You are on page 1of 13

Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris

LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN


Author(s): André TOSEL
Source: Archives de Philosophie, Vol. 56, No. 4, PHILOSOPHES EN ITALIE (I) (
OCTOBRE-DÉCEMBRE 1993), pp. 561-572
Published by: Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/43037092
Accessed: 07-03-2016 20:24 UTC

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/
info/about/policies/terms.jsp

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content
in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship.
For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de
Philosophie.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Archives de Philosophie 56, 1993, 561-572

LE MARX ACTUAOSTE DE
GENTILE ET SON DESTIN

par André TOSEL


Université de Besançon

1 . La philosophie italienne est la seule philosophie européenne à s'être mesurée


à Marx. La formule sous laquelle s'est longtemps présenté le marxisme italien, celle
de philosophie de la praxis, s'est formée dans le débat fondamental qui a vu s'opposer
l'introducteur du marxisme théorique en Italie, Antonio Labriola (1843-1904), et les
deux (alors) jeunes philosophes qui devaient dominer la scène philosophique ita-
lienne jusqu'à la seconde guerre mondiale, Benedetto Croce (1866-1952) et
Giovanni Gentile (1875-1 944). Ce débat a permis aux deux tenants du néo-idéalisme
italien et de nouer alliance contre le matérialisme historique et de frayer ce qui devait
se révéler comme deux voies différentes de la réforme de l'idéalisme hégélien, deux
manières différentes d'un même projet théorético-politique, faire l'Italie moderne et
réaliser le Risorgimento. Si la critique de Croce est mieux passée en France - le
recueil Materialismo storico ed economia marxistica rassemblant ses interventions est
publié en 1900, et traduit en France dès 1901 -, l'intervention de Gentile a été
ignorée jusqu'à ces dernières années. Or, depuis longtemps, le meilleur de l'historio-
graphie italienne a montré le caractère décisif de l'intervention gentilienne et pour le
destin de Marx en Italie ainsi accrédité comme passage obligé pour la grande
philosophie idéaliste et pour la formation du marxisme italien avec la reprise de la
philosophie de la praxis dans les Cahiers de la prison de Antonio Gramsci
( 1891-1937)1.
Aujourd'hui où semble se clore cette période notable de la pensée italienne, il est
opportun de revenir sur la lecture actualiste de Marx donnée par G. Gentile pour
saisir l'originalité réelle de ce qu'a été le commencement théorique de l'historicisme
absolu et pour en individualiser les difficultés internes. Relisons donc le bref mais

1. Sur ce débat fondateur, voir Giacomo Marramao, Marxismo e revisionismo in Italia.


Dalla « Critica sociale » al dibattito sul leninismo, De Donato, Bari, 197 1 ; Roberto Racinaro,
La crisi del marxismo nella revisione di fine secolo , De Donato, Bari, 1978 ; Cesare Luporini,
« Il marxismo e la cultura italiana del Novecento », in Storia d'Italia, vol. V, t. 2, Einaudi,
Torino, 1973 ; Nicola Badaloni e Carlo Muscetta, Labriola, Croce, Gentile, Laterza, Bari,
1977. L'ouvrage le plus détaillé demeure celui de Carmelo Vigna, Le origini del marxismo
teorico in Italia , Città Nuova, Roma, 1977. Voir aussi les importantes contributions de Mario
Tronti, « Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi », in La città futura. Saggi sulla
figura e il pensiero di Antonio Gramsci (a cura di Alberto Caracciolo e Gianni Scaglia),
Feltrinelli, Milano, 1959, et de Biagio de Giovanni, « Sulle vie di Marx filosofo in Italia » dans
le numéro spécial de la revue II Centauro, Marx e la filosofia italiana, n° 9, Guida Editore,
Napoli, 1983.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
562 A. TOSEL

génial opuscule intitulé La filosofìa di Marx publié en 1899 réunissant deux articles
« Una critica del materialismo storico » déjà présenté dans la revue Studi storici (VI,
1897) et « La filosofia della prassi ». Ces textes sont des éléments du débat initié par
A. Labriola où ils s'inscrivent comme réponses aux contributions de ce dernier à
celles contemporaines de Croce et aussi de Georges Sorel2. Gentile les écrit en même
temps que sa thèse de « laurea » avec laquelle ils forment une unité, Rosmini e
Gioberti , publiée en 1898. La vigueur spéculative et l'extraordinaire cohérence de cet
ensemble sont réellement impressionnantes pour un jeune homme de vingt-deux ans
qui a pris lui-même l'initiative parallèle de peser sur Croce en une correspondance
dont l'enjeu est à la fois de faire barrage aux Essais labrioliens et d'arracher Croce
au matérialisme historique en le convainquant de la justesse du projet d'une philoso-
phie de la praxis radicalement spéculative et historiciste3.

2. Le premier essai entend répondre aux deux premiers textes de Labriola, In


memoria del Manifesto dei comunisti (1895) et Del materialismo storico. Dilucida-
zione preliminare (1896) et aux premières interventions de Croce, « Sulla concezione
materialistica della scienza » et « Le teorie economiche del prof. Loria », respective-
ment de 1896 et 1897. Il entend assurer une thèse simple qui croise accord et
désaccord avec Labriola et Croce : le matérialisme historique est une authentique
philosophie de l'histoire (avec Labriola et contre Croce) mais il est affecté d'une
incurable contradiction (avec Croce et contre Labriola). Alors que Croce met en
valeur dans la reconstruction labriolienne du matérialisme historique l'importance
accordée au facteur économique et aux rapports de force et s'intéresse à la solidité
du lien censé unir théorie positive de l'économie et socialisme pratique, Gentile pose
que le socialisme marxien et avec lui la question sociale n'importent que s'ils engagent
« une intuition radicalement nouvelle de la vie et de l'histoire », et se constituent ainsi
en « nouvelle philosophie » ( FM , p. 16-17). Labriola a raison de parler de « commu-
nisme critique » et de souligner le lien du matérialisme historique à la grande tradition
allemande de la Kritik. Le matérialisme se renouvelle comme histoire, processus
immanent de transformation des conditions matérielles, compréhension de la base de
ce terrain artificiel que constituent les institutions politiques, juridiques et les idéolo-
gies. Mais il ne se comprend pas lui-même en ce qu'il ne saisit pas la fonction de la
« forme » dans le processus historique et la réduit à la « matière » dotée pour sa part
d'une signification relative et historicisée. Le principe matérialiste selon lequel « ce

