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DONNADIEU, DURAS, M. D.

L’ENFANT, LA FEMME ET LE
RAVISSEMENT
Michel David

L'École de la Cause freudienne | « La Cause Du Désir »

2012/2 N° 81 | pages 55 à 60

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ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040787
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Donnadieu, Duras, M. D.
L’enfant, la femme et le ravissement
Michel David

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out au long de son œuvre, Marguerite Duras nous emmène vers les contrées d’une
certaine féminité déclinée à partir de ses trois noms : Donnadieu, Duras, M. D. Elle
reste de surcroît l’un des seuls auteurs à avoir porté aussi loin l’interrogation sur ce qu’est
écrire, en quoi cela la constitua, l’impliqua voire la divisa en tant que femme. Ponctuant
sa vie de femme et d’écrivain, ses changements de nom nous interrogent à leur tour,
semblant décliner ses tentatives pour changer d’identité, d’image, voire de définition
d’elle-même et de son corps. Cela ne révèle-t-il pas la puissance d’autonomination ou de
refondation propre à l’écriture publiée et au choix d’un nom de plume pour faire enfin
le poids et dépasser la filiation incertaine ? On peut saisir là une démarche visant à définir
de nouveaux régimes de l’amour, du désir et de la jouissance, qui transcenderaient les
règles convenues, les genres comme les identifications et autres aliénations. De cette
manière, M. Duras en viendrait à se forger jusqu’à l’épure (M. D.) une liberté inédite
destinée à l’affranchir radicalement d’elle-même au profit du seul geste comptant désor-
mais : écrire. Donnadieu, Duras, M. D. : trois étapes, non seulement chronologiques,
mais surtout logiques, où élaboration et déconstruction de soi se seraient confondues à
l’échelle d’une vie.

L’amour, le ravage

« Je suis encore dans cette famille, c’est là que j’habite à l’exclusion de tout autre
lieu. C’est dans son aridité, sa terrible dureté, sa malfaisance que je suis le plus profon-
dément assurée de moi-même, au plus profond de ma certitude essentielle, à savoir que
plus tard j’écrirai »1, écrit M. Duras dans L’Amant. Dix années plus tard, le 15 octobre
1994, mourante, dans C’est tout – qu’elle nommait alors le « livre à disparaître »2 –,
redevenue M. Donnadieu tout en demeurant M. Duras, elle dira, écrira encore, dans

Michel David est psychologue clinicien et auteur d’essais, membre de l’ACF–Val de Loire-Bretagne.
1. Duras M., L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 93.
2. Duras M., C’est tout, Paris, POL, 1999, p. 11.

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Portraits de femmes

l’accomplissement terminal d’une sorte de boucle intime : « Je rejoins les masses de


pierre quand j’écris. Les pierres du Barrage. »3 Puis, le 4 juillet 1995, à Neauphle, elle
déclare : « Laisse-moi là où je suis avec la peur de la mort de ma mère, restée intacte,
entière. C’est tout. »4 Un peu plus tard encore, le 29 décembre 1995, elle écrit : « J’ai
envie de voir ma mère [...]. J’ai tout le corps qui me flambe »5. Enfin, le 25 janvier 1996 :
« J’aime toujours ma mère. Y a rien à faire, je l’aime toujours »6... On ne rejoint pas forcé-
ment l’enfance à la toute fin d’une vie, quoique... On rejoint peut-être alors la mémoire
évanouie et ses restes indélébiles, venus du fond de l’être et de l’amour, ceux qu’on ne
peut jamais complètement oublier ni rejeter, et puis les passions qui animèrent cette
enfance, y compris le bonheur de son inconvenance, et quelquefois même son ravage.

