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Archives de Philosophie 56, 1993, 561-572
LE MARX ACTUAOSTE DE
GENTILE ET SON DESTIN
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562 A. TOSEL
génial opuscule intitulé La filosofìa di Marx publié en 1899 réunissant deux articles
« Una critica del materialismo storico » déjà présenté dans la revue Studi storici (VI,
1897) et « La filosofia della prassi ». Ces textes sont des éléments du débat initié par
A. Labriola où ils s'inscrivent comme réponses aux contributions de ce dernier à
celles contemporaines de Croce et aussi de Georges Sorel2. Gentile les écrit en même
temps que sa thèse de « laurea » avec laquelle ils forment une unité, Rosmini e
Gioberti , publiée en 1898. La vigueur spéculative et l'extraordinaire cohérence de cet
ensemble sont réellement impressionnantes pour un jeune homme de vingt-deux ans
qui a pris lui-même l'initiative parallèle de peser sur Croce en une correspondance
dont l'enjeu est à la fois de faire barrage aux Essais labrioliens et d'arracher Croce
au matérialisme historique en le convainquant de la justesse du projet d'une philoso-
phie de la praxis radicalement spéculative et historiciste3.
2. Nous nous référons à La filosofia di Marx (a cura di Vito A. Belleza), Sansoni, Firenze,
1974 (incluant des extraits de la correspondance Gentile et Croce). Nous citerons FM. En
attendant l'édition complète des œuvres, on dispose d'un fort volume, Giovanni Gentile, Opere
filosofiche (a cura di Eugenio Garin), Garzanti, 1991. L'introduction pénétrante de E. Garin
peut être complétée par, du même Eugenio Garin, Intelletuali italiani del XXe secolo, Editori
Riuniti, Roma, 1974. Le lecteur français peut se reporter au volume collectif édité par Georges
Labica et Jacques Texier, Labriola d'un siècle à l'autre, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988 (en
particulier voir la contribution de D. Texier, « Croce, Gentile et le matérialisme historique »).
Il trouvera un panorama précis dans Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx,
1883-1983, Presses Universitaires de Lyon, 1985. Je me permets enfin de renvoyer à André
Tosel, Marx en italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine , Trans-Europ-
Repress, Mauvezin, 1991.
3. Sur la philosophie de Gentile voir Antimo Negri, üiovanni uentile. l. c ostruzione e senso
dell'attualismo , II. Sviluppi e incidenze dell'attualismo. Nuova Italia, Firenze, 1974 (deux
volumes) ; Augusto Del Noce, Giovanni Gentile , Il Mulino, Bologna, 1990 (étude décisive
dont l'essentiel a fait l'objet d'une première publication avant 1970) ; Salvatore Natoli,
Giovanni Gentile filosofo europeo, Bollati Boringhieri, Torino, 1989.
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LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 563
n'est pas la conscience de l'homme qui détermine son être, mais inversement son être
social qui détermine sa conscience » compromet la découverte que le monde humain
est le processus de ses formes de manifestation. La forme comme telle ne peut être
produite par la matière du substrat économique, elle renvoie à l'autoposition d'une
subjectivité transcendantale. La théorie de l'histoire ne peut comme telle se réduire
à l'idéologie : l'objectivité des « conditions réelles économiques de la société », la
naturalisation de l'histoire ne sauraient être séparées de leur principe, la subjectivité
constituante découverte par l'idéalisme. « Il est certain que dans les choses, dans
l'histoire comprise comme extériorité indépendante de nous, il n'y a ni signification,
ni loi ; toujours c'est à nous-mêmes qu'il revient de voir une histoire dotée de
signification, et de penser la loi de son mouvement ; c'est toujours nous qui forgeons
l'histoire et la loi qui la gouverne » (FM, p. 38).
