Professional Documents
Culture Documents
Jacques Derrida
Article paru dans L’Humanité du 4 mars 1999.
Phrase terrible, n’est-ce pas. Ce titre est là depuis qu’il existe pour moi des journaux.
Aucun autre exemple. Si le temps et la place m’en étaient accordés, je gloserais sans fin
sur une phrase mémorable et provocante, celle qui, parlant d’avenir et non de passé,
donne le plus à penser, et à faire. Dans «Notre but», à la présentation du journal en 1904,
Jaurès: «L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine.»
Magnifique! Intolérable! Une telle audace doit éveiller chez certains des pulsions
meurtrières, et non seulement chez les assassins de Jaurès, même ceux qui l’ont encore
assassiné après sa mort. Ils ne supporteraient pas de voir mettre en question tremblée ce
qu’ils CROIENT SAVOIR, ce qu’ils tiennent pour acquis et monnaient tous les jours au
sujet de l’homme, voire de l’humanisme. On entend d’ici leur gros bon sens: «On ne peut
pas dire ça (“l’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine”) sans avoir déjà
une certaine idée de l’homme, et sans y tenir. L’adéquation de la chose au concept peut
rester à venir, non cette idée de l’homme.»
C’est bien vrai. Jaurès ne laisse pas totalement indéterminé le contenu de l’humanité
à la «réalisation» de laquelle, dit-il, «travaillent tous les socialistes»: «raison»,
«démocratie», «propriété commune des moyens de travail», «humanité réfléchissant son
unité supérieure dans la diversité des nations amies et libres».
Bien sûr, bien sûr. Mais à ce degré d’abstraction (c’est d’abstraction que je vais
parler, de la bonne et de la mauvaise), on ne peut pas ne pas avouer, simultanément,
qu’on ne dispose pas encore, de façon assez déterminée, assez déterminante, assez
décidable, de ce qu’on croit avoir: on n’est pas encore en mesure de déterminer la figure
même de l’humanité, que pourtant on annonce et se promet ainsi. Ce ne serait pas une
vraie promesse autrement, l’homme serait déjà là, déjà donné. Donc on ne sait pas en
toute rigueur ce qu’on croit savoir qu’on veut dire, au nom de l’humanité, on ne sait pas
ce qu’on promet au moment de la plus sérieuse des promesses...
Jaurès promet donc une humanité dont il semble ne pas pouvoir dire l’essentiel,
sinon, comme Nietzsche l’avait fait, en somme, peu de temps auparavant, dans la
Généalogie de la morale, que l’homme est un animal prometteur, plus précisément un
animal capable de promettre («das versprechen Darf»). Définition minimale: elle signifie
très peu, sauf si quelque révolution vient inventer à la fois et la promesse et la fidélité à la
promesse. C’est pas ça, la révolution, dites-moi, l’éthique et la politique, la
responsabilité, la décision?
L’humanité? Je cite souvent au risque de radoter, un propos d’Austin qui dit à peu
près ceci: un «mot» ne signifie rien, seules des phrases veulent dire quelque chose. Alors
l’envie me vient de faire un bouquet, pour saluer l’Huma (le journal de demain, celui qui,
lui aussi, malgré son grand âge, et comme «l’humanité», «n’existe pas encore ou existe à
peine»), un bouquet dont on dirait «c’est le bouquet», un bouquet rassemblant quelques
phrases typiques ou insolites qui voudraient encore dire quelque chose autour du mot
«humanité». Comme si, pour donner un gage d’amitié politique (le «mouvement du
coeur»), je me livrais le dimanche matin à un exercice d’étudiant décidé à faire ses
«humanités». Ou comme si je répondais pour une fois à la question légendaire du
journaliste caricatural: «Alors, pour vous, Jacques Derrida, l’humanité, aujourd’hui,
qu’est ce que c’est? L’«humanité», qu’est ce que ça veut dire? » (Réponse commandée en
dix points, qui ne soient pas des commandements, et dix feuillets.)
Réponses, donc:
1. L’Humanité, c’est le titre d’un grand journal français (gardons en réserve, ici, des
tonnes de commentaires dangereux et nourris d’histoire sur cette épithète: assez français?
