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Jacques Derrida
Conversation avec Jacques Derrida - Bernard Defrance
Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 270 et 272, janvier et mars 1989.
B.D. : Il est vrai que neuf fois sur dix, quand je rentre en
classe, je ne sais pas à l’avance ce qui va se passer…
Jacques Derrida : Voilà, rester disponible aux questions des élèves…
B.D. : Oui, mais alors ce n’est plus du tout “les mains dans
les poches”! Il faut avoir une armoire pleine de textes, si
on veut dépasser le stade de la conversation, et comme on ne
peut pas prévoir ce qui va se passer, il faut avoir tout
sous la main, au cas où on en aurait besoin!
Jacques Derrida : Et puis, il y a une autre difficulté dans cette situation, c’est que le
rapport entre ce que l’on est amené à enseigner et puis ce qui nous intéresse d’autre part,
ce qu’on est en train de ruminer, est beaucoup plus difficile, je suppose, à établir. Quand
j’ai commencé à enseigner, malgré tout, j’essayais de communiquer à ces élèves, la
réflexion qui me tenait à ce moment-là, c’était moi qui leur parlais ! Je leur disais : voilà
ce que je…
B.D. : Médiocres ?
Jacques Derrida : Médiocres oui, c’est ça. Mais, bon, on ne va pas écrire “médiocres”
dans votre article! Disons que, avant 68, le pouvoir d’évaluation, de sanction, était quand
même entre les mains, par exemple à l’agrégation, de gens qui avaient une certaine
distinction malgré tout, c’était un vrai pouvoir, de contrôle bien sûr, mais disons
“éclairé”: des gens comme Hyppolite, Canguilhem, etc. au jury d’agrégation, ce n’était
pas n’importe qui! Et puis Hyppolite meurt, Canguilhem part, et le pouvoir est pris, pour
l’agrégation par exemple, par Dagognet, etc. Et je sens que la cassure est de plus en plus
marquée, avec des effets proprement répressifs, des effets qui durent des premières
années après 68 jusqu’en 72-74. Et en 74, il y a eu cet événement déclencheur qui a été le
fait qu’Althusser, qui avait soutenu sa thèse, a été barré par le comité consultatif : on ne
lui a pas donné de chaire. Et je me rappelle avoir écrit une lettre de protestation contre ce
comité; ce qui fait qu’on a commencé à me voir comme un ennemi dans ces milieux-là. Il
y a eu d’autre part un certain rapport de Capes (je ne me rappelle plus le détail, c’est
loin!) qui était absolument insensé, rédigé par Muglioni, que j’ai commenté dans mon
séminaire, et on a écrit à nouveau des lettres de protestation. C’était en 74, et donc, de
tous les côtés, on sentait que la guerre commençait. J’ai proposé alors, et ce fut l’avant-
projet du Greph, de créer un groupe qui, d’une part, analyserait les structures
institutionnelles et les pratiques de l’enseignement de la philosophie et, d’autre part, ferait
des propositions transformatrices. Nous avons créé le Greph au début de l’année 74-75, et
j’ai consacré un séminaire au problème de l’enseignement philosophique, depuis les
idéologues français du XVIIIe–XIXe siècles, en rapport avec l’histoire de l’institution
philosophique française. Et ce fut aussi le moment de la réforme Haby, qui a donné
beaucoup d’existence au Greph! Naturellement notre projet ne se limitait pas à la guerre
contre Haby, mais ça nous a beaucoup mobilisés et nous a donné plus de visibilité.
B.D. : Voilà.
Jacques Derrida : Déjà une certaine expérience de la langue, un pouvoir d’initiative,
un rapport moins soumis – encore que le rapport à la langue soit toujours soumis d’une
certaine manière – disons soumis d’une autre manière, avec une sensibilité à ce qui, dans
la langue, est codé, interdicteur. Mais si vous voulez, plus que d’essayer un discours
général, je vais rappeler une expérience que j’ai faite, alors que le Greph existait déjà,
dans une classe de cinquième où je m’étais rendu avec des collègues à Tours. Nous avons
parlé avec les élèves, et ça a été une expérience inoubliable pour moi ; nous avons lu avec
eux Platon de façon aussi intelligente et vivante qu’on peut le faire en terminale et même
au-delà, pratiquement sans rien perdre, en perdant très peu du texte de Platon. Eh bien,
ces gosses disaient : mais on nous a interdit de nous servir de tel ou tel mot! Ces mots dits
abstraits ou savants étaient aussi interdits que des mots grossiers! Ils sentaient là, ce jour-
là, une libération dans leur rapport au langage, aux mots. Il y avait tout à coup un univers
verbal qui devenait disponible en classe, alors qu’ailleurs on le leur interdisait, ils avaient
le sentiment d’une véritable discrimination interdictive dans le maniement des mots. Je
crois que c’est sur ce point que l’expérience était extrêmement forte : le rapport à la
langue.