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Le terme « ravage » a été utilisé par Jacques Lacan pour qualifier les relations tour-
mentées et obscures qui lient une mère à sa fille. Il désigne le rapport d’amour, de ressen-
timent voire de haine, et surtout d’ambivalence ineffable qu’une fille nourrit bien souvent
à l’égard de cet Autre primordial qu’est la mère. Le ravage, c’est aussi l’angoisse liée à la
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proximité du désir de l’Autre qui vous annexe, tou(te)s les analysant(e)s en témoignent
à un moment ou à un autre. C’est une des portes d’entrée privilégiées dans l’univers de
M. Duras, le matériau inaugural du roman familial et du mythe littéraire de l’écrivain,
qui se saisit du cadre de son œuvre pour cerner cette inexprimable tourmente, au-delà
même d’un certain recours personnel à la psychanalyse qui n’a pas été concluant pour elle
sur ce point. Elle a alors beaucoup écrit sur la petite Marguerite Donnadieu, sa place
d’enfant, de jeune fille et de femme à travers ses livres. Précédant les travaux de Serge
Doubrovsky et de quelques écrivains femmes comme Annie Ernaux, Camille Laurens ou
encore plus récemment Chloé Delaume, Un barrage contre le Pacifique7 fut, dès 1950, le
premier grand texte autofictif de M. Duras, ouvertement inspiré de son adolescence
transposée, romancée.
Duras tenta d’ailleurs, sa vie durant, à partir de nombreux textes, de montrer par ses
livres jusqu’à quel point une enfant, une jeune fille puis une femme peuvent s’offrir à la
mère corps et âme, tentant en vain, jusqu’à l’échec le plus cuisant, de combler sa demande
infinie, ou du moins ce qu’elle crut en apercevoir « certaines fois, certains jours »8, comme
elle l’énonce dans La Vie matérielle. L’œuvre est une mise en forme sans cesse remaniée,
réécrite, réinterprétée de ses positions d’enfant et de jeune fille vis-à-vis de sa mère, une
mère écrite, donc. Une mère-ravage ou une mère-courage selon les textes, l’inspiration,
les âges, découlant du visage de la vraie Marie Donnadieu et de l’effort surhumain qu’elle
s’infligea afin d’atteindre son idéal envisagé comme bien ultime : mettre ses enfants à
l’abri du besoin. Puis, quittant l’enfance, à l’aube de la tourmente pubertaire, Margue-
rite Donnadieu annoncera très tôt à sa mère son désir d’écrire, lui jetant même ce défi
de l’écriture au visage. Effectivement, Marguerite, devenue Duras, écrira et réécrira,

3. Ibid., p. 24.
4. Ibid., p. 45.
5. Ibid., p. 50.
6. Ibid., p. 55.
7. Duras M., Un Barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1992.
8. Duras M., La Vie matérielle, Paris, Gallimard, 1994, p. 9.

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Michel David Donnadieu, Duras, M. D. L’enfant, la femme et le ravissement

durant toute sa vie d’écrivain, toujours le même livre nécessaire, et, à partir du person-
nage de Suzanne dans le Barrage, analysera, sans psychanalyse, sa position d’enfant et
d’adolescente. Elle ne cessera jamais d’écrire ce topos littéraire polarisé par la mère, isolant
la lumière, la splendeur, la misère, la folie et l’errance fascinante d’une mère-courage qui
régna sur la Cochinchine et le Mékong, d’une mère-subsistance dont l’ombre n’est jamais
loin de tomber sur le moi de l’auteur. Il y a chez M. Duras un savoir essentiel, profond,
éprouvé puis enfin écrit sur une mère désarrimée, aux franges de la société, figure de
solitude entourée d’enfants imprévisibles et d’éléments hostiles. La mère écrite par
M. Duras nous amène alors, dans une géographie de la jouissance, vers toutes les héroïnes
durassiennes à venir, inoubliables figures de femmes romanesques semi-réelles, parfois

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sublimes et diffractées, de l’Orient aux rives de l’Atlantique, des deltas du Gange à Trou-
ville, embouchure de la Seine primitive, de Hiroshima à Nevers, de S. Tahla à la maison
des femmes de Neauphle, etc., presque toutes des affranchies radicales devenant
elles-mêmes des figures de l’effacement.
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Le pacte autobiographique

