SAHEL.

POUR LA ÉCONOMIE — VIVE LA PLANCHE

FRANCE, UNE GUERRE À BILLETS ! AUTRICHE — L’ EXTRÊME
DÉJÀ PERDUE ? DROITE SE SABORDE

Pays-Bas 5,20 € Portugal cont. 5,20 €

Grèce 5,20 € Italie 5,20 € Japon 850 ¥
Autriche 5,40 € Canada 7,75 $CAN
DOM 5 € Espagne 5,20 € G-B 4,60 £
Allemagne 5,40 € Andorre 5 €

Suisse 6,70 CHF TOM 850 XPF

Liban 9 000 LBP Maroc 41 DH
No 1490 du 23 au 28 mai 2019

Afrique CFA 3 400 FCFA

courrierinternational.com

Tunisie 7,20 DT
France : 4,50 €

Cette Europe
qui bouge

Des millions d’Européens vivent dans un autre État

membre. À la veille du scrutin du 26 mai, retour
sur une réussite de l’Union : la liberté de circulation
M 03183 - 1490 - F: 4,50 E

3’:HIKNLI=XUYZU]:?b@e@j@k@k";
 Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 3

Sommaire

J. C. FRANCIS
ÉDITORIAL
ERIC CHOL
Les sources Chaque semaine, les journalistes de Courrier international sélectionnent
et traduisent des articles tirés de plus de 1500 médias du monde entier. Voici la liste
L’Europe : exhaustive des journaux, sites et blogs utilisés dans ce numéro :

qui dit mieux The Atlantic Washington, mensuel. Cubanet (cubanet.org) Coral Gables (Floride), en ligne. Eldiario.es (eldiario.es) Madrid, en ligne. El Especta-
dor Bogota, quotidien. Financial Times Londres, quotidien. Firstpost (firstpost.com) Bombay, en ligne. Frankfurter Allgemeine Zeitung Franc-
fort, quotidien. The Guardian Londres, quotidien. Linkiesta (linkiesta.it) Milan, en ligne. Il Manifesto Rome, quotidien. Neue Zürcher Zeitung

sur la planète ? Zurich, quotidien. New Frame (newframe.com) Johannesburg, en ligne. The New York Times New York, quotidien. L’Orient-Le Jour Beyrouth,
quotidien. Przeglad Varsovie, hebdomadaire. Raseef22 (raseef22.com) Beyrouth, en ligne. Sinembargo.mx (sinembargo.mx) Mexico, en ligne.
Der Standard Vienne, quotidien. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. Tempo Jakarta, hebdomadaire. Yediot Aharonot Tel-Aviv, quotidien.

J ’ai un grand-père russe orthodoxe,

un grand-père juif polonais, des
parents catholiques, un mari belge. p.30 à la u ne

Cette Europe
Je suis libéral, homosexuel, ayant du sang
juif… Sans l’Union européenne et la paix
qu’elle garantit, ce serait difficile.” Cette
confidence de Xavier Bettel, le Premier

qui bouge
ministre luxembourgeois, à la
journaliste Marion Van Renterghem,
auteure d’un très joli livre* sur cette
Europe que l’on aime tant détester,
résume le bonheur mais aussi le
désarroi d’Homo europaeus à la veille
Le scrutin pourrait marquer une percée
du scrutin européen. Car à force de ne des populistes de droite, qui souhaitent revoir
plus voir que les ratures et fractures de la politique d’ouverture des frontières. Pourtant,
l’Europe, on a fini par oublier l’essentiel la libre circulation des personnes reste un des
et ne pas retenir les paroles de Barack plus grands succès de l’Union européenne.
POIKE STOMPS

Obama à Berlin le 6 avril dernier.

“L’Europe de 2019 a atteint à certains Démonstration par la presse polonaise, italienne
égards le summum du bien-être de et allemande d’une mobilité qui fonctionne.
l’humanité, expliquait l’ancien président
américain. Globalement en Europe
aujourd’hui, on jouit en moyenne des plus SAHEL p.14
Pour la France, une guerre déjà perdue ?
hauts niveaux de vie que l’humanité ait
jamais connus à travers son histoire. On
a à portée de main des quantités inédites
d’informations. On franchit librement Depuis 2013, plusieurs milliers de soldats français
combattent le terrorisme au Sahel. Mais les djihadistes
GLEZ, BURKINA FASO

des frontières restées longtemps fermées.”

S’agit-il bien de notre Europe ? Celle qui continuent de gagner du terrain. La Neue Zürcher
se fait conspuer tous les jours par les Zeitung et le Financial Times décortiquent la stratégie
nationalistes et populistes de tout poil ? de Paris dans une région de moins en moins stable.
Celle qui doute, et qui est l’objet de
quolibets et ricanements ? Barack
Obama ne s’est pas trompé et n’a pas ÉCONOMIE p.38 CULTURE p.42
exagéré. Mais il préfère mettre le doigt
sur ce qui va bien chez nous. Car c’est
vrai : on se soigne plutôt bien en
Europe, en tout cas mieux qu’ailleurs.
Les beaux jours
d’une doctrine
Ceci est une œuvre d’art
On y voyage aussi facilement : Erasmus, 360°
la libre circulation et les compagnies
low cost ont signé l’acte de naissance
peu orthodoxe
En octobre, un tableau
L’idée selon laquelle un État
PHOTO AHMED ELGAMMAL (AICAN.IO)

du citoyen européen. Nos démocraties

sont mises à l’épreuve, mais elles qui s’endette dans sa propre signé par une intelligence
résistent. Comme l’écrit Marion monnaie peut toujours artificielle a été adjugé
Van Renterghem : “Le monde rembourser en faisant marcher plus de 400 000 dollars.
est inégalitaire et l’Europe imparfaite. la planche à billets gagne The Atlantic s’interroge :
Mais qui dit mieux sur la planète ?” du terrain aux États-Unis.
L’enquête du New York Times verra-t-on bientôt
* Mon Europe, je t’aime moi non plus. sur le succès de la “théorie les machines remplacer
1989-2019, Paris, Stock, mai 2019. monétaire moderne”. les artistes ?

En couverture : SIGNAUX p.41

Sahel : dessin de Glez paru dans
le Journal du jeudi, Ouagadougou.
Europe : Vienne, Autriche. Photo de Poike
Quelles sont les villes les plus chères ?
Stomps tirée de la série Crossing Europe. Le site Howmuch.net s’est amusé à comparer le coût de la vie dans le monde.
4. Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire

et conseil de surveillance au capital de 106400 €
SOMMAIRE SUR NOTRE SITE Actionnaire : La Société éditrice du Monde
Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron
7 jours dans le monde courrierinternational.com Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
8. Autriche. L’alliance L’horoscope de Rob Brezsny Dépôt légal mai 2019. Commission paritaire no 0722c82101.
ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
avec l’extrême droite, Le signe de la semaine Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0) 1 46
une erreur fatale Gémeaux (21 mai-20 juin). Shakespeare aurait 46 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site
12. Controverse. L’art peut-il probablement été le premier à se voir accorder
web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.
com Directeur de la rédaction Eric Chol Directrice adjointe de la rédaction
s’approprier le drame une place au panthéon des écrivains. Considérée Claire Carrard (16 58) Rédactrice en chef Hamdam Mostafavi (17 33) Rédacteur
en chef Raymond Clarinard (16 77) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme
des migrants ? comme le summum de l’excellence intellectuelle, (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Virginie Lepetit (chef d’édition, 16 12), Fatima Rizki (17 30) 7 jours dans le
D’un continent à l’autre son œuvre comporte pourtant plus d’un millier monde Paul Grisot (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,

14. Sahel. Pour la France, de citations de la Bible. Peux-tu imaginer 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche, Suisse alé-
manique, 16 22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe,
une guerre déjà perdue ? un auteur moderne pareillement admiré par 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell (Royaume-Uni,
Irlande, 19 74), Carole Lyon (Italie, Belgique 17 36), Antoine Mouteau (Pays-Bas),
18. Iran. Téhéran l’establishment littéraire s’il ou elle se référait Vincent Barros (Portugal), Corentin Pennarguear (chef de rubrique, France, 16 93),

fi nira par céder ainsi à un texte religieux? Si je te dis cela, Alexandre Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède),
Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne),
20. Monde arabe. Gémeaux, c’est pour t’encourager à imiter Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie,
Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian
Les trésors envolés le Barde dans les semaines à venir. Puise autant (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat
(chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de service,
des dictateurs dans des sources intellectuelles que spirituelles; Amérique latine, 16 97), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada)

22. France-Allemagne. sois un penseur capable de communier Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine,
La commission au cœur avec des vérités sacrées; conjugue les fonctions 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-
jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran),
des tensions de ton esprit perspicace Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Sébastien

DESSIN DE MIKEL CASAL, ESPAGNE, POUR COURRIER INTERNATIONAL

Hervieu (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique, Maghreb, 16 35), Sidy
24. Indonésie. Sur la ligne Yansané (Afrique de l’Ouest et Afrique centrale), Adrien Barbier (Afrique australe et
de front Également sur notre site Afrique de l’Est) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique,
26. États-Unis. La droite Européennes. Suivez en direct les résultats des Courrier Sciences, 16 15), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Bélœil

religieuse adore Trump élections et retrouvez les points de vue et analyses (chef des informations, 17 32), Claire Pomarès (16 74), Delphine Veaudor (16 76),
Mélanie Liffschitz (Histoire, 16 96)

27. Cuba. Lutte ordinaire de la presse étrangère. Site Internet Carolin Lohrenz (chef des informations, 19 77), Sylvie Chayette (chef

pour la survie Gastronomie. Qui, de la France ou de l’Italie, d’édition), Adrien Oster (chef d’édition), Paul Grisot (Actualité), Gabriel Hassan
(rédacteur multimédia, 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby
possède la meilleure gastronomie? Un débat (rédactrice multimédia, 16 35), Laura Geisswiller (vidéo, 16 65), Paul-Boris Bouzin (déve-
loppement web) Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
À la une 100 % européen, vu par la presse britannique. Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz
30. L’Europe qui bouge Enquête. Où sont passés les milliards de l’Ukraine? (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
Un oligarque, Ihor Kolomoïsky, très proche (anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Transversales Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
du président actuel, serait à l’origine de l’un anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol)
38. Économie. Les beaux jours
des plus grands scandales financiers du xxie siècle. Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe
d’une doctrine peu orthodoxe Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin Pôle visuel Sophie-Anne
Delhomme (responsable), Web design et animation Alexandre Errichiello (chef
40. Environnement. Retrouvez-nous aussi sur Facebook, de service, 1617), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick Van-Thé

Des lieux de culte écolos Twitter, Instagram et Pinterest Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie
Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Bernadette Dremière
41. Signaux. Quelles sont (Chef de studio, 16 67), Alice Andersen, Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Denis
Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey
les villes les plus chères ? (16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
360°
À la veille des élections, l’Union
fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Leïla Bergougnoux, Valentin Bigot,
42. Technologie. Ceci
européenne cherche sa voie.
Christine Bolton, Jean-Baptiste Bor, Alice Bouleau, Mélanie Chenouard, Anne-
est une œuvre d’art Françoise Cochet, Antoine Cuny-Le Callet, Marie Daoudal, Maddalena De Vio,
Marion Doutreligne, Audrey Fisné, Hugo Florent, François Gerles, Marion Gronier,
46. Voyage. Quartier Lisa Guinic, Masatoshi Inoue, Beniamino Morante, Valentine Morizot, Claire Olives,

DÉCOUVREZ
Adrien Palluet, Polina Petrouchina, Vincent Tarrière, Arno Tarrini, Isabelle Taudière
d’été à Veracruz Publicité MPublicité, 80, boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 0157282020
48. Plein écran. Festival de Directrice générale Laurence Bonicalzi Bridier Directeur délégué David Eskenazy

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Cannes, le filon sud-américain (ddelannoy@regieobs.fr, 30 23) Directeurs de clientèle Marjorie Couderc (mar-
49. Tendances. Rôles inversés jorie.couderc@mpublicite.fr, 37 97) Sébastien Herreros (sherreros@regieobs.fr,
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50. Histoire. L’or perdu 38 68) Partenariat et publicité culturelle Guillaume Drouillet (guillaume.drouillet@

de Thulamela
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 7

u rs d a n s
7 jo
le monde
Photo
de famille
Ce 18 mai, à Milan, les leaders
des partis nationalistes
européens se sont réunis.
De gauche à droite : le Néerlandais
Geert Wilders, qui dirige le PVV ;
Matteo Salvini, de la Ligue,
Premier ministre et ministre
de l’Intérieur italien, et hôte
de cette réunion de famille ;
la Française Marine Le Pen,
présidente du Rassemblement
national ; Veselin Mareshki,
leader du parti bulgare Volya ;
Jaak Madison, député de l’Ekre,
le Parti populaire conservateur
d’Estonie ; Tomio Okamura,
président du parti Liberté
et démocratie directe (SPD). Tous
ont en commun le nationalisme,
le rejet de l’Union européenne
et de l’immigration, tous
souhaitent revoir la politique
d’ouverture des frontières.
Des thématiques qui rencontrent
un large écho et pourraient
les aider à faire une percée lors
des élections européennes,
qui se tiendront du 23 au 26 mai.
Pourtant, la libre circulation
des personnes reste l’un des plus
grands succès de l’UE : plusieurs
millions de citoyens européens
vivent dans un État membre
autre que leur pays d’origine,
et il sera difficile de revenir
en arrière (lire notre dossier
pages 30 à 36).
Photo Alain Robert/Sipa

