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LA MÉMOIRE DU CORPS CONTAMINE LE MUSÉE
Suely Rolnik
2007/1 no 28 | pages 71 à 81
ISSN 0292-0107
ISBN 9782915547450
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-multitudes-2007-1-page-71.htm
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la mémoire
contamine
Suely Rolnik
le musée
du corps
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Au moment même où il digère l’objet, l’artiste est digéré par la société qui
a déjà trouvé pour lui un titre et une occupation bureaucratiques : il sera
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l’ingénieur des loisirs du futur, activité qui n’affecte en rien l’équilibre des
structures sociales.
Lygia Clark, Paris, 1969 1.
—
L’œuvre de l’artiste brésilienne Lygia Clark occupe une position sin-
gulière dans le mouvement de critique institutionnelle qui débute dans
les années 1960-70. Un grand nombre d’artistes en viennent alors à dou-
ter de la possibilité de développer leurs recherches dans les espaces ins-
titutionnels qui leur sont destinés, sous peine d’étouffer leur force poé-
tique — la vitalité proprement dite de l’œuvre, dont émane son pouvoir
d’interférence critique dans la réalité. C’est que, dans le même temps,
la logique médiatico-mercantile commence à s’infiltrer dans le terri-
toire de l’art, pour en venir à s’installer de manière plus incisive à par-
tir de la fin des années 1970, avec la consolidation de l’hégémonie in-
ternationale du capitalisme néolibéral. Comme nous le savons
aujourd’hui, la connaissance et la création sont dans ce nouveau contexte
un objet privilégié de l’instrumentalisation au service du marché.
Au Brésil, la critique des institutions artistiques se manifeste dès le
milieu des années 1960 dans des pratiques particulièrement vigou-
reuses, au cœur même d’un mouvement contre-culturel plus large,
mais elle disparaît pendant la décennie suivante en raison des blessures
infligées par la dictature militaire aux forces de création, dont la re-
crudescence est violente à partir de 1969. Beaucoup d’artistes sont alors
conduits à l’exil soit parce qu’ils risquent la prison, soit parce que, sim-
plement, la situation devient intolérable : c’est le cas de Lygia Clark.
Comme tout traumatisme collectif de cette ampleur, l’affaiblissement
du pouvoir critique de la création en raison du terrorisme d’État per-
siste pendant plus d’une décennie après le retour de la démocratie dans
les années 1980, et cet affaiblissement coïncide (ce n’est pas un hasard)
avec le processus d’installation du capitalisme culturel dans le pays. La
force critique de l’art n’a été réactivée que très récemment, par le fait
d’une génération qui s’affirme à partir de la seconde moitié des années
1990, au moyen évidemment de stratégies conçues en fonction des pro-
blèmes suscités par le nouveau régime, déjà alors pleinement installé.
Avec des pratiques similaires à celles qui se font aujourd’hui dans dif-
férents pays, l’une des caractéristiques de ces stratégies est la dérive ex-
traterritoriale avec une connexion progressive à des pratiques sociales
et politiques (par exemple le Mouvement sans toit du centre, dans la
ville de São Paulo). Cela n’implique pourtant pas une désertion com-
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par semaine, pendant des mois, et, dans certains cas, plus d’une année.
Sa relation avec chaque récepteur, médiatisée par les objets, était de-
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dérive extraterritoriale
Dans les propositions utilisant de nouvelles technologies qui pré-
dominent actuellement dans le circuit institutionnel, ce qui a été qua-
lifié de « relationnel » se réduit fréquemment à un exercice stérile de
divertissement qui contribue à la neutralisation de l’expérience esthé-
tique — affaire d’« ingénieurs du loisir », pour paraphraser Lygia Clark.
Ces pratiques établissent une relation d’extériorité entre le corps et le
monde où tout se maintient au même endroit.
Les propositions qui se font à contre-courant de ce mainstream par
des artistes qui utilisent ces mêmes moyens technologiques se carac-
térisent par un mouvement de dérive hors des frontières du circuit pour
s’infiltrer dans les interstices les plus tendus de la cité. Leur démarche
surgit comme résistance à l’usage intolérable de ces technologies men-
tionnées plus haut, tout comme à la distribution élitiste de l’accès à celles-
ci. Il est vrai que, dans ce mouvement, quelques propositions finissent
par se transformer en pratiques militantes, perdant la puissance poli-
tique propre de l’art ; mais ceci est dû à l’oppression que l’artiste subit
sur son propre terrain, découlant de l’instrumentalisation de son tra-
vail, qui tend à bloquer la puissance politique virtuelle qui lui est pro-
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veloppe. Mais que veut dire « oubli » dans le cas d’un travail comme
celui de cette artiste, qui, au contraire, est de plus en plus célébré dans
le circuit international de l’art ?
de retour au musée
De fait, du vivant de Lygia et une dizaine d’années encore après sa
mort, ses pratiques expérimentales n’avaient aucune réception dans le
territoire de l’art, d’autant que la Structuration du Self demeurait caté-
gorisée comme clinique. En 1998, le circuit international reconnut en-
fin les propositions expérimentales de l’artiste 6, mais en les fétichisant :
on recommence à exposer des objets ou on refait les actions devant des
spectateurs qui leur sont extérieurs. Si l’artiste avait fait de son œuvre
la digestion de l’objet, afin de réactiver le pouvoir critique de l’expérien-
ce artistique, le circuit digérait maintenant l’artiste en en faisant l’in-
génieur des loisirs d’un futur qui était déjà arrivé, ce qui « n’affecte en
rien l’équilibre des structures de la société », exactement comme elle
l’avait prévu. Le malaise que cette situation provoquait, à chaque fois
que je tombais sur l’œuvre de Lygia Clark, enfermée dans le territoire
de la clinique ou réduite à rien dans le territoire de l’art, imposa l’exi-
gence d’inventer une stratégie capable de transmettre ce qui était en jeu
dans ces pratiques et d’activer ainsi la force de son geste, au moment
même de son incorporation neutralisante par le système de l’art.
Si le dévoiement de l’énergie critique des propositions de Lygia
Clark au service du capitalisme culturel signifie leur mort, les laisser
dans la clinique reviendrait à les confiner dans une nouvelle discipline,
en éteignant la flamme critique de son geste. Comme dans tout exil, si
le territoire de la clinique lui avait servi de corps-prothèse pour réac-
tiver la vitalité de la création agonisante dans le territoire de l’art, le
processus s’achèverait avec le retour à ce dernier, à condition que le
corps de son œuvre réinventé et revitalisé dans l’exil puisse irradier sa
puissance dans le territoire de l’origine (de l’art et, plus spécifiquement,
brésilien), ouvrant là des espaces de respiration poétique. Mais com-
ment transmettre une œuvre qui n’est pas visible, puisqu’elle se réalise
dans la temporalité illimitée des effets de la relation que chaque per-
sonne établit avec les objets qui la composent et avec le contexte éta-
bli par son dispositif ?
Promouvoir un travail de mémoire au moyen de plusieurs entretiens
filmés, telle est la direction dans laquelle j’ai trouvé une réponse. L’idée
était de produire un enregistrement vivant des effets du corps consti-
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tué par Lygia dans son exil de l’art, dans son environnement culturel
et politique, au Brésil comme en France. Avec l’exposition, qui avait la
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pourrait être dépassée pour en faire les éléments d’une mémoire vivante,
productrice de différences au présent.