps. Son travail s’identifie à la maîtrise du temps qui aménage
le cadre au sein duquel la singularité pourra surgir. La com posi
tion photographique est composition du temps. L ’art de la pho
tographie est un art de la forme-temps plus que de la disposition
des figures dans l’espace.
M ais cet art n’est pas simplement celui d ’attendre le moment
propice. L ’acte photographique se définit dans la concordance de
trois temps : il y a le temps de l’attente qui découpe le cadre d’une
possible émergence et celui où cette émergence s’individualise en
expression d ’une figure dans la lumière ; mais il y a aussi le temps
du monde et des hommes dont la figure présente la cristallisation.
C ’est ce qu’illustre la photographie préférée de Stieglitz, celle
d ’une femme de pêcheur hollandaise occupée à réparer un filet :
une seule figure, cette fois, dans un décor de dunes, où l’atténua
tion des contours sur la femme assise de profil est justifiée par le
souci de mettre en relief l’attention portée au travail et l’univers
entier de vie et de pensée qui s’y concentre : « [...] chaque point
dans la réparation du filet de pêche, l’élément même de son exis
1. Arthur Symons, « Studies in Seven Arts », cité dans « The Rodin Drawings at the
Photo-Secession Galleries », Camera Work, n° 22, avril 1908, p. 35.
2. John Nilsen Laurvik, article du Times, cité dans ibid., p. 36.
tence, suscite un torrent de pensées poétiques chez ceux qui la
regardent assise là sur la dune vaste et apparemment infinie [...].
Toutes ses espérances sont concentrées dans cette occupation.
C ’est sa v ie 1 ». Attendre est alors la condition pour faire coïncider
l’éclair singulier de lumière patiemment attendu avec un temps
du monde et de la société. Le travail du photographe retrouve
ainsi à sa manière la leçon d ’un ami des arts qui haïssait la pho
tographie, comme il haïssait toute perfection technique, John
Ruskin. La photographie est sans valeur, disait-il, parce qu’elle ne
peut, à la différence de la peinture, « se condamner elle-même »,
avant d ’ajouter : « Ce n’est pas avec l’adresse d ’une heure, d ’une
vie ou d ’un siècle, mais avec l’aide d ’innombrables âmes qu’une
chose belle doit être faite2 ». Le « rachat » de l’exactitude méca
nique n’est ni dans la manipulation des dépôts, ni dans l’aberra
tion des lentilles, non plus que dans la science des lignes. Il réside
dans la capacité qu’a la photographie de se « condamner elle-
même » dans l’usage de ce qui lui est propre, à savoir le temps. Il
est dans sa capacité à manquer - et donc aussi à réussir - la coïn
cidence entre le temps du regard, le temps de la machine, et le
temps du monde.
C ’est pour cela que la photographie trouvera son lieu propre
non dans les nus vaporeux, visages flottant dans la pénombre,
jardins de rêve, adolescents nus à flûte de Pan, reflets de flammes
sur des vierges en longue robe blanche ou femmes nues jouant
l’âme des vieux arbres qui ornent Camera Work, mais dans la
métropole, ses ports, ses gares, ses chantiers et ses travailleurs ou
passants. La photographie est par excellence un art du regard.
M ais l’art du regard, c’est d ’abord l’art de choisir, et il s’optimalise
là où, au lieu de puiser dans le répertoire limité des scènes « artis
tiques », on expose le regard au risque de se perdre dans la plus
grande profusion de spectacles - et de spectacles apparemment
indifférents, in-artistiques. L ’art moderne du regard est, en ce
sens, lié au spectacle moderne de la ville. M ais la ville moderne
1. B. deCasseres, « Rodin and the Eternality o f Pagan S oui », Camera Work, n° 34-35,
avril 1911,p. 13.
cubiste d ’un nu féminin de Picasso qui succédera à la grêle sil
houette de l’arbre de Spring Showers qui ferme le cahier Stieglitz,
comme son idéal graphique avoué - l’idéal d ’un graphisme abs
trait qui serait adéquat au rythme de la ville et de la vie modernes.
Après Picasso, ce sont Matisse, Cézanne, Braque, Picabia et quel
ques autres qui envahiront les cahiers d ’images et les discours
critiques de la revue. La raison en est sans doute empirique. Ce
sont les artistes que Stieglitz expose dans ses galeries. Mais s’il les
y expose, c’est comme représentants d ’une modernité artistique
qui définit le cadre dans lequel la photographie doit trouver sa
place, sans qu’aucun photographe ne soit à même de l’incarner.
Certains n’hésitent pas à théoriser ce divorce. Le nouveau théori
cien de la revue, Marius de Zayas, l’exprime brutalement dans le
numéro de janvier 1913 : « La photographie n’est pas de l’art. Elle
n’est pas même un a r t1 », quitte à retourner l’exclusion en avan
tage, selon une dialectique très hégélienne qui donne à la photo
graphie le soin de représenter la réalité moderne, matérielle, des
formes, tandis que l’art jusque-là traduisait en formes inexactes
l’inexactitude des pensées et des sentiments.
C ’est cette vocation de la photographie qui semble triompher
lorsque Alfred Stieglitz consacre, en juin 1917, le dernier numéro
de Camera Work à l’œuvre de celui qu’il considère comme le seul
photographe digne d ’être exposé dans sa galerie, Paul Strand. Il
présente clairement cette élection com m e l’acte de mort de la
photographie pictorialiste, un adieu au passé matériellement
symbolisé par la suppression du tissu japonais qui couvrait - et
iconisait - les photogravures de la revue. Cette œuvre est, dit-il,
« brutalement directe. Dépourvue de toute arnaque ; dépourvue
des supercheries et des “-ismes” ; dépourvue de tout essai de mys
tifier un public ignorant, à commencer par les photographes eux-
mêmes. Ces photos sont l’expression directe d ’aujourd’h u i2 ».
E t il laisse à Strand lui-même le soin de revendiquer, tout en ren
dant hommage aux ancêtres, le renversement de perspective qui
doit faire admettre la photographie au rang des arts. L ’art photo
1. Ismail Urazov, « Shestaia chast mira », 1926 (je traduis). Le texte est traduit en
anglais dans Yuri Tsivian (éd.), Lines of Resistance. Dziga Vertov and the Twenties,
Pordenone, Le Giornate del Cinema Muto, 2004, p. 185. La plupart des textes utilisés
dans ce chapitre sont empruntés à ce recueil magistral.
connaître à l’étranger - c’est-à-dire dans les pays capitalistes -
l’Organisation soviétique du commerce extérieur. Aucune image
des services de cette organisation et des travailleurs qui y coopè
rent ne figure dans le film, aucune explication n’est donnée de son
fonctionnement. Le film montre bien, il est vrai, des produits
préparés pour l’exportation et les moyens de leur acheminement.
Mais les fruits de Crimée, les laines des moutons des steppes asia
tiques et les fourrures sibériennes donnent une image peu gran
diose de la production soviétique. Et quant aux moyens de
transport, les traîneaux et les caravanes y tiennent autant de place
que les trains ou les cargos.
Et pourtant, le cinéaste n’a pas le sentiment d ’avoir détourné la
commande pour servir des desseins d ’art. Il pense au contraire lui
avoir donné toute sa portée en montrant non pas les services
d ’une administration d ’Etat mais le tout vivant dont celle-ci est
un organe. Urazov le souligne d ’emblée : ce que le cinéaste a
voulu, c’est montrer « le pays comme un tout, un sixième du
monde, un corps vivant réel, un organisme unique et non pas
seulement une unité politique1 ». M ais il a voulu le montrer dans
le langage du cinéma. Ce langage, Vertov le précisera à propos de
son film suivant, a trois caractéristiques : il est le langage de l’œil,
conçu pour la perception et la pensée visuelles ; il est le langage
docum entaire, celui des faits notés sur la pellicule ; et il est le
langage socialiste, le langage du « déchiffrement communiste du
visible2 ». Il faut bien entendre ce que « langage » ici veut dire. Le
langage cinématographique n’est pas l’outil disponible pour illus
trer une idée par des images ou traduire un message en formes
sensibles. Vertov n’entend pas illustrer les slogans de l’économie
soviétique à l’usage d’un public déterminé. Il entend montrer le
sixième du monde à lui-même et le constituer ainsi en un tout.
Mais cela ne veut pas dire : montrer aux Soviétiques des images de
la vie soviétique. Cela veut dire : tendre entre toutes leurs activités
le fait vivant de leur lien. Le cinéma est un langage au sens où il
1 . Ibid.
2 «A propos du film La Onzième Année », dans Dziga Vertov, Articles, journaux,
projets, traduction et notes par Sylviane Mossé et Andrée Robel, Paris, UGE, 1972,
p. 113.
met en communication. M ais ce qu’il met en communication, ce
sont des faits et des actions. Et il peut le faire dans la mesure où il
est lui-même une pratique autonome, travaillant avec les faits
sensibles de la vie soviétique, les traitant comme des matériaux
qu’il organise pour construire les formes de la perception d ’un
nouveau monde sensible.