Dans le Barrage, la mère se bat contre les marées et, par métaphore, contre l’image,
le surgissement d’un corps féminin, celui de sa fille Suzanne, contre la vision et la repré-
sentation assez insupportable pour elle de la naissance d’un corps et donc du désir
féminin. L’affrontement et le ravage contre le peu pacifique amour maternel sont d’au-
tant plus terribles que la « mère n’a pas connu la jouissance »9, écrit M. Duras. C’est
alors une lutte réelle, violente, aux relents incestueux, sensuelle, obscène. Suzanne veut
s’extraire du « charme puissant »10 de cette mère qui la séduit, l’annexe, qui la rejette
également et l’invite paradoxalement au fantasme, si ce n’est au sacrifice prostitutionnel.
Puis elle sort du ravage en passant par le désir de l’homme à la fin du roman. Enfin, elle
traversera la mort terrible et orgastique d’une mère qu’elle désapprend11. Elle s’arrache au
ravage mais aussi au ravalement d’une prostitution effleurée, fantasme central dans
l’œuvre durassienne et valant comme barrage, défense face à la menace incestueuse vis-
à-vis d’une mère sans homme, à l’amour sans limites pour ses enfants. M. Duras écrit le
risque qu’il y aurait eu pour une fille dans cette lutte à mort avec la menace de dispari-
tion du corps et de l’image – ce que l’on nomme un ravissement. Elle se trouve face à la
mère qui, telle la fange, engloutit dans le roman les corps déjà morts des enfants pauvres
de la plaine, figure du pire de la Terre-mère. Trente-quatre et quarante années plus tard,
avec L’Amant puis L’Amant de la Chine du Nord, déjà âgée, M. Duras va redéplier l’en-
fant et la jeune fille qu’elle aurait pu être et cette trame mythique du Barrage en assumant
ouvertement le pacte autobiographique12 qui la lie désormais à ses lecteurs. Ces grands
textes sont comme des boucles supplémentaires dans l’univers et le fantasme durassiens,

9. Duras M., L’Amant, op. cit., p. 50.


10. Duras M., Un Barrage…, op. cit., p. 184.
11. Ibid., p. 357.
12. Cf. Lejeune P., Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.

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Portraits de femmes

des réécritures d’un monde troué en son centre par une question, lancinante et répéti-
tive, tapie dans la « chambre noire »13 ou l’« ombre interne »14 : qu’est-ce qu’être une
femme ? À cette question s’en ajoute une autre : qu’est-ce qu’écrire encore et encore ?
Deux questions trouées mais nouées depuis toujours pour M. Duras.
Puis viendra enfin, avec L’Amant, un autre moment fécond du mythe littéraire duras-
sien : le passage sur le bac et la traversée du fleuve, métaphores emblématiques de l’af-
franchissement du désir, du passage de l’infantile au féminin valant comme traversée du
ravage. Avec L’Amant de la Chine du Nord, en 1991, M. Duras, déjà M. D. – nom matri-
culaire de son ravissement par l’écriture –, dit être redevenue un « écrivain de romans »15.
La mère y apparaît réhumanisée, voire sublimée, c’est-à-dire intacte. Cela intervient

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quelques années seulement avant la mort de l’écrivain, et la mènera au seuil de C’est tout,
livre traversant le Mékong à rebours, les restes du ravage, les « pierres du Barrage »16
jamais oubliées qui ramassent le corps perdu entre catastrophe et ravissement ultime : « Je
suis perdue », « Je ne suis plus rien », « Je ne tiens plus ensemble », « Je n’ai plus de
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bouche, plus de visage »17, lit-on à propos du rapt du corps et de l’image par la fatigue
et la maladie. Puis, enfin, Duras avoue que « Le Barrage, l’enfance » est son livre préféré,
« absolument »18.

Lol et le ravissement

J. Lacan a rendu hommage à M. Duras dans un article célèbre à propos du savoir


inouï de l’écrivain sur l’amour, le désir, la féminité et la folie à travers la création de
Lol V. Stein. M. Duras a écrit avec Lol un mystère féminin, l’énigme d’une beauté rare,
pure et diaphane, puis l’entrée dans un délire ciselé. Lol a le corps ravi, « en cendres »,
une « odeur fade de poussière », ses « traits commen[c]ent à disparaître », elle a une
« identité de nature indécise », une « grâce infinie », le « corps infirme », elle a toujours
été une « merveille de douceur et d’indifférence », elle ressent délicieusement l’« éviction
souhaitée de sa personne »19. Lol, à la vie vide dont la vacuité nous aspire alors qu’elle
marche, telle une Antigone psychosée, vers sa « grande sépulture »20. Mais « Lol, qu’on
ne sauve pas du ravissement »21, dit Lacan !
Elle fut pourtant, note l’écrivain, une douce enfant, puis, jeune femme, elle rede-
vient objet réintégré par sa mère : « Sa mère était arrivée sur Lol » ; « Une fin se dessi-
nait mais confusément [...]. L’écran de la mère entre eux et elle en était le signe
avant-coureur »22. Le ravage et le ravissement sont présents dès l’origine chez Lol. Elle se