Là est la contradiction de la nouvelle philosophie de l'histoire, d'affirmer le procès
historique comme unité d'une matière et d'une forme et de dénier la forme dans la
matière entendue comme principe extérieur séparé de sa source, la forme formante
de la subjectivité. L'objectivité du savoir se résout dans « la subjectivité ou humanité
de la science » ( FM , p. 39). Le savoir dont est susceptible l'histoire ne peut se réduire
comme le veut Croce à une « simple méthodologie utile à l'historien », il est
détermination des faits par et dans la forme théorique et celle-ci est le procès de
l'immanent en tant qu'il contient en lui sa négation à venir, et se constitue comme
unité de sa présence et de son devenir dans la succession (FM, p. 43 )4. L'erreur de
Marx qui fait de son matérialisme historique « une des plus malheureuses déviations
de la pensée hégélienne » est d'avoir situé dans une matière extérieure à l'idée ce qui
ne peut être compris que comme idée.
La matière - le substrat économique - ne peut être qu'un terme relatif mais Marx
lui fait jouer indûment le rôle de l'absolu, ou plutôt prétend éliminer l'absolu, alors
qu'en réalité il fait de ce relatif le nouvel absolu, en exaltant ses propriétés de contenu
et d'instance déterminante. Ce faisant, il ne se rend pas compte de la contradiction
où il se prend : le relatif est appelé à jouer le rôle de l'Idée hégélienne au moment
même où est niée bruyamment la fonction de l'absolu. « Mais la difficulté commence,
quand une fois accomplie la substitution, le relatif est contraint de tenir le rôle de
l'absolu, comme les matérialistes historiques ont le bon sens de le prétendre. L'absolu
est immanent, mais cet absolu est déclaré imaginaire ; le relatif est affirmé comme
réel ; il suit que le relatif est immanent. L'absolu se développe dialectiquement. Par
conséquent, et pour la même raison, le relatif se développe dialectiquement. Si le
procès de l'absolu se déterminait a priori en tant que procès dialectique de l'imma-
nent, le relatif devrait être aussi déterminable a priori en tant qu'objet de la
philosophie de l'histoire » (FM, p. 56-57).
Croce s'est borné à constater l'interpolation du relatif et de l'absolu tout en
récusant l'idée même de philosophie spéculative de l'histoire. Gentile entend restau -
4. Voilà pourquoi la seule prévision en histoire ne peut être que morphologique, comme le
voit Labriola sans bien mesurer la portée de cette thèse. Il ne s'agit pas d'anticiper ce qui relève
de l'expérience, mais de saisir que tout présent est en sa forme et son immanence négation de
cette présence en une autre forme. « L'immanent transcende les relations de temps, et ce qu'on
affirme de lui on peut dire qu'on le prévoit ; la prévision présuppose cette succession qui en tant
que telle est la négation de l'immanent. On a donc, ou l'on devrait avoir ici, un immanent qui
est un devenir perpétuel, l'unité de la succession et de l'immanent lequel est toujours identique
à soi dans tous les moments du temps, et se constate en chacun d'eux, mais spéculativement,
non expérimentalement » ( FM, p. 43). Gramsci interprétera que l'on ne prévoit que pour autant
que l'on agit, on ne prévoit que l'urgence de la lutte.
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564 A. TOSEL
3. Le second essai, La filosofia della prassi , dédié à Croce, est décisif en ce qu'il
capte la formule-programme forgée entre temps par Labriola dans son troisième essai,
Discorrendo di socialismo e filosofia (1898), pour en faire l'emblème d'un programme
alternatif. Simultanément se poursuit la discussion avec Croce, et particulièrement
avec l'essai Per una interpretazione e la critica di alcuni concetti del marxismo de
1897. Gentile ignore délibérément les importantes contributions du même Croce
relatives à la critique de l'économie politique, à la théorie de la valeur et de la baisse
tendancielle du taux de profit. Mais il fait un grand effort pour assimiler des textes
alors inédits de Marx comme les célèbres Thèses sur Feuerbach publiées en 1887 par
Engels en appendice à son L Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande. Le ressort de son argumentation repose sur ces thèses qu'il traduit en
italien en donnant ainsi la première version non allemande5.