« Voir les choses à travers les choses » : l’idée d ’une nouvelle
forme de la communication est liée au credo qui a dominé l’avant-
garde politico-artistique de la révolution russe : le temps est passé
des œuvres d ’art, des dramaturges qui racontaient des histoires et
des peintres qui représentaient personnages ou paysages à l’inten
tion d ’un public pour qui les malheurs des princesses ou les tra
vaux des paysans étaient autant d ’incarnations de la beauté.
Rompre avec ce monde de l’art, ce n’est pas représenter la « vie
nouvelle » en illustrant les slogans du pouvoir soviétique et en
substituant les héros du travail aux héros sentimentaux d ’hier.
C ’est cesser de représenter. M ais cela ne signifie pas produire des
toiles abstraites. Portraits de travailleurs héroïques ou toiles abs
traites sont encore des tableaux. Et le problème est de ne plus en
faire, de ne plus créer d ’objets destinés à une sphère spécifique
de production et de consomm ation nommée « art ». Les artistes
révolutionnaires ne font pas de l’art révolutionnaire. Ils ne font
pas d ’art du tout. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d ’art dans
ce qu’ils font. Ils emploient leur art, c’est-à-dire leur conscience
des buts nouveaux de la vie et leur capacité pratique de faire, à
élaborer des matériaux pour en faire des choses, des éléments
matériels de la vie nouvelle. Tel est le credo qu’ont particulière
ment élaboré ces artistes dénommés constructivistes, qui ont
fourni à Vertov quelques-unes de ses idées essentielles et ont, un
temps, cru trouver en lui le cinéaste apte à porter leur drapeau.
U n film n’est pas la mise en images d ’une histoire destinée à
émouvoir les cœurs ou à satisfaire le sens artistique. C ’est d ’abord
une chose et une chose faite avec des matériaux qui valent pour
eux-mêmes. C ’est ce principe que reprend Vertov : pas de cinéma
joué, pas même, surtout pas un cinéma où des acteurs remplace
raient les héros sentimentaux d ’hier par des combattants de la
révolution ou des constructeurs du monde nouveau pour exalter,
au lieu des vieilles émotions bourgeoises, les énergies proléta
riennes nouvelles. Seulement un cinéma du fait. M ais il ne s’agit
pas d’un cinéma représentant le réel. Si les constructivistes in
cluent le Ciné-journal de Vertov, avec les architectures de Tat-
line, les tissus imprimés de Popova et Stepanova, ou les affiches de
Maïakovski et Rodchenko parmi les choses qui doivent mainte
nant remplacer les œuvres et les images d ’hier, c’est que Vertov ne
veut pas simplement filmer des faits. Il veut les organiser en une
chose-film qui contribue elle-même à construire le fait de la vie
nouvelle. Il renverse pour cela l’opinion commune qui fait du
film d’actualités un simple outil d ’information sur la réalité brute,
ou de propagande au service de fins extérieures, et y oppose l’au
tonomie et la puissance d ’invention du film d ’art. C ’est dans l’art
prétendu autonome que les procédures de la construction artistique
deviennent de purs moyens. Le film d ’art, le film à scénario, destiné
au plaisir des amateurs ou à l’émotion des âmes sensibles, fait de la
caméra un simple instrument au service d’une fin extérieure. Il
subordonne en effet le montage des plans et des séquences aux
nécessités illustratives de l’intrigue. En revanche, « le film d ’actua
lités cesse d ’être du matériel illustratif reflétant tel ou tel secteur
parmi les multiples aspects de notre vie contemporaine ; il devient
la vie contemporaine elle-même, en dehors des territoires, du m o
ment, ou de la signification individuelle1 ». La caméra gagne son
autonomie quand elle se plonge au milieu des faits pour en faire
sa chose et faire de cette chose un élément de la construction sociale.
Le choix n’est pas entre deux types d ’art. Il est entre deux mondes
sensibles : l’ancien monde où l’art était le nom sous lequel écrivains,
artistes, sculpteurs ou cinéastes mettaient leur pratique au service
d ’une consommation particulière, et le nouveau où ils fabriquent
des choses qui entrent directement dans la production commune,
qui est production de la vie commune.
Le film, donc, organise des faits. Il les organise dans la forme
d ’un langage propre, un langage du visible qui les met en com m u
1. James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, Paris, Pocket,
2003, p. 168-169 (toutes les références seront données dans cette édition, mais les tra
ductions ont souvent été modifiées).
passe à l’inventaire de la chambre du fond, de la cuisine et de la
remise de la m aison Gudger, avant de s’attarder sur le puits de la
maison W oods, dont la corde est faite de morceaux d ’étoffe mis
bout à bout, ou sur les vignettes des calendriers qui ornent les
murs de la maison R icketts1.
À quel genre de littérature appartiennent ces minutieux inven
taires qui sembleraient transposer au décor de la vie pauvre la
description balzacienne des intérieurs bourgeois provinciaux, s’il
ne s’y mêlait un regard rêveur toujours prêt à se figer sur quelque
incongruité surréaliste - bouton cassé, poupée mutilée, montage
de coupures de journaux ou aiguille décorée d ’un cygne? Au
départ pourtant, le texte répondait à une commande précise. Il
s’agit d ’un reportage journalistique entrant dans un genre établi.
C ’est le magazine Fortune, spécialisé dans les grands reportages
photographiques, qui a envoyé chez les métayers de l’Alabama le
jeune Jam es Agee, habitué depuis quelque temps déjà à rédiger
des articles parfaitement neutres sur des sujets documentaires
d ’amplitude diverse : le grand projet industriel de la Tennessee
Valley Authority, les baraques des camps pour automobilistes, la
saison hippique à Saratoga, les combats de coqs, la culture des
fraises ou celle des orchidées. T out au plus, le pigiste, anonyme
comme tous les rédacteurs du magazine, se permet-il parfois de
glisser malicieusement quelque référence biblique ou deux vers de
ï Ode à TUrne grecque dans un article fait pour commenter des
photographies de Margaret Bourke-White sur la sécheresse. Le
magazine l’a envoyé dans le cadre d ’une série destinée à montrer
comment des individus et des familles représentatifs de l’Amé
rique profonde vivent les temps de la Crise et du New Deal :
« The Life and Circumstances o f . . ». C ’est ainsi qu’ont été succes
sivement présentés un prospère cultivateur et éleveur de l’Illinois,
un ouvrier en bâtiment qui vit depuis quatre ans de divers sub
sides et travaux temporaires après la perte de son emploi, et un
employé new-yorkais du téléphone. Jam es Agee doit maintenant
s’intéresser aux effets de la crise sur une espèce sociale que l’on sait
1. Je conserve ici les pseudonymes qu’Agee a substitués aux noms réels des familles
Burroughs, Fields et Tengle.
particulièrement misérable sans pouvoir s’imaginer cette misère,
trop éloignée de New York et des manières de vivre du N ord
industriel : les métayers qui travaillent dans les champs de coton
du Sud. Et c’est à cette fin qu’il s’est adjoint les services de son ami
Walker Evans, qui compte une seule collaboration au magazine
mais travaille à présent pour la grande enquête de la Farm Secu
rity Administration parmi les populations rurales sinistrées par la
crise et par la sécheresse. M ais les deux amis ont tôt pris une déci
sion qui donne une allure singulière à cette coopération : chacun
travaillera de son côté. Texte et photo seront indépendants. Nulle
photo, de fait, ne montrera au lecteur les craquelures du secrétaire
ou la famille de chiens de porcelaine. Nulle légende n’accom pa
gnera les photos. Et aucun texte du reporter ne nous expliquera
les circonstances dans lesquelles le photographe a assemblé tels ou
tels membres d ’une des trois familles.
Si la photographie - dont il ne sera pas ici question - et le texte
sont indépendants, c’est que chacun a vocation à tout dire. C ’est
ce « tout » qu’il faut comprendre. Une doxa paresseuse, soutenue
par les nostalgiques des belles-lettres et des beaux-arts d ’antan,
puis reprise par les champions d ’un certain modernisme, oppose
la soigneuse sélection des éléments de l’art aux grossiers inven
taires de 1’« universel reportage ». M ais l’opposition est spécieuse.