2. Nous nous référons à La filosofia di Marx (a cura di Vito A. Belleza), Sansoni, Firenze,
1974 (incluant des extraits de la correspondance Gentile et Croce). Nous citerons FM. En
attendant l'édition complète des œuvres, on dispose d'un fort volume, Giovanni Gentile, Opere
filosofiche (a cura di Eugenio Garin), Garzanti, 1991. L'introduction pénétrante de E. Garin
peut être complétée par, du même Eugenio Garin, Intelletuali italiani del XXe secolo, Editori
Riuniti, Roma, 1974. Le lecteur français peut se reporter au volume collectif édité par Georges
Labica et Jacques Texier, Labriola d'un siècle à l'autre, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988 (en
particulier voir la contribution de D. Texier, « Croce, Gentile et le matérialisme historique »).
Il trouvera un panorama précis dans Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx,
1883-1983, Presses Universitaires de Lyon, 1985. Je me permets enfin de renvoyer à André
Tosel, Marx en italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine , Trans-Europ-
Repress, Mauvezin, 1991.
3. Sur la philosophie de Gentile voir Antimo Negri, üiovanni uentile. l. c ostruzione e senso
dell'attualismo , II. Sviluppi e incidenze dell'attualismo. Nuova Italia, Firenze, 1974 (deux
volumes) ; Augusto Del Noce, Giovanni Gentile , Il Mulino, Bologna, 1990 (étude décisive
dont l'essentiel a fait l'objet d'une première publication avant 1970) ; Salvatore Natoli,
Giovanni Gentile filosofo europeo, Bollati Boringhieri, Torino, 1989.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 563

n'est pas la conscience de l'homme qui détermine son être, mais inversement son être
social qui détermine sa conscience » compromet la découverte que le monde humain
est le processus de ses formes de manifestation. La forme comme telle ne peut être
produite par la matière du substrat économique, elle renvoie à l'autoposition d'une
subjectivité transcendantale. La théorie de l'histoire ne peut comme telle se réduire
à l'idéologie : l'objectivité des « conditions réelles économiques de la société », la
naturalisation de l'histoire ne sauraient être séparées de leur principe, la subjectivité
constituante découverte par l'idéalisme. « Il est certain que dans les choses, dans
l'histoire comprise comme extériorité indépendante de nous, il n'y a ni signification,
ni loi ; toujours c'est à nous-mêmes qu'il revient de voir une histoire dotée de
signification, et de penser la loi de son mouvement ; c'est toujours nous qui forgeons
l'histoire et la loi qui la gouverne » (FM, p. 38).
Là est la contradiction de la nouvelle philosophie de l'histoire, d'affirmer le procès
historique comme unité d'une matière et d'une forme et de dénier la forme dans la
matière entendue comme principe extérieur séparé de sa source, la forme formante
de la subjectivité. L'objectivité du savoir se résout dans « la subjectivité ou humanité
de la science » ( FM , p. 39). Le savoir dont est susceptible l'histoire ne peut se réduire
comme le veut Croce à une « simple méthodologie utile à l'historien », il est
détermination des faits par et dans la forme théorique et celle-ci est le procès de
l'immanent en tant qu'il contient en lui sa négation à venir, et se constitue comme
unité de sa présence et de son devenir dans la succession (FM, p. 43 )4. L'erreur de
Marx qui fait de son matérialisme historique « une des plus malheureuses déviations
de la pensée hégélienne » est d'avoir situé dans une matière extérieure à l'idée ce qui
ne peut être compris que comme idée.
La matière - le substrat économique - ne peut être qu'un terme relatif mais Marx
lui fait jouer indûment le rôle de l'absolu, ou plutôt prétend éliminer l'absolu, alors
qu'en réalité il fait de ce relatif le nouvel absolu, en exaltant ses propriétés de contenu
et d'instance déterminante. Ce faisant, il ne se rend pas compte de la contradiction
où il se prend : le relatif est appelé à jouer le rôle de l'Idée hégélienne au moment
même où est niée bruyamment la fonction de l'absolu. « Mais la difficulté commence,
quand une fois accomplie la substitution, le relatif est contraint de tenir le rôle de
l'absolu, comme les matérialistes historiques ont le bon sens de le prétendre. L'absolu
est immanent, mais cet absolu est déclaré imaginaire ; le relatif est affirmé comme
réel ; il suit que le relatif est immanent. L'absolu se développe dialectiquement. Par
conséquent, et pour la même raison, le relatif se développe dialectiquement. Si le
procès de l'absolu se déterminait a priori en tant que procès dialectique de l'imma-
nent, le relatif devrait être aussi déterminable a priori en tant qu'objet de la
philosophie de l'histoire » (FM, p. 56-57).
Croce s'est borné à constater l'interpolation du relatif et de l'absolu tout en
récusant l'idée même de philosophie spéculative de l'histoire. Gentile entend restau -

4. Voilà pourquoi la seule prévision en histoire ne peut être que morphologique, comme le
voit Labriola sans bien mesurer la portée de cette thèse. Il ne s'agit pas d'anticiper ce qui relève
de l'expérience, mais de saisir que tout présent est en sa forme et son immanence négation de
cette présence en une autre forme. « L'immanent transcende les relations de temps, et ce qu'on
affirme de lui on peut dire qu'on le prévoit ; la prévision présuppose cette succession qui en tant
que telle est la négation de l'immanent. On a donc, ou l'on devrait avoir ici, un immanent qui
est un devenir perpétuel, l'unité de la succession et de l'immanent lequel est toujours identique
à soi dans tous les moments du temps, et se constate en chacun d'eux, mais spéculativement,
non expérimentalement » ( FM, p. 43). Gramsci interprétera que l'on ne prévoit que pour autant
que l'on agit, on ne prévoit que l'urgence de la lutte.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
564 A. TOSEL

rer après Marx le concept de science philosophique comme savoir spéculatif de


l'universel qui s'historicise.