La filosofia di Marx frappe par l'enthousiasme et la générosité avec lesquelles
Gentile reconstruit la pensée de Marx la dissociant de celle de Engels et de Labriola
et réservant sa critique au dernier chapitre (le ix). Trois moments structurent ce qui
se veut une démonstration rigoureuse et philologiquement armée : a) le matérialisme
historique implique une vraie métaphysique, la philosophie de la praxis dont le cœur
est idéaliste ; b) il faut reconstruire la philosophie de la praxis autour du cercle
sujet-objet et du procès de l 'auto-éducation ; c) loin de dépasser Hegel et son disciple
italien Spaventa, le matérialisme historique est affecté d'une contradiction interne
indépassable que seule peut lever une philosophie de la praxis authentiquement et
radicalement idéaliste.
Marx représente donc un tournant épocal en philosophie en ce qu'il a introduit
dans le matérialisme bio-physique de Feuerbach le concept de praxis, concept
radicalement bouleversant pour le matérialisme, mais intrinsèquement idéaliste. Ce
concept, ou plutôt cette catégorie fondatrice, renvoie au savoir qui est la véritable
« activité productive », la construction continue et progressive d'un savoir-faire
originaire, chère à Vico (FA/, p. 72). Or, Marx n'a pas saisi que la réconciliation de
Hegel et de Feuerbach est impossible en ce qu'elle aboutit à maintenir le primat de
l'intuition sensible et de l'objet de contemplation alors que la modernité philosophi-
que exige sa critique totale. Le réalisme est en fait l'obstacle essentiel dans ses versions
matérialistes ou même dans certaines formes d'idéalisme incomplètes comme celle de
Kant qui maintiennent une extériorité (le divers de l'intuition sensible). La praxis, au
contraire entendue comme « poièsis », production, est la réalité même en tant qu'elle
se conçoit comme coïncidence du penser et du faire. Nul objet ne peut faire figure
de donné premier et conditionnant, l'objet ne peut être que posé comme pensé par
un penser qui se pense et qui produit pour autant qu'il (se) pense. Marx a contaminé
l'idée de ce penser comme auto-conception et auto-production empruntée à Hegel
par une détermination de la connaissance comme reflet passif ( FM , p. 76). Or, la
praxis présuppose la radicale appartenance réciproque du sujet et de l'objet. « Sujet
et objet sont deux termes corrélatifs qui s'entraînent l'un l'autre ». « Leur réalité
effective se constitue au sein de leur rapport dans l'organisme où ils trouvent leur
accomplissement nécessaire, et hors duquel ils ne sont qu'abstractions » ( FM , p. 76).
5. Sur les thèses sur Feuerbach et les problèmes de traduction voir Georges Labica, Karl
Marx . Les Thèses sur Feuerbach , PUF, Paris, 1987.
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LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 565
Comment concevoir en effet un objet sans sujet et un sujet sans objet ? Toute
philosophie qui d'une manière ou d'une autre pose une chose en soi fait de l'objet
une pensée impensable. Marx a su dépasser ce niveau en accédant à la relation
originaire où l'objet est toujours objet du sujet et le sujet le sujet de l'objet. Désormais,
le sujet est l'activité pratique (FM, p. 85). Le sujet, en effet, est dans cette relation
originaire réciproque le moment actif et il l'est en tant qu'activité du penser. Si la
relation est originaire, elle ne se comprend que du point de vue du sujet connaissant-
causant, c'est-à-dire concevant (à tous les sens du terme), non de celui de l'objet qui
est le connu-causé. L'objet ne peut donc être que produit, non donné, et il en suit
que ontologiquement il ne peut qu'être conçu par le sujet et après lui. La praxis
marxienne vit de la connexion du sujet et de l'objet, elle rend la pensée à la réalité
et la réalité à la pensée. Le réalisme de Marx est un réalisme spéculatif dont il importe
de mesurer la bouleversante force avant d'en préciser les limites.
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566 A. TOSEL
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LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 567
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568 A. TOSEL
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LE MARX ÁCTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 569
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570 A. TOSEL
11. Idem , p. 1234: «Mais la philosophie de Croce ne peut cependant être examinée
indépendamment de celle de Gentile. Un Anti-Croce doit être aussi un Anti-Gentile ; l'actua-
lisme gentilien donnera les effets de clair-obscur qui sont nécessaires dans le tableau pour un
plus grand relief ».