Car l’art ordinaire du reportage se garde bien de tout dire. Son
« universalité » est celle des faits qui vérifient les idées et des
images dont on sait ce qu’elles montrent. Le reportage est un
genre de littérature sélectif par principe, car il doit, dans un espace
strictement mesuré, opérer une double démonstration : d ’un
côté, il doit prouver que le reporter a été là, et il le fait en choisis
sant des détails qui montrent par leur insignifiance même qu’ils
n’ont pas été inventés (tel objet anodin traînant sur une table) ; de
l’autre, il doit à l’inverse retenir les traits qui font sens. Il doit
choisir les signes qui suffisent à montrer la misère et à en com m u
niquer le sentiment à un public qui les reconnaîtra, sans avoir
besoin de les voir, parce qu’il sait de quel mal ces signes sont les
symptômes et même quels remèdes lui conviennent - qu’ils relè
vent de la foi religieuse, des réformes gouvernementales ou de la
révolution prolétarienne. Le reportage, tel qu’on le pratique ordi
nairement à Fortune, est un art à l’ancienne qui doit donner avec
peu de signes le sentiment qu ’un monde a été parcouru et qu ’il est
à la fois inimaginable et conforme à ce qu’on peut concevoir. Il
combine les formes narratives et descriptives élaborées par la litté
rature et les arts visuels en un régime moyen de présentation et
d ’interprétation des faits. Pour faire connaître à travers un cas
exemplaire la vie d ’un groupe social, l’enquête du magazine
emprunte ainsi les procédures rendues familières par le roman
réaliste : l’entrée in medias res qui fait ressentir la teneur d ’une
situation existentielle, ou bien la lente approche du lieu dont le
décor résume la vie de ses habitants et porte l’empreinte de leurs
préoccupations. C ’est ainsi que l’enquête sur « la vie et les cir
constances » des représentants de l’Amérique profonde saisit
l’employé William Charles Games Jr à l’heure où il sort du bu
reau et allume son cigare avant de prendre la direction de Penn
Station; elle part du jour fatal où le maçon Steve Hatalla a été
congédié par sa compagnie, ou nous décrit le trajet d ’une voiture
à travers les champs plats et les routes rectilignes du M iddle West
jusqu’à l’exploitation agricole de George Wissmiller. Après quoi
le récit, avant de détailler le caractère de l’épouse et des enfants et
la philosophie de l’existence du maître de maison, consacre un ou
deux paragraphes à l’inventaire des lieux. Dans la demeure pros
père du cultivateur de l’Illinois, il note les meubles couverts de
tissu, les photographies des enfants sur le piano, les étagères vitrées
où de vieux livres scolaires jouxtent des ouvrages religieux, des
almanachs agricoles, D avid Copperfield ou A Boyscout Patriot, et
autres livres rarement ouverts par l’industrieuse famille ; chez les
Hatalla, la machine à laver cassée ou le piano hors d’usage qui
témoignent à la fois des jours meilleurs et de la culture musicale
importée de la Hongrie natale, la photo de mariage, les calen
driers religieux, les trois plantes à la fenêtre qui sont les seuls orne
ments de la maison, et la Bible magyare posée près des magazines
populaires Colliers et Pictorial Review et d ’un roman d ’Emily
Post. Ces quelques détails suffisent à avérer la singularité de ces
existences qui en résument une multitude d ’autres. Le même
principe de retenue qui limite la description à quelques traits
tenant lieu d ’image interdit à la photographie le cliché qui parle
par lui-même. La photographie ne va pas sans la légende attestant
que ces existences singulières reflètent un destin commun et
confirment une manière bien établie de s’accorder à ce destin.
Ainsi en est-il pour les trois photos dont le rassemblement sur une
page suffit à conjurer le malheur de la famille Hatalla : « Steve a
toujours une chemise blanche, une cravate et un sourire », « Marie
Hatalla a toujours son Dieu », « Et dimanche veut toujours dire
la célébration à l’église baptiste magyare » l. Il est essentiel à l’art
du reportage de contenir sans cesse le double excès dans lequel il
pourrait se perdre : la situation tellement inouïe que les mots et
les images ne peuvent plus la rendre, les signes tellement triviaux
qu’il n’y a pas de raison d ’en choisir un plutôt qu’un autre.
Or c’est justem ent ce double excès qui caractérise la des
cription du secrétaire, du dessus de cheminée ou du placard des
métayers. Le parti pris de tout dire n’est aucunement l’accomplis
sement de la logique journalistique. Il vient au contraire faire
exploser cette logique et, avec elle, une certaine logique de l’art.
Sans doute Jam es Agee le fait-il au nom d ’un radicalisme poli
tique. L ’art de sélectionner et d ’assembler les signes qui font sentir
une condition appartient pour lui à l’obscène pratique par laquelle
un groupe d ’humains, nommé journal, q u ’assemble en dernière
instance le seul appât du gain, se donne le droit d ’aller « fouiner
dans un groupe d ’humains sans défense » et de « faire parade de
l’état d ’infériorité, d ’humiliation, de nudité de ces vies » pour
acquérir, en plus des recettes financières, « une réputation de
croisade et d ’objectivité » qui se com pte elle-même en valeur ban
caire et s’échange par ailleurs en « votes, trafic d ’influence pour
les postes et politique à la Lincoln » 2. Les deux amis sont des
« espions » bien décidés à trahir une telle mission. M ais nous ne
devons pas nous tromper sur le sens de cette radicalité. M ême si
la formule finale du Manifeste communiste figure parmi les exer
gues du livre, la rupture avec la norme journalistique écarte aussi
la forme de dangerosité à moindres frais qui caractérise les livres
1. Fortune, février 1936 (je traduis). Voir les numéros d’août 1935 (pour « The Life and
Circumstances o f George Wissmiller ») et mai 1936 (pour William Charles Games Jr).
2. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, op. cit., p. 25.
dits scientifiques, politiques et révolutionnaires. Elle excède aussi
la dangerosité un peu plus sérieuse de l’art ou de la littérature
pour tendre vers cet au-delà de l’art qui, peut-être, aurait quelque
effet lointain sur la situation en question et qu ’on se hâte pour
cela de ranger sous l’une ou l’autre de deux étiquettes : « frivole »
ou « pathologique » l. Le décompte « frivole » ou « m aladif » des
maillots de corps, épingles, clous rouillés, œillets d ’espadrille,
boutons cassés et chaussettes ou gants célibataires dans la maison
Gudger est une manière de rendre ces objets inutilisables pour
tout compte-rendu de la situation des paysans pauvres offert aux
médecins - traditionnels, réformistes ou révolutionnaires - de la
société. Cette manière est précisément, dit Agee, la seule attitude
sérieuse, l’attitude du regard et de la parole qui ne sont fondés sur
aucune autorité et n’en fondent aucune; l’état de conscience
entier qui refuse toute spécialisation pour lui-même et doit du
même coup refuser tout droit de sélectionner ce qui convient à
son point de vue dans le décor de vie des métayers misérables
pour se concentrer sur le fait essentiel que chacune de ces choses
fait partie d ’une existence qui est totalement actuelle, inévitable et
irrépétable. L ’inventaire « frivole » des tiroirs ne livre en sa totalité
qu’une infime portion des éléments qui s’assemblent dans l’entre
lacs infini et irrépétable des rapports entre des êtres humains, un
environnement, des événements et des choses, qui a abouti à l’ac
tualité de ces quelques existences. Rendre compte, si peu que ce
soit, de ces existences et de leur place dans le monde n’est possible
qu’à excéder le rapport significatif du particulier au général vers le
rapport symbolique de l’élément au tout imprésentable qui s’ex
prime en son actualité.
Au-delà de la science et de l’art, au-delà de l’imaginé et du révi
sable, l’état de conscience entier qui perçoit « l’éclat cruel de ce
qui est » doit pourtant encore passer par les mots. Sans doute le
rêve que les choses elles-mêmes disent leur excès sur les mots est-il
présent : « Si je le pouvais, je n’écrirais ici rien du tout. Il y aurait
des photographies ; pour le reste, il y aurait des fragments de tissu,
des morceaux de coton, des mottes de terre, des paroles enregis-
1. Ibid., p. 31.
trees, des bouts de bois et de fer, des flacons d ’odeurs, des assiettes
de nourriture et d ’excrément ». M ais ce livre-installation serait
encore un objet de consommation pour le public avancé : « Les
libraires trouveraient ça tout à fait nouveau ; les critiques m urm u
reraient : oui, mais est-ce que c’est de l’art; et je pourrais me fier à
la majorité d’entre vous pour en faire un jeu de société1 ». Il faut
donc, pour ne pas transformer l’art moyen du journalisme en jeu de
société surréaliste, renoncer au fantasme du collage des choses dans
le livre. Il faut sans doute aussi, même si l’auteur n’en souffle mot,
en rabattre discrètement sur l’idée que la photographie pourrait
suppléer au défaut des mots. C ’est en définitive aux seuls mots de
l’écrivain que revient la possibilité de dire à la fois l’indignité de la
position du voyeur, l’effort pour la dépasser en déroulant la pléni
tude d ’existence qui habite chaque bouton cassé ou chaque reprise
sur un habit rapiécé, et la démonstration de leur impuissance
à venir jamais à bout de la tâche. Il faut que les mots excèdent le
compromis de la description et imitent cette incarnation qu’ils
savent impossible, que la phrase s’allonge indéfiniment pour
épouser le mouvement qui lierait chaque détail insignifiant de la vie
pauvre non plus à son contexte et à ses causes, toujours connus
d ’avance, mais à l’immaîtrisable chaîne des événements qui font un
cosmos et un destin. Ainsi se définit un art au-delà de l’art, un men
songe accepté pour ne pas perdre la vérité dans l’accord réglé des
choses montrées et de leur sens consommable : « Il est très possible
en vérité que la supériorité de l’art envers la science et envers toutes
les autres formes de l’activité humaine, tout comme son infériorité
à leur égard, réside dans un seul et même fait : que l’art accepte le
plus dangereux et le plus impossible des marchés et en tire le meil
leur, devenant ainsi à la fois plus proche et plus distant de la vérité
que ces choses qui, comme la science et l’art scientifique, se conten
tent de décrire, et que celles qui, comme les êtres humains, leurs
créations et l’état entier de la nature, se contentent d’être la vérité2 ».