3. Le second essai, La filosofia della prassi , dédié à Croce, est décisif en ce qu'il
capte la formule-programme forgée entre temps par Labriola dans son troisième essai,
Discorrendo di socialismo e filosofia (1898), pour en faire l'emblème d'un programme
alternatif. Simultanément se poursuit la discussion avec Croce, et particulièrement
avec l'essai Per una interpretazione e la critica di alcuni concetti del marxismo de
1897. Gentile ignore délibérément les importantes contributions du même Croce
relatives à la critique de l'économie politique, à la théorie de la valeur et de la baisse
tendancielle du taux de profit. Mais il fait un grand effort pour assimiler des textes
alors inédits de Marx comme les célèbres Thèses sur Feuerbach publiées en 1887 par
Engels en appendice à son L Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande. Le ressort de son argumentation repose sur ces thèses qu'il traduit en
italien en donnant ainsi la première version non allemande5.
La filosofia di Marx frappe par l'enthousiasme et la générosité avec lesquelles
Gentile reconstruit la pensée de Marx la dissociant de celle de Engels et de Labriola
et réservant sa critique au dernier chapitre (le ix). Trois moments structurent ce qui
se veut une démonstration rigoureuse et philologiquement armée : a) le matérialisme
historique implique une vraie métaphysique, la philosophie de la praxis dont le cœur
est idéaliste ; b) il faut reconstruire la philosophie de la praxis autour du cercle
sujet-objet et du procès de l 'auto-éducation ; c) loin de dépasser Hegel et son disciple
italien Spaventa, le matérialisme historique est affecté d'une contradiction interne
indépassable que seule peut lever une philosophie de la praxis authentiquement et
radicalement idéaliste.
Marx représente donc un tournant épocal en philosophie en ce qu'il a introduit
dans le matérialisme bio-physique de Feuerbach le concept de praxis, concept
radicalement bouleversant pour le matérialisme, mais intrinsèquement idéaliste. Ce
concept, ou plutôt cette catégorie fondatrice, renvoie au savoir qui est la véritable
« activité productive », la construction continue et progressive d'un savoir-faire
originaire, chère à Vico (FA/, p. 72). Or, Marx n'a pas saisi que la réconciliation de
Hegel et de Feuerbach est impossible en ce qu'elle aboutit à maintenir le primat de
l'intuition sensible et de l'objet de contemplation alors que la modernité philosophi-
que exige sa critique totale. Le réalisme est en fait l'obstacle essentiel dans ses versions
matérialistes ou même dans certaines formes d'idéalisme incomplètes comme celle de
Kant qui maintiennent une extériorité (le divers de l'intuition sensible). La praxis, au
contraire entendue comme « poièsis », production, est la réalité même en tant qu'elle
se conçoit comme coïncidence du penser et du faire. Nul objet ne peut faire figure
de donné premier et conditionnant, l'objet ne peut être que posé comme pensé par
un penser qui se pense et qui produit pour autant qu'il (se) pense. Marx a contaminé
l'idée de ce penser comme auto-conception et auto-production empruntée à Hegel
par une détermination de la connaissance comme reflet passif ( FM , p. 76). Or, la
praxis présuppose la radicale appartenance réciproque du sujet et de l'objet. « Sujet
et objet sont deux termes corrélatifs qui s'entraînent l'un l'autre ». « Leur réalité
effective se constitue au sein de leur rapport dans l'organisme où ils trouvent leur
accomplissement nécessaire, et hors duquel ils ne sont qu'abstractions » ( FM , p. 76).

5. Sur les thèses sur Feuerbach et les problèmes de traduction voir Georges Labica, Karl
Marx . Les Thèses sur Feuerbach , PUF, Paris, 1987.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 565

Comment concevoir en effet un objet sans sujet et un sujet sans objet ? Toute
philosophie qui d'une manière ou d'une autre pose une chose en soi fait de l'objet
une pensée impensable. Marx a su dépasser ce niveau en accédant à la relation
originaire où l'objet est toujours objet du sujet et le sujet le sujet de l'objet. Désormais,
le sujet est l'activité pratique (FM, p. 85). Le sujet, en effet, est dans cette relation
originaire réciproque le moment actif et il l'est en tant qu'activité du penser. Si la
relation est originaire, elle ne se comprend que du point de vue du sujet connaissant-
causant, c'est-à-dire concevant (à tous les sens du terme), non de celui de l'objet qui
est le connu-causé. L'objet ne peut donc être que produit, non donné, et il en suit
que ontologiquement il ne peut qu'être conçu par le sujet et après lui. La praxis
marxienne vit de la connexion du sujet et de l'objet, elle rend la pensée à la réalité
et la réalité à la pensée. Le réalisme de Marx est un réalisme spéculatif dont il importe
de mesurer la bouleversante force avant d'en préciser les limites.