sur notre site

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notre diaporama “La semaine
en images”. Et dans notre
édition imprimée, chaque jeudi,
la photo d’actualité la plus forte.
8.
a ns
7 jours odnde
le m
Autriche. L’alliance
avec l’extrême droite,
une erreur fatale
Une vidéo compromettant son vice-chancelier a contraint
Sebastien Kurz à mettre fin à sa coalition gouvernementale.
Mais, dans ce fiasco, sa propre responsabilité est engagée,
souligne Der Standard.
—Der Standard Vienne
L
a question demeure : est-il un
homme d’État ? Sebastian Kurz
a pris toute une journée pour
décider, en tant que chancelier de la
République d’Autriche, de la conduite à
tenir. Ce n’est pas à proprement parler
l’attitude d’un leader. De toute évidence,
la maîtrise de la communication et la
détermination dans l’action ne vont pas
nécessairement de pair dans une situa-
tion de crise. Au fi nal, l’affaire n’avait,
en toute logique, qu’une issue : de nou-
velles élections. Cela signe l’échec d’un
projet qui était d’abord et avant tout celui
de Sebastian Kurz. Aux électeurs désor-
mais de décider s’ils souhaitent voter
pour quelqu’un dont le grand projet a
échoué au bout d’un an et demi.
C’était pourtant couru d’avance :
quand on s’allie avec le FPÖ [Parti de la
liberté d’Autriche, droite populiste], on
récolte l’extrémisme de droite, les ten-
dances autoritaires et la corruption (ainsi
qu’une incompétence abyssale, même si
c’est momentanément le moindre des
problèmes). Il suffit de s’intéresser un
minimum à ce parti pour être au cou-
rant. Sebastian Kurz pouvait le savoir,
mais il a mis cela de côté, confiant dans
sa capacité à dompter le FPÖ. Seulement
voilà, il n’y est pas parvenu – et il plonge
aujourd’hui son parti, l’ÖVP [Parti du
Peuple autrichien, conservateur], l’Au-
triche et lui-même dans la pire des crises
que l’on puisse imaginer.
Voilà un siècle, [l’écrivain autrichien]
Karl Kraus écrivait qu’en Autriche les
déboires rendent bête. Il s’est toujours
trouvé des gens pour chercher à banali-
ser le FPÖ malgré tout son passif, et on
ne les rencontrait pas seulement dans les
rangs de l’ÖVP. Il y aura toujours des gens
comme ça, une sorte d’Autrichiens qui ne
voient rien de mal à la xénophobie, à l’agres-
sivité, aux attitudes antidémocratiques
et à la nostalgie d’un régime autoritaire.
Les nouvelles élections
signent l’échec du projet
qui était avant tout celui
de Sebastian Kurz.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Mais on peut penser que va tout de
même s’enclencher un processus de
dégrisement : face à l’ivresse du pou-
voir qui habite Heinz-Christian Strache
dans cette vidéo [tournée à son insu en
juillet 2017 à Ibiza], plus personne ne
peut croire qu’il soit possible de lais-
ser à cet individu et à ce parti [le FPÖ]
la direction des forces armées (police,
armée et services secrets). Strache fan-
tasme sur un paysage médiatique “comme
chez Orbán”, rêve de soumettre la Krone
[Kronen Zeitung, le premier quotidien du
pays], de privatiser l’ORF [audiovisuel
public], de faire le ménage parmi ses
Le vice-chancelier
Strache a reconnu
avoir fait le coq devant
la jolie Russe.
ennemis – les journalistes critiques –,
de confier des chantiers publics (à prix
fort) à l’oligarque russe, de privatiser
l’eau dans le dos des Autrichiens. Et il
affi rme avoir monté un mécanisme de
financement occulte du parti.
Entre des remarques vulgaires [adres-
sées à son ami politique Johann Gudenus,
également présent à Ibiza] sur la préten-
due nièce de l’oligarque, le vice-chan-
celier de la République se vautre dans
l’ivresse du pouvoir. À la mention de la
société [autrichienne] d’armement Glock,
Gudenus, son homme de confiance qui a
organisé la rencontre avec ses contacts
russes, fait le geste d’abattre quelqu’un
au pistolet.
Quand on fait alliance avec le FPÖ, on
se retrouve avec sur les bras une masse
d’“incidents”, de “poèmes” [assimilant
les migrants à des rats], des accointances
avec l’extrême droite, un vice-chancelier
qui en reprend le vocabulaire (“le grand
remplacement”), et ainsi de suite. On se
retrouve avec un vice-chancelier [Strache]
et un président de groupe parlementaire
[Gudenus] qui se font piéger par la fausse
nièce d’un oligarque russe et qui parlent
de brader la République, pendant sept
heures d’affi lée lors d’une soirée bien
arrosée de Red Bull et de vodka.
SOURCE
DER STANDARD
Vienne, Autriche
Quotidien, 70000 ex.
derstandard.at
Journal libéral de centre
gauche, créé à Vienne en 1988,
dans l’esprit du quotidien
français Libération, il est l’une
des références parmi les titres
d’information du monde
germanophone.
↙ Sur la feuille que tient le chancelier Kurz :
Élections anticipées. Dessin d’Oliver
paru dans Der Standard, Vienne.
Reste à savoir qui a tendu ce piège à
Strache et Gudenus, qui a loué la villa à
Ibiza, l’a truffée de caméras et a engagé
celle qui allait jouer la “nièce de l’oli-
garque russe” ainsi qu’un homme par-
lant russe et anglais. Une telle mise en
scène est forcément l’œuvre de profes-
sionnels. C’est pourquoi il ne faut rien
exclure. En annonçant sa démission,
samedi [18 mai], Strache a reconnu qu’il
avait fait preuve d’une bêtise confondante,
qu’il était éméché et qu’il avait colporté des
rumeurs sur le compte de Sebastian Kurz
pour faire le coq devant la jolie Russe. On
ne le contredira pas. C’est le genre d’atti-
tude lamentable qu’on ne voit que chez
nous. Et c’est d’autant plus stupide que
la Krone est désormais l’ennemi du FPÖ,
alors qu’elle l’avait souvent soutenu sans
réserve. Voilà à quoi ont mené les lubies de
mainmise sur le journal qu’avait Strache.
Cela étant, le protagoniste se nomme
désormais Sebastian Kurz. Dans son allo-
cution sur la tenue de nouvelles élections
[le 18 mai], il avait, comme à son habitude,
l’air calme et maître de lui. Ce qui est une
performance au vu du fiasco qu’il vient de
vivre. Il fera sans doute une bonne cam-
pagne [pour les législatives anticipées qui
se tiendront en septembre]. Reste que le
doute subsiste : Sebastian Kurz a-t-il l’étoffe
d’un homme d’État ?
—Hans Rauscher
Publié le 18 mai
À la une
“Kickl limogé… Et tous les
ministres FPÖ quittent le
gouvernement”, titre la Kronen
Zeitung le 21 mai. Après que
le chancelier Sebastian Kurz
a annoncé, dans son allocution
la veille au soir, sa décision de
limoger le ministre de l’Intérieur,
Herbert Kickl (FPÖ), tous les
ministres du Parti de la liberté
(FPÖ) ont choisi de le suivre.
“Tchac, tchac, tchac, Kickl
dehors, […] et tous les ministres
du FPÖ donnent leur démission”,
poursuit le tabloïd autrichien,
encore ébranlé d’avoir vu
H.-C. Strache imaginer, dans la
vidéo d’Ibiza, mettre la main
sur  sa rédaction. Des experts
devraient être prochainement
nommés pour occuper
les portefeuilles vacants.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
L’Église sur
la sellette
POLOGNE
— “Le pape
François va-t-il
faire le ménage
dans l’Égli se
polonaise?”
se dema nde
Gazeta Wy-
borcza après la sortie d’un docu-
mentaire visionné 20 millions
de fois et révélant l’inaction de
certains évêques alertés d’actes
de pédophilie de leurs subordon-
nés. En réaction, le gouvernement
ultraconservateur a fait adopter
le 16 mai en urgence un durcisse-
ment du Code pénal – qui devra
encore être promulgué –, sans
toutefois ouvrir d’enquête sur
l’Église dont il est très proche.
“Le Vatican seul ne résoudra pas le
problème”, avertit le journal.
Dernier départ
AUTRICHE — Une “légende de la
Formule 1” s’en est allée, annonce
Die Presse. L’Autrichien Niki
Lauda, triple champion du monde
de Formule 1, rescapé miraculeux
d’un terrible accident en 1976 et
fondateur de deux compagnies
aériennes, est mort le 20  mai
à l’âge de 70  ans. Les médias
l’avaient, dès ses débuts, sur-
nommé le Robot.
Des djihadistes
se mutinent
TADJIKISTAN — Vingt-neuf
détenus et trois gardiens, c’est
le nombre de morts recensés
par les autorités pénitentiaires
après avoir maté, le 19 mai, une
mutinerie à la prison de Vakhdat,
dans les faubourgs de la capitale,
Douchanbé. Trois djihadistes,
à l’origine du soulèvement, pro-
testaient contre les mauvais trai-
tements infligés aux détenus. En
cherchant à maintenir la religion
sous contrôle, estime le spécialiste
PARIS 89 FM
DANIEL DESESQUELLE
CARREFOUR DE L’EUROPE
DIMANCHE 18H10
russe Alexeï Malachenko, inter-
rogé par la Fergana Agency, le
pouvoir a transformé l’islam en
“champ de bataille politique”.
Des armes mieux
contrôlées
SUISSE — “Les Suisses pré-
fèrent Schengen aux fusils”,
résume Le Temps, alors
que, lors d’un référen-
dum le 19 mai, 63,7 % des
électeurs se sont dits
favorables à un
renforcement
des contrôles
sur les armes
à feu. Selon la
députée socia-
liste Priska Seiler Graf, citée
par le journal, “deux arguments
ont porté” : “la possibilité d’appor-
MARTIRENA, CUBA
ter davantage de sécurité dans
le pays” et “la peur de quitter l’es-
pace Schengen”. Le non-respect
des nouvelles règles européennes
aurait pu forcer la Suisse, non
membre de l’Union européenne
mais membre de Schengen,
à sortir de cet espace de libre
circulation.
Recyclage toute !
TIMOR-ORIENTAL — Le petit et
jeune État situé entre l’Indonésie
et l’Australie pourrait-il bientôt
servir de modèle au reste de la
planète? C’est en tout cas la direc-
tion qu’il a prise en s’associant le
17 mai à des chercheurs austra-
liens pour construire une usine
révolutionnaire qui, une fois en
service fin 2020, devrait lui per-
mettre de recycler la totalité des
plastiques qu’il consomme. “Le
réacteur catalytique hydrother-
mique, qui coûtera 57,7 millions
de dollars australiens [36 millions
d’euros], broiera les plastiques en
miettes minuscules qui pourront
servir à produire de nouveaux
plastiques, des cires dures et des
combustibles”, détaille le Sydney
Morning Herald.
7 JOURS. 9
FRANCE
Le cas Vincent Lambert
divise la presse européenne
Alors que l’alimentation de ce patient, qui vit dans un état
végétatif depuis 2008, venait d’être suspendue, la justice
a ordonné dans la soirée du 20 mai la reprise de ses soins.
L
a nouvelle est tombée dans la soirée aucune chance de voir son état s’amélio-
du 20 mai, alors que tout semblait rer, mais il n’est pas en phase terminale,
enfin décidé. “Les traitements de c’est aussi un patient qui ne montre pas
Vincent Lambert doivent être maintenus afin de signes de douleur, pointait le quoti-
de permettre à un comité de l’ONU d’étudier dien. De plus, Vincent n’a jamais transmis
le dossier”, explique le quotidien suisse aucune directive sur son traitement. On ne
Le Temps. Dans la matinée, l’arrêt des saura jamais s’il aurait voulu être nourri
soins de ce Français de 42 ans, tétraplé- et hydraté ou pas. Ce qui est sûr, c’est que
gique depuis 2008, avait Vincent Lambert est un
débuté. Il n’aura duré patient qui coûte cher, et
que quelques heures. Revue parfois il y a des raisons
“Le Comité internatio- de presse économiques derrière
nal de défense des droits des choix de politique de
des personnes handica- santé.”
pées (CIDPH) de l’ONU avait demandé Mais la presse transalpine n’est pas
à la France de surseoir à l’arrêt des traite- unanime : le journal de centre gauche
ments dans l’attente d’un examen du dos- La Repubblica, par exemple, prenait
sier sur le fond, poursuit Le Temps. La cour le contre-pied des quotidiens de droite
d’appel de Paris a donc ordonné à l’État et catholiques et s’exprimait ainsi : “Il
français de faire respecter les mesures pro- existe une différence fondamentale entre
visoires demandées par le CIDPH.” Cette ‘tuer’ et ‘laisser mourir’. Plutôt que de pro-
décision se traduit par un délai supplé- clamer la valeur inaliénable de la vie de
mentaire de six mois, pendant lequel façon abstraite, il faut essayer de respec-
Vincent Lambert sera maintenu en vie ter l’existence individuelle des personnes.
afi n de donner le temps au comité de Lorsqu’on s’obstine à vouloir maintenir en
l’ONU d’étudier son cas. vie ceux qui sont déjà très loin de celle-ci,
c’est la dignité de ces personnes qu’on est
Erreur. Avant cette dernière décision, en train de piétiner.”
en Italie, de nombreux journaux s’étaient Dans un éditorial, La Tribune de Genève
soulevés contre la décision de mettre fin ne parvenait pas à trancher. Faisant valoir
aux jours du patient français. C’est le les arguments de la mère et de la femme
cas du quotidien catholique Avvenire, de Vincent Lambert, le journal suisse esti-
qui, par la voix de son directeur, pre- mait que “l’une et l’autre ont raison”, qu’“au-
nait nettement position. “L’histoire de cune des deux n’a tort”. “Dans la plupart des
Vincent Lambert est très triste, je pense cas, ce terrible dilemme sur la poursuite des
que les médecins [qui avaient décidé de la soins est tranché par le patient lui-même. Et,
fin de soins] et les magistrats sont en train quand il est inconscient, les familles tombent
de faire quelque chose de très grave et de d’accord sur une solution et forgent leur choix
profondément erroné. Je souhaite que l’on ensemble. Ici, ce n’est pas le cas, et la société
respecte ce qu’exige le simple esprit d’huma- doit trancher entre ces deux légitimités. Avec
nité. Vincent est vivant mais sans défense : ses lois, ses tribunaux, ses équipes médicales.”
il ne doit pas être tué.” Quoi qu’il en soit, dans les prochains
L e jou r n a l de d roite t r a n s a l- six mois, le débat sur la fin de vie conti-
pin Il Foglio défendait également le nuera à s’alimenter de l’histoire de Vincent
choix de laisser en vie Vincent Lambert, Lambert; celui qui, pour le journal de centre
mais en employant des arguments moins gauche espagnol El País, est devenu “un
“moraux”. “Vincent est un patient gra- symbole du droit à mourir dans la dignité”.
vement handicapé, qui n’a pratiquement —Courrier international
La radio mondiale en français
et 13 autres langues
@CarrefourEuropet
10. 7 JOURS
Mariage pour tous
TAÏWAN — “Un rayon d’espoir
pour l’égalité des droits” : c’est par
ce titre que le Taipei Times a salué,
le 18 mai, l’adoption, la veille,
d’une loi autorisant le mariage
pour tous. “Taïwan consolide sa
réputation de nation démocratique
et progressiste”, ajoute le quotidien.
À défaut d’être le texte espéré par
la communauté LGBT, qui aurait
souhaité qu’il donne son feu vert
à l’adoption par les couples de
même sexe, il s’agit d’un com-
promis acceptable à ses yeux et
d’“un grand bond en avant pour
Taïwan et l’Asie”.
Fini l’anonymat
des pandas
TECHNOLOGIE — “Vous peinez
à distinguer un panda d’un autre
de ses congénères ? Une applica-
tion de reconnaissance faciale est
désormais là pour vous faciliter la
tâche”, s’amuse l’agence de presse
chinoise Xinhua. Plus sérieuse-
ment, l’objectif de cet outil, éla-
boré à l’aide de 120 000 clichés
et 10 000 vidéos, est d’améliorer
la protection de ces mammifères,
dont il ne reste que 2 000 indivi-
dus en liberté. “L’application per-
mettra de recueillir des données sur
la population, les classes d’âge, le
ratio mâles-femelles, les naissances
et décès des pandas sauvages qui
vivent dans les montagnes et sont
durs à traquer”, explique le cher-
cheur Chen Peng.
Résurrection
AUSTRALIE —
“ScoMo, le mira-
culé”, titre The
Sunday Mail
en référence au
Premier ministre
Scott Morrison
dont le par ti
conservateur a, à la surprise
générale, remporté les législatives
du 18 mai. Les sondages avaient
donné vainqueurs les travaillistes.
Mais le programme social auda-
cieux de l’ancien syndicaliste
Bill Shorten et ses promesses de
s’attaquer au réchauffement cli-
matique lui auront été fatals. “Une
coalition revenue d’entre les morts
a arraché aux travaillistes une
élection imperdable”, commente
l’hebdomadaire de Brisbane.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
↙ Dessin de Martirena,
Cuba.
ÉCONOMIE
La guerre froide
d’approvisionnement complètement indé-
pendante. Historiquement, le programme
nucléaire militaire chinois avait suivi le
technologique a débuté
même chemin : le départ des conseillers
soviétiques à la fin des années 1950 ayant
contraint la Chine à mettre au point sa
propre bombe A. Par conséquent, il faut
En plaçant Huawei sur une liste noire et en le privant s’attendre à une accélération de la straté-
de certains services de Google, Washington espère remporter gie de contrôle d’Internet et des techno-
logies associées à laquelle se livrent déjà
sa bataille commerciale contre Pékin. Mais “c’est une grave la Chine et la Russie, qui a récemment fait
erreur de calcul”, juge le Financial Times. passer une loi permettant au pays de se
déconnecter du réseau Internet mondial.
En effet, si la Chine se plaint des décisions
américaines, Pékin ne doit s’en prendre qu’à
lui-même. La Chine a bloqué de nombreuses
elle découle d’une idée profondément enra- entreprises et des sites Internet étrangers,
cinée chez les hauts responsables de la notamment Twitter, Facebook et des ser-
sécurité aux États-Unis : la Chine de Xi vices de Google comme Gmail et YouTube.
Jinping est intrinsèquement malveillante, Le nombre d’entreprises européennes qui
et de surcroît sur le point de surpasser ont dû céder des technologies en échange de
l’Amérique sur le terrain des hautes l’accès au marché chinois a doublé en deux
technologies. Les mesures américaines ans, selon un rapport publié [le 20 mai]. Si
font visiblement partie d’une les services de renseignements occi-
stratégie qui vise à ralentir la dentaux restent divisés sur l’am-
montée en puissance de Pékin. pleur de la menace représentée par
Tout cela rappelle à bien des Huawei, tous reconnaissent que la
égards l’époque soviétique et la ÉDITO Chine est la plus grosse source de
guerre froide, à cela près que jamais cyberattaques contre des sites sen-
—Financial Times Londres les liens entre deux secteurs économiques sibles et industriels.
L
soviétique et américain n’ont été aussi étroits. Si la Chine veut redorer son blason, elle
e siège de Huawei a commencé. Les dernières décisions de Washington ont doit mettre fin à ce genre d’actions. Pourtant
Google vient de restreindre l’accès visiblement pour but de frapper au cœur, l’approche coercitive de Washington est
à Android, son système d’exploita- sinon à mort, l’une des premières entre- inadaptée. Les États-Unis et l’Occident ne
tion, pour les appareils du géant chinois prises chinoises du high-tech devenue com- devraient pas chercher à enrayer la montée
des télécoms. Les fabricants américains pétitive sur le marché mondial – et qui se en puissance de la Chine mais l’encourager
de circuits intégrés devraient incessam- trouve dépendre de fournisseurs américains à coopérer au sein d’un système réglementé,
ment suspendre leurs livraisons [même autant pour ses téléphones portables que en se montrant eux aussi exemplaires.
si le président Trump a accordé le 20 mai pour ses équipements réseau. Les alliés de Washington devraient avoir
un délai supplémentaire de trois mois aux Quelle que soit l’ampleur des dan- la liberté de déterminer quelles mesures
entreprises américaines pour commercer gers représentés par Huawei et le sec- ils jugent nécessaires pour combattre les
avec Huawei]. La décision des États-Unis teur technologique chinois, les décisions menaces de sécurité émanant de Huawei
de placer Huawei sur leur “Entity List”, américaines pourraient être contre-pro- ou d’autres. Les États-Unis ont le droit de
qui impose aux entreprises américaines ductives. Pékin risque en effet de vou- se protéger mais sans pour autant verser
de solliciter une autorisation fédérale pour loir compenser la situation de faiblesse dans un protectionnisme déstabilisant.—
l’approvisionner, est un tournant pour le de la Chine et mettre en place une chaîne Publié le 20 mai
secteur mondial des technologies. Elle
vient déterrer la hache de guerre dans un
conflit jusque-là larvé entre Washington et
Pékin. Et c’est une grave erreur de calcul. La mauvaise foi américaine
Tous les États ont le droit de défendre les ●●● “La Chine est devenue le ainsi assuré son ascension. Les
intérêts dont dépend leur sécurité natio- nouveau bouc émissaire des élites politiques américains ont failli
nale – et en particulier dans le domaine politiques américaines pour tous les en ne prenant pas les mesures
de la technologie 5G, système nerveux problèmes auxquels font face les structurelles nécessaires pour
central de ce que sera l’économie numé- États-Unis”, explique le site Asia revitaliser leur économie et préparer
rique de demain et l’“Internet des objets”. Times. Durant les années Clinton, leur population au défi posé par la
Les offensives du gouvernement Trump la souligne le site, les excédents du montée de la puissance chinoise,
semaine dernière vont cependant bien au- budget américain auraient pu notamment depuis son adhésion à
delà de ce qu’exige la défense de la sécu- permettre au pays d’investir dans les l’Organisation mondiale du commerce
rité nationale. Elles semblent aussi être infrastructures et l’éducation, pour en 2001. “Trump peut penser
bien davantage qu’un simple coup de pres- préparer le pays aux défis du qu’interdire Huawei mettra la Chine à
sion pour pousser la Chine à accepter un xxie siècle. Mais des milliards ont été genoux et la forcera à s’asseoir à la
accord commercial. gaspillés dans le “chaos” dans lequel table des négociations, mais il se
La décision états-unienne témoigne d’une les États-Unis se sont empêtrés au trompe. Pékin redoublera d’efforts
volonté de dissocier les secteurs technolo- Moyen-Orient après le 11 septembre pour développer des téléphones
giques américain et chinois, et d’entraîner 2001. Une période durant laquelle la intelligents avec des systèmes
un vrai découplage du secteur à l’échelle Chine a développé son économie et alternatifs à ceux de Google.”
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12. 7 jours
Controverse
L’art peut-il s’approprier le drame des migrants ?
En exposant à la Biennale de Venise un chalutier dont le naufrage en 2015 avait causé la mort de centaines de migrants,
l’artiste suisse Christoph Büchel suscite la polémique.
non
Le bal des
hypocrites
—The Guardian (extraits) Londres
D
ans la nuit du 18 avril 2015, à envi-
ron 180 kilomètres de l’île italienne
de Lampedusa, un chalutier chavi-
rait avec plusieurs centaines de migrants
à son bord. Dans les flots ou sous la coque
de ce bateau de 23 mètres, 700 passagers
qui rêvaient d’une vie meilleure ont péri
dans les eaux de la Méditerranée. [Début
mai], ce géant rouillé est arrivé à Venise
dans le cadre de la Biennale d’art, pour
y être exposé dans une installation [inti-
tulée Barca Nostra] conçue par l’artiste
Christoph Büchel.
En tant que journaliste travaillant en
Italie, je ne vois que trop les conséquences
funestes de ces traversées désespérées et
souvent mortelles qu’entreprennent les
migrants à travers la Méditerranée. Le
spectacle du remorquage de ce bateau sur
le canal de la Giudecca a provoqué en moi
un malaise. Si louables que soient les inten-
tions de l’artiste et des organisateurs de la
Biennale, à savoir sensibiliser l’opinion au
drame des migrants en mer, j’ai eu rapide-
ment le sentiment qu’ici n’était pas la place
de cette embarcation.
Transformer en spectacle le souvenir
de telles tragédies, c’est risquer d’atténuer
l’indignation et la souffrance que suscite
la crise des migrants, voire l’exploiter. Et
c’est d’autant plus le cas en l’occurrence
que l’épave exposée n’est pas n’importe
quelle épave : son renflouage a été une
histoire à rebondissements qui a au pas-
sage révélé une myriade d’hypocrisies et
de manquements.
L’épave, qui gisait par 400 mètres de
fond, a été renflouée par l’État italien en
2016 à la demande du Premier ministre
d’alors, Matteo Renzi. L’opération elle-
même avait constitué un grand spectacle,
un gros contingent de la marine italienne
ayant été mobilisé pendant des mois et
pour un coût de 9,5 millions d’euros. “Il
était de notre devoir d’offrir une sépulture
digne à nos frères et sœurs qui seraient sinon
restés au fond de la mer”, a déclaré Renzi le
jour où le chalutier a été ramené à la sur-
face, avec près de 300 corps à l’intérieur.
↑ L’œuvre Barca Nostra, exposée
à la Biennale d’art de Venise.
Photo Antonio Calanni/AP/SIPA
Cet hommage achevé, en février 2017, le
gouvernement concluait avec les garde-
côtes de la Libye un accord permettant
à l’Italie de renvoyer des réfugiés dans ce
pays où les ONG font état de tortures et
d’exactions. Pendant que des migrants
étaient renvoyés dans des centres de déten-
tion libyens, que des hommes, des femmes
et des enfants continuaient de mourir en
Méditerranée, en Italie avait commencé une
bataille macabre : laquelle des diverses ins-
titutions allait mettre la main sur l’épave ?
Personne ne se souciait visiblement du sort
des migrants, mais leurs embarcations atti-
saient l’envie de dizaines d’individus – tous
mieux intentionnés les uns que les autres,
évidemment.
Diverses organisations plaidaient pour
que le bateau fasse une tournée pour être
exposé dans des musées de différentes
villes d’Italie. Finalement, c’est la ville sici-
lienne d’Augusta, où était basée la mission
de renflouage, qui a obtenu l’autorisation
de l’accueillir, à la condition de l’intégrer à
un monument en mémoire des victimes de
la tragédie. Il y a quelques mois, Christoph
Büchel s’est vu octroyer un “prêt gratuit
et temporaire” du bateau à l’occasion de la
Biennale. “C’est une œuvre qui s’adressera
à nos consciences”, a estimé Ralph Rugoff,
le commissaire de l’événement vénitien.
Je suis fermement convaincu que l’art
a vocation à mobiliser les consciences et à
dénoncer le système. L’art a toujours joué
ce rôle, et il doit continuer à le faire. Pour
autant, je n’arrive pas à me défaire de l’idée
qu’exposer cette épave dans un contexte
purement artistique – c’est-à-dire loin des
institutions responsables de cette tragédie et
Courrier international — no 1490 du 23 au 29 mai 2019
des populations qui sont les témoins inces-
sants de ces horreurs – risque de la priver
de toute portée politique dénonciatrice,
pour en faire une installation où la provo-
cation l’emporte sur la prise de conscience.
L’installation de Büchel risque de n’être
qu’une énième commémoration dépour-
vue de toute condamnation du présent : elle
est trop loin de ceux à qui elle est censée
s’adresser. Je les imagine, ces foules bien
mises, sirotant leur spritz, devant ce bateau
qui à mes yeux n’est rien d’autre que le
tombeau de 700 personnes. Je les vois, le
regard posé sur sa peinture du même bleu
délavé que le ciel vénitien. Et je pense aux
28 rescapés du naufrage, et à tout ce qu’ils
auraient donné pour n’avoir ne serait-ce
qu’une seule seconde de leur attention.
—Lorenzo Tondo
Publié le 12 mai
oui
Une épave contre
l’oubli
—Il Manifesto (extraits) Rome
P
artie du port d’Augusta, en Sicile,
l’épave éventrée de l’embarcation où
[en 2015] 700 personnes ont trouvé
la mort est arrivée à Venise sur un chaland.
C’était un petit canot de pêche libyen ; il
a coulé et s’est transformé dans nos eaux
en un cimetière sans pareil. Seules 28 per-
sonnes ont pu être sauvées du naufrage. Sa
carcasse a été conservée quelques années
dans un hangar réfrigéré. Aujourd’hui,
cette épave est un gigantesque vestige
de l’histoire. L’exposer lors de ce rendez-
vous vénitien était le projet de Christoph
Büchel, l’enfant terrible de l’art suisse, qui
avait déjà créé des remous à Venise en ins-
tallant il y a quelques années une mosquée
dans l’église [déconsacrée] Santa Maria della
Misericordia. À l’époque, le tribunal admi-
nistratif avait demandé la fermeture immé-
diate de l’édifice ; aujourd’hui, c’est la Ligue
[extrême droite], en pleine campagne pour
les européennes, qui attaque Barca Nostra.
Gianantonio Da Re, candidat à Bruxelles
tout droit nommé par le ministre de l’In-
térieur, Salvini, s’est promptement vanté
de “ne pas comprendre l’art politique”, et a
entonné la rengaine gouvernementale :
“Stopper le flux de migrants !”
En ce moment complexe, en cette
période de désordre constitutionnel, où
vacillent chaque jour les principes qui
ont édifié avec tant de peine l’État démo-
cratique, ramener notre pensée à cette
mer de cadavres qu’est aujourd’hui la
Méditerranée est un acte culturel engagé.
Cette installation “invite seulement à un
grand silence et à la réflexion”, a dit le pré-
sident de la Biennale, Paolo Baratta. Nous
vivons “à une époque intéressante”, clame
le titre de l’exposition de cette année,
mais cette époque est fort confuse et dif-
ficile. Aussi, contre la tentation de l’ou-
bli qui pacifie les consciences, ce bateau
voyage et se fait monument – en contraste
criant avec les yachts amarrés alentour
– par un recensement (intérieur, chacun
le faisant dans son cœur) de corps qui
cessent d’être des chiffres anonymes
engloutis par les vagues.
Le navire, après qu’il fut récupéré, avait
été transféré du ministère de la Défense
à la commune d’Augusta pour la création
d’un jardin de la mémoire. Il en était le
héros, le dispensateur de souvenirs, avec
sa matérialité fatiguée, douloureuse, vidée
de vies humaines.
Un peu comme l’avion de la tragédie
d’Ustica [survenue en 1980, elle a causé
la mort de 81 personnes] dans l’installa-
tion de Christian Boltanski à Bologne,
ces carcasses sont des objets-signaux, des
passeurs de témoin entre générations, et
non des fétiches électoraux auxquels s’en
prendre à loisir. Ce que Büchel a offert à
la communauté artistique, c’est un bateau
de pêche qui est devenu le théâtre d’un
génocide, le funeste totem d’un apar-
theid, dans lequel beaucoup de nos gou-
vernements se reconnaissent.
—Arianna Di Genova
Publié le 8 mai
MHD SAS, 105 Bvd de la Mission Marchand, 92400 Courbevoie – B 337 080 055 RCS Nanterre

Le Belvedere est un palais symbolique de Pologne, berceau de Belvedere vodka. Ce sont le terroir polonais et
le seigle de Dankowskie qui donnent à notre vodka son goût et son caractère uniques.

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

14. Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

d’un
continent
à l’a ut r e. Moyen-Orient... 18

afrique
France ......... 22
Asie ........... 24
Amériques...... 26

Sahel. Pour la
France, une guerre
déjà perdue ?
Depuis 2013, plusieurs milliers de soldats français
combattent le terrorisme au Sahel.
Mais les djihadistes continuent de gagner du terrain.
FOCUS Face à cet ennemi insaisissable, la France, pour
ce quotidien suisse germanophone, est en train de s’enliser.

—Neue Zürcher et communautaires s’ajoute en la Légion étrangère ont même été se réfugier dans des zones plus Macron a confirmé qu’il souhaitait
Zeitung Zurich effet l’opposition entre éleveurs envoyés. Le succès de l’opération sûres. En cinq mois [de novembre poursuivre l’opération Barkhane.