Trop français? Pourquoi si français? À quel moment de l’histoire de France? Des dates!
De quelle France? Dans quelle Europe? Comment imaginer un journal plus «français»
mais au titre plus universel? etc.). C’est aussi, l’Humanité, le nom propre (quoique le
plus commun au monde) du journal qui a traversé le plus d’épreuves historiques en ce
siècle sans renoncer, justement, à son appellation. Aucun autre journal n’a de véritables
militants, et désintéressés - donc étrangers à toutes formes de mercantilisme, sinon à tout
marché (Jaurès, en tout cas, le promettait aussi: «L’indépendance du journal est entière.
Les capitaux (...) ont été souscrits sans condition (...). Faire vivre un grand journal sans
qu’il soit à la merci d’un grand groupe d’affaires est un problème difficile mais non pas
insoluble.»). À la pire époque stalinienne, date pour moi de la plus grande suspicion, j’ai
commencé à rencontrer, parmi mes amis, ces vendeurs de l’Humanité dimanche, dans la
rue et au porte-à-porte. Ils travaillaient avec un dévouement, avec une forme de
conviction qui démentira toujours les confusions analogistes qui mettent en parallèle
(sous prétexte qu’en effet ils appartiennent à la même configuration et la même
possibilité historique) le communisme, sa corruption totalitaire et les autres totalitarismes
européens. Mon respect ne s’est pas altéré pour ce militantisme-là - dont je me sais
incapable moi-même, hélas! dans ce cas, pour mille raisons et avec une mauvaise
conscience qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici aujourd’hui.
2. L’Humanité, c’est le titre du seul journal français dont tous les hommes et toutes
les femmes de culture de «gauche» acceptent un jour ou l’autre l’hospitalité, quelle que
soit la radicalité irréconciliable de leur désaccord, à tel ou tel moment, avec la ligne
dominante du PCF, dont ils savent pourtant que l’Huma est le journal. Cela signifie au
moins deux choses, qu’il convient de rappeler aujourd’hui, plus que jamais:
2. Autre espace de jeu, autre espace de liberté, tous les partis de gauche non
communistes, et aujourd’hui encore, mènent une politique qui laisse une marge
d’insatisfaction plus ou moins bien articulée (l’impasse des sans-papiers ou de
l’éducation nationale se ferme aujourd’hui sur deux exemples entre tant d’autres, mais ils
sont hautement symboliques) chez tous ceux qui, même s’ils se donnent de bonnes
raisons de ne pas adhérer au Parti communiste, gardent l’envie de marquer ce
mécontentement en écrivant dans l’Huma plutôt qu’ailleurs. Ce journal représente
souvent (avec Libération, mais c’est, en comparaison, un journal tout jeune) la part de
rêve et une marge de gauche pour beaucoup de ceux qui ne croient pas tous les jours aux
alibis «réalistes» ou aux allégations «pragmatistes» de la social-démocratie - française ou
européenne.
Dès lors, placé devant une alternative si mal dite et si mal pensée, je préférerais,
pour ma part, ne pas avoir à choisir («I would prefer not to», dirait l’ami Bartleby). Reste
donc que, si j’étais contraint (c’est au fond le cas, désormais, malheureusement) à voter
dans une situation binaire, et à choisir entre deux possibilités dont aucune ne me satisfait,
je ne pourrais alors calculer que le moindre mal ou le pis-aller : va pour la parité, donc.
Pis-aller purement français, en vérité, pour ne pas dire parisien, et si peu universalisable
(on parle tant et si légèrement d’universalité des deux côtés) que tant d’autres
démocraties européennes ont pu, sans modification constitutionnelle de ce type, atteindre
ou approcher le résultat cherché: par une véritable lutte politique, par la mobilisation
effective, par le suffrage des citoyens et des citoyennes. Le piège du débat constitutionnel
signifie que personne n’a confiance dans ses propres forces politiques. Comme si les
partis de gauche et le président de la République devaient, le dos au mur, s’administrer
une médecine constitutionnelle pour un mal qu’ils continuent d’aimer et dont ils ne
peuvent ou ne veulent pas guérir.