Il faut que le mouvement des mots, en liant chaque état sen
sible à la série infinie des autres états du monde, imite la vérité qui
1. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, op. cit., p. 30.
2. Ibid., p. 237.
ne parle pas le langage des mots. Cet usage des mots qui excède
toute rationalité documentaire semble, à première vue, répondre
à une poétique bien identifiée. La méditation nocturne sous
le porche ou dans la « chambre de devant » qui s’attache à saisir
la lumière et l’odeur de la lampe à huile, le grain et la senteur du
bois de pin, les ténèbres du grenier et la respiration des corps dans
la pièce de derrière dans le « souffle suspendu d ’une année de la
planète1 » rappelle évidemment une autre rêverie nocturne, celle
où W alt W hitman mime l’errance silencieuse d ’un corps qui,
imaginairement, se penche « avec des yeux ouverts sur les yeux
fermés des dorm eurs2 ». Pour excéder la routine journalistique de
la description représentative et donner sa dignité au pauvre décor
de la maison Gudger, il faut, semble-t-il, emprunter la poétique
unanimiste de l’auteur des Leaves o f Grass, qui fait de toute acti
vité et de tout objet un symbole de la vie du tout. L ’influence de
W hitman sur les inventaires lyriques de Jam es Agee n’est pas
niable mais elle a des limites. Car le poète de Brooklyn s’était un
peu trop simplifié la tâche en utilisant la première personne, la
forme du verset et la métaphore du voyage pour entraîner dans
sa marche, ligne après ligne, le fermier accoudé à sa barrière avec
le harponneur dans sa baleinière sur l’Océan, les émigrants fraî
chement débarqués à M anhattan, le mécanicien retroussant ses
manches sur quelque ligne de chemin de fer, le chasseur du
Michigan posant ses pièges dans une rivière, la squaw vendant ses
mocassins, le chef d ’orchestre battant la mesure, ou le Président
entouré de ses m inistres3. Il avait assuré d ’emblée le lien de la
feuille de papier avec la feuille d ’herbe, com m e avec la presse
de l’imprimeur et les outils et produits de toute activité humaine,
la trousse du médecin, la balle de coton, le crochet du débardeur,
la scie du scieur, le couteau du boucher, l’attirail du vitrier, la
presse à cylindres ou le levier de la machine à vapeur4. Cette poé
1. Ibid., p. 67.
2. W. Whitman, Feuilles d'herbe, op. cit., p. 207. Cette section est devenue, dans
l’édition définitive, le poème « Les Dormeurs » (.Feuilles d'herbe, tr. fr. J. Darras, Paris,
Gallimard, 2002, p. 562).
3. Ibid., p. 75-77.
4. Ibid., p. 187-189.
tique est trop pressée d ’aller prendre plus loin une nouvelle proie
pour trouver le temps de rendre justice à 1’« éclat cruel » de ce qui
est là, offert par les veinures du pin mal dégrossi de la maison
Gudger, la vermine des paillasses, les fourchettes édentées ou les
animaux de porcelaine cassés, les habits des enfants Ricketts taillés
dans des sacs de coton qui en font la risée de l’école, le silence
effrayant de la nuit étoilée, la lumière métallique et la chaleur
étouffante du jour d’été où il faut aller travailler à dix kilomètres
sous les ordres d ’un contremaître noir, pour ajouter aux maigres
ressources de la culture du coton, dévorées d ’avance par les condi
tions du métayage, et la honte à n’en plus finir de ne pouvoir
jamais vivre à la hauteur de ce qu’on sait être une existence digne.
C ’est sur place qu’il faut rendre sensible le rapport de la frêle
coquille de bois où sont enfermées ces fragiles existences avec le
poids du globe qui l’enserre, la brutalité métallique de la lumière
et de l’exploitation, l’éclat lointain des étoiles et des autres vies
possibles, le fracas du tonnerre et celui de tous ces « javelots » qui
viennent s’abattre, jetés du bout du monde, du fond des âges et
du gouffre de l’inconnu contre cette mince carapace. C ’est « à
tout carrefour de temps, d ’espace et de conscience », dans la sin
gularité de chaque événement sensible, que la puissance de l’infini
doit être saisie. Le problème n’est pas de lier tout à tout, mais de
saisir en chaque détail le poids formidable de la nécessité qui
s’abat sur des êtres humains et l’art avec lequel ceux-ci lui ré
pondent. Il est de restituer chaque élément de l’inventaire à la
dignité de ce qu’il est : une réponse à la violence d ’une condition,
le produit d ’un art de vivre et de faire en même temps que la cica
trice d ’une double douleur, douleur de la nécessité subie et dou
leur que la réponse jamais ne soit à la hauteur de sa violence.
Voir en chaque chose un objet consacré et une cicatrice : ce
programme commande chez James Agee une description rendant
sensible en même temps la beauté présente au cœur de la misère
et la misère de ne pouvoir percevoir cette beauté. La description
des cloisons ou des habits met en valeur le premier aspect. Aucun
des deux critères ordinaires du beau en matière d ’habitation ne
s’applique pourtant à la maison Gudger. Aucun ornement n’en
jolive les madriers et planches de pin qui la composent. M ais cette
nudité ne suffit pas à lui conférer la beauté fonctionnelle des
« machines à habiter » célébrées par les architectes modernistes.
La beauté des cloisons et traverses de bois vient d ’ailleurs : d ’un
accord proprement esthétique entre un besoin humain d ’habiter,
les matériaux que lui offre la nature, et le hasard de leur conjonc
tion. Sur les surfaces des madriers il y a, simultanées et se réflé
chissant l’une dans l’autre, les trois qualités du beau : « [...] l’une
est la force puissante qui a été mise à mort, celle du grain infini,
talentueux, allant de pouce en pouce sans répétition, génie exubé
rant d ’une nature qui ignore l’erreur ; une autre, les arcs transver
saux aux hachures serrées, des dizaines par pied, ombres des
respirations et des morsures sauvages des scies circulaires (le bois
n’a guère été aplani) ; une autre, le ton et la qualité que le temps a
donnés au bois, et qui tiennent tantôt de l’os, tantôt du satin, tantôt
de l’argent, lisse sans être p o li1 ». La beauté esthétique exemplaire
ment accomplie ici, au prix même d ’une déficience fonctionnelle,
c’est la beauté des métamorphoses imprévisibles, la conjonction
des hasards de l’existence avec les hasards de la végétation, du
climat et des instruments de fortune. Sans doute est-ce la beauté
d ’une forme inextricablement liée à une « abomination écono
mique et humaine ». M ais la beauté contrainte par cette abom i
nation n’en est pas moins une part de la réalité aussi importante
que cette abomination elle-même2. C ’est la même saisie de la
nécessité dans la conjonction du hasard et de l’art qu’illustre la
description des combinaisons de travail que l’âge et l’usage, la
transpiration, le soleil et la lessive transforment en des « royaumes
de charmante douceur, de draperie merveilleuse et de reflets de
lumière sur le velours que la peau de chamois et la soie peuvent
suggérer, sans l’atteindre » et des dégradés de bleus dont seuls cer
tains ciels exceptionnels et certains bleus de Cézanne donnent
l’idée3. Sur ce travail du temps vient se greffer l’art de la reprise,
créateur d ’une métamorphose, que célèbre l’une des pages les plus
lyriques du livre : « Ce tissu s’effrite comme de la neige ; on y fait
1. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, op. cit., p. 154.
2. Ibid., p. 204.
3. Ibid., p. 264.
reprises et rapiéçages; ceux-ci s’effritent à leur tour; nouvelles
reprises et nouveaux rapiéçages qui se rompent à nouveau, et
reprises et rapiéçages se multiplient sur les reprises et les rapié
çages, et d ’autres sur ceux-ci, si bien qu ’à la longue l’habit, sur les
épaules, ne contient virtuellement plus rien du tissu d ’origine et
un homme, George Gudger, je m ’en souviens bien, et des cen
taines d’autres comme lui, porte dans son travail sur la force de ses
épaules un tissu aussi compliqué et fragile et aussi profondément
consacré à la gloire du roi soleil que le manteau de plumes d ’un
prince toltèque1 ».