A
vec 4 500 soldats station-
nés au Sahel, la France
s’est engagée dans une
guerre asymétrique contre les
rebelles islamistes. L’armée
française s’est déployée dans
la région en 2013 à l’époque où,
au Mali, la ville de Tombouctou
était menacée de destruction par
des djihadistes. Son ennemi est
insaisissable et son territoire sans
limites.
Dans le désert ou la savane, les
hommes souffrent naturellement
de la chaleur et de l’ennui, qui
mettent parfois brutalement les
nerfs à vif. Le sable et la poussière
poussent également le matériel
jusqu’à ses limites. Le ravitaille-
ment est difficile : sur route, les
convois sont exposés aux attaques
surprises, et le transport aérien
coûte cher.
Et, pour ne rien arranger, les
Français évoluent dans une zone
où s’entrecroisent plusieurs lignes
de front : aux tensions religieuses
et paysans, sans oublier les tra- reste néanmoins discutable. Les à mars], près de 4 700 personnes Il veut mettre l’accent sur la lutte
fics de drogue et d’êtres humains. rebelles ont évité le combat, ils ont trouvé la mort dans des com- contre le terrorisme, mais il pense
Difficile de s’y retrouver dans cet se sont volatilisés pour mieux bats ou dans des attaques rebelles, également à la Libye et [au risque
imbroglio. réapparaître ailleurs, ou bien ont soit moitié plus que l’année pré- d’une nouvelle] crise des migrants.
La zone d’opération de la force mis le cap sur le sud. On observe cédente. Parmi ces victimes, on Une question devient néan-
française Barkhane s’étend sur aujourd’hui une recrudescence de dénombre 2 100 civils. moins lancinante : combien de
cinq pays d’Afrique : la Mauritanie, leurs activités dans le centre du temps cet engagement militaire
le Mali, le Burkina Faso, le Niger Mali, au Burkina Faso et au Bénin Postes avancés. Les Français se doit-il encore durer? Et, au vu
et le Tchad. Les forces de sécu- [où avaient été enlevés le 1er mai servent notamment d’anciennes des dépenses engagées, le jeu en
rité de ces États partenaires [qui deux touristes français, libérés forteresses datant de l’époque colo- vaut-il la chandelle ? La présence
constituent la force transnatio- neuf jours plus tard]. niale – dont ils réveillent le sou- militaire coûte près de 700 mil-
nale du G5 Sahel] ont été armées Les rebelles cherchent à élimi- venir au passage. Au Niger, ils ont lions d’euros chaque année à la
et entraînées par des militaires ner le peu de pouvoir qui reste à un reconverti l’impressionnant fort France, et ce, dans une situation
français – ce qui a pris État malien chancelant Madama en aérodrome ; au Mali, qui sur le plan purement sécuri-
plus de temps que prévu. dans le nord et l’est du ils ont disséminé des postes avan- taire reste très incertaine.
L’Union européenne pays afin d’établir leur cés le long des anciennes routes Les sceptiques redoutent un
( U E) a ég a lement propre régime. Pour ce de commerce et de pâturages. enlisement du conflit engen-
envoyé 600 soldats au ANALYSE faire, ils s’en prennent Cela leur permet de signaler leur drant des dépenses incalcu-
Mali, et près de 800 mili- systématiquement à ses présence et empêche les groupes lables, comme en Afghanistan.
taires américains sont station- représentants. rebelles de s’installer durablement. Mais la comparaison ne tient pas
nés au Niger. Le Mali compte en Les soldats et les policiers sont Seules les forces de sécurité du vraiment, car l’intervention au
outre 14 769 Casques bleus de les premiers dans leur ligne de G5 Sahel pourraient assurer un Sahel est relativement rentable.
l’ONU (Minusma), pour la plu- mire et sont régulièrement la cible contrôle raisonnablement effi- Elle doit se poursuivre, mais sans
part africains. d’attentats à la bombe. Mais les cace sur cette région, mais elles ne ambitions démesurées et avec des
L’année dernière, les Français rebelles s’attaquent également aux sont pour l’heure pas en mesure objectifs limités, même si cela
ont passé le nord du Mali au peigne fonctionnaires et aux enseignants. de le faire. est épuisant.
fin, à la recherche de combattants Craignant pour leur vie, ces der- Ainsi qu’il l’avait déclaré au —Andres Wysling
islamistes. Des parachutistes de niers quittent leur maison pour début de son mandat, Emmanuel Publié le 14 mai
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 AFRIQUE. 15

↙ Dessin de Glez Opinion

paru dans Journal du jeudi,
Ouagadougou.
Une ex-puissance coloniale
toujours hégémonique
●●● “Comme le président
Emmanuel Macron l’annonçait
aux Africains depuis
Ouagadougou [dans son
discours du 28 novembre 2017
au Burkina Faso], il faut
travailler à l’émancipation
partagée [entre les
ex-colonies françaises
et la France]. Il a raison.
Assurément”, rappelle
le philosophe burkinabé
Mamadou Djibo dans une
tribune publiée par Le Faso.
“Mais en attendant
l’émancipation conjointe,
il y a toujours l’hégémonie
qui règne”, déplore-t-il.
L’exemple le plus
emblématique et
problématique de cette
“puissance hégémonique”
tricolore? “Sa présence
militaire au Sahel, qui est
devenue une présence armée
de substitution aux armées
nationales défaillantes.” La
force Barkhane déchargerait
ainsi les États locaux de leurs
responsabilités de prendre
en main leur propre sécurité,
sans que la France assume
pour autant les dérives
Près de 25 000 militaires déployés au Sahel de sa lutte antiterroriste.
MAROC “Comment cette force militaire
28 soldats nigériens
ALGÉRIE tués le 14 mai dans française pourra-t-elle
un attentat à Tongo LIBYE se prévaloir de la doctrine
AR EN A-
) L
OC TA
(M CID HAR
en janvier, qui aurait fait
210 morts.
La France encourage la
montée en puissance de la
force régionale antiterroriste
du G5 Sahel, qui rassemble
des soldats des cinq pays
de la région (Burkina Faso,
Mali, Mauritanie, Niger, Tchad).
Mais Mamadou Djibo
estime que cette force
est “une usine à gaz et un
bruissement de conjectures”
car elle ne dispose toujours
pas de moyens suffisants,
en matériel et en hommes.
De même, “le G5 Sahel
ne peut pas être un instrument
efficace de coopération
entre ces États du Sahel
et la France” car cette dernière
garde toujours la main sur
la conduite des opérations.
Le philosophe n’épargne pas
non plus les dirigeants des
États africains concernés,
“impotents”, “sans autorité”
et “soumis”. “Il ne faut jamais
confier la garde de sa case
à l’enfant d’autrui!”, et “confier
la sécurité à la France n’est
pas une option puisque cette
responsabilité incombe
aux Sahéliens”.
Ces chefs d’État doivent
“renoncer au paternalisme
postcolonial pour mettre

Tongo, revendiqué de la non-interférence au centre des priorités leurs

par l’État islamique
OC SA

au Grand Sahara et de la non-indifférence intérêts mutuels”. Mamadou

lorsque des droits humains Djibo juge que “le salut
Tessalit Madama
sont autant violés, de façon est, peut-être, dans
MAURITANIE M répétée?” interroge le désengagement français
Nouakchott MALI M le penseur, en référence puisque la solution n’est ni
M Aguelal
Tombouctou Kidal aux dernières violences militaire ni budgétaire”,
M M
M
Agadez Faya-Largeau intercommunautaires dans mais “civilisationnelle”, avec
M NIGER
la région, comme le massacre une indispensable “éducation
SOURCES : MINISTÈRE DES ARMÉES, MINUSMA, LE MONDE. SITUATION AU 20 MAI 2019

M Gao M
M
SÉNÉGAL M M
TCHAD de Yirgou au Burkina Faso au vivre-ensemble”.
Mopti
Bamako Ouagadougou Niamey Abéché SOUDAN
M
G.-B. Construction d’une

700
BURKINA N’Djamena
GUINÉE FASO base américaine
BÉNIN
de lancement
de drones
S. L. TO.
CÔTE GHANA
LIBERIA D’IVOIRE NIGERIA
RÉP. CENTRAFRICAINE
MILLIONS D’EUROS POUR BARKHANE.
CAMEROUN C’est le coût annuel pour l’État français de la force antiterroriste
Barkhane. Les 4500 militaires tricolores sont déployés dans trois
500 km
pays : le Mali, le Niger et le Tchad. En décembre, la France a
également annoncé qu’elle débloquerait 220 millions d’euros pour
Forces françaises (opération Barkhane) : M Forces onusiennes de la Minusma : Pays de la financer des projets de développement dans les pays du G5 Sahel,
4 500 militaires déployés (Mali, Niger et Tchad) 13 010 soldats + 1 759 policiers force G5 Sahel
autour de 3 points d’appui déployés au Mali (5 000 hommes) en plus des 280 millions d’euros déjà engagés. L’Union
européenne (UE) a pour sa part promis 800 millions d’euros.
16. afrique
Au Niger, les Français
à la manœuvre
Chaque jour, drones et avions tricolores
décollent de bases militaires au Niger pour contenir
la menace terroriste. D’autres pays européens
s’engagent, inquiets d’une nouvelle crise migratoire.
—Financial Times
(extraits) Londres
L
e Niger est assiégé par les
dangers. Six de ses sept
pays frontaliers traversent
des crises d’ampleur et de nature
diverses. Dans le Nord, la marche
d’un homme sur Tripoli [le maré-
chal Khalifa Haftar] menace de
faire plonger de nouveau la Libye
dans la guerre civile. Dans le
Sud, le groupe terroriste Boko
Haram et des bandes crimi-
nelles font des ravages le long
d’une bonne partie de la frontière
avec le Nigeria, et les violences
djihadistes ont gagné le Tchad
voisin. Al-Qaida au Maghreb
islamique (Aqmi) rôde dans les
foCus saHeL
déserts algériens, les affronte-
ments communautaires et les
opérations islamistes du nord et
du centre du Mali ont gagné le
Burkina Faso, précipitant dans
le chaos plusieurs régions d’un
pays qui a longtemps fait figure
de modèle de stabilité.
Dans son bureau de Niamey,
la capitale assoupie du Niger,
le ministre de la Défense, Kalla
Moutari, désigne une imposante
carte de son pays situé en plein
cœur du Sahel, bande semi-aride
qui traverse l’Afrique et qui est
aujourd’hui une région en plein
chaos. À 15 kilomètres de là, des
drones Reaper et des avions de
chasse Mirage de l’armée fran-
çaise décollent tous les jours,
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
↓ Dessin de Glez paru dans Journal
pour des opérations lancées
contre un nombre croissant de
groupes extrémistes violents bien
organisés, en particulier vers le
Mali voisin dans le cadre de l’opé-
ration Barkhane – dans laquelle la
France a engagé 4 500 hommes.
L’intensification des violences
ces six derniers mois a fait des
milliers de morts et des cen-
taines de milliers de déplacés,
et ce dans l’une des régions les
plus pauvres du monde.
“Que notre pays soit encore debout
alors que de telles menaces nous
entourent, cela tient du miracle”,
résume Kalla Moutari. Sur les
5 800 kilomètres de frontière que
compte le Niger, seuls 200, qui
le séparent du petit pays côtier
qu’est le Bénin, jouissent encore
d’un calme relatif. “La situation
est épouvantable.”
Les autorités nigériennes ont
récemment démantelé à Niamey
une cellule djihadiste dormante
qui, selon le ministre Moutari,
préparait des actions contre l’ar-
mée nationale et des forces mili-
taires étrangères. La nouvelle a
accentué les craintes des pays voi-
sins comme des États occiden-
taux : la spirale de la violence se
du jeudi, Ouagadougou.
serait enclenchée, avec le risque
qu’elle s’étende à toute l’Afrique
de l’Ouest, voire au-delà.
La France, principale présence
européenne dans la région, a ins-
tallé le long de la frontière Mali-
Niger une série de bases militaires
afin de contenir la menace. En
réaction à la recrudescence des
violences, elle a aussi renforcé en
décembre son accord de coopéra-
tion en matière de sécurité avec
le Burkina Faso. “Avec la déliques-
cence de l’État en Libye, le Niger est
la nouvelle frontière de l’Occident,
constate M. Moutari. Si le Niger
tombe, il n’y a plus rien.”
Sans débouché maritime et
grand comme deux fois l’Ukraine,
le Niger se classe à la 189e place
du classement de l’indice de
développement humain (IDH)
des Nations unies. Ses voisins le
Tchad, le Burkina Faso et le Mali
“Avec de telles
menaces cela tient
du miracle que
notre pays soit
encore debout.”
Kalla Moutari,
ministre de la défense
font tous partie des dix derniers
du classement.
Pour l’heure, les troubles au
Sahel ont des causes essentiel-
lement locales : les groupes
islamistes exploitent le méconten-
tement de la population, vieilles
querelles séculaires entre paysans
et pasteurs nomades, absence de
l’État ou pratiques brutales des
représentants de l’ordre. Et à ce
contexte viennent s’ajouter les
bandes criminelles, les milices
communautaires, les groupes
d’autodéfense locaux et les tra-
fiquants de drogue, d’armes et
d’êtres humains.
Contagion. “Ce qui est en train
de se passer au Sahel nous inquiète
beaucoup”, reconnaît la contre-
amirale Heidi Berg, directrice
du renseignement au sein du
Commandement des États-
Unis pour l’Afrique (Africom).
“L’intensification des actions des
extrémistes et l’aggravation simul-
tanée des problèmes de gouvernance
au Sahel ont conduit à cette flam-
bée de violence.”
C’est en 2013 que la France, qui
fut la grande puissance coloniale
dans la région, a lancé son inter-
vention militaire pour contrer
une offensive islamiste au Mali,
mais depuis, les groupes armés
se sont regroupés et même multi-
pliés, ce qui met en doute la per-
tinence de la stratégie de Paris.
“L’instabilité du Mali affecte
ses voisins, et celle du Burkina
ses propres voisins”, poursuit la
contre-amirale Heidi Berg. “Et je
redoute que cela s’étende vers le sud
et la Côte d’Ivoire [et d’autres pays
côtiers], que la contagion régionale
soit plus grande encore.”
Le Niger est donc au cœur des
stratégies de l’antiterrorisme
international dans la région.
L’armée de l’air des États-Unis
a entamé la construction, pour
110 millions de dollars [100 mil-
lions d’euros], d’une base pour
drones armés dans le centre
désertique du pays, près d’Aga-
dez, important carrefour com-
mercial à travers le Sahara où se
croisent aujourd’hui travailleurs
humanitaires en mission auprès
des flots de migrants en partance
pour l’Europe, militaires améri-
cains et employés de sous-trai-
tants de l’armée.
Le ministre Moutari rejette
catégoriquement la thèse selon
laquelle la présence accrue de
forces occidentales serait un
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Les autorités
nigériennes utilisent-
elles les armées
occidentales pour
garder le pouvoir ?
argument de recrutement pour
les groupes terroristes. Il assure
que les États-Unis et la France
sont au Niger à la demande de son
gouvernement [et du président
Mahamadou Issoufou], et unique-
ment le temps de neutraliser la
menace djihadiste. “Les islamistes
recrutaient bien avant que ces bases
militaires n’existent, rappelle-t-il.
Et quand la situation aura changé,
il n’y aura aucune raison pour
que perdurent ces arrangements
[militaires].”
Mais la méf iance règne.
Nouhou Arzika, un éminent mili-
tant de la société civile, estime
que le déploiement de forces
internationales au Niger cache
une volonté d’accaparer les res-
sources de son pays [un tiers de
l’uranium utilisé dans les cen-
trales nucléaires du Français
Orano (ex-Areva) provient des
mines du Niger]. Et pour lui, les
autorités nigériennes utiliseront
la puissance militaire occidentale
pour garder le pouvoir. Comme
Nouhou Arzika, ils sont nom-
breux à dénoncer la propension
de la France à soutenir le main-
tien au pouvoir d’hommes forts
dans la région.
“La collaboration est étroite
entre les autorités locales et les
armées occidentales, constate le
militant. Ce qui signifie que quand
les premières seront en difficulté,
elles compteront naturellement
sur les deuxièmes pour venir à la
rescousse.”
Outre celle de Niamey, la
France possède une autre base
près de la frontière libyenne, et
bénéficie du soutien de l’Alle-
magne, de la Roumanie et de
l’Italie. Les Européens resserrent
aussi leurs liens diplomatiques
avec le Niger : le Royaume-Uni
doit ouvrir une ambassade dans
la capitale l’année prochaine, et
Les informés de franceinfo
Jean-François Achilli, du lundi au vendredi de 20h à 21h
chaque vendredi avec
l’Union européenne (UE) dirige
un important programme de for-
mation des forces de sécurité
dans la région.
Un engagement européen lar-
gement motivé par le spectre
d’un nouvel afflux de migrants,
juge un haut diplomate en poste
à Niamey. “L’immigration clandes-
tine est une préoccupation durable
et aussi importante que la menace
terroriste, quand on connaît le taux
de natalité ici”, expose-t-il – le
taux de fécondité au Niger atteint
7,1 enfants par femme, un record
avec lequel flirtent aussi certains
pays voisins.
“L’Europe [s’est rendu compte]
que les deux continents… sont
très proches”, dit Frank Van der
Mueren, chef de la mission de l’UE
au Niger, qui a formé 13 000 poli-
ciers, gardes-frontières et gardes
nationaux depuis 2012. “Le flux
migratoire [à son maximum
entre 2014 et 2016] a donné lieu
à une prise de conscience : ce qui se
passe ici a des conséquences immé-
diates en Europe.”
Chômage. Pour les États-Unis,
la priorité est donnée à la sécu-
rité. L’implication constante de
Washington dans la région s’ex-
plique en partie, selon un res-
ponsable chargé de la défense
à Niamey, par la crainte que les
pays du Sahel ne deviennent une
base arrière pour l’organisation
d’attentats en Occident.
“Au Sahel, certains gouverne-
ments sont incapables de gérer
leurs propres problèmes de sécu-
rité, le développement économique
reste médiocre, il y a beaucoup de
chômage […] ; il y a aussi la proxi-
mité de… l’Europe, ainsi que ces
grands espaces naturels – nous ne
voulons pas que les groupes terro-
ristes s’y installent, explique ce
responsable.
Aurélien Tobie, chercheur et
spécialiste du Mali à l’Institut
international de recherche sur
la paix de Stockholm (Sipri), ne
partage pas cette analyse. “Pour le
moment, il n’y a pas eu d’attentats
organisés à l’extérieur de l’Afrique
AFRIQUE. 17
Vu du Niger. “Restons ailleurs, rapporte une source occi-
dentale. Leur objectif est avant tout
soudés face à l’ennemi” de faire reculer la présence militaire
occidentale, et de renverser les gou-
●●● “Pas un seul Nigérien imbibé, vernements centraux, afin d’avoir
ne serait-ce que d’un petit brin plus de marge de manœuvre pour
de patriotisme, qui n’ait ressenti installer le gouvernement qu’ils
au fond de son cœur la douleur auront choisi.”
de cette tragédie”, estime Le Sahel.
Après cette “embuscade tendue Accès aux ressources. Sur
lâchement” le 13 mai par des terroristes la base aérienne française de
qui ont tué 28 soldats nigériens Niamey, le général Frédéric
dans l’ouest du pays, les autorités Blanchon, commandant de la
ont décrété un deuil national de trois jours. Proche force Barkhane, détaille les opé-
du gouvernement, le quotidien nigérien déplore rations françaises, qui se répar-
que “certains compatriotes” aient lancé des “accusations tissent sur un territoire de la
gratuites” en s’en prenant “ouvertement aux plus hautes taille de l’Europe. Trois des cinq
autorités et à la hiérarchie militaire”. Mais le journal préfère drones Reaper français décollent
rappeler que, “dans cette guerre asymétrique, nos braves de la base tous les jours afin de
soldats sont appelés à affronter des ennemis insaisissables”. mener des missions de sur-
Le groupe État islamique (EI) a revendiqué l’attentat. veillance aérienne, et repèrent
“Nous ne devons pas nous laisser prendre si facilement d’éventuelles cibles terroristes
au sinistre jeu des terroristes qui consiste justement pour les quatre avions de chasse
à semer entre nous la discorde, et la peur de l’autre”, Mirage présents sur le tarmac.
poursuit Le Sahel, qui encourage le peuple nigérien “Il faut restaurer la présence de
à rester “soudé comme un seul homme” pour soutenir l’État, très éparse dans ces zones”,
les soldats dans “leur difficile mission de défense dit-il. La tâche est rendue compli-
et de sécurisation du territoire”. Et le quotidien de citer quée par des conflits ancestraux
le président Mahamadou Issoufou : “Ma conviction entre peuples nomades pour qui
est que, tôt ou tard, les forces du mal seront vaincues, les frontières délimitées par les
elles l’ont déjà été en Syrie, elles l’ont été en Irak, elles le anciens colonisateurs n’ont pas
seront aussi dans le bassin du lac Tchad et dans le Sahel.” de sens, dans une région où la
croissance démographique et les
bouleversements climatiques ont
– certains ont été organisés dans la disparate de méchants person- des conséquences désastreuses
région, comme celui qui a eu lieu nages”. Et parmi eux, l’État isla- sur l’accès aux ressources.
dans la capitale ivoirienne, Abidjan mique au Grand Sahara (EIGS) “Aux fondements de cette crise,
[en 2016, qui a fait 19 morts], dit-il. et le Groupe de soutien à l’islam il y a un conflit pour la réparti-
Ils n’ont pas vraiment les moyens de et aux musulmans (GSIM) – une tion des ressources, et en surface,
s’en prendre aux États-Unis ou à la coalition de quatre groupes, y vous avez des groupes terroristes
France, du moins pour le moment. compris la branche saharienne armés qui en profitent et exploitent
De nombreuses idées [occidentales] d’Aqmi). À eux tous, ces groupes cette situation, dit-il. Les conflits
sont importées du Moyen-Orient [et représentent des milliers de com- remontent à très, très loin… Le ter-
sont appliquées] au Sahel – comme battants, et ils ont gagné du ter- rorisme n’est qu’un aspect de cette
l’hypothèse de la migration des ter- rain en cooptant des membres du crise.” Pour le général Blanchon,
roristes de Daech [État islamique] peuple peul, et en se substituant l’objectif n’est pas d’éliminer les
en Afrique – mais pour l’instant à l’État démissionnaire en offrant groupes terroristes. “Il ne s’agit
c’est très théorique.” des services de base et des pro- pas d’éradiquer ces menaces, ce qui
Pourtant, comme le dit le messes d’emploi, de mariage à serait irréaliste”, dit-il, mais d’em-
chargé de défense à Niamey, il des jeunes désœuvrés. pêcher cette menace de gagner
y a dans la région “un mélange Les groupes terroristes au Sahel du terrain et de se propager à
relèvent plus de l’opportunisme d’autres pays. “Notre présence doit
Les groupes que de l’idéologie, explique un rassurer ceux qui veulent inves-
terroristes analyste, et ils ont tendance à tra- tir dans le développement de cette
vailler en collaboration les uns région – les forces françaises ne res-
au Sahel sont plus avec les autres. “Il n’y a pas de ten- teront pas éternellement.”
opportunistes sions entre Daech et Al-Qaida au —Neil Munshi
qu’idéologues. Mali, contrairement à ce qu’on voit Publié le 11 mai
18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Iran. Téhéran
finira par céder
À contre-courant de ceux qui croient à une
guerre, le Yediot Aharonot pense que la stratégie
agressive de Trump fera plier les Iraniens.
—Yediot Aharonot
Rishon Lezion
L
es dirigeants iraniens n’ont
pas de tendances suici-
daires. Chacun de leurs
gestes est calculé, les pour et
les contre sont soupesés. Ainsi,
la dernière crise en date – au
cours de laquelle l’armée améri-
caine a déployé [début mai] des
batteries de missiles Patriot au
Moyen-Orient car elle craignait
une offensive iranienne – abou-
tira sûrement à des négociations
entre les deux pays.
Mais en Occident, personne
ne comprend vraiment ce qui se
passe dans la tête des ayatollahs
et dans quelle mesure la situa-
tion continuera de s’envenimer.
Les services occidentaux du ren-
seignement semblent avoir une
idée plus précise des intentions
de l’Iran depuis que des missiles
antinavires des Gardiens de la
révolution [milices du régime
iranien] ont été repérés sur des
vaisseaux dans le Golfe, proba-
blement en vue de créer une crise
militaire dans le détroit d’Or-
muz (qui relie le golfe Persique
à la mer d’Arabie).
Le déploiement américain dans
la région est surtout perçu comme
une démarche dissuasive qui
indique à Téhéran que les États-
Unis ne prévoient pas d’envahir
la République islamique, mais
qu’elle doit renoncer à toute per-
turbation des voies commerciales
↙ Bruits de char. Dessin de Horsch
paru dans Handelsblatt, Düsseldorf.
pétrolières et à toute résistance
aux sanctions américaines.
Nul doute que des rensei-
gnements obtenus par les ser-
vices américains ont poussé
Washington à organiser des pour-
parlers secrets avec des alliés
susceptibles d’être concernés
par une hausse des prix pétro-
liers. Le gouvernement français
a déclaré soutenir les mesures
américaines dans le Golfe, ce
qui tend à confirmer cette hypo-
thèse. De plus, le ministre russe
des Affaires étrangères, Sergueï
Lavrov, a déclaré début mai que
les menaces iraniennes visant à
perturber l’approvisionnement
en pétrole étaient inacceptables.
Les Iraniens
accusent le coup
des sanctions.
Les Américains ont aussi
consulté Jérusalem à ce sujet,
selon toute probabilité, puisqu’une
réaction draconienne des États-
Unis risque de déclencher une
crise régionale dont pâtira Israël.
L’évolution de la crise isole de plus
en plus l’Iran. Les Iraniens se sen-
tent trahis par les Européens, qui
ostracisent la République isla-
mique après avoir analysé la carte
économique : le commerce entre
les États-Unis et l’UE est évalué
à plus de 1 100 milliards de dol-
lars par an, contre 30 milliards
de dollars annuels avec l’Iran.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
D’après un document en douze
points du secrétaire d’État amé-
ricain, Mike Pompeo, le gouver-
nement de Trump estime que
les Iraniens tentent non seule-
ment de devenir une puissance
nucléaire, mais aussi d’encoura-
ger le terrorisme et l’instabilité
au Moyen-Orient.
Pour tous les accords interna-
tionaux hérités d’Obama, Trump
cherche à faire table rase. C’est la
véritable raison pour laquelle les
États-Unis ont rétabli les sanctions
contre l’Iran au printemps. Et les
pressions imposées semblent effi-
caces, car l’économie iranienne
s’est contractée au point que l’in-
flation frôle 40 %, et que la mon-
naie locale est en chute libre.
Trump ne dévie pas de son
cap : il veut anéantir tous les
accords internationaux signés
par son prédécesseur, y compris
l’accord sur le nucléaire iranien.
Les Iraniens accusent le coup des
sanctions : l’inflation galopante
et l’effondrement du rial font des
ravages. Pour l’instant, Israël
reste discret, comme il se doit,
à l’exception d’une remarque du
Premier ministre Nétanyahou,
début mai, afin d’avertir que son
pays ne laisserait pas l’Iran obte-
nir des armes nucléaires.
Étant donné l’ultimatum de
soixante jours envoyé par l’Iran
au Royaume-Uni, à la France, à
l’Allemagne, à la Chine et à la
Russie pour renégocier l’accord
sur le nucléaire après le retrait
des États-Unis, le Moyen-Orient
pourrait vivre un certain nombre
de changements. L’accord de
paix [israélo-arabe] de Trump,
censé être dévoilé en juin, créera
peut-être de nouvelles alliances
et influencera sûrement les rela-
tions irano-américaines.
Les Iraniens ne peuvent se
retirer du traité de non-prolifé-
ration, car ce serait considéré
comme un acte de guerre. Ils
ne peuvent se retirer de l’ac-
cord de 2015 sur le nucléaire,
car c’est le seul document qui
leur permettra à terme de pro-
duire des armes nucléaires. Ils
vont sûrement faire du bruit et
du cinéma pendant ces soixante
jours, après quoi ils décroche-
ront leur téléphone pour appe-
ler les Américains. Bien entendu,
ce scénario n’est valable que si
les ayatollahs n’ont pas complè-
tement perdu la tête.
—Alex Fishman
Publié le 13 mai
LIbAN
Chrétiens
et musulmans
à l’unisson
Le décès du patriarche
maronite Nasrallah
Sfeir, connu pour
son ouverture d’esprit,
a ému la majorité
des Libanais.
—L’Orient-Le Jour
(extraits) Beyrouth
A
u détour d’une rue à
Basta [quartier populaire
musulman], un homme
d’un certain âge lit tranquille-
ment son journal sur le trottoir.
En une, la photo du patriarche
Nasrallah Sfeir. Comme beau-
coup de Beyrouthins, cet octo-
génaire regrette la disparition
du prélat. Décédé le 12 mai,
Mgr Sfeir a marqué les esprits
de nombreux Libanais, grâce à
ses prises de position politiques
qui ont dessiné les contours du
Liban d’aujourd’hui.
Âgé de 84 ans, ce Beyrouthin
a connu toutes les étapes de la
vie politique du cardinal Sfeir.
“C’était le patriarche de tous les
Arabes !” lance-t-il, réagissant à
la une de son journal, qui qualifie
Nasrallah Sfeir de “patriarche de
tous les Libanais”. “Il s’est démar-
qué par sa droiture. Et le plus
important, c’est qu’il n’avait pas
du tout d’attitude confessionnelle.
Malheureusement, il ne reste plus
personne de sa stature au Liban”,
regrette-t-il.
Un pilier du pays. Son ami
Sleimane, 69 ans, se dit “très
triste” de la mort du patriarche.
“Le moment qui m’a le plus marqué
dans son parcours, c’est lorsque les
partisans [chrétiens] du général
Michel Aoun [actuel président de
la République] l’ont forcé en 1989
à embrasser une photo de M. Aoun.
Ça m’a fait mal au cœur”, souligne-
t-il, en référence aux fameux
incidents de Bkerké, vers la fin
de la guerre civile, durant les-
quels le patriarche avait été vio-
lenté par quelques aounistes.
“Paix à son âme. Il était humble
et humain. Je l’aimais beaucoup.
Musulmans et chrétiens l’admi-
raient. Il était contre la Syrie, c’était
un vrai patriote. C’était un pilier
du pays”, ajoute Sleimane.
Mohammad, 66 ans, pense
également que Mgr Sfeir “fai-
sait l’équilibre entre musulmans et
chrétiens, il ne faisait pas de dif-
férence entre les uns et les autres.
Ce qui lui importait, c’était le
bien du pays.”
Un peu plus loin, dans le quar-
tier populaire [musulman] de
Tarik Jdidé, quelques hommes
assis devant un magasin passent
en revue la politique du pays.
Parmi eux Ahmad, 40 ans, qui
regrette la perte de “ce grand
symbole national” qu’était le
patriarche. “Si vous regardez l’émo-
tion sur les réseaux sociaux, on a
l’impression que le patriarche Sfeir
était sunnite ou qu’il était issu de
Tarik Jdidé, tellement les gens l’ad-
mirent et pleurent sa mort. C’était
un patriote qui se souciait des inté-
rêts du pays. Il ne faisait pas de dis-
tinction entre une confession et une
autre. Avec son décès, on a perdu
quelque chose qu’on ne pourra pas
retrouver”, estime Ahmad.
“C’était un patriote
qui se souciait
des intérêts du pays.
Il ne faisait pas
de distinction entre
les confessions.”
Ahmad,
Habitant de beyroutH
Un de ses amis, un coiffeur de
55 ans, se souvient surtout avec
émotion de la réconciliation de la
Montagne, en août 2001. Ce jour-
là, le patriarche Sfeir avait par-
rainé aux côtés du chef du Parti
socialiste progressiste, Walid
Joumblatt, la réconciliation entre
les chrétiens et les druzes dans
la région du Chouf. “La réconci-
liation de la Montagne, c’est grâce
à lui. La montagne appartient à
tout le Liban, s’il lui arrive mal-
heur, c’est tout le Liban qui ira mal.
De plus, Nasrallah Sfeir est le seul
qui a travaillé sans relâche sur le
dossier des Libanais détenus en
Syrie. Des gens de toutes les confes-
sions allaient le voir les dimanches
à Bkerké [siège de l’Église maro-
nite] pour demander son interces-
sion en faveur de certains de ces
prisonniers”, se souvient-il.
—Zeina Antonios
Publié le 14 mai
DÉCOUVREZ PLUS:
avec la compagnie aérienne qui dessert
le plus grand nombre de pays au monde