4. Il faut donc reconstruire la praxis comme procès d 'autoconstitution du sujet-


objet - et c'est le propos des chapitres iv et v. Tout se joue dans la compréhension
du concept de la praxis, puisque son procès dialectique dérive de sa nature même.
La praxis est activité créatrice par laquelle verum et factum convertuntur. Elle est,
développement nécessaire, parce qu'elle procède de la nature de l'activité et se centre
sur l'objet comme corrélat et produit de l'activité. Mais cet objet qui est « fait » par
la vertu du sujet n'est qu'une duplication de ce dernier, sa projection de soi, Selbstent-
fremdung. La critique de cette duplication, sa reconnaissance, est la conscience du
dédoublement ainsi produit du sujet, donc une synthèse, et en conséquence, un
accroissement du sujet. « Il n'est pas possible, réfléchit Marx, que l'éducateur ne soit
pas éduqué. Dès lors voici que par sa nature la praxis se renverse. Elle œuvre : elle
se fixe dans un objet ; elle entre en une contradiction qui de soi-même se résout dans
une synthèse ; éducateur, éduqué, éduqué-éducateur. Tel est le développement
nécessaire de la praxis » (FM, p. 87). Gentile rencontre ici les Thèses sur Feuerbach ,
notamment la troisième qu'il traduit ainsi : « La coïncidence de la variation du milieu
et de l'activité humaine ne peut être conçue et comprise rationnellement que comme
praxis renversée (prassi rovesciata) (FM, p. 67). L'interprétation gentilienne est déjà
engagée dans ce qui pourrait apparaître comme une erreur de traduction : pourquoi
en effet traduire l'allemand umwälzende Praxis, littéralement praxis renversante ou
révolutionnante, par praxis renversée ? Il ne s'agit pas d'affaiblir le dynamisme
révolutionnaire de la praxis, il s'agit plutôt d'expliciter la structure formelle de la
praxis en un sens transcendantal.
La praxis renversée est l'objet produit par le sujet et ce dernier ne peut être que
la subjectivité productrice. L'objet, ce sont les conditions économiques, objet produit
par le dédoublement du sujet. L'aliénation de la subjectivité en objectivité - le milieu
humain - la conduit à son tour à transformer cette objectivité en sujet et à retourner
à soi à partir de soi comme son autre. Une fois encore, dans la relation le primat
revient à la subjectivité, l'objet tombant en quelque sorte toujours en elle, praxis
renversée, comme moment non vrai. La praxis subjectivité originaire est ainsi à la fois
source, horizon ontologico-historique de toutes choses, et principe totalisant. Le
forçage de la lettre du texte marxien débouche sur une interprétation spéculative de
la révolution.
La détermination de la praxis comme cercle de l'auto-éducation est l'effet et le
signe le plus notable de cette interprétation. Solidaire d'une découverte du concret,
destructrice de toute scolastique, la praxis marxienne, selon Gentile, explique la
société comme un organisme dont le rythme est celui du renversement permanent,
du cercle infini de l'éducateur qui s'éduque. Du même coup, l'individualisme thèori-

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
566 A. TOSEL

que du matérialisme des Lumières, et plus généralement du droit naturel contractua-


liste, est invalidé. Il est impossible de partir de l'individu comme atome social, car
l'on part toujours de la praxis sujet, et sujet collectif qui est un nous. Marx est un
humaniste absolu en ce qu'il remplace la conception qui fait de l'homme un instru-
ment de l'action d'un destin supposé le transcender par celle qui le reconnaît comme
le responsable de sa vie, producteur et acteur de la liberté qui s'auto-produit et qui
est le divin même. La praxis-penser, l'esprit-action se définit comme pouvoir de tirer
l'être du néant et de réduire au néant ce qui est déjà produit et pensé. La praxis est
bien l'analogue du Dieu créateur, elle est le divin. Elle obéit à la loi dialectique du
double renversement. Se renversant d'abord comme monde - objet, praxis renver-
sée -, elle nie ce monde devenu en le saisissant comme passé-dépassé, comme sujet
déjà nié en objet, elle ne se plie pas devant cet objet pas plus qu'elle n'en fait un objet
de contemplation et de vénération. La praxis nie une seconde fois ce monde-objet qui
réalise et nie la subjectivité productrice, elle le re-nie dans une réaffirmation de son
energeia. Constituant de tout monde la praxis fait de chaque forme-moment du
monde le procès de son évanouissement dans le foyer de son énergie poiétique, le
concevoir de l'esprit-faire, la « mentalità6 ». Inversion de l'inversion, révolution
permanente.
Cette reconstruction de la philosophie de la praxis de Marx aboutit ainsi à un
résultat paradoxal sur lequel Augusto Del Noce a insisté avec raison. Interprété non
pas comme matérialiste de la nécessité mais comme réaliste spéculatif de la liberté,
Marx contraint l'idéalisme à se saisir de son vrai concept, celui du penser-action, à
se purifier de toute concession faite à l'intuition et à la passivité. Marx devient le
passage obligé pour réaccéder à Hegel, à un Hegel rendu à lui-même par l'immersion
dans le praxisme marxien qui est ainsi épocal. Sérieux infini de Marx donc que d'avoir
affirmé la seule réalité de l'individu social ; d'avoir intrinsèquement finalisé la praxis
à sa propre reproduction élargie qui est la reproduction de l'esprit unité du produire
et du concevoir ; d'avoir fait de l'homme exposant de la praxis le vrai principe de
l'histoire et d'avoir conjuré tout déterminisme fataliste (ce sont bien les hommes
sociaux, non les hommes abstraits qui font leur histoire) ; d'avoir conçu une
philosophie de l'histoire supérieure au plat optimisme des contractualismes incapable,
de penser l'immanence, c'est-à-dire le tragique d'un processus sans fin, toujours à
déterminer7, toujours en révolution.

5. Le ton change brutalement après cette fervente reconstruction de la philosophie


de la praxis. Gentile reprend la critique en établissant une nette différence entre d'une

6. Citons un texte particulièrement dense. « L'activité de la praxis, l'unique activité originaire


est - étant donné la nature du rapport sujet-objet - l'énergie productrice de l'objet, et elle a
des moments de développement parfaitement parallèles à ce dernier. Or, si cette praxis est à
la fois connaître et faire, ses objets sont théoriques et pratiques, ce sont des connaissances et
des faits. Mais avec la croissance, la progression, la modification de l'objet, croît, progresse, se
modifie parallèlement le sujet. L'effet réagit sur la cause, et le rapport se renverse, l'effet se
faisant cause de sa cause, laquelle devient effet tout en demeurant cause ; en somme se produit
une synthèse cause-effet. La praxis qui avait comme principe le sujet et pour terme l'objet, se
renverse, retournant de l'objet (maintenant principe) au sujet (terme) » ( FM , p. 85). Gentile
hyperbolise le rationalisme marxien de la production et récuse les éléments d'un rationalisme
de la finitude présents chez Marx (le matérialisme comme référence à une altérité inéliminable,
au statut de la modalité comme causée par et dans un autre).
7. Voir Augusto Del Noce, Giovanni Gentile. Per una interpretazione filosofica della storia
contemporanea , Il Mulino, Bologna, 1990, p. 53-82. Voir aussi Augusto Del Noce, Il suicidio
della rivoluzione , Rusconi, Milano, 1978 (en particulier le chapitre II, « Gentile e Gramsci » et
le IV, « Gramsci o il suicidio della rivoluzione »).