12. Idem , p. 1316. « Il y a une exigence réelle à distinguer les opposés des distincts, mais
il y a aussi une contradiction dans les termes parce qu'il n'y a de dialectique qu'entre les
opposés. Voir les objections non purement verbales adressées par les gentiliens à cette théorie
crocienne et remonter à Hegel. »
13. Idem, p. 1244.
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LE MARX ACTUALISTE DE GENTILE ET SON DESTIN 571
hommes, qui peut être mesuré avec les systèmes des sciences exactes ou physi-
ques (...). Ce rapport est ce qu'il est, c'est une réalité rebelle » et il conditionne les
possibilités de toute action politique « où se pose le problème de l'État » et de la
réalisation des conceptions du monde14. Mais, à une analyse plus attentive, il se révèle
que cette nécessité n'a rien de physique, elle est elle-même la sédimentation de
l'action de « forces décisives et permanentes » en un mécanisme quasi « automati-
que », naturalisé par l'économie politique, historicisé au contraire par la critique de
l'économie politique. L'ensemble de ces rapports de force peut être étudié comme
« vie, mais aussi comme mort, et trouve dans sa constitution intime les éléments qui
en produiront la dissolution et le dépassement inévitables ». La nécessité économique
ne renvoie pas à « une loi métaphysique de " déterminisme ", ni à une loi " générale "
de causalité ». Elle est l'objectivation d'un mouvement de volontés historiques
relativement permanentes qui sont devenues des « régularités » et qui ont perdu le lien
au moment où elles ont choisi et interprété le réel en le construisant, mais qui
retrouvent ce lien face à l'émergence d'autres volontés antagoniques. Pour ces
dernières les premières constituent des « prémisses » à transformer dans une nouvelle
action, matière et obstacle à « la réalisation de l'élan de volonté collective15 ». Nous
retrouvons la structure formelle du cycle praxis renversée-praxis qui se renverse. C'est
toujours un sujet qui décide de la vérité en la mettant en œuvre. Les masses
subalternes candidates à l'hégémonie sont donc confrontées à la tâche de se constituer
en sujet à partir du donné des forces accumulées dans l'automatisme du « marché
déterminé », c'est-à-dire du produit nié de choix initiaux. Comme le remarque avec
profondeur Salvatore Natoli : « Est-ce l'interprétation du paradigme qui décide de sa
vérité ou vice-versa est-ce la vérité du paradigme qui permet l'interprétabilité16 ? ».
Prégnance de l'actualisme donc que radicalise la thématique de la « conception du
monde ». Si la philosophie de la praxis est pièce de la réforme intellectuelle et morale,
si son élaboration théorique permet son assimilation par les masses, si devenue
conception du monde elle cimente la formation d'une volonté collective nationale-
populaire, il suit que la philosophie se doit de se faire politique pour se vérifier (au
sens de se faire vraie). L'hégémonie est question de pensée, de culture, de philosophie
comme le veut Gentile. La révolution se détermine comme réforme. Là où Gentile
table sur la réforme immanentiste de l'idéalisme hégélien, la réforme gramscienne vise
à la constitution d'un organisme technico-civil intériorisé dans la subjectivité de
masses comme nouvelles Lumières. Elle est religion laïque (industrialisation fordiste
et État-parti en sont le contenu) unissant élites et peuple, réalisant ce que ni l'État
libéral (Croce) ni l'État fasciste (Gentile) n'ont pu réaliser.
8. Gramsci a perçu toutefois en certains moments l'urgence d'une explication
philosophique avec l'actualisme. C'est en ce sens qu'il faut comprendre sa tentative
de définir la praxis comme « acte impur » impliquant une position philosophique
« moniste » au-delà de l'opposition matérialisme-idéalisme : « Que signifie en ce cas
le terme de " monisme " ? Son sens n'est ni le sens matérialiste, ni le sens idéaliste,
mais celui de l'identité des contraires dans l'acte historique concret, c'est-à-dire celui
d'une activité humaine (...) indissolublement connectée à une certaine "matière"
organisée (historicisée), à la nature transformée par l'homme. Philosophie de l'acte
(praxis, développement), non cependant de l'acte " pur ", mais précisément de l'acte
" impur ", réel au sens le plus profane et mondain du mot »'7.