C ’est en se concentrant sur chaque portion de la surface de
chaque objet, sur la qualité de chaque événement sensible que
l’on peut saisir cette conjonction de l’art et du hasard qui élève le
vêtement du pauvre, le corps qui le porte et la main qui le reprise
à la hauteur du soleil et des étoiles. Le problème n’est pas de célé
brer les bricolages qui témoignent de l’art de faire des pauvres.
C ’est un art qu’on ne leur concède que trop volontiers. Il est de
faire reconnaître dans ces bricolages un art de vivre : au-delà de
toute adaptation d ’une vie aux circonstances qui l’entourent, la
façon dont une existence se met à la hauteur de son destin. M ais
c’est justement là que ce destin s’avère le plus impitoyable. Pour
sentir cette beauté, il faut se trouver là par accident, spectateur
venant d ’ailleurs avec, dans sa tête et dans ses yeux, la mémoire
d ’une multiplicité de spectacles et de pages qui ont consacré déjà
l’alliance de l’art et du hasard. Cet habit fait de pièces rapportées
les unes sur les autres, il nous rappelle évidemment les « pape-
rolles » dont se tisse la page proustienne. Et c’est à Proust, plus
encore qu’au surréalisme, que Jam es Agee a emprunté cette poé
tique qui s’attache à dérouler la vérité d ’une heure du monde
emprisonnée dans la trivialité d ’un ustensile ou d ’un tissu. La
robe du prince toltèque est semblable à la fois à la page d ’écriture
proustienne faite de multiples « paperolles » et à la gelée faite d ’in
nombrables morceaux dont celle-ci nous parle. Et la nuit dans la
chambre de devant ou sous l’auvent emprunte moins finalement
à la déambulation nocturne imaginaire de W alt W hitman qu’aux
1. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, op. cit., p. 265.
nuits sans sommeil et aux lents réveils du narrateur de la Recherche.
Exemplaire est à cet égard la seconde méditation « sous le porche »
où se définit la poétique qui convient à la situation : la joie res
sentie d ’une vérité saisie dans son corps et dans son esprit, cette
vérité, ou à tout le moins cette illusion de plénitude que peut
procurer n’importe quel fait de hasard : « [...] la brisure d ’un
rayon de soleil sur les façades et la circulation d ’une rue; les
volutes de fumée échappées d ’une cheminée ; la voix d ’un train
qui se dresse impérieuse dans la nuit [...] l’odeur de roussi d ’une
étoffe ; l’odeur du tuyau d ’échappement d ’une automobile, celle
d ’une fille1 [...] ». Difficile de ne pas reconnaître ici, traversant le
silence de la nuit des métayers, le bruit du train entendu par l’in
somniaque des premières pages de Du côté de chez Swann et l’odeur
d ’essence dont se réjouit le narrateur couché sans savoir que c’est
l’odeur de la voiture par laquelle s’enfuit Albertine. Le « tout »
auquel le livre aspire, c’est cette condensation, dans la plénitude
d ’une minute du monde, de toutes ces connexions dans le temps
et l’espace qui rendent toute vie vertigineuse. C ’est cette totalité
inépuisable de tout instant que la littérature, à l’âge de Proust, de
Joyce ou de Virginia W oolf, oppose à la sélection des détails signi
ficatifs composant l’art du reportage.
M ais la similitude même des poétiques accuse le partage im pi
toyable des lots. L ’erreur du narrateur de la Recherche s’avérait
finalement vérité. Au prix de la disparition d’Albertine et du
terme mis aux illusions de l’amour, le narrateur se découvrait
enfin capable de dérouler à partir d ’un parfum d ’essence, d ’un
froissement de serviette ou d ’un tintement de fourchette le tissu
sensible de la vraie vie qui est la littérature. C ’était avouer que
celle-ci doit se nourrir de l’injustice des vies sacrifiées. M ais le
com pte déjà tendu des profits et des pertes devient plus âpre
encore quand il engage le rapport d ’un visiteur de cinq semaines
avec la beauté des murs de planches et des salopettes des Gudger,
des W oods ou des Ricketts. Car cette beauté partout présente
autour d ’eux, produite par leurs gestes et inscrite dans le décor de
leur vie, n’appartient comme telle qu ’à celui qui est venu ici pour
1. Ibid., p. 227.
voir. L ’art de répondre au hasard par le hasard, eux-mêmes ne le
connaissent que comme la réponse nécessaire à la nécessité. L ’ha
bitude et l’éducation ont supprimé en eux toute raison « de consi
dérer quoi que ce soit en d ’autres termes que ceux du besoin et de
l’usage1 ». Elles ont éteint ce qui fait le cœur commun de la force
esthétique et de la dignité humaine, « l’aptitude à éprouver, même
partiellement, le sentiment quasi paralysant de la beauté, de l’am
biguïté, de l’obscurité et de l’horreur qui submergent chaque
moment de chaque conscience, l’aptitude à l’accepter, celle d ’es
sayer de s’en défendre ou d ’oser essayer d ’y aider les autres2 ».
Pour prix de ce dont ils sont volés, il leur est seulement donné de
connaître l’ombre de la beauté des autres, ces images de la vie des
favorisés qu ’ils étalent sur leurs murs ou sur le dessus des chemi
nées : beautés des calendriers qui tapissent les murs des Ricketts -
paysages sous la neige et scènes de chasse au cerf, vierges peaux-
rouges pagayant au clair de lune, blondes épanouies en robes
lumineuses allongées sur des balancelles, bébés roses et poupons
aux yeux bleus dans des nuages pastel ; paysages prospères avec
des tracteurs dans le lointain, jeunes filles en costume de cheval
caressant amoureusement la tête de l’animal, automobiles lancées
à toute allure ou jeunes couples en admiration devant un bureau
brun incrusté d ’or, et cent autres images de luxe, de calme et de
volupté dont on se prend à douter que le visiteur les ait vraiment
vues et notées une à une et à soupçonner q u ’elles transposent en
fait d’autres images, venues des pages d ’un autre livre : images
de keepsakes, vignettes et bordures azurées des livres de piété,
assiettes peintes représentant la vie d ’une maîtresse royale, M i
nerve dessinée au mur de la ferme et autres images scellant le
destin de la petite Em m a Rouault, future femme Bovary. Si son
complice Walker Evans a explicitement emprunté à Flaubert
l’idée de l’artiste impersonnel, invisible dans son œuvre comme
Dieu dans sa création, Jam es Agee lui a, plus secrètement,
emprunté l’art de fixer en quelques images le vertige des aspira
tions et des détresses absolues dont peut se creuser la plus ordi
1. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, op. cit., p. 309.
2. Ibid., p. 301.
naire des vies : les assiettes décorées qui nourrissent les rêves de la
collégienne et celles du déjeuner quotidien de la femme mariée
sur lesquelles toute l’amertume de l’existence lui semble être
servie.
L ’image de la beauté des autres se fait alors cicatrice d ’une dou
leur, résumée peut-être dans les poupées de porcelaine cassées de
celle en laquelle Jam es Agee reconnaît sans doute l’Em m a de Haie
County, la petite Louise Gudger - de son vrai nom Lucille Bur
roughs - , qui a dix ans, aime apprendre et veut être institutrice,
regarde les étoiles avec le visiteur et l’interroge sur les mondes
inconnus qui s’étendent au-delà des frontières du comté. C ’est
devant ses ternes livres scolaires qu ’il s’indigne contre toutes les
possibilités dont une catégorie d ’hum ains est volée au regard
de ses capacités virtuelles, sans pouvoir deviner bien sûr ce qui
adviendra longtemps après sa propre mort : un jour de 1971,
Lucille/Louise, comme Em m a, s’empoisonnera à l’arsenic, non
parce que ses beaux rêves d ’adolescente se seront brisés contre la
réalité, mais parce qu’elle aura été avant l’adolescence privée de la
possibilité même de former de tels rêves1.
Avant ce sort tragique, il y a le parcours tortueux qu ’a imposé
au reportage de l’écrivain la spirale poétique nécessaire pour
mettre les vies des plus humbles à la hauteur de leur destin. Le
texte écrit par Jam es Agee était d ’emblée voué à excéder le format
et à faire exploser les cadres de la rubrique des « vies et circons
tances » des représentants de l’Amérique profonde. L ’impossible
article s’est alors grossi aux dimensions d ’un livre destiné à briser
tous les repères du livre de reportage : table des matières sans
queue ni tête qui met au « livre II » le premier mot du texte,
chronologie brisée, phrases interminables, parfois transformées
en pures suites de mots accolés, rêveries subjectives mêlées à la
description du mobilier ou des conditions de vie des métayers,
retour constant, au cours du livre, d ’interrogations sur sa possi
bilité même, intercalation d ’éléments totalement étrangers à son
1. Sur la fin de Lucille Burroughs, voir Dale Maharidge et Michael Williamson, And
Their Children after Them. The Legacy of« Let Lis Now Praise Famous Men », New York,
Pantheon Books, 1989.
propos, cahier de photographies présenté au début, sans intro
duction, légendes ni commentaires, texte qui se prolonge au-delà
de l’annonce que les derniers mots du livre ont été écrits... C ’est
ce livre impossible qui finit par sortir cinq ans plus tard des presses
d’un éditeur new-yorkais. Sans faire le moindre bruit. A cet in
succès, les raisons ne manquent pas, à commencer par la guerre
mondiale et l’entrée en guerre des Etats-Unis qui tournent les
regards ailleurs et régleront à leur manière les problèmes du chô
mage et de la misère. Il y a aussi que les années noires sont passées
et avec elles l’attention au sort des déshérités du pays profond.