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 567

part Croce, Labriola lui-même, et Marx de l'autre. Croce a eu raison de critiquer


Marx, mais sa critique manque de pertinence. Réduisant l'apport de Marx à la
découverte de la dimension économique de la réalité, il ôte à Marx sa stature
philosophique, celle d'un logicien du concret immanent dépassant enfin les abstrac-
tions de la science positive d'entendement pour laquelle Croce montre en fait trop
de tendresse. Si Gentile, allié de Croce pour une relance de l'idéalisme, n'insiste pas
davantage, on a là sans doute la première manifestation du désaccord théorique futur
(FM, p. 95-103).
De son côté, Labriola a bien saisi l'importance de la philosophie de la praxis, mais
trop influencé par Engels et VAnti-Dühring, il a exacerbé la mauvaise compréhension
matérialiste de soi propre à Marx. Il crédite en effet l'auteur du Capital d'une critique
matérialiste de Hegel. Si ce dernier fait de la dialectique « l 'automouvement rythmique
d'une pensée érigée en son en soi », Marx l'aurait définie comme « l'automouvement
des choses mêmes dont la pensée en définitive est le produit » (FA/, p. 126). Or,
Labriola a mal compris la réflexion spéculative que Marx a traduit en praxis. Quand
Labriola définit la philosophie de la praxis comme « philosophie immanente aux
choses sur lesquelles elle philosophe », il énonce son allégeance à une métaphysique
de l'entendement abstrait. Gentile remarque : « La philosophie, si elle philosophe sur
les choses, ne peut être effectivement dans les choses » ( FM , p. 126). Labriola n'a
pas compris la thèse hégélienne de l'identité du rationnel et du réel. « Si les choses
sont rationnelles, il est clair qu'une philosophie leur est intérieurement immanente,
et donc qu'elles contiennent en elles les fondements de leur philosophie » ( FM ,
p. 127). Labriola suit Engels dans sa conception contradictoire d'une dialectique de
la pensée à la fois intérieure et extérieure aux choses, aboutissant ainsi à opposer l'en
soi des choses à leur détermination phénoménale dans le savoir infiniment approché
des sciences positives. Marx quant à lui n'a jamais eu la moindre faiblesse pour une
conception agnostique ou subrepticement néo-kantienne de la science. « Il se référait
à une réalité essentielle, à une réalité dépassant les phénomènes ; les choses dont il
affirmait avoir découvert la dialectique n'étaient pas le simple ensemble de toutes les
choses nécessaires et accidentelles que l'histoire rassemble devant nous comme une
masse infinie, elles étaient les choses mêmes dans leur substance intime et, disons-le,
métaphysique, déterminée sur le mode matérialiste comme vie économique » ( FM ,
p. 130).
L'équivoque de l'interprétation labriolienne apparaît dans son incapacité à dépas-
ser les incertitudes de Engels définissant la dialectique dans son double rapport aux
sciences et à la philosophie. Engels oscille entre une représentation de la dialectique
comme science spéculative autonome réfléchissant l'automouvement des choses et
une conception résiduelle qui en fait un savoir dépourvu de contenu propre,
conscience méthodologique des sciences positives de la nature et de la société. La
dialectique devrait éviter de se constituer en hyper-philosophie dominant de haut tous
les savoirs et elle aurait à formuler la tendance critico-formelle au monisme matéria-
liste propre à tous les savoirs. Pour Gentile ce refus de constituer la dialectique en
logique spéculative concrète est le retour honteux d'une instance criticiste, voire
sceptique. Là est le prix à payer pour avoir remplacé la réflexion spéculative par la
réflexion de l'entendement abstrait. L'idée labriolienne d'une philosophie scientifique
dépassant la différence entre sciences particulières et philosophie et immanente au
matérialisme historique est intenable en ce qu'elle réfléchit en extériorité son rapport
à la science et à l'histoire. Il faut restaurer la dialectique comme « science des choses
considérées dans leur rationalité intrinsèque ».
La philosophie est la vérité des sciences particulières et des produits de l'entende-
ment abstrait en général. Elle est logique qui au lieu de penser la contradiction entre

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
568 A. TOSEL

sciences particulières comme différence de l'identité et de la différence la pense


comme identité de la différence et de l'identité. Logique philosophique, c'est-à-dire
doctrine des catégories comme fonctions du penser et comme fonctions du contenu
sensible qu'elles servent à former (FM, p. 151). Labriola a aggravé le défaut de la
philosophie marxienne de la praxis, d'être un idéalisme empirique, en empirisme
spéculatif.
Il faut bien en revenir à Marx lui-même. La contradiction de l'entreprise marxienne
est d'avoir traduit en termes matérialistes-sensualistes l'idéalisme hégélien et spaven-
tien, d'avoir injecté la praxis (idéaliste) dans la matière (Feuerbach). Le résultat de
cette application se condense dans la définition de la praxis comme « activité sensible
humaine » (thèse 1 sur Feuerbach). Marx forge un matérialisme qui ne peut renoncer
à l'équation du réel et du sensible (primat de l'intuition et du donné), mais qui se veut
dynamique, historique. Contradiction incurable, car le matérialisme historique « est
contraint à nier dans sa construction spéculative son propre fondement (il n'existe
aucune autre réalité hors de la réalité sensible) et donc à réfuter les caractères
essentiels de toute intuition matérialiste (...) C'est un matérialisme qui pour être
historique n'est plus historique » (FM, p. 160-161). La praxis exclut que l'on puisse
définir l'homme comme être naturel, pur sujet de besoins sensibles, elle exige que l'on
pense radicalement l'homme comme procès d'auto-production et d'auto-conception.
Il faut donc renverser la fameuse onzième et dernière thèse sur Feuerbach qui
prétendait critiquer la philosophie spéculative au nom de l'exigence de la transforma-
tion du monde. Les philosophes ne transforment le monde que s'ils le pensent. « Les
philosophes n'ont pas d'autre moyen à leur disposition pour changer le monde que
la philosophie » (FM, p. 163). La philosophie de la praxis ne peut se constituer
comme matérialisme historique en raison de la dualité incomposable de ses deux
principes, la matière-contenu et la praxis-forme. La synthèse de la matière et de la
forme dans la réalité supposée concrète de la matière en devenir éclate d'elle-même.
Même historicisée la matière implique « l'inertie de ce qui demeure égal à soi-même ».
La forme immanente ne peut être que celle de l'esprit, unité éternelle du penser et
du faire.
Si Marx fait époque, la philosophie de la praxis devient un programme post-
marxien tout aussi épocal. Dépasser la vérification matérialiste de l'idéalisme qui à sa
manière en finit avec l'opposition de la pensée et du monde conduit non pas tant à
retourner à l'idéalisme qu'à le réformer à partir de son essence radicale. Gentile
aboutit de fait au dilemme qui ouvre sa pensée positive : ou bien la philosophie
réforme l'idéalisme dans le sens d'une immanence totale, celui de la philosophie de
la praxis commencée par Hegel, Spaventa, revigorée et déviée par Marx, détournée
davantage par Labriola, ou bien elle s'enferme avec Labriola dans le cercle vicieux
de la contradiction du réalisme. Et en ce cas il faudra subir les conséquences du
matérialisme : réduction croissante de la praxis à une anthropologie économiste des
besoins et retour du nominalisme individualiste et du droit naturel, liquidation de la
socialité essentielle de l'homme. Ce dilemme concerne aussi bien les idéalistes que
les matérialistes marxistes, car ces derniers finiront par détruire la praxis marxienne
en retournant aux abstractions jusnaturalistes et perdront le sens de la socialité
comme auto-éducation.