13. Cf. Duras M., L’Été 80, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
14. Duras M., entretien avec J. Schuster, L’Archibras, n° 2, 1967, p. 12.
15. Duras M., L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991, p. 12.
16. Duras M., C’est tout, op. cit., p. 24.
17. Ibid., p. 54-55.
18. Ibid., p. 10.
19. Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1976, p. 49, 29, 41, 46, 51, 80 & 124.
20. Duras M., entretien avec Catherine Francblin, Art Press International, n° 24, janvier 1979, p. 4.
21. Lacan J., « Hommage fait à M. Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 195.
22. Duras M., Le Ravissement…, op. cit., p. 21-22.

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Michel David Donnadieu, Duras, M. D. L’enfant, la femme et le ravissement

dépersonnalise dès qu’elle assiste au rapt de son fiancé par Anne-Marie Stretter, autre
mère insituable, hiératique et fatale. Elle en « oublie » de souffrir, déjà emportée, ravie,
alors que sa mère fond sur elle, sur sa fille devenue femme sans s’en apercevoir. La scène
du bal se conclut avec le spectacle médusant des nouveaux amants, mais aussi avec l’ir-
ruption de Mme Stein, mère et femme sans homme, en rupture de ban phallique comme
souvent les mères dans l’univers durassien. Sa mère crie, insulte les nouveaux amants, Lol
crie également, puis s’évanouit. Le ravissement laisse un vide. Lol n’est plus le centre des
regards, aussi observera-t-elle avec fascination Jacques Hold possédant Tatiana dans les
mouvements orgastiques des corps emportés dans le tourbillon sexuel. Ces scènes primi-
tives et ces moments purs de ravissement abolissent tout manque, toute différence des sexes

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unis et confondus dans un rapport inexistant mais qui se maintient, le temps d’un cligne-
ment de paupière, d’un éclair aveugle. Lol se repaît du spectacle réel de la Chose offerte,
et son être s’illumine dans le suspens de ce temps d’arrêt que les mystiques disent éprouver
sur le mode de l’oxymore : l’éternel instant fait de perception et de présence pures.
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Livres de passe

Roland Barthes, dans son Plaisir du texte, écrira que l’« écrivain joue avec le corps de
sa mère »23. Mais écrire, pour M. Duras, c’est aussi une solution de vie, la possibilité de
sortir de la mère et de son épopée sacrificielle, le désir d’un affranchissement radical.
L’œuvre s’inaugure avec l’adolescente qu’aurait été M. Donnadieu, avec ce moment de
bascule lié, ainsi qu’elle en témoigna précisément par ailleurs, à sa puberté naissante, à
l’orage pulsionnel. Freud souligne le bouleversement lié à l’irruption des premières règles,
ce qui fait d’une fille une femme en puissance, et surtout la rivale féminine – c’est-à-dire
sexuelle – de sa mère déjà vieillissante, surtout si cette dernière a renoncé à toute jouis-
sance sexuelle.
M. Donnadieu a ainsi cherché, à travers son écriture et son art, non seulement à s’af-
franchir de son nom, de son histoire et des siens, mais aussi à récupérer une image
d’elle-même envisageable, une image de son corps féminin, dérobée, ravie par l’em-
preinte maternelle. Par le biais de ses héroïnes et de ses publications reconnues, qui lui
permettront de passer avec succès de la donnée intime au domaine public, d’élaborer
puis d’exporter l’ombre interne, la chambre noire, son art littéraire investira le mystère du
devenir-femme. À l’instar de l’écrivain ravi par la nécessité indépassable de son art, les
images littéraires se feront à leur tour charmeuses, ravisseuses, et soutiendront une vie
durant cette image manquante de soi. Paradoxalement, elles permettront aussi de dégon-
fler l’imaginaire et de diviser l’importance que le sujet de l’écriture, M. Duras, était tentée
de s’accorder parfois un peu trop à elle-même : « J’écris pour me déplacer du moi au
livre. Pour m’alléger de mon importance. Que le livre en prenne à ma place. Pour me
massacrer, me gâcher, m’abîmer dans la parturition du livre. Me vulgariser. Me coucher
dans la rue. Ça réussit. À mesure que j’écris, j’existe moins. »24