THAILANDE

turkishairlines.com
20. MOYEN-ORIENT
MONDE ARABE
Les trésors envolés
des dictateurs
Dans les palais des chefs d’États arabes chassés
du pouvoir, des fortunes colossales étaient
cachées. Des lingots d’or enterrés dans le désert
ou bloqués sur des comptes en Suisse.
—Raseef22 (extraits)
Beyrouth
Q
uand ils partent subite-
ment, à la dérobée, pous-
sés par des circonstances
dramatiques, les dictateurs
arabes abandonnent derrière
eux d’immenses richesses. Ces
véritables trésors restent parfois
recouverts du sceau du secret,
malgré les années qui passent,
mais d’autres sont découverts
dès la chute du régime.
Omar Al-Bachir. L’exemple
le plus récent est celui d’Omar
Al-Bachir, qui était pendant
trente ans à la tête du Soudan,
un des pays les plus pauvres
du monde arabe. Dès sa des-
titution le 11 avril dernier, on
a trouvé dans son palais des
va lises contena nt plus de
350 000 dollars [313500 euros],
6 millions d’euros et 5 mil-
lions de livres soudanaises
AFFAIRES ÉTRANGÈRES.
Christine Ockrent
SAMEDI 11H
[environ 100 000 euros], ainsi
que des centaines de caisses de
whisky. Depuis, Al-Bachir est
derrière les barreaux, dans une
prison de sinistre réputation.
Muammar Kadhafi. On sup-
pose que des personnes de son
entourage ont enterré des tonnes
de lingots d’or, des pierres pré-
cieuses et des centaines de mil-
lions d’euros et de dollars dans
le désert libyen avant que l’ex-
Guide Muammar Kadhafi ne
soit assassiné en octobre 2011.
En effet, en janvier 2012, les
autorités libyennes ont trouvé
une vingtaine de tonnes d’or et
près de 90 millions de dollars
[80,6 millions d’euros] enfouis
sous terre, dans la ville de Zillah
[au centre du pays]. Les médias
libyens ont également parlé de la
découverte d’une grande quan-
tité de lingots enterrés près de
la ville de Houn [également au
centre du pays].
-12H
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Lors d’un entretien télévisé
en 2018, son neveu Ahmed Kadhaf
Al-Dam a expliqué que son oncle
avait laissé des billets et des lin-
gots en or pour des milliards de
dollars, tout en accusant l’Occi-
dent de les avoir volés. En avril
dernier, le journal britannique
The Times a révélé que Kadhafi,
peu de temps avant d’être tué,
avait mis à l’abri 30 millions de
dollars [26,9 millions d’euros]
dans la cave de Jacob Zuma,
l’ancien président sud-africain.
Celui-ci a toujours nié, mais la
chose a été découverte lors du
transport de cet argent, de la
maison de Zuma située à Nkandla
vers l’enclave d’Eswatini, ex-Swa-
ziland. Ces sommes ne consti-
tuent qu’une petite partie des
richesses placées à l’étranger.
Or le seul à savoir où elles se
trouvent aujourd’hui est Bachir
Saleh Bachir, un ancien proche du
Guide qui dirigeait le fonds d’in-
vestissement libyen en Afrique.
Il vit actuellement en Afrique
du Sud.
Zine El-Abidine Ben Ali.
En janvier 2011, l’ancien prési-
dent tunisien a quitté précipi-
tamment le palais présidentiel
de Carthage, dans la banlieue
de Tunis, pour se réfugier en
Arabie Saoudite. Un mois plus
tard, la banque centrale de Tunis
annonçait la valeur des sommes
d’argent trouvées dans le palais
abandonné : plus de 41 millions
de dinars tunisiens [12,24 mil-
lions d’euros].
La télévision publique diff use
alors les images des billets et
des diamants cachés dans un
lieu secret du palais. Dans la
cave, on tombe également sur 1
millier de paires de chaussures
de luxe et plus de 1 500 bijoux
de l’épouse de Ben Ali, Leïla
Un millier de paires
de chaussures de luxe
et plus de 1500 bijoux
dans la cave
des Ben Ali.
En partenariat avec
franceculture.fr/
@Franceculture
Trabelsi. Des doutes persistaient
sur d’autres richesses dépo-
sées dans des banques étran-
gères. Ainsi, en mars 2011, le
ministère des Aff aires étran-
gères suisse a annoncé le gel
d’environ 60 millions de dollars
[environ 54 millions d’euros] qui
avaient été déposés par Ben Ali
et ses proches.
Ali Abdallah Saleh. L’ex-
président yéménite Ali Abdallah
Saleh a été chassé du pouvoir
par la révolution populaire
fin 2011, avant d’être assas-
siné quelques années plus
tard, en décembre 2017, par les
rebelles houthistes. En 2015,
un rapport des Nations unies a
révélé qu’il avait accumulé de 32
à 60 milliards de dollars [de 28,7
à 53,7 milliards d’euros]. Selon
la commission des sanctions du
Conseil de sécurité internatio-
nal, il extorquait de l’argent aux
compagnies pétrolières étran-
gères en contrepartie des autori-
sations officielles de prospection.
Ses avoirs étaient placés dans au
moins vingt pays différents, sou-
vent sous des noms d’emprunt.
Il avait également investi dans
l’immobilier, dans l’or ou dans
d’autres matières précieuses.
Hosni Moubarak. L’e x-
président Hosni Moubarak avait
placé en Égypte même quelque
3,6 millions de livres égyp-
tiennes [près de 190 000 euros].
C’est ce qu’indique un rapport
officiel en 2017, qui explique
également que l’enquête s’était
heurtée à “de nombreuses dif-
ficultés du fait d’un système
comptable compliqué qui avait
été mis en place pour enregis-
trer ces biens”. À cela s’ajoutent
650 millions de dollars placés
à l’étranger, notamment en
Suisse, où la famille Moubarak
et quelques-uns de ses proches
détiendraient quelque 562 mil-
lions de dollars [503 millions
d’euros], sur des comptes qui
sont bloqués depuis 2011. Il
avait également investi dans
↙ Dessin de Chappatte
paru dans Le Temps, Lausanne.
l’immobilier à Londres, à Chypre
et aux États-Unis.
Alaa Moubarak, le fils aîné du
président déchu, s’est adonné
quant à lui au blanchiment d’ar-
gent et au détournement de fonds
publics dans des paradis fiscaux.
C’est ce qu’ont révélé les fameux
Panama Papers. Après la chute de
Hosni Moubarak en février 2011,
ces avoirs gérés par une société
enregistrée dans les îles Vierges
britanniques auraient dû être
bloqués, en vertu d’une décision
de l’Union européenne. Or l’en-
quête du consortium des journa-
listes d’investigation à l’origine
des révélations des Panama
Papers a montré que les activi-
tés financières d’Alaa Moubarak
continuent.
Saddam Hussein. Il a été chassé
du pouvoir par l’invasion améri-
caine de 2003, puis a été exécuté
en 2006 après un procès devant
une juridiction irakienne pour
crimes contre l’humanité. Durant
ses trente ans de règne, il avait
toujours craint d’être assassiné,
et préférait ne jamais passer deux
nuits de suite au même endroit.
C’est ce qui l’avait poussé à se
faire construire quelque soixante-
seize villas luxueuses. Depuis la
chute de son régime, certaines
d’entre elles ont été transformées
en hôtels, tandis que d’autres ont
été réquisitionnées par l’armée
américaine.
Quelques heures avant le début
de la guerre de 2003, Qoussaï,
le fils aîné de Saddam Hussein,
avait mis la main sur près de
1 milliard de dollars [environ
900 millions d’euros] en espèce
dans les coffres de la banque cen-
trale de Bagdad. Selon le The New
York Times, il avait fallu trois
remorques pour transporter le
butin, alors qu’au même moment
des hommes de confiance procé-
daient au retrait des avoirs dépo-
sés dans les banques suisses,
néerlandaises et libanaises, sans
que l’on sache ce qu’il en est
advenu.—
Publié le 21 avril
L’esprit
d’ouver-
ture.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

↙ Dessin de Ruben,

france
Pays-Bas.

groupes de droite et de gauche qui se par-

tageront les postes importants.
Macron veut tourner la page de la
“grande coalition” à Strasbourg et
Bruxelles pour donner plus de pouvoir
aux plus petits groupes politiques. Il
pense par ailleurs que, en l’absence de
listes transnationales, le principe du
Spitzenkandidat empêche la formation
d’une opinion publique européenne.
Il a proposé l’établissement de listes
transnationales dès son discours de la
Sorbonne en 2017. En effet, à ses yeux,
un Spitzenkandidat aurait un sens si son
nom figurait sur des listes présentées
dans tous les pays d’Europe.

Une coopération nécessaire. Un

Français ne peut pas voter directement
pour Manfred Weber. En France, le Parti
populaire européen (PPE) est représenté
par le philosophe de 33 ans François-Xavier
Bellamy [Les Républicains], qui se montre

France-Allemagne.
très critique envers son Spitzenkandidat.
Bellamy s’oppose par exemple à Weber
lorsque celui-ci propose d’organiser un

La Commission au
référendum pour décider si le siège du
Parlement doit être maintenu ou non à
Strasbourg. Le Spitzenkandidat bavarois

cœur des tensions

n’a guère pris de place dans la campagne
européenne en France. Lors d’un meeting
qui s’est tenu le 26 avril à Strasbourg, il
s’est emmêlé les pinceaux dans la seule
phrase de français qu’il avait préparée,
Entre autres sujets de mésentente, avant de tenir son discours en allemand.
Paris et Berlin ne parviennent pas à s’accorder L’Élysée ne tient cependant pas à se lancer
ES dans un duel entre Weber et Macron. C’est
P É ENN9 sur la succession de Jean-Claude Juncker, pourquoi, lors du sommet européen infor-
O 201
EUR explique ce quotidien conservateur allemand. mel qui s’est tenu dans la ville roumaine
de Sibiu [le 9 mai], le président français a
invité les Premiers ministres néerlandais
et luxembourgeois à exprimer leurs cri-
tiques sur le principe du Spitzenkandidat.
—Frankfurter Allgemeine soutient ?” demandait récemment Weber gouvernement. Ceux-ci peuvent toute- Macron s’inquiète bien plus du candi-
Zeitung Francfort [membre de l’Union chrétienne-sociale fois “prendre en considération” le résul- dat de Marine Le Pen, Jordan Bardella,

L
(CSU) de Bavière, parti frère de l’Union tat des élections européennes. qui, s’il finissait premier en France aux
e président de la Commission chrétienne-démocrate (CDU), au pou- Pour Macron, faire croire aux citoyens européennes, le mettrait en grande dif-
européenne, Jean-Claude Juncker, voir à Berlin], qui déplore le manque de qu’ils ont une influence alors que celle- ficulté sur le plan intérieur. C’est notam-
qu’Emmanuel Macron a reçu mer- transparence du président français et ci n’a aucune base juridique entame la ment pour cette raison qu’il s’implique
credi [15 mai] à l’Élysée, fut le tout pre- estime que “la désignation des personna- crédibilité de la démocratie européenne. de plus en plus dans la campagne. Son
mier Spitzenkandidat [“candidat lités importantes [des instances En outre, il estime que le système du objectif est que le groupe libéral Alde
tête de liste”] des élections européennes] ne peut plus résul- Spitzenkandidat accentue la suprématie (Alliance des démocrates et des libéraux
européennes : il a été nommé à ter de magouilles”. des deux grandes familles politiques, qui pour l’Europe) soit assez fort pour deve-
la présidence de la Commission Macron n’a pas réagi à ces cri- se partagent systématiquement le pou- nir incontournable dans la formation
parce que la formation dont il ANALYSE tiques. Depuis son entrée en voir depuis que les membres du Parlement d’une majorité parlementaire. Macron
était la tête de liste a obtenu le fonction en mai 2017, il a expli- européen ont commencé à être élus au est bien conscient que le groupe Alde et
plus grand nombre de voix aux élections qué à maintes reprises pourquoi il consi- suffrage direct, en 1979. Ce système don- le PPE devront coopérer.
européennes. Si cela ne tenait qu’au pré- dère le principe du Spitzenkandidat comme nerait encore plus aux électeurs l’impres- Aussi a-t-il évité de critiquer Weber et
sident français, Juncker serait le premier une anomalie démocratique. À ses yeux, sion que leurs voix ne comptent pas parce mis en avant le manque d’assise légale du
et le dernier Spitzenkandidat. ce système repose sur un accord infor- que ce seront toujours les deux grands principe du Spitzenkandidat. Quoi qu’il en
En effet, Macron s’oppose fermement mel passé en 2014 entre les chefs d’État soit, Emmanuel Macron n’entend négo-
à ce que la tête de liste du groupe vain- et de gouvernement européens ; il est cier l’attribution de la présidence de la
queur des européennes soit automatique- sans fondement juridique. Le fait est que Selon Macron, le principe Commission à Bruxelles qu’en lien avec
ment désignée à la tête de la Commission. le Parlement européen a la possibilité du Spitzenkandidat la nomination du successeur de Mario
Au grand dam du favori, Manfred Weber, de recaler un candidat, mais il n’a pas le Draghi, [qui quittera en octobre] la tête
tête de liste du Parti populaire européen droit d’en proposer un. La nomination du empêche la formation de la Banque centrale européenne.
[PPE, conservateur]. “Pourquoi Emmanuel président de la Commission européenne d’une opinion publique —Michaela Wiegel
Macron ne dit-il pas ouvertement qui il reste la prérogative des chefs d’État et de européenne. Publié le 16 mai
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

2
e

ÉDITION

Entre Macron dans les lignes de fracture qui sont appa-

rues au grand jour, par exemple sur l’ac-
et Merkel, cueil des réfugiés.
Son bilan ne sera toutefois définitif
une réconciliation qu’après les européennes. Le sentiment
de responsabilité accrue devrait alors se
nécessaire traduire enfin en volonté d’action accrue.
De fait, ce sera une fois de plus à Merkel
La chancelière a besoin d’un d’intervenir. Dans le cercle des chefs d’État
nouvel élan dans les relations et de gouvernement, personne ne serait
franco-allemandes en effet mieux placé pour jouer les média-
teurs entre des camps politiques et régio-
pour consolider son héritage naux rivaux. Et personne ne pourrait peser
politique européen comme elle dans la balance en s’appuyant
avant de quitter le pouvoir. sur la puissance et la bonne santé (rela-
tive) de son économie. Ce qui pose légi-
timement la question de savoir ce que
ces propos de Merkel sont censés vouloir
—Süddeutsche Zeitung dire. Depuis des années, l’unité franco-
Munich allemande – condition préalable (certes