6. Le Marx de Gentile a conditionné toute l'interprétation de cet auteur en Italie,


de Mondolfo à Gramsci et au-delà. D'abord et avant tout Gentile a légitimé l'appar-
tenance de Marx à la grande philosophie, même si la critique tend à le dépasser en
une forme jugée supérieure. La philosophie italienne n'aura pas à l'égard de Marx un
rapport de méconnaissance (cas de la philosophie française du siècle) ou d'extériorité

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LE MARX ÁCTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 569

(cas paradoxal de la philosophie allemande, non pas de la sociologie avec Weber et


Simmel entre autres). D'autre part, et cela dès la recherche de R. Mondolfo, le
marxisme italique sera immunisé contre les tentations du matérialisme dialectique,
qu'il soit entendu à la soviétique ou à la française. A. Gramsci, le fondateur véritable
du marxisme italien, a présenté son projet comme « réforme intellectuelle et morale »
et du matérialisme historico-dialectique de Boukharine et de l'idéalisme aussi bien
hégélien que crocien et gentilien. Cette réforme se veut elle aussi philosophie de la
praxis, c'est-à-dire reprise du projet de Labriola par réappropriation critique de la
traduction de Gentile et de certaines instances de Croce, traduction d'une traduction
qui était déjà elle-même une traduction (celle de Marx traduisant en activité sensible
critique l 'auto-production du penser-faire hégélien)8.
Les importantes études de A. Del Noce ont posé dans toute son épaisseur la
question du rapport Gramsci-Gentile et celle de l'identité philosophique du marxisme
gramscien. Rappelons les éléments du dossier.
a) L'influence de Gentile sur le jeune Gramsci, celui des années 1913-1920, ne
fait aucun doute et est avouée par Gramsci lui-même. Le Marx qui intéresse le jeune
socialiste d'extrême-gauche et le fondateur de V Ordine Nuovo n'est pas celui des
socialistes réformistes, le théoricien des lois nécessaires de l'économie que l'on
complète par un supplément d'éthique kantienne. C'est le philosophe de la vie et de
la révolte contre le donné, celui que réalisent les bolcheviks en « faisant » la révolution
contre Le Capital lui-même. Marx est compris à partir de la réinterprétation de
l'idéalisme italien en général et de Gentile en particulier.
b) Gramsci est acquis à l'idée que le matérialisme correspond à une phase
dépassée de la philosophie et que toute objectivité théorique et pratique est le produit
d'une subjectivité constituante9. De ce point de vue, les Cahiers de la prison
conservent la structure porteuse du praxisme transcendantal avec sa critique du
fatalisme, son refus de toute prévision déterminée, sa valorisation de l'initiative et de
la volonté collective.
c) Et pourtant Gramsci dans les Cahiers mène une très violente polémique contre
Gentile en qui il voit le théoricien du fascisme et de sa « statolatrie », incapable de
penser concrètement l'action historique comme unité de l'économique et de
l'éthico-politique10.
d) Gramsci nourrit son projet d'une reconquête du projet labriolien de la praxis
par une réappropriation critique de Croce, mais c'est à Gentile qu'il faut reprendre
le projet, Croce n'ayant jamais formulé ou soutenu le programme de la philosophie
de la praxis. Situation paradoxale s'il en est, car Gramsci a bien formulé simultané-
ment l'idée d'un Anti-Croce qui soit un Anti-Gentile ; mais il a donné la priorité à
l'Anti-Croce et ravalé l 'Anti-Gentile à une fonction subordonnée. En effet, la théorie
de l'hégémonie, axe de la philosophie gramscienne de la praxis, implique l'utilisation
de la conception crocienne de l'élément éthico-politique pour reformuler le vieux
paradigme des rapports structure-superstructure en termes de passage (catharsis) de

8. Comme exemple de référence à l'actualisme voir Antonio Gramsci, « La révolution


contre le 44 Capital " », article de Y Avanti du 24 novembre 1917 ; Gramsci, Textes, Éditions
Sociales, Paris, 1983, p. 44. Ou l'article « Il socialismo e la filosofia attuale », Il Grido del
popolo, du 9 février 1918 in A. Gramsci, La Città futura, 1917-1918 (a cura di Sergio
Caprioglio), Einaudi, Torino, p. 650.
9. Antonio Gramsci, Quaderni del carcere , A cura di Valentino Gerratana, Einaudi, Torino,
1974, p. 1051-52 (sur le renversement de la praxis).
10. Idem, p. 691 et 1306 (Gentile théoricien de l'Etat force et du moment économico-
corporatif de l hégémonie).