23. Barthes R., Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1989, p. 60.


24. Duras M., citée par Laure Adler, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998, p. 368.

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Portraits de femmes

M. Duras est l’écrivain qui a creusé au plus profond dans une œuvre écrite ce que c’est
qu’être femme et ce que c’est qu’écrire. S’approchant des points les plus extrêmes de la
féminité « autre », elle a confié qu’à travers le cri de Lol, c’est elle qui a crié à la fin de
l’écriture du Ravissement : « elle m’est tellement chère, enfin, tellement proche, je ne sais
pas… » ; « quand j’écris je ne me possède plus du tout » ; « je ne suis pas seule à écrire
quand j’écris » ; c’est une « sorte de désordre originel » ; « Il faut le laisser faire » ; « C’est
ça, Lol V. Stein, c’est quelqu’un qui chaque jour se souvient de tout pour la première
fois » ; « Mais je mourrai sans doute sans savoir exactement qui c’est. »25 Avec Lol et
quelques autres de ses sœurs d’écriture (la mythique Anne-Marie Stretter, par exemple),
M. Duras désigne, comme à la fin d’une analyse, la fuite et l’insuffisance, tant du langage,

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de la représentation, de l’histoire que de l’image à soutenir et de la difficulté à rendre
compte du corps féminin, ainsi que de l’existence et parfois même de la vie. Cette faille
du savoir autour de laquelle gravite l’écriture durassienne, Lacan la repère à la fin de la
cure analytique, lorsque l’analysant(e) arrive au terme de sa traversée, de ses propres réin-
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terprétation et réécriture de soi. M. Donnadieu par son nom d’enfant, M. Duras avec
son nom de femme de lettres, M. D. comme nom autre de l’épure écrit encore dans Le
Monde extérieur : « Je suis plus écrivain que vivante, que quelqu’un en vie. Dans mon vécu
je suis plus écrivain que quelqu’un qui vit. C’est comme ça que je me vois. »26 Ainsi, elle
ramasse la cause d’écrire avec celle d’une existence qui ne fut pas toujours une vie. Passant
littéralement par l’écriture, la littérature et même le mythe littéraire désormais, l’écrivain
et femme de lettres est sortie de sa famille, de l’histoire familiale. Peut-être est-elle même
sortie de l’hystoire de sa vie (une histoire « pulvérisée », qui « n’existe pas »27, disait-elle
d’ailleurs) pour entrer sur l’autre scène d’une légende dont elle se fit la scripteuse, la créa-
trice, signant de son nom de plume cicatriciel ce regard porté sur l’inconsistance des
êtres, du langage et du corps féminin incertains. L’œuvre autofictive durassienne a permis
cet affranchissement radical d’une pensée et d’une écriture toutes singulières, et l’élabo-
ration aussi patiente que conséquente d’une œuvre sinthomatique empreinte de l’enfance
jamais oubliée. Une enfance qu’elle, en tout cas, ne quitta jamais complètement, comme
elle le confie dans C’est tout. Ce dernier livre de passe vaut comme traversée à rebours d’un
souvenir indélébile et d’une légende, traversée d’un mythe familial se proposant comme
lecture d’un monde à jamais en allé et même perdu, d’un monde mélancolique, celui
des origines d’une femme à l’écriture et aux lectures illimitées. M. D. étant disparue et
s’étant effacée à tout jamais – excepté dans notre souvenir et notre désir –, n’accède-t-on
pas alors, avec elle, au mythe littéraire d’un écrivain, comme lieu ultime où Marguerite
Donnadieu, Marguerite Duras et M. D. sont désormais et enfin réunies ?

25. Duras M., Porte M., Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 98-99.
26. Duras M., Le Monde extérieur, Paris, POL, 1993, p. 25.
27. Duras M., L’Amant, op. cit., p. 14.

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