Cela dit, pour en revenir à la résistance, là, tout à fait d’accord, je crois que l’obstruction,
la résistance à la pénétration des idées du Greph n’est pas du tout comme on le croit
quelquefois du côté du pouvoir politique organisé, du gouvernement, du ministère, mais
chez les collègues. Tant qu’on n’aura pas associé les collègues de français, de maths,
d’histoire… à ce projet-là, ça ne passera pas et les ministères pourront continuer à dire,
d’ailleurs avec beaucoup de justifications, que eux voudraient bien mais que c’est une
question d’heures, qu’on ne peut pas surcharger les horaires, et donc, si un jour cela doit
se faire, cela ne se fera qu’à partir d’un consensus entre tous les profs, de toutes les
disciplines, et donc c’est eux qu’il faut convaincre d’abord, que cette idée ne les menace
pas, qu’ils peuvent se l’approprier sans perdre du terrain au contraire. Il faut trouver des
dispositifs de collaboration, de coopération entre les disciplines qui permettent à ces idées
de pénétrer sans que ça menace les autres disciplines, au contraire. Je crois que c’est ça la
tâche, et c’est difficile.
Voir “Conversation avec Michel Serres”, Cahiers Pédagogiques, n° 264/265, 266, 267,
268, 269 et 270, mai-juin, septembre, octobre, novembre et décembre 1988 et janvier
1989.
Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique, 54, rue d’Orléans, 93600
Aulnay-sous-bois.
Nous étions à la Maison des Sciences de l’Homme, boulevard Raspail à Paris.
Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 272, mars 1989.
L’Association des professeurs de philosophie qui revendique le quasi-monopole de
l’expression des professeurs de la discipline et dont les positions constituent sans doute
l’obstacle majeur à toute évolution de l’enseignement philosophique ; voir les démêlés de
Philippe Meirieu ou Michel Tozzi avec cette “corporation”...
Voir par exemple, pour ce qui précède la création du Greph : Paulette Blanchet, “Les
débuts de la philosophie en Troisième”, dans Classes Nouvelles, dossiers pédagogiques
pour l’enseignement du second degré, 3ème série, n° 5, 1er octobre 1947 (revue qui
allait devenir les Cahiers Pédagogiques) ; “L’enseignement de la philosophie” dossier
des Cahiers Pédagogiques, n° 6, 8ème année, 1er mai 1953 ; “Des lycéens vous parlent”,
Cahiers Pédagogiques, n° 76, septembre 1968, pages 56-58, où l’extension en amont de
la terminale de la philosophie est explicitement revendiquée.
Cette “appréciation” sur la “corporation”, et celles qui suivent, ont provoqué un tollé
majeur dans la commission Derrida-Bouveresse, sans doute au plus mauvais moment
possible! Derrida a envoyé une lettre rectificative aux Cahiers (protestant contre la
publication – il n’avait pas eu le temps de rectifier la transcription que je lui avais
envoyée – mais ne démentant pas la vérité des propos…), Cahiers Pédagogiques, n° 276,
septembre 1989 ; voir le récit de cette tempête dans un verre d’eau dans Le Plaisir
d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, p. 150-153 ; à noter aussi que les présents entretiens
sont mentionnés dans la bibliographie des entretiens avec Jacques Derrida, Points de
suspension, entretiens, Galilée éd., 1992, p. 413.
“Les antinomies de la discipline philosophique”, dans Du droit à la philosophie, Galilée
éd., 1990, p. 511-524.
Et bien sûr, cette phrase, prononcée le 11 mai 1988, publiée au moment où Derrida
travaillait à la refonte des programmes de philosophie, en mars 1989, est apparue comme
une véritable provocation aux yeux du président de l’association, Jean Lefranc, qui n’y a
évidemment rien compris…
Dans la transcription des Cahiers Pédagogiques, quelques unes de mes phrases ont sauté,
dont celle-ci! Elles sont ici rétablies, et la plupart des notes ont été ajoutées pour le
présent tirage.