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572 A . TOSEL
Mais comment déterminer cette impureté salvatrice ? Il ne suffit pas de recourir aux
contenus spécifiques pour opposer cette bonne spécification à la généricité vide de
la praxis gentilienne ; car les contenus sont élaborés dans la structure de la praxis et
informés selon sa logique. Il en va ainsi, on vient de le voir pour l'économique. La
recherche sur l'américanisme et le fordisme a pour horizon la création d'un orga-
nisme technico-social qui radicalise la rationalisation capitaliste en la finalisant aux
besoins humains et en la démocratisant, mais en oubliant la critique marxienne de la
soumission réelle du travail. Gramsci retrouve davantage le thème ricardien de la
production pour la production et son idéalisme secret et donne une version techni-
ciste de l'actualisme.
Le lien de la praxis à la construction et diflusion d'une nouvelle conception du
monde, on l'a vu aussi, n'apporte pas l'impureté rectificatrice du praxisme. Traduisant
les instances de la rationalisation productive en instances de direction éthico-politique
de « l'état éthique », la conception du monde permet le renversement de la pratique
selon l'équation philosophie = histoire = politique. Si la vérité se réalise comme
politique du Prince moderne, qu'est-ce qui assure inversement que cette politique ait
rapport au vrai ? Le vrai s'identifie selon la logique de l'historicisme et de l'immanen-
tisme comme forme de conscience et de comportement conformes. La forme du vrai
se réduit à une idéologie conforme. Comme l'avait vu L. Althusser, la philosophie se
heurte à la question de sa pensabilité si sa réalisation comme conception du monde
renvoie à une idéologie qui réussit à obtenir le consensus et à la pratique de la prise
du pouvoir. Elle se vérifie comme politique, non pas tant comme force de l'État mais
comme création d'un nouveau sens commun de masse définissant les questions et les
tâches pertinentes18.
Peut-être est-ce dans la philosophie gramscienne de la langue et du langage que
l'on pourrait trouver l'élément d'impureté permettant spéculativement de sortir de la
prison actualiste qui enferme les Cahiers de prison ? La langue porte en elle une
instance de traductibilité des pratiques et la promesse d'un « plus » de sens qui
déborde le cercle de la praxis et l'ouvre sur autre chose que les renversements où se
constitue la technique civile. Elle ne s'inscrit pas dans la logique de la puissance et
de son nihilisme secret. Hypothèse à tester19.
Gentile oblige ainsi à poser la question du sens philosophique de Marx. Jusqu'à
Gramsci cette question a été constitutive de la pensée italienne. La reconnaissance
des limites et des apories de cette lecture est le passage obligé pour une critique
réellement productive de la modernité.
18. Louis Althusser, Lire le Capitai t. II, Maspéro, Paris, 1965, p. 95 sq.
19. Sur la question du langage voir les contributions de Annick Jaulin, « Le sens commun
et la soi-disant réalité du monde extérieur », et André Tosel, « La philosophie de la praxis
comme conception du monde intégrale et/ou langage unifié ? », dans le volume collectif
Modernité de Gramsci ? (sous la direction de A. Tosel), Annales Littéraires de l'Université de
Besançon, 1992. Important aussi pour notre propos les contributions de Domenico Losurdo,
« Gramsci, Gentile, Marx et les philosophies de la praxis », et de Francesca Izzo, « Philosophie
de la praxis et théorie du sujet ». Si le langage appartient chez Gramsci à la « technique civile »
comme milieu de formation d'une volonté nationale-populaire et élément d'une conception du
monde hégémonique, il excède cette détermination en tant qu'ouverture au monde, instance de
traductibilité des pratiques. Il s'inscrit dans le paradigme d'une « civilité expansive » fondée sur
la sortie de la passivité, sur la possibilité de critiquer le sens commun et les conceptions du
monde organisant la sujétion, sur la promesse permanente d'une transition vers « plus »
d'intelligence et d'activité. En ce sens c'est lui qui pourrait affecter le praxisme d'une « bonne »
impureté, celle qu'implique une finitude active.
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