Cette attention au demeurant a trouvé, dans l’intervalle, les
formes de reportage et d ’engagement artistique propres à la satis
faire. Pendant qu ’Agee travaillait sans relâche à étoffer son texte
de digressions nouvelles, un écrivain sudiste et une photographe,
bien plus célèbres alors que Walker Evans et lui, Erskine Caldwell
et Margaret Bourke-White, publiaient You Have Seen Their Faces.
Là, le lecteur pouvait voir le propriétaire arrogant, l’enfant noir
déguenillé, l’enfant blanc aux dents mal plantées semblables à des
crocs, la vieille femme noire penchée sur son cornbread dans un
décor de pages de journaux collées au mur, plumes dans des bocaux
et photo de star, le couple sous le porche devant sa maison dont
le mur a été emporté par les eaux, la mère chassée sur la grand-
route avec ses fillettes, les deux vieilles femmes aux yeux éteints,
aux rides profondes et au corps desséché sur le côté de leur maison,
l’homme aux traits burinés et la femme au regard douloureux qui
résumaient la misère des paysans pauvres du Sud. Pendant que
l’écrivain les faisait parler, la photographe, munie d ’une télécom
mande, attendait le moment propice pour les saisir à l’improviste
au moment de leur expressivité optimale. Et les auteurs ont su,
plus simplement que le reporter torturé de Fortune, marier leur
subjectivité à l’observation sociologique en accompagnant chaque
photographie de la légende qui exprime leur propre conception
des sentiments des individus photographiés : « Frappez un chien
et il vous obéira. O n dit que c’est pareil pour les Noirs », « Petit
frère a commencé à se ratatiner il y a onze ans », « Il vient un
moment où il n’y a plus rien à faire que de rester assis », « J ’ai fait
de mon mieux toute m a vie, mais ça s’est résumé à pas grand-
chose au total », « U n homme apprend à ne rien trop attendre
quand il a cultivé le coton toute sa vie » \
Dans le même temps aussi John Steinbeck a publié Les Raisins
de la colère et, aussitôt après, le cinéma, avec John Ford, a donné
un visage de légende aux fermiers oakies, chassés par la sécheresse
des champs de coton et confrontés à l’exploitation sauvage des
propriétaires d ’orangeraies en Californie. La culture du New Deal
a connu là une apothéose qui ne sait pas encore être son chant du
cygne. Jam es Agee y est, en tout cas, resté étranger, et sans doute
faut-il voir comme un symptôme l’inclusion, sans commentaire,
dans les appendices de son livre, d ’un article du New York Times
consacré à la « joie de vivre » de Margaret Bourke-White. La déri
sion est voilée, mais la colère de Jam es Agee se fait explicite
lorsqu’il lit dans une revue cinématographique, sous la plume
d ’un photographe de la F SA, un éloge des « superbes et émouvants
comptes-rendus de la réalité » présentés par le film de Ford : « Je
soutiens q u ’il y a autant d ’irréalité dans Les Raisins de la colère que
dans Autant en emporte le vent et que cette irréalité-là est bien
plus pernicieuse parce qu ’elle touche de plus près au centre de la
vie, de la douleur et de la dignité humaines, qu’elle est donc bien
plus injurieuse à leur égard et aussi qu’elle a été déguisée en “réa
lité” avec tant de succès que ses créateurs eux-mêmes en ont été
abusés2 ».
M ais le fond d u problème n’est pas que quelques écrivains,
photographes et cinéastes représentatifs de la culture du New
Deal aient su mettre en formules frappantes la misère et la gran
deur des déshérités pendant que Jam es Agee travaillait à l’im pos
sible poème whitmano-proustien et whitmano-flaubertien qui,
seul, pourrait inscrire dans l’hommage sa propre impossibilité.
C ’est cette culture même qui, durant ces années, a subi un dis
crédit grandissant dans le milieu auquel Jam es Agee appartient,
celui des intellectuels et artistes radicaux, et, avec elle, toute la
1. Erskine Caldwell et Margaret Bourke-White, You Have Seen Their Faces, New York,
Modern Age Books, 1937 (je traduis).
2. Michael A. Lofaro et Hugh Davis (éds), James Agee Rediscovered. The Journals o f
« Let Us Now Praise Famous Men » and Other New Manuscripts, Knoxville, University
of Tennessee Press, 2005, p. 141 (je traduis).
tradition politique et esthétique au sein de laquelle son excès se
séparait de la norme. Parmi les digressions les plus évidentes de
Let Us Now Praise Famous Men figure la réponse - au vitriol - de
l’auteur à une enquête sur les « questions qui se posent aujourd’hui
aux écrivains américains » conduite en 1939 par un des organes
les plus influents de l’extrême gauche politique et culturelle, Par
tisan Review. Y a-t-il place dans le système économique existant
pour une littérature de profession, demande la revue ? Pour une
critique sérieuse, malgré le poids de la publicité et de la propa
gande? Com m ent juger la tendance de la littérature américaine
des années 1930? Peut-on sympathiser avec son insistance non
critique sur les éléments culturels américains spécifiques? Et
quelle tradition convient-il d ’utiliser? Faut-il par exemple penser
que l’héritage d ’Henry Jam es est plus approprié à la littérature
américaine à venir que celui de W alt W hitm an1? O n sent à tra
vers toutes ces questions le désir de l’avant-garde marxiste de
rompre avec cette culture whitmanienne engagée, qui pousse
peintres, photographes et écrivains à sillonner les quartiers pauvres
des métropoles ou les routes du pays profond pour exalter le tra
vail des hommes, recueillir les témoignages de la misère sociale,
ou photographier le pittoresque des calendriers qui ornent les
maisons paysannes. O n y sent la volonté de réaffirmer à son en
contre la double rigueur de l’analyse marxiste du capitalisme et
de l’art sans concessions.
Or cette tendance va trouver son manifeste explicite dans l’ar
ticle fracassant publié dans le numéro suivant de la même revue
par Clement Greenberg, « Avant-garde et Kitsch ». Celui-ci place
d ’emblée son analyse dans le cadre global du rapport du capita
lisme à la culture. D epuis que le capitalisme, explique-t-il, a com
mencé à détruire les formes de la tradition religieuse, culturelle et
stylistique, qui liaient les artistes à leur public, l’art, forcé de se
replier sur lui-même, n’a pas eu d ’autre voie pour prospérer que
de détourner son attention du contenu de l’expérience commune
1. « The Situation in American Writing », Partisan Review, vol. VI, n° 4, été 1939,
p. 25-51. La réponse de James Agee, annoncée pour le numéro suivant, ne fut pas
publiée par la revue.
et de la diriger vers les moyens de sa pratique, afin de faire du
médium qu ’il utilise le sujet même de l’art ou de la littérature.
D e cette tentative, l’expression exemplaire est la peinture abs
traite dont un artiste venu d ’Allemagne, H ans Hoffm an, déve
loppe dans ses cours et conférences la signification et qui, après
son faux départ au temps de Stieglitz, prépare, avec l’ouverture du
MOMA, sa seconde entrée aux Etats-Unis qui sera, cette fois, victo
rieuse. M ais encore faut-il, dit Greenberg, qu’une élite sociale
supporte cet art d ’avant-garde qui n’a plus de public naturel, et
lui donne les moyens de rester lui-même. Car un deuxième effet
du capitalisme menace m aintenant l’autonom ie à laquelle le
premier effet l’a contraint : le développement rapide d ’un art
d ’« arrière-garde », « cette chose à laquelle les Allemands donnent
le merveilleux nom de Kitsch : un art et une littérature populaires
et commerciaux, faits de chromos, de couvertures de magazines,
d ’illustrations, d ’images publicitaires, de littérature superficielle
et sentimentale, de bandes dessinées, de musique de rue, de cla
quettes et de films hollywoodiens, etc., e tc .1 ». Cet art, c’est bien,
en un sens, l’art des calendriers, ces déchets de la culture raffinée
qui décorent les murs des fermiers pauvres et qui les empêchent
de reconnaître leur propre art et l’expression de leur dignité
propre, leur manière de répondre à la violence du monde et de
l’histoire, dans l’ajustement des planches de bois, le rapiéçage des
habits ou la façon de disposer de pauvres objets sur une serviette
ou une dentelle de papier. T ou t le temps passé par Jam es Agee à
écrire et à récrire cet article devenu livre était tendu vers l’objectif
de renverser le jeu des rapports entre l’art des pauvres, la culture
des élites et les déchets que la seconde exportait sur le territoire du
premier. O r cette spirale du livre impossible, confrontant l’art des
pauvres à sa propre dépossession, se voit enfermée et annulée dans
le cercle où le brillant critique de Partisan Review a inscrit la place
et le rôle de l’avant-garde politique et culturelle. Il faut, dit-il, en
finir avec cette complaisance pour l’art de vivre des pauvres. Car
Adam, Paul : 120, 124, 125, 134. Beardsley, Aubrey : 231, 232.