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
570 A. TOSEL

l'élément économico-corporatif à l'élément éthico-politique (théorie du bloc histori-


que). En cette perspective, l'Anti-Gentile est secondaire et se définit comme réappro-
priation des instances de la société civile suffoquées par l'État fasciste. L'Anti-Croce
a pour fonction de préciser le programme révolutionnaire en le confrontant aux
perspectives de la reprise libérale-sociale organisée par Croce11.
e) Gramsci a effectivement réalisé dans les Cahiers l'essentiel de l'Anti-Croce.
Mais il n'a réalisé qu'imparfaitement l'Anti-Gentile. Il s'est tenu sur le plan exclusif
du programme politique. Jamais, il n'affronte Gentile philosophe lequel a déterminé
sa philosophie de la praxis en actualisme.
0 II y a plus grave, Gramsci utilise parfois à front renversé Gentile contre Croce
lorsqu'il attaque la dialectique crocienne des distincts au nom de la dialectique des
opposés soutenue par Gentile12. Tout semble alors se passer comme si la métaphysi-
que influente de l'actualisme était conservée comme cadre théorique et ne pouvait être
critiquée parce qu'elle serait intériorisée, redoublée, au mieux transposée. Il ne
faudrait pas être dupe de la véhémence de Gramsci contre Gentile, elle relèverait des
urgences politiques. En profondeur Gramsci dans les Cahiers de prison sous-estime
la portée philosophique de Gentile et en reste captif. L'Anti-Gentile se révèle
impossible parce que malgré ses intentions Gramsci serait demeuré gentilien et que
la philosophie de la praxis serait incapable de retrouver Marx par-delà Gentile.
7. On ne saurait nier la force de l'interprétation de Del Noce ni la qualité de son
argumentation. La théorie gramscienne du bloc historique détermine la structure
comme un donné régi par la nécessité, « une force extérieure qui écrase l'homme,
l'assimile à elle, et le rend passif ». La constitution d'un nouveau bloc historique est
« le passage » à la « liberté », à la primauté de l'élément « éthico-politique » qui fait
de la structure-donné « un instrument » ; elle est « élaboration supérieure de la
structure en superstructure dans la conscience des hommes. Cela signifie aussi le
passage de « l'objectif » au « subjectif », de la « nécessité » à la « liberté »'3. Comme
Gentile, Gramsci pense l'unité du sujet et de l'objet, du contenu (l'économico-
corporatif) et de la forme (la volonté collective devenue État). La praxis est bien
« l'activité actuelle de création d'une nouvelle histoire ». Le problème de Gramsci est
en quelque sorte inverse de celui de Gentile il est de partir de l'idéalisme actualiste
pour rejoindre le matérialisme de Marx. Si seule l'activité révolutionnaire est
auto-conception dans la pure immanence, Gramsci - qui se veut marxiste - doit
retrouver la finitude matérialiste. Et ce à un double point de vue : d'une part, il faut
donner un statut à la différence entre idéologie et vérité au sein de l'historicisme et
relancer la critique de l'idéalisme comme forme imaginaire et superstructurelle ;
d'autre part, il faut enraciner cette différence et cette critique dans l'objectivité des
forces productives.
Gramsci semble d'abord s'engager en cette direction. Dans son analyse des
rapports de force il pose l'existence d'un niveau de base, celui d'« un rapport de forces
sociales étroitement lié à la structure, objectif, indépendant, de la volonté des

11. Idem , p. 1234: «Mais la philosophie de Croce ne peut cependant être examinée
indépendamment de celle de Gentile. Un Anti-Croce doit être aussi un Anti-Gentile ; l'actua-
lisme gentilien donnera les effets de clair-obscur qui sont nécessaires dans le tableau pour un
plus grand relief ».
12. Idem , p. 1316. « Il y a une exigence réelle à distinguer les opposés des distincts, mais
il y a aussi une contradiction dans les termes parce qu'il n'y a de dialectique qu'entre les
opposés. Voir les objections non purement verbales adressées par les gentiliens à cette théorie
crocienne et remonter à Hegel. »
13. Idem, p. 1244.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 571

hommes, qui peut être mesuré avec les systèmes des sciences exactes ou physi-
ques (...). Ce rapport est ce qu'il est, c'est une réalité rebelle » et il conditionne les
possibilités de toute action politique « où se pose le problème de l'État » et de la
réalisation des conceptions du monde14. Mais, à une analyse plus attentive, il se révèle
que cette nécessité n'a rien de physique, elle est elle-même la sédimentation de
l'action de « forces décisives et permanentes » en un mécanisme quasi « automati-
que », naturalisé par l'économie politique, historicisé au contraire par la critique de
l'économie politique. L'ensemble de ces rapports de force peut être étudié comme
« vie, mais aussi comme mort, et trouve dans sa constitution intime les éléments qui
en produiront la dissolution et le dépassement inévitables ». La nécessité économique
ne renvoie pas à « une loi métaphysique de " déterminisme ", ni à une loi " générale "
de causalité ». Elle est l'objectivation d'un mouvement de volontés historiques
relativement permanentes qui sont devenues des « régularités » et qui ont perdu le lien
au moment où elles ont choisi et interprété le réel en le construisant, mais qui
retrouvent ce lien face à l'émergence d'autres volontés antagoniques. Pour ces
dernières les premières constituent des « prémisses » à transformer dans une nouvelle
action, matière et obstacle à « la réalisation de l'élan de volonté collective15 ». Nous
retrouvons la structure formelle du cycle praxis renversée-praxis qui se renverse. C'est
toujours un sujet qui décide de la vérité en la mettant en œuvre. Les masses
subalternes candidates à l'hégémonie sont donc confrontées à la tâche de se constituer
en sujet à partir du donné des forces accumulées dans l'automatisme du « marché
déterminé », c'est-à-dire du produit nié de choix initiaux. Comme le remarque avec
profondeur Salvatore Natoli : « Est-ce l'interprétation du paradigme qui décide de sa
vérité ou vice-versa est-ce la vérité du paradigme qui permet l'interprétabilité16 ? ».
Prégnance de l'actualisme donc que radicalise la thématique de la « conception du
monde ». Si la philosophie de la praxis est pièce de la réforme intellectuelle et morale,
si son élaboration théorique permet son assimilation par les masses, si devenue
conception du monde elle cimente la formation d'une volonté collective nationale-
populaire, il suit que la philosophie se doit de se faire politique pour se vérifier (au
sens de se faire vraie). L'hégémonie est question de pensée, de culture, de philosophie
comme le veut Gentile. La révolution se détermine comme réforme. Là où Gentile
table sur la réforme immanentiste de l'idéalisme hégélien, la réforme gramscienne vise
à la constitution d'un organisme technico-civil intériorisé dans la subjectivité de
masses comme nouvelles Lumières. Elle est religion laïque (industrialisation fordiste
et État-parti en sont le contenu) unissant élites et peuple, réalisant ce que ni l'État
libéral (Croce) ni l'État fasciste (Gentile) n'ont pu réaliser.
8. Gramsci a perçu toutefois en certains moments l'urgence d'une explication
philosophique avec l'actualisme. C'est en ce sens qu'il faut comprendre sa tentative
de définir la praxis comme « acte impur » impliquant une position philosophique
« moniste » au-delà de l'opposition matérialisme-idéalisme : « Que signifie en ce cas
le terme de " monisme " ? Son sens n'est ni le sens matérialiste, ni le sens idéaliste,
mais celui de l'identité des contraires dans l'acte historique concret, c'est-à-dire celui
d'une activité humaine (...) indissolublement connectée à une certaine "matière"
organisée (historicisée), à la nature transformée par l'homme. Philosophie de l'acte
(praxis, développement), non cependant de l'acte " pur ", mais précisément de l'acte
" impur ", réel au sens le plus profane et mondain du mot »'7.