A
insuffisante, néanmoins absolument indis-
ngela Merkel se fait du souci pensable) à l’émergence de compromis et
pour l’Europe. Cette inquiétude à l’accomplissement de progrès au sein de
– comme elle l’a confié dans son l’Union européenne (UE) – fait défaut.
entretien avec la Süddeutsche Zeitung – lui Angela Merkel nie toute brouille avec le
donne un “sentiment de responsabilité accru” président français. Difficile pourtant d’oc-
qui la pousse à se porter, avec d’autres, au culter les points de friction, qui vont des
chevet de l’Union. Un exportations d’armes au
sentiment “accru” : dans climat, en passant par les
l’univers lexical généra- Vu questions budgétaires.
d’Allemagne
lement sans affect de la Un accrochage sur les
chancelière, c’est déjà postes clés de l’Union
quelque chose. Reste à savoir quoi. Peut- semble par ailleurs plus que probable dans
être une candidature de la chancelière, un avenir proche. Merkel peut encore assu-
pressentie de longue date par certains, à rément faire des choses dans l’UE, mais
un poste à Bruxelles ? cela dépendra en très grande partie de
Pour répondre à cette question, osons sa capacité à prendre un nouveau départ
un petit test. Imaginons que Merkel ait avec Macron.
dit l’inverse. Qu’elle ne se préoccupait C’est cela, l’obligation qu’elle se donne. 4 & 5 JUIN 2019
pas du tout de l’Europe et qu’elle ne res- Et non de prendre à Bruxelles un poste
sentait pas non plus le besoin d’y inves- dont elle ne veut pas. L’ancien chance-
tir beaucoup d’énergie. Le message aurait lier Gerhard Schröder [1998-2005] justi-
CONFÉRENCES, DÉBATS
été plutôt clair : c’était ses adieux à la fie sa proximité avec le patron du Kremlin,
Vladimir Poutine, et ses activités dans le
ET VILLAGE POUR LA PAIX
Angela Merkel nie secteur du gaz en répondant qu’il s’agit de CAEN – ABBAYE AUX DAMES
sa vie personnelle. Si Angela Merkel, après
toute brouille avec avoir passé plus de deux fois plus de temps
le président français. que lui à la chancellerie, souhaite se reti-
rer dans l’Uckermark [sa région d’origine,
chancellerie. Une chef du gouvernement dans le nord-est de l’Allemagne], c’est a
allemand qui, à quelques jours des euro- fortiori son droit le plus strict.
péennes, ne mesurerait pas la gravité de la —Daniel Brössler
situation dans laquelle se trouve l’Union Publié le 16 mai
et qui ne se verrait pas de responsabilité INSCRIPTION GRATUITE SUR
accrue pour s’en préoccuper ne pourrait
plus rester en fonction.
NORMANDIEPOURLAPAIX.FR
SourCe
Si Merkel a livré des informations sur
ses projets personnels, c’est uniquement SüddeutSche Zeitung
pour dire qu’elle était toujours disposée Munich, Allemagne
à mener son mandat berlinois jusqu’à son Quotidien, 333 200 ex.
terme [les élections législatives de 2021]. sueddeutsche.de
C’est le temps qui lui reste pour prépa- Créé en 1945, le “journal du sud
rer son héritage politique européen. À de l’Allemagne” compte parmi
son crédit, force est de reconnaître que, si les quotidiens suprarégionaux
l’Union a frôlé l’abîme avec la crise finan- de référence du pays. Libéral,
cière et la crise de l’euro, elle n’est pas il est un grand défenseur
allée plus loin. Ce qui restera aussi, en des valeurs démocratiques
revanche, c’est sa part de responsabilité et de l’État de droit.
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
asie
Indonésie. de l’indépendance de la Papouasie par le
TPNPB, le 1er décembre. Des combattants
du TPNPB ont également pourchassé
Sur la ligne de front
quatre ouvriers qui avaient réussi à se réfu-
gier dans le poste de l’armée indonésienne
dans le district de Mbua, à environ deux
kilomètres du mont Tabo. Le 3 décembre,
En Papouasie occidentale, l’armée indonésienne traque les belligérants ont échangé des tirs du
matin au soir. Le coordinateur des Églises
les rebelles indépendantistes. Reportage dans une région de l’Évangile de Papouasie (Kingmi) de la
sous tension, devenue un enjeu majeur du deuxième mandat région de Nduga, le révérend Nathaniel
du président indonésien Joko Widodo. Tabuni, raconte qu’il s’était, alors, pré-
cipité au milieu du champ de bataille.
Agitant un drapeau de l’Église, il espé-
rait que le groupe d’Egianus et la TNI
[l’armée nationale indonésienne] cesse-
raient les hostilités. “En réponse, j’ai reçu
une lance”, regrette-t-il.
Renforts. Durant ces affrontements,
un militaire indonésien est mort. Le
lendemain, les forces de l’armée et de
la police indonésiennes sont entrées à
Mbua pour évacuer les corps et traquer
les hommes d’Egianus jusqu’à ce que
ceux-ci se replient en direction de Yigi.
Sur la route qui descend du mont Tabo
et traverse la forêt, on peut encore voir
les grands troncs d’arbres abattus utili-
sés par les combattants indépendantistes
pour barrer le passage aux véhicules de
l’armée indonésienne.
En cette fin mars 2019, le district de
Yigi n’est pas entièrement sous le contrôle
des forces indonésiennes. “La semaine
dernière, il y avait quatre ou cinq hommes
armés là-bas”, raconte le lieutenant Deddy
Santoso en indiquant la direction d’une
hutte à deux kilomètres de son poste. Non
loin de cette hutte, on aperçoit le camp
de l’entreprise Istaka Karya. Les engins
lourds y sont immobilisés au milieu des
herbes sauvages. Les armatures en fer
rouillent, les câbles pourrissent dans
des conteneurs. Des blocs de béton s’en-
tassent au bord de la route. Depuis que
—Tempo (extraits) Jakarta Trans-Papua à Nduga. Au sommet flotte le conflit a éclaté en décembre 2018, la
un drapeau rouge et blanc [aux couleurs construction des infrastructures dans
L
De Jayapura, Jayawijaya, Nduga de l’Indonésie]. Sur cette hauteur, ils cette région s’est arrêtée [en particulier
e district de Yigi est comme mort. peuvent surveiller pratiquement toute l’autoroute Trans-Papua, qui doit rallier
Ce 31 mars, il n’y a pas un signe la région de Yigi. “Cela fait longtemps que
de vie dans cette région au nord les habitants ont quitté ce district”, affirme Océan Pacifique
du canton de Nduga, en Papouasie. Les le lieutenant Deddy Santoso, comman- Équateur
honai [huttes traditionnelles papoues] dant du poste.
sont à l’abandon, les champs déserts. Pas Le 1er décembre 2018, le groupe armé PAPOUASIE-
OCCIDENTALE
un habitant en vue. Ni même d’Egianus a enlevé des ouvriers
un cochon ou une poule. Yigi du chantier de la compagnie PAPOUASIE
PAPOUASIE-NLLE-GUINÉE
se situe sur la ligne de front Istaka Karya. Le lendemain, District de Yigi
entre les forces de l’armée et de les combattants indépendan- Timika
la police indonésiennes et les tistes les emmenaient sur le
rebelles de l’Armée de libéra- REpORTAgE mont Tabo, à environ trois I N D O N É S I E
tion nationale de la Papouasie kilomètres de Yigi, et abat-
occidentale (TPNPB), commandés par taient dix-sept d’entre eux. Le massacre Mer d’Arafura
Egianus Kogeya. Sur la colline qui garde aurait été commis parce que les tra-
l’accès à Yigi, des dizaines de militaires vailleurs n’avaient pas obéi à la som-
indonésiens occupent quatre baraques mation lancée par les rebelles. Ils leur
appartenant à l’entreprise publique PT avaient demandé de quitter la région une 500 km
Istaka Karya, qui construit le pont de la semaine avant la commémoration du jour
↙ Dessin de Vlahovic,
Serbie.
l’est à l’ouest de la province, un des pro-
jets phares du président Joko Widodo].
En fait, depuis fin juin 2018, l’armée
traque les hommes d’Egianus Kogeya.
Ils sont accusés par la police d’avoir pris
en otage plusieurs instituteurs et agents
de santé à Mapenduma au début du mois
d’octobre 2018 et d’avoir violé une ins-
titutrice. Une accusation réfutée par le
cousin d’Egianus, Raga Kogeya. Il affirme
que l’auteur du viol n’est pas un membre
du groupe armé de son parent.
Après l’attaque des hommes d’Egia-
nus à Nduga, les forces de l’armée et de la
police ont mené des opérations conjointes
pour reprendre le contrôle du district, et
des soldats ont été envoyés en renfort.
Le commandant du bataillon de Nduga,
le major Deri Indrawan, explique que le
mont Tabo est devenu le sanctuaire d’Egia-
nus et de ses hommes. De là, ils peuvent
passer d’une région à l’autre. Cette mon-
tagne, souvent cachée dans le brouillard,
culmine à 2 800 mètres. Elle relie Yigi et
Mbua. “Nous contrôlons désormais Tabo,
mais nous n’avons pas encore établi de poste
là-bas”, précise le major Indrawan.
Selon le colonel Binsar, chef du com-
mando opérationnel, les forces de l’ar-
mée et de la police cherchent à réduire
l’espace et les mouvements des hommes
d’Egianus, y compris en leur coupant l’ac-
cès à la logistique et aux munitions qui
proviendraient de la ville de Wamena. À
Napua, près de Wamena, l’armée contrôle
tous les véhicules qui prennent la direc-
“Cela fait plus de trois
mois qu’il est pourchassé,
mais Egianus n’a pas
encore été attrapé.”
Raga,
cousin de l’indépendantiste papou
tion de Mbua et de Yigi. Dans les districts
de Mapenduma et de Mugi, les forces de
l’ordre sont sur leurs gardes. Début mars,
trois soldats du commando des forces
spéciales ont été tués dans une échauf-
fourée avec les hommes d’Egianus. Le
porte-parole du TPNPB, Sebby Sambom,
a affirmé que son groupe avait réussi à
tuer cinq membres de l’armée indoné-
sienne et à s’emparer de quatre fusils.
Et mi-mars, un autre soldat de la brigade
mobile a été tué sur l’aéroport de Mugi
au moment où il surveillait le débarque-
ment de matériel logistique.
Pour le colonel Binsar, l’arrestation
d’Egianus est imminente, parce que son
groupe ne pourrait plus s’approvision-
ner dans les champs des villageois, étant
donné que l’armée et la police ont pris
le contrôle de la région. Mais le cousin
d’Egianus, Raga Kogeya, doute que son
parent puisse être vaincu. Selon lui, les
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 ASIE. 25

1969
DATE DE LA CONSULTATION
SUR LE STATUT DE LA
PAPOUASIE. Les résultats
en faveur de l’Indonésie ont été
entérinés par les Nations unies.
Pour l’Organisation de la Papouasie
libre (OMP), qui lutte par les armes
contre la présence indonésienne,
ce vote a été truqué. L’ouverture
en 2017 d’archives des États-Unis
a fait écrire à Tempo que
ces documents attestent
qu’“environ 1 000 Papous
ont voté sous la contrainte pour
le renforcement du contrôle
de leur territoire par l’Indonésie”.
hommes d’Egianus ne comptent pas sur la
logistique de Wamena ni sur les champs
des villageois. Ils peuvent se nourrir avec
les plantes de la forêt. “Cela fait plus de
trois mois qu’il est pourchassé, mais Egianus
n’a pas encore été attrapé”, ironise Raga.
En dépit de ce conflit entre les forces de
l’ordre et les hommes d’Egianus, les deux
camps communiquent parfois par radio.
Le lieutenant Deddy Santoso relate ainsi
une conversation qui s’est déroulée entre
le groupe d’Egianus et ses soldats. Selon
Deddy, un des combattants a expliqué à un
militaire les raisons pour lesquelles ils vou-
laient que la Papouasie soit indépendante.
Puis le militaire lui a dit : “Allez, Egianus,
descends donc, qu’on boive un café ensemble.”
Alors la voix à l’autre bout de l’onde radio
a répondu : “Ah… J’ai la flemme…”
À la différence du district de Yigi, celui
de Mbua commence à revenir à la normale.
Tempo a été témoin du retour des habitants
dans leur village, même si certains vivent
encore, réfugiés, dans diverses régions.
Le lundi 1er avril, une mamie faisait brou-
ter ses cochons près de la piste d’atterris-
sage. Ce même jour, six élèves du collège
protestant Firdaus ont participé aux exa-
mens nationaux. “Ici, c’est redevenu sûr”,
affirme le directeur de l’établissement,
Ut Lokbere. Natalia Lokbere, la fille d’Ut,
qui s’était réfugiée à Wamena, reconnaît
qu’elle souff re encore de traumatisme.
Parmi les trois habitants qui ont été tués
dans les affrontements entre l’armée et
le TPNPB, deux étaient des élèves de son
collège. Le colonel Binsar confirme que
des civils ont été tués lors de l’assaut du
4 décembre 2018. Il affirme qu’ils faisaient
partie du groupe qui a attaqué le poste de
l’armée. “Des villageois de Mbua ont parti-
cipé à l’attaque. Si on porte une arme et qu’on
passe à l’attaque, légalement, on peut vous
tirer dessus”, précise le colonel.
Peur. L’armée est parfois appréciée.
Début avril, une grand-mère qui ne par-
lait pas indonésien est arrivée au poste
de l’armée attaqué en décembre 2018
par les hommes d’Egianus. Elle appor-
tait quelques bottes de légumes. Elle est
entrée dans le poste et a dévoré la nour-
riture des militaires. Elle en est ressor-
tie avec une boîte de biscuits. “À présent,
les habitants échangent souvent les produits
de leurs champs contre des aliments de l’ar-
mée”, raconte le commandant de la com-
pagnie, le capitaine Hafid.
Les militaires s’efforcent de se rappro-
cher de la population locale. Le colonel
Binsar, par exemple, se rend souvent à
Mbua. Par deux fois, il a organisé une
cérémonie des “pierres grillées” – la cuis-
son traditionnelle papoue des tubercules,
des légumes, du poulet et du cochon
Soldats et rebelles
échangent leurs points
de vue par radio.
qu’on enterre sous des pierres ardentes
– avec le pasteur Nathaniel Tabuni. Mais
ce dernier demande tout de même que
l’armée quitte sa région. Selon lui, même
si la situation s’est calmée, une grande
partie des habitants ont peur de la pré-
sence des forces de l’armée et de la police.
Le pasteur assure aussi que les hommes
d’Egianus ne sont plus les bienvenus à
Mbua. “Je ne veux plus voir de sang couler
à Nduga”, dit-il.
—Stefanus Pramono
Publié le 6 avril
SI VOUS VOUS
CHERCHEZ,
SOURCE
TEMPO
Jakarta, Indonésie
Hebdomadaire, 100000 ex.
tempo.co
Le titre est créé en 1971
par Graffiti Pers dans l’intention
d’offrir au public indonésien
une nouvelle façon
de s’informer, une liberté
d’analyse et un respect
des divergences d’opinions
– ce qui lui valut d’être interdit
sous la dictature. Il propose
des grands reportages
et des analyses fouillées
sur les questions sociales
et politiques. Le site
est désormais publié
en trois langues : indonésien,
anglais et japonais.