Adorno, Theodor : 183. Beaumarchais, Pierre Augustin
\ Agee, James : 14, 288, 289, 292, Caron de : 107.
293, 295-298, 300-305. Beethoven, Ludwig Van : 150,
Allan, Sidney, pseudonyme de 250.
Sadakichi Hartmann : 258. Behrens, Peter : 176-180, 182.
Antoine, André : 139. Bellori, Giovanni Pietro : 23, 31,
Appia, Adolphe : 36, 124, 147, 42.
149-152, 154-156, 159, 162, Bénédite, Léonce : 176.
217-224, 229. Benjamin, Walter : 59.
Aragon, Louis : 232. Bernard, Emile : 252.
Aristophane : 236. Bernin, Gian Lorenzo Bernini, dit
Aristote : 71, 126, 142, 143, 148, le: 21, 27.
156. Bertrand, Aloysius : 98.
uerbach, Erich : 11, 63. Beskin, Osip : 277.
Aurier, Albert : 197, 252. Beucler, André : 242.
Balmont, Constantin Dmitrie- Bielyï, Andreï : 147.
vitch : 99. Blanqui, Auguste : 195.
Balzac, Honoré de : 64,65,71-73, Boecklin, Arnold : 246.
75, 127, 191, 195,241,261. Boileau, Nicolas : 29.
Banville, Theodore de : 13, 102, Borges, Jorge Luis : 16.
104-107, 110, 116, 117. Botticelli, Sandro : 140, 232.
Barrault, Jean-Louis : 107. Bourke-White, Margaret : 289,
Bartlett, Truman : 189. 302, 303.
Bastien-Lepage, Jules : 252. Bracquemond, Auguste : 162.
Baudelaire, Charles : 76, 98, 113. Braque, Georges : 262, 263.
Bresson, Robert : 58. Coleridge, Samuel Taylor : 83,
Brik, Osip : 280, 281. 92, 133.
Brouwer, Adrian : 45, 50. Corot, Camille : 232.
Bürger, Wilhelm, pseudonyme de Corrège, Antonio Allegri, dit le :
Théophile Thoré : 50. 42, 56.
Burke, Edmund : 26, 121, 122, Coypel, Antoine : 23.
127, 169. Craig, Edward Gordon : 159, 204-
Byron, George Gordon Byron, dit 219, 224, 229, 237.
lord: 107. Crane, Walter : 162.
Crommelynck, Fernand : 117.
Cabanel, Alexandre : 196.
Caffin, Charles : 256, 258. Dante, Durante Alighieri, dit :
Cahusac, Louis de : 24-26, 108. 79, 189,215.
Caldwell, Erskine : 302, 303. Darwin, Charles : 114.
Calzabigi, Ranieri de : 25. David, Jacques-Lois : 48.
Canova, Antonio : 21. Davison, George : 255.
Carlyle, Thomas : 83-85. Deburau, Jean-Baptiste : 101, 106,
Carrache, Annibal : i 1. 107, 110, 111, 113.
Casseres, Benjamin de : 231, 261. Debussy, Claude : 158.
Caylus, comte de : 23, 32. Decamps, Alexandre Gabriel : 49.
Cendrars, Blaise : 230. Degas, Edgar : 246.
Cézanne, Paul : 262, 297. Delacroix, Eugène : 58.
Champfleury, Jules Husson, dit : Deleuze, Gilles : 74, 75.
111, 112, 115. Delluc, Louis : 232,233, 238.
Chaplin, Charlie : 13, 118, 227- Delsarte, François : 104, 131.
233, 236, 237, 239, 243, Demachy, Robert : 252, 253.
310. Denis, Maurice : 146.
Charcot, Jean-Martin : 114. Dickens, Charles : 241.
Charpentier, Alexandre : 102, 106, Diderot, Denis : 16, 23, 25, 26,
107, 163. 28, 143, 208.
Chaussard, Pierre-Jean-Baptiste : Dohrn, Wolf : 177, 221.
47, 48. Dou, Gérard : 47.
Chenavard, Joseph : 51. Dubos, abbé Jean-Baptiste : 25.
Chéret, Jules : 133, 162, 173. Duncan, Isadora : 28, 131, 132,
Chklovski, Viktor : 227-229, 281. 161, 204, 213, 218, 231, 232,
Chukovsky, Korneï : 99. 238.
Cicéri, Pierre-Luc-Charles : 148. Dürer, Albrecht : 26.
Claudel, Paul : 99. Duse, Eleonora : 211, 213, 236,
Coburn, Alvin Langdon : 255,256. 237.
Edison, Thomas : 134, 135, 241. Géricault, Théodore : 201.
Eisenstein, Sergueï : 100, 243, Gluck, Christoph Willibald von :
275, 276. 25, 220.
Emerson, Peter Henry : 249, 250, Goncourt, Edmond de : 102, 162,
252. 163, 173.
Emerson, Ralph Waldo : 80, 82- Greenberg, Clement : 14, 304-
85, 88, 90-95, 99, 133,254. ^ ■
Engel, Johan Jacob : 108. Greuze, Jean-Baptiste : 24, 27.
Epstein, Jean : 227-230. Grien, Hans Baldung : 20.
Eugene, Frank : 254. Guerchin, Giovanni Francesco
Evans, Frederik H. : 250,254,256. Barbieri, dit le : 42.
Evans, Walker : 288, 290, 292,
297, 300, 302. Halévy, Léon : 148.
Hals, Franz : 50.
F aiguière, Alexandre : 124. Hanlon Lees, Alfred, Edward,
Faure, Elie : 232, 233, 238, 243. Frederick, George, Thomas et
Félibien, André : 23, 42. William : 14, 101-106, 110,
Feuerbach, Ludwig: 152, 157. 113, 114, 117, 118.
Fischer, Theodor : 221. Hartmann, Sadakichi : 258.
Fiske, Minnie Maddern : 236. Haydn, Joseph : 150.
Flaherty, Robert : 276. Hazlitt, William : 27.
Flaubert, Gustave : 124, 165, Hegel, Georg Wilhelm Friedrich :
171, 190, 191,300. 15, 34, 35, 41, 42, 45, 50-58,
Fokine, Mikhail : 232. 86, 92, 146,165-167, 169-171,
Ford, John : 303. 195,200,219, 241,280, 321.
Fuchs, Georg : 182. Hellens, Franz : 239, 240.
Fuller, Loïe : 13, 14, 119-126, Hérodote : 204.
128, 130-135, 162, 174, 188, Hill, David Octavius : 59.
232. Hine, Lewis : 257, 263, 264.
Hoffman, Hans : 305.
Gallé, Emile : 162-164, 173, 174, Hogarth, William : 26, 121, 127.
176. Hölderlin, Friedrich : 55.
Gan, Aleksei : 269, 273. Homère: 11,79,86, 171.
Gance, Abel : 133. Hugo, Victor : 58, 72, 73, 191,
Gauguin, Paul : 188, 197, 252. 258.
Gautier, Théophile : 13, 51, 107- Hugounet, Paul : 115, 116.
113, 117. Huret, Jules : 90.
Geffroy, Gustave : 187-190, 195, Huysmans, Georges Charles, dit
196, 198. Joris-Karl: 102, 141.
Ibsen, Henrik : 90, 138-140, 144- Le Roux, Hugues : 114.
147, 149, 155, 158, 188, 211, Lesclide, Richard : 102.
216, 220. Lessing, Gotthold Ephraim : 186,
190.
James, Henry : 304. Lloyd, Harold : 118.
Janin, Jules : 107. Lombroso, Cesare : 114.
Jaques-Dalcroze, Emile : 36, 132, Longin : 29.
219-221,224,232. Lorrain, Jean : 134, 135.
Jean-Paul, Johann Paul Friedrich Lounatcharski, Anatoli Vassilie-
Richter, dit : 127. vitch : 286.
Joyce, James : 299. Lugné-Poe, Aurélien : 138-140,
146, 149.
Kahn, Gustave : 187, 192. Lukäcs, György : 72.
^Kandinsky, Wassily : 13, 53, 182.