Mais une fois qu’on a voté, comme je le ferais, pour le moindre mal, une fois qu’on
a pris en compte le retard massif de la France (le mâle français), donc l’urgence qu’il y a
à le combattre efficacement, une fois qu’on a constaté l’impuissance proprement
politique des partis à transformer la situation (y compris, donc, celles des partis de
l’actuelle majorité, qui n’auraient pas eu à chercher un étrange ressort constitutionnel
s’ils avaient voulu, par ce «volontarisme» énergique dont on parle et qui eût été, en effet,
et restera indispensable, utiliser les moyens politiques et légaux qui se trouvaient déjà à
leur disposition), eh bien, on garde encore le droit, sans nécessairement soupçonner les
bonnes intentions conscientes de quiconque, de déceler des symptômes symétriques et
également réactifs, des signes de «démobilisation» politique DES DEUX CÔTÉS: chez
ceux ou celles qui attaquent, mais aussi chez ceux et celles qui soutiennent cette chose
pour laquelle on a trouvé un mot grimaçant et équivoque, la «parité», comme si l’égalité
ne suffisait pas. Et d’ailleurs, pourquoi limiter ladite «parité» aux mandats électifs?
Commune méconnaissance, donc, de ce que doit signifier et garantir la «bonne»
abstraction, l’universalisme abstrait, dans la constitution du sujet juridique ou civique.
Dans un cas, en alléguant les principes républicains et la souveraineté indivisible, on croit
devoir ignorer ou subordonner les différences sexuelles. On reproduit et soutient alors la
vieille stratégie phallocentrique dont on connaît pourtant le résultat, et surtout le résultat
français, gros, si je puis dire, comme le nez au milieu de la figure.
Le concept inaliénable peut certes garder encore, ici ou là, une certaine valeur et
quelques bons «effets». Mais même là où, pour l’instant, immense problème, il demeure
lié aux concepts dominants de la démocratie ou de la république, ce lien archaïque n’est
ni naturel, ni essentiel, ni éternel. La «souveraineté» reste un héritage de théologie à
peine sécularisée. Elle est soumise aujourd’hui (comment se le dissimuler et en
méconnaître les plus graves conséquences?) à un séisme mondial où se cherche justement
l’humanité. En tout cas, c’est là, dans ce concept de souveraineté (indivisible ou
paritairement partagée), que la théologie phallogocentrique a depuis toujours fait son nid.
À propos, comment traiter la parité dans les cas les plus décisifs, où la souveraineté
indivisible de l’État est incarnée dans une seule personne, un seul mandat électif, par
excellence mais non seulement à la présidence de la République? Alternance, couple,
mariage, PACS? Et pourquoi les partis seraient-ils les instances ultimes (loi
proportionnelle ou non) dans la détermination des candidatures ou des élu(e)s? Le
concept de souveraineté joue dans ce débat un rôle toujours déterminant. Depuis
longtemps évident du côté de l’immobilisme et du patriarcat phallogocentrique, voilà
qu’il se profile aussi, en face, dans certains discours, dans la forme somnambulante d’un
fantasme de souveraineté maternaliste: la femme déterminée, en son essence, comme
mère - et qui pourrait se choisir telle, toute seule naturellement. Avec ici ou là un petit air
de normalisation hétérosexuelle qui laisse perplexe. Toujours la même symétrie, la même
logique en miroir, le même fantasme. Car, dans l’humanité du moins, la souveraineté n’a
jamais marché qu’au fantasme, qu’il s’agisse de l’État-nation, de son chef, du roi ou du
peuple, de l’homme ou de la femme, du père ou de la mère. Elle n’a jamais eu d’autre
motif ou d’autre mobile, ladite souveraineté, que ce vieux fantasme qui la met en
mouvement. Fantasme tout-puissant, certes, car fantasme de toute-puissance.
«Souveraineté» n’a jamais traduit, si l’on préfère des langues plus précieuses ou plus
savantes, que la violence performative qui institue en droit une fiction ou un simulacre.