Cinquante ans de conflit VOUS RISQUEZ

●●● Depuis son intégration à
l’Indonésie en 1969, la Papouasie a
été une pierre d’achoppement pour
tous les gouvernements successifs.
Les violences, les conflits et leurs
victimes constituent un “cycle”
interminable, remarque Koran
Tempo, créant des générations
de combattants. Les deux approches
privilégiées jusque-là, à savoir
la sécurité et le développement
économique, n’ont pas réussi
à apporter la paix.
Malgré plusieurs gestes
d’apaisement du président Joko
Widodo dès sa prise de fonction,
en octobre 2014, dont la grâce de
cinq prisonniers politiques papous
condamnés à vingt ans de prison
ou à perpétuité, les violences entre
les forces de l’ordre et les militants
indépendantistes se sont poursuivies
tout au long de son quinquennat.
Plus que tous ses prédécesseurs,
DE VOUS TROUVER.
Jokowi a lancé de très ambitieux
projets d’infrastructure dans
les deux provinces de la Papouasie
indonésienne dans le but de les
sortir de leur “retard” économique.
Mais c’est justement ce
développement économique,
en particulier la construction
SURTOUT
de la Trans-Papoua, que les
indépendantistes combattent.
Malgré ces violences, le président
sortant l’a emporté à plus de 80 %
CHEZ NOUS.
en Papouasie lors du scrutin
présidentiel. Le 14 mai, le décompte
officiel des voix le donnait déjà
gagnant à 100 % dans quatre
IL EST TEMPS
départements papous. Jokowi
saura-t-il tirer profit de cette
D’ÊTRE SOIMÊME.
À l’EM Strasbourg, nous avons la conviction que vous aurez plus de chances de vous
popularité inédite pour déposer trouver chez nous plutôt qu’ailleurs… Et encore plus si vous avez besoin de révéler
les armes et établir un véritable des talents bien cachés.
dialogue fait de respect Distinguez-vous en étant vous-même. be distinctive
en Papouasie comme le réclament
tous les acteurs papous
favorables à la paix?
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. La droite
religieuse adore Trump
Les évangéliques ont trouvé dans l’actuel locataire de la Maison-Blanche
un improbable champion, et ils en profitent pour tenter de faire passer
l’interdiction de l’avortement.
—The Guardian (extraits)
Londres
A
près avoir prié tête basse,
Donald Trump a redressé
le front pour s’adresser
aux leaders religieux rassemblés
dans la roseraie de la Maison-
Blanche. “Ensemble, nous bâtis-
sons une culture qui porte haut
la dignité et la valeur de la vie
humaine. Chaque enfant, né et à
naître, est un don sacré de Dieu”,
a-t-il déclaré. Ce n’était pas à
proprement parler une déclara-
tion de politique générale, mais
en ce Jour national de prière [le
2 mai], cela a suffi à lui valoir une
ovation de la part d’une assis-
tance qui a compris que c’est là
une occasion historique à saisir.
À 1 300 kilomètres de là, l’Ala-
bama s’apprêtait à faire machine
arrière pour en revenir à une
interdiction presque totale de
l’avortement. Le 9 mai, lorsque
des républicains du Sénat de l’État
ont supprimé du projet de loi un
amendement prévoyant des excep-
tions en cas de viol et d’inceste,
ils ont soulevé un tel tollé dans
l’hémicycle que le vote a dû être
reporté. Mais la mesure a fina-
lement été adoptée [le 14 mai],
dotant l’Alabama de la loi anti-
avortement la plus restrictive du
pays. Elle est toutefois révélatrice
d’un état d’esprit plus largement
partagé, puisque le Kentucky, le
Mississippi, l’Ohio et la Géorgie
ont approuvé l’interdiction d’avor-
ter à partir du moment où les bat-
tements de cœur du fœtus sont
détectables, ce qui peut arriver
vers la sixième semaine de gros-
sesse. [Le 17 mai, le Missouri a, à
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
son tour, interdit d’avorter après
la huitième semaine de grossesse.]
Le vote de lois aussi extrêmes
a laissé sans voix les défenseurs
des droits des femmes et jeté un
nouvel éclairage sur le mariage
de convenance entre Trump et
une droite religieuse de plus en
plus influente, qui a joué un rôle
déterminant pour le porter au
pouvoir en 2016 et est bien déci-
dée à rééditer cet exploit lors de
la présidentielle de 2020.
Donnant-donnant. Malgré ses
trois mariages et ses infidéli-
tés notoires, Trump, naguère
plutôt progressiste sur les ques-
tions de société, a séduit quatre
électeurs évangéliques sur cinq,
soit bien plus que les candidats
républicains Mitt Romney, John
McCain ou George W. Bush lors
des trois précédents scrutins
présidentiels.
Pour Shannon Wilburn, ensei-
gnante chrétienne de 51 ans
résidant à Atlanta, en Géorgie,
l’élection de 2016 se réduisait à
un choix binaire pour ou contre
l’avortement. “Le caractère sacré
de la vie a été un facteur déter-
minant, explique-t-elle. Hillary
Clinton n’avait aucun scrupule
à autoriser l’avortement en fin
Malgré ses trois
mariages et ses
infidélités, Trump
a séduit les électeurs
évangéliques.
de grossesse. J’aurais voté de la
même façon pour n’importe quel
autre candidat qui lui aurait fait
barrage.”
Mme Wilburn se dit satisfaite
des initiatives récentes des légis-
lateurs de son État pour limiter
le recours à l’avortement. “Je
suis résolument opposée à l’avorte-
ment. On parle beaucoup des droits
des femmes, mais qui se soucie des
droits des bébés ?”
Si d’autres présidents républi-
cains étaient manifestement plus
croyants, on leur reprochait sou-
vent de faire trop de compromis
sur les questions sensibles. Aux
yeux des évangéliques, Trump
a en revanche tenu promesse,
notamment en nommant à la
Cour suprême les juges conser-
vateurs Neil Gorsuch et Brett
Kavanaugh, ce qui pourrait ancrer
leurs valeurs au sein de la plus
haute cour de justice du pays
pendant toute une génération,
et mettre en péril l’arrêt Roe
v. Wade, qui a légalisé l’avorte-
ment en 1973.
“C’est du donnant-donnant,
explique Henry Olsen, cher-
cheur associé au Ethics and Public
Policy Center, un think tank
conservateur de Washington.
Les évangéliques avaient peur
de voir leur influence achever de
s’éroder avec une Cour suprême
progressiste.”
La pression des évangéliques
sur le chef de la majorité républi-
caine au Sénat, Mitch McConnell,
qu’ils avaient convaincu de ne
pas organiser de vote pour exa-
miner la candidature à la Cour
suprême du juge Merrick Garland,
nommé par Obama, “a commencé
bien avant que Trump ne décroche
l’investiture de son parti, rappelle
↙ Dessin de Bénédicte
paru dans 24 Heures, Lausanne.
Olsen. Ils craignaient que cette
nomination à la Cour suprême ne
sonne le glas des valeurs cardinales
de leur foi.”
Les manœuvres dilatoires de
McConnell ont parfaitement
fonctionné, et le siège à la Cour
suprême est resté vacant pen-
dant toute la campagne élec-
torale de 2016. Précédé par sa
réputation sulfureuse, Trump
était loin d’être le candidat pré-
féré des évangéliques, mais il est
rapidement devenu leur cham-
pion. En échange de quoi, ils
étaient disposés à lui pardon-
ner ses péchés et à lui accorder
le bénéfice du doute, non sans lui
signifier clairement qu’ils ne tolé-
reraient de sa part aucun écart
de conduite durant son mandat.
C’est ainsi que s’est formée cette
relation improbable, fondée sur
une dépendance mutuelle.
Milliardaire et vedette de télé-
réalité, Trump s’est fait remar-
quer par son ignorance crasse de
la Bible [en 2016] lorsque, faisant
référence à la deuxième Épître
aux Corinthiens, il a parlé des
“deux Corinthiens”. Il passe plus
volontiers ses dimanches sur un
green de golf qu’à l’église. Mais
avec le chrétien évangélique Mike
Pence comme vice-président, il
cultive suffisamment de signes
extérieurs de piété pour satis-
faire sa base religieuse.
Paradoxe. Erick Erickson, jour-
naliste conservateur, était farou-
chement opposé à Trump en 2016,
mais il votera pour lui l’année pro-
chaine. “Toutes mes réserves sur le
président n’ont pas disparu, écri-
vait-il récemment. J’ai toujours
du mal à cerner le personnage, et
je comprends mes amis chrétiens
qui préfèrent s’abstenir que de le
soutenir. Mais je reconnais aussi
que nous ne pourrions pas avoir la
politique du gouvernement Trump
sans le président Trump, et qu’il y
a beaucoup de choses appréciables.”
Le problème de la personna-
lité du président est un paradoxe
que beaucoup ont trouvé moyen
de rationaliser. Certains admi-
rateurs affirment que Trump
a pris conscience de ses erre-
ments et trouvé Dieu. D’autres
n’hésitent pas à le comparer à
des personnages bibliques tels
le roi David ou Cyrus le Grand
[empereur perse qui libéra les
Juifs et leur ordonna de recons-
truire le Temple de Jérusalem] :
des hommes qui, en dépit de
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
leurs défauts, ont accompli la
volonté divine.
Selon David Barker de l’Ameri-
can University, les évangéliques
partent du principe de la “turpi-
tude humaine”, plaçant ainsi très
bas la barre de leurs exigences
morales, ce qui leur permet de
passer outre aux mensonges, infi-
délités et déchaînements de colère
du président sur Twitter.
Lors d’une conférence pronon-
cée au think tank conservateur
American Enterprise Institute de
Washington, Barker a également
relevé un parallèle entre natio-
nalisme chrétien et nationalisme
blanc dans le slogan de campagne
de Trump en 2016 : “Rendons
sa grandeur à l’Amérique”. “S’il
est vrai que cette expression est
certainement un message codé à
l’intention des nativistes, […] elle
ressemble aussi à un appel du pied
très clair aux chrétiens évangé-
liques, sur le mode : ‘Les États-
Unis ont toujours été un grand
pays […] et sa grandeur même
tient à son lien étroit à Dieu.’”
L’un des soutiens évangéliques
les plus en vue de Trump est
Jerry Falwell Jr, le président de
la Liberty University. Le 7 mai,
l’agence de presse Reuters rap-
portait qu’une conversation
La nouvelle stratégie des “pro-life”
●●● “L’avortement pourrait-il
devenir illégal aux États-Unis ?”
La question, posée dans
une tribune du Guardian,
est de nouveau d’actualité. Car
les pro-vie ont lancé une vague
d’attaques sans précédent
contre le droit d’avorter. Une
série de lois ultrarestrictives
viennent d’être votées dans
des États contrôlés par les
républicains. “Au lieu de suivre
une stratégie progressive,
en tentant par exemple de faire
interdire l’avortement à un
stade avancé de la grossesse
ou de rendre illégales
les cliniques d’avortement,
ces nouvelles lois visent
purement et simplement
à l’interdire”, explique B. Jessie
Hill, professeure de droit,
dans cette même tribune.
Le Missouri est le cinquième
État cette année à interdire
l’avortement après le “premier
battement du cœur du fœtus”.
La Louisiane pourrait suivre.
Il existe un parallèle
entre nationalisme
chrétien et
nationalisme blanc.
enregistrée avait révélé que l’an-
cien avocat de Trump, Michael
Cohen [condamné à trois ans de
prison en décembre 2018 pour
différents délits commis lors de
la campagne de 2016], était inter-
venu pour faire détruire des pho-
tographies compromettantes de
Falwell. Ce dernier, qui quelques
mois plus tard déclarait publi-
quement son soutien à Trump,
s’est refusé à tout commentaire.
L’année dernière, Falwell a
déclaré que rien de ce que Trump
faisait ne pouvait ébranler le sou-
tien que lui apportaient les évangé-
liques. Plus récemment, à propos
de l’enquête russe, il a tweeté : “Le
premier mandat de Trump devrait
être rallongé de deux ans pour com-
penser le temps qui lui a été volé par
cette tentative ratée de coup d’État.”
Cette alliance est toutefois
plus fragile qu’on ne le pense. La
cote de popularité du président
auprès des évangéliques blancs est
à 70 %, soit 14 % de moins qu’au-
près des républicains en général.
Il doit donc trouver un équilibre
L’Alabama est allé encore
plus loin, avec une loi
promulguée le 15 mai
qui interdit l’avortement à tous
les stades de la grossesse.
Une exception est seulement
prévue si la vie de la mère
est en danger ; aucune en cas
de viol ou d’inceste.
Ces textes vont directement
à l’encontre de l’arrêt Roe
v. Wade, pris en 1973
par la Cour suprême, qui avait
rendu l’avortement légal
dans tout le pays. Ils peuvent
donc être attaqués devant la
justice fédérale. C’est justement
ce que cherchent leurs
promoteurs. “Ceux qui ont voté
la nouvelle loi [en Alabama]
ne s’attendent pas à ce qu’elle
entre en vigueur, souligne The
Washington Post. Ils la voient
comme une étape vers un
objectif plus large : persuader
la Cour suprême de réexaminer
l’arrêt Roe v. Wade.” Point
de départ de cette nouvelle
avec les autres composantes de
sa coalition.
Et les chrétiens d’Amérique
sont loin de former un bloc mono-
lithique. Beaucoup accusent
Trump et Pence d’hypocrisie
et leur reprochent de se servir
de la religion pour mener des
“guerres culturelles” sur l’avorte-
ment, le mariage gay et d’autres
questions de société. Certaines
églises noires, par exemple, font
valoir qu’elles ne retrouvent dans
leur lecture de la Bible aucune
allusion au slogan “Rendons sa
grandeur à l’Amérique”.
Le révérend William Barber,
pasteur en Caroline du Nord et
coprésident de la Poor People’s
Campaign [“Campagne pour les
pauvres”], a ainsi déclaré : “Tout
dieu avec un petit ‘d’ peut gouver-
ner Trump : le dieu de l’argent, le
dieu de l’avidité, le dieu du racisme.
Mais [Trump] ne peut pas se dire
chrétien et prétendre que Dieu lui
ordonne d’être raciste, d’être isla-
mophobe, de porter préjudice aux
pauvres et de prendre d’une main
aux travailleurs et aux pauvres
pour donner de l’autre aux riches
qui n’en ont pas besoin, et mentir,
toujours mentir.”
—David Smith
Publié le 13 mai
stratégie : la nomination
à la Cour suprême l’an dernier
du très conservateur Brett
Kavanaugh. Avec cinq juges
conservateurs sur neuf, la plus
haute cour du pays, saisie d’un
appel, pourrait tout bonnement
annuler le droit à l’avortement
à l’échelle fédérale, espèrent
les pro-vie. Pourtant, pas sûr
que la Cour suprême veuille
aller aussi loin. “Ce qui est plus
probable, c’est que les juges
rognent le droit à l’avortement
en autorisant l’application
de lois avançant la date limite
pour les femmes et en réduisant
le nombre de cliniques
qui pratiquent l’IVG”, souligne
USA Today. Le président
de la Cour, John Roberts,
est partisan d’une approche
progressive et soucieux d’éviter
les décisions controversées.
Or, d’après The Wall Street
Journal, l’avortement
est aujourd’hui soutenu
par 71 % des Américains.
Cuba
Lutte ordinaire
pour la survie
Les mesures de rétorsion américaines contre l’île
ne changeront guère le quotidien de la population,
habituée à la débrouille pour survivre,
estime ce site cubain hébergé en Floride.
—Cubanet Coral Gables
(Floride)
L
es Cubains qui vivent à
Cuba savent se battre. Ils
livrent constamment des
milliers de guerres. Ces soldats
trouvent toujours le moyen d’ajou-
ter une victoire à leur compteur,
presque toujours à la Pyrrhus,
dans chaque combat contre l’en-
nemi qui prépare aujourd’hui une
attaque dévastatrice sous la forme
de pénuries [liées aux nouvelles
sanctions américaines].
Ce sont des vétérans de la
guerre permanente déclenchée
et entretenue par le parti unique.
Ils n’ont pas d’autre choix que de
monter au front, notamment en
lisière des magasins d’État mai-
grement approvisionnés où sont
distribués les œufs, le morceau de
poulet et les quelques grammes
de picadillo de soya [“hachis de
soja” remplaçant la viande] dévo-
lus à chaque personne inscrite
dans le carnet de rationnement.
Les batailles sont plus féroces
encore devant les TRD [tiendas de
recaudación de divisas, magasins
d’État qui acceptent les dollars],
surtout lorsque arrivent l’huile
végétale, le yaourt aromatisé, le
papier hygiénique, les morceaux
aMÉRIQuES. 27
↓ Dessin de Martirena,
Cuba.
de poulet congelés, les paquets de
lait en poudre et autres produits
très demandés par la population.
En première ligne se trouvent
les acaparadores [personnes qui
achètent plusieurs articles pour
les revendre ensuite] et les coleros
[personnes qui se font payer pour
faire la queue]. Deux types de per-
sonnages qui font leur beurre avec
la misère, prêts à se battre jusqu’au
bout contre ceux qui critiqueront
leurs agissements.
Ils travaillent en équipe et de
façon très organisée. Les premiers
revendent plus cher ce qu’ils ont
réussi à rafler, les seconds cèdent
au plus offrant leur place de choix
dans les longues files d’attente. Le
prix, entre 1 et 3 pesos cubains
convertibles, CUC (entre 2 et 5 dol-
lars environ), dépend de la dis-
tance qui sépare leur position de
l’entrée du magasin.
Ceux qui ne font pas partie de
ces bataillons doivent redoubler
d’efforts et de patience pour sup-
porter une attente à laquelle met
régulièrement fin une déclaration
sans réplique possible : “Se acabó”
[“il n’y en a plus”]. Ou une bagarre
générale. Ou les deux.
Ce sont là des scènes de la vraie
“guerre de tout le peuple” que
Fidel Castro évoquait dans → 28
28. AMÉRIQUES Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

↙ Dessin de Ramses,
Cuba.

27 ← ses allocutions grandilo-

quentes depuis qu’il avait pris les
par les cercles du pouvoir ont
d’une part un effet démobilisa- La véritable cible, également être poursuivies. Selon
diverses sources juridiques, l’ap-

rênes du pouvoir absolu en jan-
vier 1959. Cette rhétorique défen-
sive face aux “attaques militaires”
présumées de l’armée américaine
a servi à remplir le pays d’abris
antiaériens coûteux et à créer les
inopérantes milicias de tropas ter-
ritoriales (MTT) [milices compo-
sées de civils et placées sous les
ordres de l’armée].
Avec le temps, les tunnels sont
devenus de luxueuses demeures
pour les rongeurs et les chauves-
souris, ou des réservoirs d’eau
stagnante. Un lieu de reproduc-
tion idéal pour les moustiques.
Les trêves ont été rares sous
l’égide du socialisme imposé.
Les pénuries
font partie
de la stratégie
de contrôle social.
Les champs de bataille se sont
multipliés dans tout le pays et sans
la moindre trace, néanmoins, de
marines, de chasseurs-bombar-
diers de dernière génération ou
de navires de l’une des fameuses
flottes de l’empire [américain].
Ce qui se passe aujourd’hui
teur, et d’autre part obligent les
gens à fournir des efforts tita-
nesques pour trouver des moyens
de survivre. Des moyens qui sont
illégaux. Au regard des lois en
vigueur, tous les Cubains sont des
criminels : le marché noir est leur
planche de salut. Et cette réalité
joue en faveur du maintien des
piliers de l’État policier.
Surréaliste. Beaucoup de per-
sonnes sont recrutées au moyen
du chantage pour surveiller leurs
voisins et même les membres de
leur famille. L’aggravation imman-
quable des conditions de vie
dans les mois à venir à cause des
nouvelles mesures de rétorsion
adoptées par le gouvernement
américain et la baisse du nombre
de barils de pétrole fournis par le
Venezuela portent à penser que
le retour de la paix sur l’île reste
aussi surréaliste qu’un tableau de
Salvador Dalí.
La lutte pour la survie conti-
nue [ra]. Les sirènes d’alerte ont
encore une fois été déclenchées.
Les raisons de s’inquiéter sont
nombreuses, mais personne n’a
l’intention de se rendre. Beaucoup
font des plans pour déguerpir
le Venezuela
Washington renforce l’embargo sur Cuba pour
venir à bout du régime de Maduro, principal allié
de l’île, dénonce ce journal colombien.
—El Espectador Bogotá
cet épisode reste aux yeux des
plication de cette clause posera
néanmoins des difficultés pra-
tiques. Certains estiment qu’il est
presque impossible qu’une décision
d’un tribunal américain soit appli-
quée dans un autre pays. L’Union
européenne, de son côté, utilisera
tous les recours juridiques pour
défendre ses intérêts. Elle pour-
rait notamment saisir l’Organi-
sation mondiale du commerce
(OMC). L’Espagne et la France
Des entreprises
européennes
pourront également
être poursuivies.
investissent beaucoup à Cuba,
suivies de près par l’Italie et les
Pays-Bas. De ce fait, ces nouvelles
sanctions pourraient affecter des
alliés de la Maison-Blanche.
C’en est fini de la politique
de détente menée par Barack
Obama. Cuba est une nou-
velle fois dans le collimateur
des États-Unis, étant donné ses
liens étroits avec le Venezuela,
pays vu par Washington comme
“une menace pour la sécurité natio-
nale”. Derrière le renforcement

A
en réalité, comme pendant les avant que le conflit [pour la États-Unis un échec cuisant. Pour de l’embargo contre Cuba se pro-
soixante dernières années, c’est survie] ne s’intensifie. Mais la vec l’alourdissement des Fidel Castro, il s’agissait de la file en effet la question vénézué-
une agression permanente de l’État plupart des Cubains, sans autre sanctions contre Cuba première défaite de Washington lienne. Les États-Unis pensent
contre le peuple cubain. Les pénu- choix à l’horizon, devront mourir lancées par la Maison- dans la région. qu’en augmentant la pression sur
ries font partie de la stratégie de au combat ou prendre toutes les Blanche, l’île va au-devant de Les nouvelles sanctions du Cuba, considérée comme le sou-
contrôle social appliquée sans précautions nécessaires pour grosses difficultés, qui rappelle- gouvernement Trump nuiront tien idéologique et le centre de
demi-mesure par les dirigeants rester en vie malgré le feu nourri ront la “période spéciale” [une aux intérêts des entreprises euro- décisions stratégiques du madu-
et leurs acolytes. de l’adversité. sévère crise économique qui a péennes. De plus, seuls seront risme, ils pourront renverser plus
Les défaillances des chaînes —Jorge Olivera Castillo durement frappé les Cubains] autorisés les voyages familiaux vers rapidement le gouvernement de
d’approvisionnement contrôlées Publié le 27 avril ayant suivi la fin de la coopéra- Cuba, ce qui portera un coup très Nicolás Maduro. Il semble qu’ils
tion économique avec l’Union dur au tourisme, l’une des sources n’aient pas beaucoup appris de
soviétique [dans les années 1990]. de revenus les plus importantes leurs erreurs avec Cuba, mais ils
Médiation À cette époque, le commerce du pays, car le nombre de vols et savent qu’à l’approche de la prési-
extérieur s’était effondré, le quo- de croisières vers l’île diminuera. dentielle il faut donner des gages
●●● Le Canada pourrait-il convaincre le pouvoir cubain tidien des Cubains était marqué Par ailleurs, les transferts d’argent aux Cubains de Miami, impor-
de participer à une médiation dans la crise politique qui mine par les pénuries, et des balseros [des exilés à leurs proches à Cuba] tant réservoir de voix.
le Venezuela ? Alors que s’ouvraient à Oslo, le 15 mai, s’étaient exilés sur des embar- seront limités à 1 000 dollars par Même si l’on ne sait pas dans
les premières réunions de médiation entre le pouvoir cations de fortune dans l’espoir personne et par trimestre. quelle mesure la clause III de la
de Nicolás Maduro et l’opposition de Juan Guaidó, le Canada de gagner les côtes de la Floride. loi Helms-Burton est applicable à
est bien placé pour amener Cuba, principal allié du Venezuela, L’annonce [le 17 avril dernier] Inquiétude. L’activation de la l’étranger, l’annonce a provoqué
dans le giron de futures négociations. Le Premier ministre des sanctions par le conseiller clause III de la loi Helms-Burton l’inquiétude parmi les investis-
canadien, Justin Trudeau, a récemment rappelé son refus [américain] à la Sécurité nationale [un texte promulgué par les États- seurs potentiels. Une chose est
d’appliquer les nouvelles sanctions américaines contre Cuba, John Bolton a été faite le jour du Unis en 1996, qui renforce l’em- sûre : du fait de cette mesure,
“contraires au droit international”, comme il l’a estimé. 58e anniversaire du débarquement bargo contre Cuba] permettra de Cuba va avoir du mal à obtenir
D’un autre côté, le Canada est membre du Groupe de Lima de la baie des Cochons, quand “les déposer plainte devant des tribu- des devises étrangères, ce qui
aux côtés d’une douzaine de pays latino-américains forces révolutionnaires, décidées à naux des États-Unis contre des réduira sa capacité d’importa-
qui ont reconnu Juan Guaidó mais tentent de trouver une issue repousser des envahisseurs bien entreprises et des individus qui tion. Comme à d’autres périodes,
négociée à la crise vénézuélienne. Le 15 mai, la ministre des équipés, soutenus par le gouverne- exploitent des biens [américains] la grande île va devoir déployer
Affaires étrangères canadienne s’est rendue à La Havane pour ment des États-Unis, ont fini par les nationalisés après la révolution. son ingéniosité et son esprit de
rencontrer son homologue cubain, ce dernier assurant que vaincre en soixante-douze heures” Les prédécesseurs de Trump résistance pour faire face à la
Cuba se montrerait favorable à “des initiatives qui ouvriraient [selon les termes employés par [Clinton, Bush et Obama] avaient nouvelle vague de sanctions.
un dialogue dans le respect”, rapporte El Nuevo Herald. Granma, le journal du Parti com- suspendu cette clause. Des entre- —Beatriz Miranda
muniste cubain]. Historiquement, prises européennes pourront Publié le 22 avril
 VENEZ RÉALISER VOTRE PROJET
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Un événement Groupe Le Monde

30. Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

à la une

L’Europe qui bouge

AMSTERDAM

Du 23 au 26 mai, les Européens renouvellent leur Parlement. Ce scrutin pourrait marquer une percée des
populistes de droite, qui souhaitent revoir la politique d’ouverture des frontières. Pourtant, la libre circulation
des personnes reste un des plus grands succès de l’UE. Plusieurs millions de citoyens européens vivent aujourd’hui
dans un État membre autre que leur pays d’origine. Il sera difficile de revenir en arrière, tant les Polonais
en République tchèque, les Croates en Allemagne ou même les Français à Londres se sentent chez eux.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Les expatriés
cherchent leur voix
Ils sont le symbole de l’européanisation des États membres :
plus de 20 millions de citoyens de l’UE ne vivent pas dans leur pays
natal. Un contingent de taille en manque cruel de représentation
politique, déplore ce juriste italien.
—The Guardian Londres
S
i nous étions un pays, il compterait plus d’ha-
bitants que les Pays-Bas ou la Belgique, et
presque autant d’habitants que la Roumanie.
À ce titre, nous aurions le droit d’élire jusqu’à
26 députés au Parlement européen. Mais
nous ne sommes pas un pays et nous n’avons
pas de véritables représentants politiques.
Qui sommes-nous ? Les 17 millions de citoyens
de l’UE qui ne vivent pas dans leur pays euro-
péen d’origine (dont 3,7 millions habitent au
Royaume-Uni). Depuis 2010, nos effectifs ont
doublé et nous représentons actuellement 4 %
de la population totale de l’UE en âge de travail-
ler. Ce chiffre peut sembler modeste par rapport
aux États-Unis, où 41 % des citoyens ne vivent
pas dans l’État où ils sont nés, mais il reste inédit
dans l’histoire de l’Europe.
Ce pourcentage reflète une européanisation
croissante mais discrète de nos sociétés, phéno-
mène accéléré par la précarité de l’emploi et les
conséquences de la crise financière. En outre, au
moins 2 millions de citoyens franchissent quoti-
diennement une frontière pour aller travailler, et
des centaines de milliers de travailleurs saison-
niers traversent le continent pour occuper des
emplois à faible rémunération. Au total, 20 mil-
lions de citoyens européens ne vivent pas dans
leur pays natal.
Cette dispersion géographique, qui résulte de
l’ouverture des frontières et de la libre circulation
mises en place il y a plusieurs décennies, abou-
tit à un décompte imparfait. Nous sommes nom-
breux à ne pas déclarer nos déménagements et à
rester dans des limbes administratifs entre plu-
sieurs pays. Cette construction européenne est
foncièrement complexe. Les exemples vont du
chauffeur Uber roumain qui conduit en Belgique
avec un permis espagnol au médecin grec diplômé
en Italie et vivant en Allemagne, en passant par
l’ouvrier agricole bulgare qui récolte des fruits
au Royaume-Uni et est marié à une Moldave.
L’imaginaire collectif nous présente comme
une élite européenne, un petit groupe de privilé-
giés qui, ayant peut-être fait Erasmus, parcourent
le continent pour son développement personnel.
C’est le genre d’idée qui a poussé Theresa May à
déclarer que les 3,7 millions d’expats européens
au Royaume-Uni étaient des resquilleurs. Mais
une analyse des données permet d’y voir plus
clair. Nous – les 17 millions de citoyens européens
“mobiles” – sommes originaires des 28 États
31
Les photos
d’être un groupe, une communauté, mais notre
contribution économique et sociale est considé-
rable dans les régions où nous vivons ainsi que
dans celles d’où nous venons. Malgré tout, nous
sommes privés de notre droit à la représenta-
LUC witteboL
tion politique dans le pays où nous résidons, à
une exception près : nous pouvons voter lors des
scrutins locaux.
Bien sûr, chacun d’entre nous a le droit de voter
aux élections européennes, dans le pays où nous
vivons ou dans notre pays d’origine, mais nous
Poike Stomps, sommes très peu à le faire. Selon un rapport du
photographe European Data Journalism Network, seuls 8 %
néerlandais, d’entre nous s’inscrivent sur les listes électorales
est l’auteur de la série dans leur pays de résidence. Et nous sommes
membres, les Roumains étant plus nombreux Crossing Europe encore moins nombreux à rentrer dans notre
que les Allemands à choisir d’émigrer ailleurs en qui illustre notre pays d’origine pour voter. Ces chiffres révèlent
Europe. Notre taux d’emploi est généralement dossier et notre une. une vérité gênante. Les citoyens dont la vie est
plus élevé que celui de la population active rési- Ce projet sur l’Europe la plus “européenne” sont les moins bien repré-
dant dans son pays natal. l’a amené à voyager sentés dans la sphère politique en Europe, et ce
Certes, il est un peu plus probable que nous dans 42 grandes villes en raison de plusieurs facteurs.
ayons un diplôme universitaire par rapport à du continent
ceux qui n’ont pas quitté leur pays d’origine, européen, afin
mais cette donnée varie beaucoup d’un pays à de photographier Seuls 8 % d’entre nous
l’autre : 62,5 % pour les Français et 16,1 % pour les passages piétons. s’inscrivent sur les listes
les Portugais vivant à l’étranger. Malgré tout, il en À chaque intersection, électorales dans leur pays
va de même pour les travailleurs sans qualifica-
tion, qui ont autant de chance de résider à l’étran-
il tente de capter
ce qui caractérise
de résidence.
ger que les personnes diplômées (soit 21,9 % de la ville et leurs
la population totale de l’UE, mais 24,1 % de sa habitants, Tout d’abord, pour exercer notre droit de
population mobile). les différences vote aux élections du Parlement européen, nous
et les ressemblances. devons nous inscrire, mais nous avons très peu
Enjeux nationaux. En moyenne, il est plus facile Il fait ainsi émerger de temps pour le faire. Dans mon cas, celui d’un
pour nous, citoyens mobiles, de trouver un emploi un paysage des rues Italien qui vit en Espagne, il est déjà trop tard
dans un autre pays de l’UE que dans notre pays européennes. pour s’inscrire sur les listes. Les délais impo-
d’origine, quel que soit notre niveau de qualifi- sés m’empêchent de voter à Bilbao, où je vis, à
cation. C’est d’autant plus probable dans le cas Turin, d’où je viens, et à Paris, où je travaille. Et
des femmes. En résumé, nous sommes un groupe les autorités nationales négligent souvent de nous
plus hétérogène que les gens ne le pensent géné- transmettre les informations sur nos droits et de
ralement. Nous n’avons pas encore conscience veiller à ce qu’on puisse les exercer.
Par ailleurs, nous sommes confrontés à l’échec
de la représentation politique. Malgré la men-
tion récurrente d’un débat paneuropéen, l’élec-
Contexte tion des eurodéputés est souvent un ensemble
de batailles électorales nationales où les partis
Qu’est ce qu’un citoyen européen ? nationaux s’affrontent sur des sujets générale-
ment nationaux. Pour cette raison, un candidat
●●● “Est citoyen de l’Union librement dans n’importe local – qui n’a pas connu une mobilité comme
toute personne ayant la quel pays de l’Union fait figure la nôtre – peut-il vraiment être représentatif de
nationalité d’un État membre.” d’étendard. Au-delà de trois notre situation ?
La création d’une union mois, le citoyen européen doit Quel que soit l’endroit où je voterai, au pays
économique sur le continent simplement pouvoir justifier basque espagnol ou dans le nord de l’Italie, il est
devait s’accompagner de d’un travail ou de “ressources peu probable que mes préoccupations soient défen-
l’émergence d’un lien culturel suffisantes” afin d’élire domicile dues par un candidat. Notre très mauvais taux
entre les citoyens des États dans le pays d’accueil. de participation montre que les citoyens mobiles
membres. Cette logique préfigure Aujourd’hui, les travailleurs de l’UE sont en réalité privés du droit de vote.
l’avènement de la citoyenneté résidents et transfrontaliers ainsi La situation pourrait évoluer si des forces poli-
européenne, instituée par le traité que les étudiants Erasmus tiques paneuropéennes émergeaient. Les mou-
de Maastricht en 1992. Le dispositif exercent ce droit. D’autres vements qui ont un programme s’adressant à
juridique qui voit ainsi le jour avantages sont institués : le droit toute l’UE pourraient nous donner une voix et
est unique. La citoyenneté de vote et d’éligibilité aux élections une représentation spécifique. En attendant,
européenne vient compléter municipales et européennes nous sommes pour ainsi dire mis sur la touche,
la citoyenneté nationale sans dans l’État membre de résidence, ce qui est vraiment paradoxal. Les personnes
la remplacer. Tout un ensemble le droit de pétition au Parlement qui construisent réellement l’Europe avec leurs
de droits nouveaux en découle. européen ou encore la protection familles ne peuvent tout simplement pas influen-
Parmi ceux-ci, la possibilité diplomatique ou consulaire sur cer l’avenir politique de l’union.
de circuler et de s’installer les territoires des pays hors UE. —Alberto Alemanno
Publié le 1er mai
 32. À LA UNE
Portraits
Des candidats
transnationaux en lice
Tout ressortissant d’un État membre
peut devenir député dans un pays qui
n’est pas le sien. Zoom sur trois candidats.
Yanis Varoufakis,
le rebelle qui venait du sud
Pendant la crise financière,
l’ancien ministre des Finances
grec s’est dressé contre la politique
du gouvernement allemand.
mitroliDis/AFP
Aujourd’hui, c’est en Allemagne qu’il est
tête de liste du mouvement transnational
pour la démocratie en Europe (DiEM25),
qu’il a lui-même créé en 2016. “Avec ses
airs de rebelle et le sex-appeal de Pamela
Anderson”, explique le site de la chaîne de
Mayence ZDf, il fait campagne pour un
programme de gauche qui “torde le cou
au mythe du clivage Nord-Sud” dans
l’Union et œuvre pour la justice sociale
et la transition écologique.
sanDro GoZi,
l’ambassadeur
italien du macronisme
Ancien sous-secrétaire d’État
aux Affaires européennes sous
le gouvernement de Matteo Renzi
EmmANUEl DUNAN/AFP
(2014-2016), membre du Parti démocrate
italien (PD, centre gauche), Sandro Gozi
est candidat sur la liste de La République
en marche (LREM). “Je crois profondément
en une politique transnationale”, a-t-il
déclaré au quotidien romain La repubblica.
Mais sur fond de tensions franco-
italiennes, le choix de Gozi laisse
sceptique. Pour certains, l’homme serait
chargé de renforcer les liens entre LREM
et le PD, voire d’exporter le modèle LREM
en Italie, et de permettre à Matteo Renzi
de faire son grand retour.
Christian aLLarD, de la
Côte-d’or aux côtes du nord
Originaire de Dijon, Christian
Allard s’est installé au Royaume-
Uni il y a trente-cinq ans. Conseiller
municipal d’Aberdeen et ex-député
ANDY BUCHANAN/AFP
du Scottish National Party (SNP, Parti
national écossais) au Parlement régional,
il ne veut pas “être traîné hors d’Europe
contre [son] gré”, comme la plupart des
Écossais qui ont voté contre le Brexit en 2016.
“Cent pour cent français et cent pour cent
écossais”, comme il se définit, le numéro
deux de la liste SNP veut “envoyer un
message à Londres”, rapporte le quotidien
the national. Il a de grandes chances
d’être élu.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
La République tchèque fait
le bonheur des Polonais
Fatigués des tensions politiques, de l’excessive pression au travail
et du mauvais état des services publics, les Polonais sont de plus
en plus nombreux à s’installer dans la République tchèque voisine.
L’IrLande,
nouveLLe terre
promIse des —Przegląd (extraits) Varsovie pas trop vu ça. Par ailleurs, chez nous, il y a beau-
Croates
P
coup de gens fatigués par l’instabilité de la situation
Plus de 20 000 jeunes lus de 44 000 Polonais travaillent en République politique. En République tchèque, ils sont débar-
Croates ont émigré tchèque. D’après l’ONU, c’est le vingtième rassés de ce problème, même s’ils restent près de la
en Irlande depuis pays le plus heureux du monde, tandis que la maison familiale. C’est difficile de généraliser sur
quatre ans, attirés par Pologne est à la quarantième place. Pourtant, les raisons des migrations, il y a autant de motiva-
la possibilité d’y trouver les salaires n’y sont pas beaucoup plus élevés tions que de personnes. Beaucoup sont venus sur les
facilement un emploi que chez nous, et les logements ne sont plus conseils d’amis qui se sentent ici comme chez eux.
et de gravir rapidement aussi bon marché. Qu’est-ce qui y attire les Polonais ? En effet, on y est à l’aise.”
les échelons dans leur Depuis deux ans, Marta Czapla vit avec son Marta Czapla estime que les Polonais sont aussi
profession. “Tout se fils à Ostrava. Au début, elle recrutait des tra- attirés par la bonne qualité du système de santé.
passe vite en Irlande, vailleurs polonais pour le compte d’entreprises Ainsi, elle voit souvent des publicités en polonais
les occasions se tchèques, mais aujourd’hui elle a sa propre entre- pour des opérations de la cataracte [en Pologne,
présentent facilement. prise de soutien aux Polonais qui veulent domi- 500 000 personnes seraient en attente d’un tel
Au départ simple cilier leur société en République tchèque. Parmi
réceptionniste, j’ai été les avantages, elle cite un niveau de cotisations Ici, pas de religion
promu huit mois plus sociales et d’imposition plus faible sur les per- omniprésente, mais
tard responsable de la sonnes physiques (flat tax de 15 %), une comp-
gestion du personnel tabilité simplifiée et la possibilité de remplir ses
de la tolérance et du respect
d’un hôtel lorsque j’ai formalités administratives sur Internet. Toutefois, pour les affaires des voisins.
changé d’employeur”, les Polonais ne s’installent pas en République
raconte Josip Kustera, tchèque uniquement sur le papier. Avant tout, avec traitement, parfois depuis plusieurs années].
25 ans, cité par un taux de chômage de 2.7 %, il est plus facile de Et bien sûr, pour des gynécologues. Elle ajoute
slobodna Dalmacija. négocier de meilleures conditions de travail, en que cela ne concerne pas seulement l’IVG [for-
Le modèle économique particulier lorsqu’on est qualifié. Marta Czapla tement restreint en Pologne], mais aussi les trai-
irlandais relève de la affirme que la République tchèque attire même tements de fertilité.
pure science-fiction des Polonais vivant jusque-là au Royaume-Uni Pour Marta, le plus important reste cependant
en Croatie, estime le ou dans d’autres pays d’Europe de l’ouest. que les visites en établissement privé sont rem-
grand quotidien de boursées. “Un jour, je suis tombée dans les pommes.
Split : “Dans notre pays, Liberté sexuelle. Qu’en est-il des salaires ? Mon médecin de famille m’a envoyée voir un neuro-
où les employés sont En 2017, le revenu médian était un peu inférieur logue et un cardiologue et j’ai pu faire les différents
sélectionnés par à 1 000 euros, soit légèrement plus qu’en Pologne. examens deux semaines plus tard. Le taux de rem-
népotisme ou piston Pour autant, les travailleurs polonais installés en boursement des médicaments est aussi beaucoup plus
politique, on ne peut République tchèque ne citent pas l’argent comme élevé qu’en Pologne.” En République tchèque, en
que rêver du modèle principale motivation. Pour Pawel, qui travaille à dehors du système de santé, il y a encore autre
irlandais.” À l’instar Plzen dans une usine de téléviseurs, “l’important, chose qui peut plaire aux Polonais. Ici, pas de reli-
de Filip Klubicka, c’est d’avoir de quoi payer les factures et de pouvoir gion omniprésente, mais de la tolérance et du res-
informaticien, en un peu économiser. À Lublin [à l’est de la Pologne], pect pour les affaires des voisins. “C’est un pays
Irlande depuis 2017 : je gagnais deux fois moins qu’ici. En outre, ici, les athée, plus de 80 % des habitants ne croient pas en
“Certes, mes amis me conditions de travail sont normales, le boulot n’est Dieu”, explique Marta. “Les églises accueillent des
manquent, mais pas la pas pénible, on fait nos huit heures.” concerts et des expositions. Bien sûr, les dimanches
mentalité croate, encore Pawel est aussi séduit par la mentalité des gens et les jours de fête, il y a des messes, mais depuis que
moins le conservatisme”, et la beauté des villes tchèques. “Avec ma fiancée, j’habite ici, je n’ai vu qu’une seule fois une bonne sœur.
explique-t-il à Jutarnji c’est ici que l’on veut vieillir. J’ai trouvé ma place Une collègue tchèque dit qu’elle pourrait compter
List. Selon Klubicka, sur terre et je ne l’échangerais pour aucun autre sur les doigts d’une main le nombre de fois dans sa
“la Croatie est devenue pays.” Avant d’arriver là, le couple avait travaillé vie où elle a vu un prêtre.” En revanche, un hobby
un pays conservateur, en Allemagne, où il était regardé avec condes- populaire parmi les Tchèques consiste à suivre
l’influence de l’Église cendance, tandis qu’au Royaume-Uni il trou- des cours… de physique quantique.
catholique y est vait la météo horrible. Il n’a pas ces problèmes L’absence de religion va également de pair avec
importante, alors que en République tchèque. une plus grande liberté sexuelle. “Ah, leur côté
l’Irlande, pays pourtant Responsable des ressources humaines dans direct… Pour nous, ça peut être un peu choquant.
catholique, est en train une multinationale, Justyna Ziemak vit à Prague Parfois, je ne peux pas dormir, car dans le voisinage,
de se libéraliser depuis trois ans. “Ici, on se bat pour recruter. En il se passe toujours quelque chose”, rigole Marta.
à grands pas”. Pologne, où j’ai travaillé pendant huit ans, je n’ai “Une fois, je passais sur la grand-place d’Ostrava
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
BRATISLAVA
et on entendait des cris en provenance d’une fenêtre
ouverte. Pour les Tchèques, c’est normal. On m’a aussi
raconté l’histoire d’un anniversaire auquel étaient
invités des amis de mon collègue. Sur place, il s’est
avéré que c’était une soirée dénudée !” Néanmoins,
selon Marta, cette attitude donne aux adolescents
une plus grande conscience sexuelle. On les voit
acheter en magasin des préservatifs, et les visites
de filles chez le gynécologue n’étonnent personne.
Une vie après le travail. Concernant le tra-
vail, les avis sont unanimes, et tous font l’éloge
d’un rythme de vie plus lent. “Ici, on vit mieux,
sans tension ou pression. Les Tchèques travaillent
plus lentement, ont une pause déjeuner réglemen-
taire de trente minutes et une heure avant la fin de la
journée, ils sont déjà en train de vérifier le menu des
restaurants des environs. À 15 h 50, ils commencent
à laver les tasses, car à 16 heures ils sortent. Après
le travail, ils s’occupent d’eux, font du sport. Ils ont
de nombreux hobbies. Par exemple, mes amis font
du tir à l’arc, de la poterie, de la calligraphie, de la
natation… Ils ne vivent pas que pour le travail”,
décrit Gosia Horáková, coach en développement
personnel installée dans le pays depuis dix ans.
Ma jalousie s’aiguise de nouveau lorsqu’elle
parle du transport public. “Ça marche très bien,
les trains sont de bien meilleure qualité. Pour faire
Prague-Ostrava, j’ai le choix entre différents opé-
rateurs publics et privés. Les tarifs sont très com-
pétitifs. Je me souviens de mon premier voyage
entre Cesky Tesín et Ostrava, j’avais demandé si
j’étais bien en deuxième classe. Le train paraissait
si luxueux.” Je demande avec espoir si au moins
les trains sont en retard. “Ça arrive, mais avec
l’un des opérateurs, on reçoit un mail ou un SMS
avec la durée du retard. On peut aussi se faire rem-
bourser le billet.”
L’EUROPE QUI BOUGE. 33
Ce n’est pas
qu’une fuite
des cerveaux
En Italie, la majeure partie
des émigrés n’a pas de diplôme.
Une situation qui rapproche
la Péninsule des pays de l’est
du continent plutôt que
de ses “voisins” occidentaux.
—Linkiesta Milan
C
es dernières années, de plus en plus de per-
sonnes ont quitté l’Italie pour aller s’installer
dans d’autres pays de l’Union européenne.
Ce n’est pas une nouveauté, certes. Mais
il est intéressant d’essayer de comprendre
les tenants et les aboutissants de cette ten-
dance. Si l’on considère les données d’Eurostat,
l’Italie apparaît presque plus comme un pays de
Qu’est-ce que les Polonais changeraient en l’Est que comme un pays d’Europe occidentale. En
République tchèque ? Marta et Gosia se plaignent additionnant le nombre d’émigrés récents et ceux
de la bureaucratie et du faible niveau d’informati- qui sont déjà présents depuis des années, voire des
sation. Gosia ajoute aussi que les Tchèques ont du dizaines d’années, dans les différents pays du Vieux
mal à donner leur avis personnel. “Si quelque chose Continent, on arrive à un chiffre impressionnant.
se passe mal au travail, ils disent que tout va bien, En 2017, 2,35 millions d’Italiens vivaient dans un
mais ensuite ils vont se plaindre en cachette autour autre pays de l’UE.
d’une bière ou une cigarette.” Selon Marta, “ils sont Cette année-là, l’Italie était le troisième pays
amicaux, mais il leur arrive de faire des vacheries et à “exporter” le plus d’émigrés dans l’UE, der-
d’être méchants tout en gardant le sourire”. Avant rière la Roumanie et la Pologne [qui comptent
de faire nos valises pour échapper aux guerres respectivement 4,9 et 3,7 millions de citoyens
politiques, à la pression au travail et à la dégrada- émigrés dans un autre pays de l’UE]. Derrière
tion du système de santé, renseignons-nous donc nous se placent le Portugal et la Bulgarie [1,8 et
bien et choisissons avec soin notre destination. 1,1  million] ; quant aux expatriés originaires de
—Anna Brzeska France ou d’Allemagne, ils étaient en 2017 deux
Publié le 8 avril fois moins nombreux que les nôtres, alors que ces
deux pays sont plus peuplés que l’Italie.
Mais les données les plus intéressantes
ALLEMAGNE concernent l’instruction de ces émigrés. Parmi
les Italiens émigrés, 30,9 % possèdent un diplôme
de l’enseignement supérieur. Ce n’est pas peu,
POLOGNE mais c’est nettement moins que la proportion
de diplômés chez les immigrés d’Allemagne
Prague
E (53,4 %) ou de France (60,3 %), et même d’Es-
M pagne (47,7 %), pays avec lequel nous serions
Pilzen H
Ê Ostrava
O
censés nous confronter. À l’inverse, la propor-
B RÉPUBLIQUE Cesky Tesin tion d’Italiens installés dans d’autres pays d’Eu-
TCHÈQUE rope avec seulement un certificat de fin d’études
élémentaires ou un brevet est élevée : 32,3 % du
total. Un chiffre supérieur à celui des diplômés.
SLOVAQUIE Ces chiffres nous rapprochent davantage de la
AUTRICHE Roumanie (dont les émigrés avec un faible niveau
Bratislava d’instruction sont 35,5 %) que de la France, l’Al-
Vienne lemagne ou l’Espagne (dont les émigrés peu ins-
truits sont respectivement 11,7, 10,7 et 21,9 %).
C’est encore plus notable si l’on prend l’évolu-
200 km tion de ces données. Au cours des neuf dernières
années, la part de diplômés du supérieur → 34
34. À LA UNE Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

33 ← parmi les émigrés italiens est passée de 18,2

à 30,9 %, mais les croissances les plus fortes ont
Les Français
chez Leurs Les Britanniques en
Espagne plus européens
été observées chez les Français et les Allemands, voisins
qui partaient pourtant de niveaux déjà élevés. En 2017, d’après le
En définitive, ce qu’on constate aujourd’hui ministère français des

que jamais !
en Italie c’est une polarisation du phénomène Affaires étrangères,
d’émigration. D’un côté, un nombre croissant 1,82 million de Français
de jeunes diplômés, titulaires de doctorats, résidaient à l’étranger*.
chercheurs et professionnels d’excellence de Petite particularité :
tous les domaines, vont trouver de meilleurs cinq pays accueillent
emplois dans des pays où leurs qualités sont 40 % de la Passé le mouvement de panique lors du référendum de 2016,
davantage valorisées. De l’autre, une masse en communauté française les expatriés britanniques, décidés à rester, s’inscrivent
partie invisible d’Italiens part tenter sa chance expatriée. Outre la
ailleurs, exactement comme elle le faisait dans Suisse et les États-Unis, dans les mairies. Exemple à Alicante.
les années 1950. en tête des
Il ne s’agit plus de mineurs qui s’en vont en destinations, les pays
Lorraine ou en Wallonie, ni d’ouvriers qui mettent dans lesquels les —Eldiario.es (extraits) Madrid face aux éventuelles séquelles d’un Brexit dur ne