/liant, Emmanuel : 29, 30, 69, 83, Maeterlinck, Maurice : 90, 138-
L 168. 144, 154, 155, 158, 159, 188,
Käsebier, Gertrude : 255. 207, 209,210,212, 235.
Keaton, Buster : 118. Maïakovski, Vladimir Vladimiro-
Kleist, Henrich von : 27, 28. vitch : 269.
Kozintsev, Grigori Mikhaïlovitch : Mallarmé, Etienne, dit Stéphane :
118, 236. 13, 90, 97, 104, 1 1 0 ,1 2 0 ,122-
Krasnov, P. : 277. BO, 133, 134-136, 145, 155,
Kryzhitsky, Georgi : 118, 236. 158, 159, 161, 188, 209, 212,
232-234.
Laban, Rudolf : 28, 132, 162, Mariette, Pierre-Jean : 23.
199. Marivaux, Pierre Carlet de Cham-
Laborde, Léon de : 175. blain de : 63.
Lalique, René : 162-165, 173. Marx Brothers : 118.
Larcher, Félix : 115. Marx, Karl : 36, 87, 88.
Laurvik, John Nilsen : 259. Marx, Roger : 120, 121, 124, 125,
Le Brun, Charles : 23, 47. 128, 161-165, 173-175, 177,
Le Corbusier, Charles-Edouard 178, 187.
J eanneret, dit : 181. Massine, Leonid : 232.
Léger, Fernand : 230. Matisse, Henri : 262.
Legrand, Paul : 111, 112. Matthews, Tom : 113.
Lénine, Vladimir Ilitch Oulianov, Mauclair, Camille : 122, 130,
dit: 241, 265, 284. 132, 133, 187.
Lenormant, Charles : 49. Maupassant, Guy de : 76.
Léonard, voir Vinci. \ Maurois, André : 242.
Mayer, Carl : 282. Picabia, Francis : 262.
Memling, Hans : 44, 50. Picasso, Pablo : 232, 262, 263.
Metsu, Gabriel : 49, 53. Pick, Lupu : 282.
Meyerhold, Vsevolod : 36, 116, Piles, Roger de : 42, 46.
117, 159,229, 234, 235, 239. Platon : 26.
Michel-Ange, Michelango Buo Plaute : 236.
narroti, dit : 20, 31. Plotin : 84.
Michelet, Jules : 189. Plutarque : 31.
Mieris, Frans Van : 49. Poe, Edgar : 124, 135.
Millet, Jean-François : 174. Ponsard, François : 112.
Mirbeau, Octave : 187, 196. Popova, Lioubov : 117, 269.
Mockel, Albert : 133. Post, Emily : 291.
Mondrian, Piet : 13. Potter, Paulus : 49.
Monet, Claude : 187, 188, 196, Poussin, Nicolas : 31.
197, 252. Proudhon, Pierre-Joseph : 175.^
Montesquieu, Charles de Secondât Proust, Marcel : 170, 298, 299.
de la Brède de : 33. Prozor, comte Maurice : 144.
Montfaucon, Bernard de : 32. Puyo, Constant : 252, 253.
Morris, William : 162, 163, 176.
Moser, Koloman : 133. Rabelais, François : 236.
Mozart, Wolfgang Amadeus : 150. Rambosson, Yvanohé : 199.
Murillo, Bartolomé Esteban : 14, Raphaël, Raffaello Sanzio, dit :
41-43,45, 52, 58, 169, 241. 3 1 ,4 1 ,4 2 , 45, 50, 56-58, 257.
Murnau, Friedrich : 282. Reynolds, Joshua : 46.
Muthesius, Hermann : 180, 181. Ribera, José : 43.
Richepin, Jean : 102, 114.
Nerval, Gérard de : 111.
Riegl, Alois : 182.
Nietzsche, Friedrich : 21, 36, 204,
Rilke, Rainer Maria : 186, 187,
205, 248. 191-194, 197-200.
Nijinski, Vaslav Fomitch : 232,
Rimerschmied, Richard : 221.
238.
Robinson, Henry Peach : 249,
Novalis, Friedrich : 83.
251.
Noverre, Jean-Georges : 16, 24-
Rodenbach, Georges : 123, 124,
26, 28, 33, 108. 132.
O ’Keeffe, Georgia : 264. Rodin, Auguste : 14, 185-194,
196, 197, 200, 201, 258, 259,
Parmigianino, Girolamo Fran 261.
cesco Maria Mazzola, dit : 42, Rodchenko, Alexandre : 241, 266,
56. 269, 273.
Rolland, Romain : 36. Stanislavski, Constantin : 212,
Rosenfeld, Paul : 246-248, 263. 214,216, 234.
Rouanet, Leo : 116. Stebbins, Geneviève : 131.
ΓRousseau, Jean-Jacques : 16, 17, Steen, Jan : 53.
[ 35-38,67-70,315. Steichen, Edward :255,258, 261.
Rubens, Pierre Paul : 42, 44, 47, Steinbeck, John : 303.
49, 50. Steiner, Rudolf : 162.
Rude, François : 187. Stenberg, Vladimir et Georgii : 271.
Ruge, Arnold : 87. Stendhal, Henri Beyle, dit : 61-
Ruskin, John : 13, 163, 165-171, 65,69-72, 84, 195.
176-178, 180, 183, 260. Stepanova, Varvara Fiodorovna :
Ruttmann, Walter : 282. 241,269.
Sterne, Laurence : 127.
Saint-Réal, César Vichard, abbé Stieglitz, Alfred : 245-247, 249,
de : 84. 252, 254-264, 305.
Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph Strand, Paul : 262-264.
von: 55, 83, 84, 92, 133. Strindberg, August : 158.
Schiller, Friedrich von : 15, 17, Sully Prudhomme, René François
Armand Prudhomme, dit : 116.
38, 55, 69, 86, 92, 160, 165,
Symons, Arthur : 259.
167, 195.
Schlemmer, Oskar : 239. Taine, Hippolyte : 200, 219.
Schmidt, Karl : 221. Talma, François Joseph : 25, 33.
Schönberg, Arnold : 182. Tatline, Vladimir : 269.
Schopenhauer, Arthur : 123, 152, Taylor, Frederic Winslow : 118,
157, 195,204, 248. 148,236, 276, 286.
Schumann, Robert : 116. Tchékhov, Anton Pavlovitch : 76.
Scribe, Eugène : 110. Teniers, David : 45-47, 49, 53.
Seeley, George : 255. Thoré, Théophile : 50.
Sennett, Mack : 235. Thucydide : 55.
Severini, Gino : 133. Tieck, Ludwig : 127.
Shakespeare, William : 107, 109, Titien, Tiziano Vecellio, dit : 42.
206,212,213, 220, 236. Tolstoï, Léon : 195.
Shaw, George Bernard : 254, 255. Toulouse-Lautrec, Henri de : 133.
Shawn, Ted : 131. Trauberg, Leonid : 118, 236.
Shelley, Percy Bysshe : 241. Tupper, Martin Farquhar : 98.
Simmel, Georg: 179.
Urazov, Ismail : 266, 267, 310.
Sosnovsky, L. : 280.
Soult, Nicolas Jean de Dieu, géné [Valéry, Paul : 209
ral : 43, 44. Van der Weyden, Rogier : 50.
Van de Velde, Henry : 181. Warburg, Aby : 21.
Van Dyck, sir Antony : 44. Watteau, Antoine : 231, 232.
Van Eyck, Hubert et Jan : 44, 50. Whistler, James Abbot McNeill
Var on : 46-48. 246, 252, 258.
Vasari, Giorgio : 31, 42. White, Clarence : 255. ^
Vélasquez, Diego : 43. Whitman, Walt : 13, 91, 93-99,
Vermeer, Jan : 50. 261,295, 298, 304, 307.
Vertov, Dziga : 14, 16, 90, 100, Wigman, Mary : 131, 132, 199.
266-269, 272, 273, 275, 276, Winckelmann, Johann Joachim :
278, 281-282,285,310. 13, 15, 20-24, 27-31, 33, 35,
Vetter, Adolf : 177. 37, 38, 47, 49, 54, 55, 146,
Vielé-Griffin, Francis : 99. 165, 190, 191, 195, 205, 241.
Villiers de L ’Isle-Adam, Auguste Woolf, Virginia : 11, 299.
de: 134, 135. Worringer, Wilhelm : 180.
Vinci, Léonard de : 46, 121. Wyzewa, Théodore de : 133.
Vitruve : 26.
Voltaire, François Marie Arouet, Yacco, Sadda : 130.
dit: 107. Yutkevitch, Sergueï : 118, 236.
Vuillard, Edouard : 138, 146.
Zayas, Marius de : 262.
Wagner, Richard : 16, 36, 149- Zola, Émile : 75, 102, 114, 139,
152, 155, 157, 188,220, 233. 195, 196.
Remerciements
Prélude............................................................................................. 9