14. Idem , p. 1578-1589.


15. Idem , p. 1479-1480.
16. Salvatore Natoli, Giovanni Gentile filosofo europeo , Bollatti Boringhieri, Torino, 1989, p. 107.
17. Antonio Gramsci. Quaderni del carcere, op. cit , p. 1492.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions
572 A . TOSEL

Mais comment déterminer cette impureté salvatrice ? Il ne suffit pas de recourir aux
contenus spécifiques pour opposer cette bonne spécification à la généricité vide de
la praxis gentilienne ; car les contenus sont élaborés dans la structure de la praxis et
informés selon sa logique. Il en va ainsi, on vient de le voir pour l'économique. La
recherche sur l'américanisme et le fordisme a pour horizon la création d'un orga-
nisme technico-social qui radicalise la rationalisation capitaliste en la finalisant aux
besoins humains et en la démocratisant, mais en oubliant la critique marxienne de la
soumission réelle du travail. Gramsci retrouve davantage le thème ricardien de la
production pour la production et son idéalisme secret et donne une version techni-
ciste de l'actualisme.
Le lien de la praxis à la construction et diflusion d'une nouvelle conception du
monde, on l'a vu aussi, n'apporte pas l'impureté rectificatrice du praxisme. Traduisant
les instances de la rationalisation productive en instances de direction éthico-politique
de « l'état éthique », la conception du monde permet le renversement de la pratique
selon l'équation philosophie = histoire = politique. Si la vérité se réalise comme
politique du Prince moderne, qu'est-ce qui assure inversement que cette politique ait
rapport au vrai ? Le vrai s'identifie selon la logique de l'historicisme et de l'immanen-
tisme comme forme de conscience et de comportement conformes. La forme du vrai
se réduit à une idéologie conforme. Comme l'avait vu L. Althusser, la philosophie se
heurte à la question de sa pensabilité si sa réalisation comme conception du monde
renvoie à une idéologie qui réussit à obtenir le consensus et à la pratique de la prise
du pouvoir. Elle se vérifie comme politique, non pas tant comme force de l'État mais
comme création d'un nouveau sens commun de masse définissant les questions et les
tâches pertinentes18.
Peut-être est-ce dans la philosophie gramscienne de la langue et du langage que
l'on pourrait trouver l'élément d'impureté permettant spéculativement de sortir de la
prison actualiste qui enferme les Cahiers de prison ? La langue porte en elle une
instance de traductibilité des pratiques et la promesse d'un « plus » de sens qui
déborde le cercle de la praxis et l'ouvre sur autre chose que les renversements où se
constitue la technique civile. Elle ne s'inscrit pas dans la logique de la puissance et
de son nihilisme secret. Hypothèse à tester19.
Gentile oblige ainsi à poser la question du sens philosophique de Marx. Jusqu'à
Gramsci cette question a été constitutive de la pensée italienne. La reconnaissance
des limites et des apories de cette lecture est le passage obligé pour une critique
réellement productive de la modernité.

18. Louis Althusser, Lire le Capitai t. II, Maspéro, Paris, 1965, p. 95 sq.
19. Sur la question du langage voir les contributions de Annick Jaulin, « Le sens commun
et la soi-disant réalité du monde extérieur », et André Tosel, « La philosophie de la praxis
comme conception du monde intégrale et/ou langage unifié ? », dans le volume collectif
Modernité de Gramsci ? (sous la direction de A. Tosel), Annales Littéraires de l'Université de
Besançon, 1992. Important aussi pour notre propos les contributions de Domenico Losurdo,
« Gramsci, Gentile, Marx et les philosophies de la praxis », et de Francesca Izzo, « Philosophie
de la praxis et théorie du sujet ». Si le langage appartient chez Gramsci à la « technique civile »
comme milieu de formation d'une volonté nationale-populaire et élément d'une conception du
monde hégémonique, il excède cette détermination en tant qu'ouverture au monde, instance de
traductibilité des pratiques. Il s'inscrit dans le paradigme d'une « civilité expansive » fondée sur
la sortie de la passivité, sur la possibilité de critiquer le sens commun et les conceptions du
monde organisant la sujétion, sur la promesse permanente d'une transition vers « plus »
d'intelligence et d'activité. En ce sens c'est lui qui pourrait affecter le praxisme d'une « bonne »
impureté, celle qu'implique une finitude active.

This content downloaded from 131.91.169.193 on Mon, 07 Mar 2016 20:24:56 UTC
All use subject to JSTOR Terms and Conditions

You might also like