Qui voudrait faire croire, et qui, en la souveraineté? En la souveraineté de quoi que ce
soit ou de qui que ce soit, l’État-nation, le Peuple, le Roi, la Reine, le Père ou la Mère?
Par exemple.
Irréversibles progrès qui changent le monde, ils représentent le signe, dirait Kant,
que le progrès de l’humanité est POSSIBLE. On doit donc les réaffirmer, en tirer toutes
les conséquences pratiques (progrès du droit international, tribunaux internationaux,
tâches si difficiles mais si nécessaires, etc.) sans pour autant cesser de méditer sur
l’indétermination relative du concept d’homme qui s’y trouve engagé, et sans cesser de
déconstruire les niaiseries et les dogmatismes qui ont cours à ce sujet. Au contraire, c’est
parce que ces concepts ne sont pas naturels, parce qu’ils marquent des progrès
irréversibles, mais seulement relatifs, qu’il faut en questionner et en aiguiser la rigueur.
9. L’humanité, c’est le thème d’une réflexion critique mais non réactive sur ce qu’on
appelle «mondialisation». Celle-ci ressemble en effet à une humanisation, mais elle
dissimule souvent, sous ce mot et cette rhétorique, les stratagèmes de nouveaux
impérialismes capitalistiques. Les questions: «Qu’est ce que le monde? », «Quelle est
l’histoire philosophique, théologique et politique de ce concept de monde?», «Pourquoi
dit-on “mondialisation” ici et “globalisation” là, etc.?», «Dans quelle langue nomme-t-on
et fait-on cette chose?», «Pourquoi cette mondialisation est-elle aussi le théâtre universel
de l’aveu, de la repentance, etc.?» Ces questions dessinent quelques tâches pour une
déconstruction qui serait plus qu’une critique.
10. L’humanité de l’«humanitaire» appelle des tâches du même ordre. Il est bon,
certes, que la souveraineté des États-nations soit débordée par des initiatives humanitaires
(ONG), mais il faut rester vigilant devant l’instrumentalisation, devant les phénomènes
d’hégémonie qui peuvent encore, sous le pavillon de l’humanitaire, engager des
manoeuvres d’arraisonnement de toute sorte (politiques, gouvernementales,
capitalistiques - internationales ou États-nationales).
11. L’humanité dimanche. Si mon dimanche était sans fin, je traiterais ici, dans le
même «esprit», de la grande question du «travail». «Propriété communes des moyens de
travail», disait encore Jaurès. Entre deux prétendues «fins du travail» pour l’humanité de
demain: 1. Celle, biblique et doloriste, de la Cité de Dieu d’Augustin (la liberté enfin
souveraine, le jour du Seigneur, le repos sabbatique et dominical qui ne connaît plus de
soir, la fin sans fin du travail et de la peine expiatoire). 2. Celle de Jeremy Rifkin qui,
dans son livre sur la Fin du travail, nous rappelle des données peu contestables sur les
effets possibles de la quatrième révolution technologique - mais malheureusement sans
changer de langage. N’oublions pas qu’au Moyen Âge chrétien, déjà, certains réclamaient
la réduction de la durée de travail cependant que d’autres se plaignaient de manquer de
travail.
Je m’arrête, l’interviewer s’impatiente. Après tout, je préférerais procéder autrement,
prendre le temps de mes Humanités, ne pas écrire ni surtout arrêter les choses de cette
façon. Ce qu’il aurait fallu: ni garder le premier mot ni le laisser à l’algèbre ou au
télégramme. Comme Bartleby, donc, «I would prefer not to». Un dernier mot, cependant,
ce n’est pas le mien mais celui du narrateur, un avocat, et ce fut aussi, ce dernier soupir,
le dernier mot du livre, dans Bartleby the Scrivener, de Melville: «Ah, Bartleby ! Ah,
humanity!»
Cf. Spectres de Marx, Cosmopolites de tous les pays encore un effort! (Galilée, 1993,
1997). Qu’on me pardonne ces quelques références économiques (note de l’auteur).
Cf. Jacques Le Goff, «Temps et travail», in Un autre Moyen Âge, Quarto, Gallimard,
1999.