A
le cap sur l’Allemagne, mais de serveurs, de cuisi- Français choisissent de provoque pas d’exode, contrairement à ce qu’ont
niers, de vendeurs ou de travailleurs de secteurs s’installer sont des pays h, ne m’en parlez plus, tous les politiques anglais pu prétendre divers médias.
de services à faible valeur ajoutée qui préfèrent voisins. De fait, le sont des pourris !” Cette réaction de Martin En témoigne Fidel, chauffeur de taxi depuis
être précaires à Berlin qu’à Rome parce qu’ils y Royaume-Uni comptait Roger, un Britannique établi à Torrevieja quarante ans à San Fulgencio, où 40 % des
sont un peu mieux payés. C’est l’opposé de ce qui 140 224 expatriés depuis 2013, résume la lassitude d’une quelque 3 000 habitants sont Britanniques. “Je
se passe en France, en Espagne, au Danemark, en français, bien que le colonie encore abasourdie par ce Brexit les connais bien car ils prennent souvent le taxi, à la
Norvège ou en Belgique, où la population émigrée Brexit sème qui n’en finit plus d’arriver. En juin 2016, différence des Espagnols.” A-t-il constaté une dimi-
est, aujourd’hui comme ces dernières années, avant l’incertitude pour après le vote, l’été avait été particulière- nution du nombre de Britanniques
tout composée de diplomates et de diplômés. beaucoup d’entre eux. ment chaud pour la communauté étran- dans la région, depuis trois ans ? “Pas
L’Allemagne, pour gère de la province d’Alicante, la plus du tout”, réplique-t-il. “Il n’en part ni
Après avoir été invisibles sa part, recensait importante d’Espagne, avec 67 833 rési- n’en arrive plus qu’avant”, renchérit
118 331 expatriés dents étrangers recensés à la fin 2018 Sofía Álvarez, conseillère munici-
dans leur pays, originaires de France, par l’Institut national de la statistique
rEportAgE
pale chargée des résidents étrangers
ils mèneront une existence et la Belgique, 124 978. (INE) sur les 284 824 que compte le pays. à Orihuela, où 9 500 expatriés – ou “expats” –
d’invisibles à l’étranger. À ce sujet, le quotidien Le référendum, avait, dans un premier temps, se sont installés en bordure du littoral.
Le Soir explique que les provoqué un mouvement de panique qui s’était
Mais ces statistiques n’ont rien d’étonnant. Français venant manifesté, par exemple, par de longues files d’at- Réunions d’information. Mais selon toutes
Depuis vingt ans, l’Italie se distancie de plus en vivre à Bruxelles sont de tente devant les agences immobilières, comme les sources que nous avons interrogées, depuis
plus du reste de l’Europe occidentale. Cette ten- plus en plus nombreux, celle que gère José Orts dans la grand-rue du vil- quelques mois, la communauté britannique ne
dance se manifeste tant au niveau du PIB par habi- de même que ceux lage de Rojales. “Ils se sont affolés et ont mis beau- fait plus la queue devant les agences immobi-
tant (et dans les dix à quinze prochaines années, qui investissent dans coup de maisons en vente.” Depuis, la tendance s’est lières mais devant les services municipaux pour
notre situation sera davantage comparable à l’immobilier. Le titre inversée, précise-t-il : “Maintenant, ils achètent plus se faire recenser – chose qu’ils avaient toujours
celle de pays comme la Slovénie, la République belge y trouve plusieurs qu’ils ne vendent.” Car dans l’ensemble, l’incertitude rechigné à faire, mais à laquelle ils se résolvent
tchèque et peut-être même la Slovaquie et la explications, liées à
Pologne) qu’au niveau structurel, dans l’instruc- l’actualité : “Outre les LoNDrES
tion, la recherche et le développement. Et, sur- effets du Brexit […]
tout, dans la productivité. l’action des ‘gilets
Au fond, le fait que les cerveaux et les meil- jaunes’ dans les rues de
leurs professionnels s’en aillent n’est pas scanda- Paris et ailleurs dans
leux. Il en va de même en France, en Allemagne l’Hexagone” serait en
ou en Angleterre. Ce phénomène est notamment cause. “Beaucoup de
le fruit de la mondialisation. Un bon diplômé familles parisiennes en
en finance d’une université de Stuttgart ou de ont marre des
Milan pourra aller travailler dans une mul- manifestations et
tinationale à Londres ou à Barcelone, et ce viennent s’installer en
n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Belgique.”
Le problème, c’est que, d’une part, nous ne * Nombre de Français
parvenons pas à importer en retour de tels cer- inscrits au registre
veaux dans notre pays, et que, d’autre part, le consulaire en 2017.
déclin italien est tel qu’il va jusqu’à provoquer
l’exode des moins instruits, que nous n’arrivons
plus à protéger avec un système social adéquat.
Ces derniers, après avoir été invisibles dans
leur pays, mèneront a fortiori une existence
d’invisibles à l’étranger. Nous alimentons là,
en tout cas pour ceux qui n’arriveront pas à
émerger à l’étranger non plus, un terrain fer-
tile pour la généralisation d’un malaise social
non plus national mais européen.
—Gianni Balduzzi
Publié le 31 janvier
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Ces Européens qui habitent
dans un autre pays de l’Union
que le leur
Nombre d’étrangers,
ressortissants de l’UE
(par pays, données Eurostat
de mai 2019)
434 988
IRLANDE
Part des
ressortissants de l’UE 3 860 237
ROYAUME-
dans la population
totale de chaque pays
UNI
(en %)
Plus de 6,8
De 3,4 à 6,8 Moyenne
De 1,7 à 3,4 dans l’UE : 3,4
Moins de 1,7
1 542 653
FRANCE
136 887
PORTUGAL
1 930 905
ESPAGNE
500 km
aujourd’hui en songeant à leur santé, afin de
bénéficier de la couverture maladie espagnole.
À Orihuela, chef-lieu du canton de la Vega Baja,
le nombre d’Anglais enregistrés à la mairie a aug-
menté de 5 %, tout comme à Rojales, qui abrite
la plus forte concentration d’étrangers du pays
– 70 %, dont 35 % de Britanniques soit, selon les
chiffres de la municipalité, 6 256 habitants au
5 avril, dont 298 nouveaux inscrits au cours de
ces quatre derniers mois.
Cette tendance s’explique par une prise de
conscience progressive à la suite des nombreuses
réunions d’information proposées par le consu-
lat britannique, le Conseil général de la province
d’Alicante et les différentes mairies, souligne
Derek Monks, conseiller municipal de Rojales
chargé de l’intégration des résidents étrangers
depuis 2011. “La vague de panique est passée et mes
compatriotes sont maintenant persuadés que, en cas
de retrait sans accord du Royaume-Uni, il n’y aura
pas de changement radical sur des dossiers comme la
santé”, assure ce socialiste arrivé en Espagne il y
a vingt ans. La question de la santé n’inquiète en
effet nullement Christine Arnsby, qui vit depuis
quarante ans à Torrevieja où elle tenait une bou-
tique de disques et de vêtements. “Comme j’ai
cotisé une bonne part de ma vie ici, je bénéficie de la
L’EUROPE QUI BOUGE. 35
Le fléau de la désinformation, qui a été au cœur
de la campagne remportée par les partisans du
Brexit, fait également des ravages parmi la com-
munauté britannique de la province d’Alicante,
98 212
FINLANDE souligne Karen Mailing, présidente de l’Associa-
tion des commerçants britanniques de Benidorm.
318 263 “Nous nous efforçons de les informer, mais ils s’en
SUÈDE
18 890 tiennent souvent aux rumeurs”, déplore-t-elle. “Il
ESTONIE y a quelques jours, ajoute Darren Parmenter, jour-
naliste reconverti en candidat au conseil munici-
6 192
LETTONIE
213 465
DA.
6 129 Les résidents britanniques
LITUANIE pourront voter aux municipales
525 626 espagnoles, en vertu
PAYS-BAS
de l’accord signé entre les deux
4 205 194
30 098
POLOGNE
pays en janvier dernier.
902 706
BELGIQUE ALLEMAGNE
pal socialiste de San Fulgencio, on m’a transmis
219 350
244 400 RÉP. TCHÈQUE une supposée information selon laquelle, lorsque
LU. 55 949
nous serons sortis de l’Union européenne, nos pas-
SLOVAQUIE
seports et permis de conduire ne seront plus valables,
693 855
AUTRICHE 77 998 ce qui est totalement faux.”
HONGRIE Cela étant, dans le climat de doute que le divorce
19 540 56 750 entre le Royaume-Uni et l’UE engendre, une chose
SL. ROUMANIE
16 598 est certaine : les résidents britanniques pour-
CROATIE ront voter aux municipales espagnoles, en vertu
de l’accord signé entre les deux pays en janvier
13 105 dernier. Les partis ont engagé la précampagne,
BULGARIE
1 562 147 et dans certaines localités de la province d’Ali-
ITALIE cante, ces expats peuvent jouer un rôle essentiel
– si tant est qu’ils s’impliquent. À San Fulgencio,
211 155 par exemple, sur les 3 000 Britanniques bénéfi-
GRÈCE
ciant du droit de vote, seuls 900 ont participé
aux élections municipales de 2015. “Ils parlent
Abréviations : beaucoup, ils râlent, mais ensuite ils ne lèvent pas le
DA. Danemark petit doigt”, soupire Darren Parmenter, établi en
LU. Luxembourg 114 536 Espagne depuis vingt-huit ans. Comment se fait-
SL. Slovénie 38 563
MALTE CHYPRE ils qu’ils ne s’intègrent pas ? “Ils s’intègrent, mais
à leur manière, explique-t-il. Je fais un peu figure
couverture de santé publique”, raconte cette retrai- d’exception, car je parle bien l’espagnol. Parvenus
tée. “Personnellement, je dois dire que je ne sais pas à un certain âge, eux ont du mal à apprendre la
encore trop ce que ça va changer pour moi, recon- langue, mais ils adorent la gastronomie espagnole
naît en revanche Christine Martin, également et le mode de vie.” Nous lui confions que nous
retraitée et résidente à Torrevieja depuis treize avons eu du mal à trouver des expatriés britan-
ans. J’ai voté pour rester dans l’UE, naturellement. niques qui aient une bonne opinion de la classe
Je touche ma retraite en Grande-Bretagne, alors que politique de Londres. “Vous n’en trouverez aucun.
je paie mes impôts ici et, à vrai dire, je ne vois pas Si le Brexit a servi à quelque chose, c’est à amélio-
très bien ce qui m’attend.” rer l’image qu’ils ont de la classe politique espagnole.
Nous ne sommes pas si mal que ça, ici”, conclut-il.
Le tourisme touché. En plus de son métier —Emilio J. Martínez
d’agent immobilier, José Orts vend aussi des Publié le 7 avril
assurances-maladie privées, mais pas aux expats
d’outre-Manche. “Depuis trois ans, je n’ai reçu pra- Océan
tiquement aucune demande de Britanniques. Ils Atlantique
FRANCE
attendent peut-être que le changement se produise,
mais c’est peut-être aussi parce qu’ils n’ont pas beau-
coup de moyens.” Les conséquences possibles du ESPAGNE
Brexit sur le tourisme inquiètent également, non
AL
les Britanniques eux-mêmes, mais surtout les Madrid
PORTUG
politiques et, plus généralement, les gens d’Ali-
cante qui vivent de l’industrie touristique. Jusqu’à Alicante
quel point sera-t-elle touchée ? Elle l’est déjà un Mer
Méditerranée
peu, même si, pour l’instant, l’impact est moins
rude qu’on ne le craignait. En janvier, la vente
de forfaits touristiques pour l’été 2019 accusait
300 km
une baisse de 6 % par rapport à l’année dernière.
36. À LA UNE
LISBONNE
Ode à Schengen
C’est dans cette commune du Luxembourg qu’a été signé l’accord qui
fait de 26 États membres un espace sans frontières pour les ressortissants
de l’Union. Aussi longtemps que les contrôles ne sont pas rétablis.
—Süddeutsche Zeitung (extraits) Munich
C
ontrôle des passeports, souriez s’il vous plaît !”
lance depuis l’avant du car un jeune officier
de police allemand vêtu d’un gilet jaune. D’un
geste de la main, il esquisse un large sou-
rire remontant jusqu’à ses tempes. “Smile.”
Nous sommes un lundi après-midi à
Walserberg, à la frontière entre l’Allemagne et
l’Autriche. Pendant des années, les voitures ont
traversé cette portion d’autoroute sans s’arrêter,
car ces deux pays font partie des 26 États membres
de l’espace Schengen ayant aboli les contrôles aux
frontières. Ces derniers ont toutefois été rétablis
à l’automne 2015, après que des centaines de mil-
liers de réfugiés sont passés par là. Leur nombre
a considérablement diminué aujourd’hui, mais
cela n’a pas empêché le ministre allemand de l’In-
térieur, Horst Seehofer, de prolonger le maintien
des contrôles jusqu’en novembre.
“Le contexte sécuritaire et migratoire ne permet
pas pour l’heure de justifier un retour [à la libre cir-
culation dans l’espace Schengen]”, a-t-il déclaré. Une
opinion que partagent sept autres pays, dont la
France, l’Autriche, la Suède et le Danemark, qui
ont tous rétabli des contrôles à leurs frontières.
Schengen est un échec, martèlent les partis d’ex-
trême droite comme l’AfD [Alternative pour
l’Allemagne] d’Alice Weidel en Allemagne ou le
Rassemblement national de Marine Le Pen, qui
exigent l’abolition de Schengen.
Roger Weber s’anime et fronce les sourcils
à la simple évocation de Walserberg. “L’Europe
ne peut pas revenir à des frontières intérieures”,
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
affirme ce Luxembourgeois de 67 ans dans un
allemand impeccable, mâtiné d’intonations fran-
çaises et luxembourgeoises. Pour lui, le contrôle
des passeports est une relique appartenant au
passé, et il ne cache pas son mécontentement
de voir qu’ils sont de nouveau la norme en plu-
sieurs points d’Europe.
Pendant dix ans, Weber a occupé les fonctions
de maire de Schengen, ce bourg luxembourgeois
situé au bord de la Moselle à la jonction avec la
France et l’Allemagne, et qui a donné son nom
à un accord historique. Vêtu d’un costume bleu,
ses cheveux blancs légèrement ébouriffés, il se
trouve à présent dans le plus vieil édifice de
cette commune de 4 800 habitants. Derrière
lui, le mur est décoré de photos au cadre doré
le montrant en compagnie de Jean-Claude
Juncker, de Martin Schulz, d’Angela Merkel et
même du pape.
BELGIQUE
ALLEMAGNE
LUXEMBOURG
Luxembourg
Schengen
FRANCE
50 km
Les politiques représentent une bonne partie
des 40 000 visiteurs que reçoit la ville chaque
année. Mais pour les touristes aussi, qu’ils
viennent de Turquie, de Chine ou d’ailleurs
en Europe, Schengen est presque devenu un
lieu de pèlerinage. Symbole d’une Europe sans
frontières, incarnation des idéaux européens de
liberté et d’union du continent, “Schengen est la
ville la plus connue au monde – après Bethléem”,
plaisante l’ancien édile. On pourrait le surnom-
mer “Monsieur Schengen” tant il défend tou-
jours et encore cet accord avec passion.
À la une “Schengen est la ville
la plus connue au monde –
après Bethléem.”
Roger Weber,
ANCIEN MAIRE DE SCHENGEN
L’ancien maire a doté le bourg viticole d’un
Musée européen ainsi que d’une boutique où les
touristes et les amoureux de l’Europe peuvent
se procurer un billet souvenir de Schengen
(d’une valeur de zéro euro). Il passe devant les
ILs courent, étoiles en fonte qu’il a fait installer sur la rive
ILs courent… de la Moselle, symboles de l’Europe. “C’est là
au Luxembourg que le bateau était ancré”, explique-t-il d’un air
“Le grand-duché attire enjoué en désignant les eaux bleues de la rivière.
les riches Allemands”, De l’autre côté, on distingue les maisons de la
titrait la Süddeutsche commune sarroise de Perl ainsi que le bateau à
Zeitung dans son bord duquel, en 1985, un petit groupe de repré-
édition du 17 mai. sentants officiels ont apposé leurs signatures
Cinq ans après les en bas d’un document – dans l’indifférence
révélations LuxLeaks presque générale.
sur le petit État et Aujourd’hui, l’espace Schengen est constitué
grand paradis fiscal de 26 États. Pendant des années, cet accord de
au cœur de l’Union libre circulation a été considéré comme une
européenne, la mobilité réussite, mais après la récente vague d’attentats
des détenteurs de et l’afflux de réfugiés à l’automne 2015, de plus
capitaux n’a guère en plus d’États membres souhaitent reprendre
diminué, pointe le contrôle de leurs frontières, notamment l’Al-
le quotidien libéral lemagne, même si la Commission européenne
de Munich. Malgré et les experts condamnent ce retour en arrière.
toutes les promesses L’Allemagne a restauré les contrôles au niveau
de réformes de la de 3 postes-frontières sur 72, surtout pour rassu-
Commission Juncker rer une population préoccupée par les questions
et du nouveau de sécurité. Selon Constantin Hruschka, cher-
gouvernement, cheur à l’Institut Max Planck de Munich, si le
“le Luxembourg reste rétablissement de ces contrôles n’a pas été suivi
très attractif pour de sanctions, c’est parce que les États concernés
les entreprises et jouent un rôle central dans l’Union. Et c’est pour-
les grands patrimoines quoi la Commission s’en tient à des récrimina-
allemands. Ainsi, tions verbales, même si celles-ci peuvent être
20 des 100 plus très péremptoires : “Si Schengen meurt, l’Europe
grandes fortunes meurt”, a prophétisé le commissaire chargé des
allemandes ont, Affaires intérieures, Dimitris Avramopoulos.
ou avaient encore Un scénario auquel l’ancien maire ne peut
il y a peu, des sociétés pas croire. Dans sa ville, rien ne témoigne de
au Luxembourg”, ces changements. Seuls les panneaux de cir-
poursuit le journal culation vous signalent que vous quittez l’Al-
à la une. lemagne, la France ou le Luxembourg. La
frontière demeure invisible. Et certains habi-
tants n’hésitent pas à exprimer leur europhi-
lie en plantant des drapeaux étoilés à côté de
leurs hortensias.
—Leila Al-Serori
Publié le 14 mai
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ainsi que du droit de donner des instructions sur le sort des BIC – Code international d’identification de votre banque 80, bld Auguste-Blanqui 75013 Paris
données après décès.
38.
tra n s-
versales.
économie
Les beaux jours d’une
doctrine peu orthodoxe
Politique. Un État qui s’endette dans sa propre monnaie
peut toujours rembourser en faisant marcher la planche
à billets, selon la “théorie monétaire moderne”. Cette idée
gagne du terrain aux États-Unis.
—The New York Times
(extraits) New York
L
es idées excentriques
réunies sous l’étiquette
de “théorie monétaire
moderne” (TMM) – qui pré-
tendent, par exemple, que les
déficits seraient trop petits, et
que les États-Unis pourraient se
contenter d’imprimer de la mon-
naie pour rembourser leur dette
– font l’objet d’attaques au vitriol.
Dans les cercles politiques, des
économistes de premier plan n’ont
pas retenu leurs coups. Dans le
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Sciences.......40
Signaux .......41
monde des affaires, des poids
lourds comme Laurence Fink
[PDG de la société d’investisse-
ment BlackRock] et Bill Gates
[cofondateur de Microsoft] ont
parlé respectivement de “conne-
ries” et de “grand n’importe quoi”.
Dans les milieux universitaires,
quand la Booth School of Business
[l’école de management de l’uni-
versité de Chicago] a interrogé ses
chercheurs sur certaines de ces
idées, 28 % les ont jugées “mau-
vaises” et 72 % “très mauvaises”.
Mais la TMM n’en fait pas moins
beaucoup d’adeptes là où on ne s’y
attendrait pas : Wall Street. Des
gestionnaires financiers, des chefs
d’entreprise et des analystes sou-
tiennent que cette théorie apporte
des éclairages intéressants et, loin
de la trouver extravagante, s’en
servent pour élaborer des prévi-
sions économiques, voire des stra-
tégies de marché.
Prévisions. “Peu m’importe ce qui
est de droite ou de gauche, commente
Jan Hatzius, économiste en chef
à [la banque] Goldman Sachs.
J’essaie de voir ce qui peut m’aider à
faire une prévision la plus juste pos-
sible, et je trouve que certaines de ces
idées sont utiles.” C’est aussi le cas de
Paul McCulley, ancien économiste
en chef du géant de la gestion d’ac-
tifs Pimco. Les idées qui, comme
celles de la TMM, vont à l’encontre
de la conception traditionnelle de
l’économie, dit-il, “m’ont fourni
une grille d’analyse très utile durant
toute ma carrière”. Une grille qui
a permis à l’entreprise d’engran-
ger des milliards de dollars après
la crise financière de 2008. Faisant
fi des alertes sur l’hypertrophie de
la dette publique et l’explosion des
taux d’intérêt à venir, Pimco a fait
le pari, couronné de succès, que les
taux resteraient bas. Durant cette
période, explique Paul McCulley,
la TMM et d’autres méthodes peu
orthodoxes l’ont aidé à “prendre
les bonnes décisions”.
Richard Koo, économiste en chef
à l’Institut de recherche Nomura,
à Tokyo, raconte de son côté qu’il
a répété à ses clients pendant des
années que, “malgré l’ampleur du
déficit budgétaire américain, les
taux d’intérêt [allaient] descendre,
et non pas monter”. Et, dans un
article publié [le 3 avril] sur le site
de [la société d’investissement]
Grantham, Mayo, Van Otterloo
& Co, l’analyste James Montier
écrit : “J’attends d’une approche éco-
nomique qu’elle m’aide à comprendre
le monde et m’apporte un éclairage
utile (de préférence sur mon cœur de
métier – l’investissement). Sur ces
points, je vous assure que la TMM
bat la théorie économique néoclas-
sique à plates coutures.”
Associé de la banque d’investis-
sement Westwood Capital, Daniel
↙ Dessin de Bertrams
paru dans De Groene
Amsterdammer, Pays-Bas.
Alpert confie que la théorie l’a
rassuré quant à une éventuelle
envolée des taux pendant le petit
vent de panique de 2013, quand la
Réserve fédérale (Fed) a annoncé
qu’elle allait lever le pied sur l’as-
souplissement quantitatif visant
à relancer l’économie. Ces der-
nières années, dit-il, la Fed a tout
essayé – “elle a fait la danse du ventre
pour faire grimper les taux d’intérêt
à long terme” – en pure perte. La
TMM, poursuit-il, “discrédite qua-
rante années d’hypothèses erronées
sur le fonctionnement des marchés
et du crédit public”.
Des progressistes comme le
sénateur du Vermont Bernie
Sanders et la députée de New
York Alexandria Ocasio-Cortez
figurent parmi les plus véhéments
défenseurs de la TMM, même si
la théorie connaît un succès qui
dépasse les frontières politiques,
notamment parce qu’elle propose
une explication pour des événe-
ments que la conception tradi-
tionnelle de l’économie n’a pas
permis d’anticiper ni d’expliquer.
L’énormité des déficits publics,
par exemple, était censée tarir les
sources de capitaux disponibles
et faire grimper les taux d’intérêt,
décourageant ainsi l’investisse-
ment privé, freinant la croissance
et alimentant l’inflation. Or ces
dix dernières années, ça ne s’est
pas passé comme ça. Quand les
déficits ont grimpé en flèche après
la récession, les taux d’intérêt
ont dévissé et le taux d’épargne
a augmenté. Résultat : les investis-
seurs croulent sous les capitaux.
Bernie Sanders
et Alexandria
Ocasio-Cortez sont
partisans de la théorie
monétaire moderne.
L’économie croît tranquillement
depuis dix ans, le chômage et l’in-
flation se stabilisant à des taux
planchers inédits.
De telles erreurs de jugement
peuvent peut-être s’expliquer par le
fait que les modèles économiques
qui sous-tendaient la théorie domi-
nante ont été élaborés après la
Seconde Guerre mondiale, quand
les entreprises américaines cher-
chaient à tout prix à investir. “On
n’est plus dans le même monde”,
résume Richard Koo, de Nomura.
Aujourd’hui, des sommes colos-
sales transitent d’un continent
à l’autre en une fraction de seconde,
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
les monnaies sont désindexées de
l’or et il y a des chances que votre
bistrot de quartier n’accepte plus
les règlements en liquide.
Le progrès technologique,
l’évolution démographique et
le faible niveau des taux d’inté-
rêt ont changé l’économie mon-
diale. “La théorie monétaire moderne
a le mérite d’ouvrir un débat” sur
la question de savoir si ces chan-
gements permettent “aux États de
s’autoriser des déficits plus impor-
tants que ce qu’ils pensaient possible
jusque-là sans menacer la viabilité
de leur économie”, explique dans
un courriel Mohamed El-Erian,
conseiller économique en chef
de l’assureur Allianz.
Outre les prétendus risques
posés par le déficit public, la
TMM évacue tout un éventail de
vieilles croyances avec la radica-
lité d’une Marie Kondo [la grande
prêtresse japonaise du minima-
lisme ménager]. Pour commencer,
cette doctrine requiert d’effa-
cer de son imaginaire le fameux
dessin représentant un Oncle Sam
chenu collectant l’impôt auprès
de la population pour financer
des armes, des travaux routiers,
la rémunération des fonction-
naires, etc. Car ce ne sont pas les
recettes fiscales qui financent
les dépenses publiques, affirme
Stephanie Kelton, économiste
à l’université d’État de New York
à Stony Brook et l’une des figures
de proue de la TMM.
Ce qui se passe, en réalité, dans
un pays qui a la maîtrise de sa
propre monnaie, c’est que l’État
commence par déterminer les
dépenses qu’il va engager. Aux
États-Unis, le Congrès se met
ainsi d’accord sur un budget. Les
administrations publiques redistri-
buent ensuite l’argent pour payer
ces chars d’assaut, ces engins de
terrassement et ces salaires. Après
quoi, l’État en récupère une partie
sous forme d’impôts. S’il en prend
moins qu’il n’en a distribué, il
y a un déficit. “La dette publique,
ajoute Stephanie Kelton, ce n’est
rien d’autre qu’un registre recensant
tous les dollars qui ont été dépensés
dans l’économie et qui n’ont pas été
récupérés par l’impôt, et qui sont
actuellement épargnés sous la forme
de bons du Trésor.”
L’universitaire, qui donne régu-
lièrement des conférences sur les
entreprises et la finance, et qui
fut conseillère économique en
chef de Bernie Sanders pendant
sa campagne présidentielle de
Verbatim
“On ne pense pas que la ‘théorie
monétaire moderne’ soit la panacée.”
“Il y a très peu de circonstances où
cela peut marcher et nous ne pensons
pas qu’il y ait un pays qui tirerait
durablement avantage de cette théorie.”
Christine Lagarde,
Directrice générale Du FMi
2016, explique que chaque dollar
dépensé par l’État se traduit par
un dollar de revenu pour quelqu’un
d’autre. Autrement dit, un déficit
du secteur public génère simulta-
nément un excédent en dehors de
la sphère de l’État.
L’inverse est également vrai,
poursuit-elle, ce qui peut poser
problème. Les sept pires crises ou
récessions survenues ces 200 der-
nières années aux États-Unis ont
toutes été précédées d’un excédent
public. Stephanie Kelton regrette
d’entendre certains accuser les
tenants de la TMM de penser que
“le déficit n’a pas d’importance”.
Évidemment qu’il a de l’impor-
tance, objecte-t-elle.
Plein-emploi. Ce qu’elle conteste,
c’est la raison avancée [pour justi-
fier cette importance]. à ses yeux,
le déficit n’est pas le signe d’une
dépense excessive et n’augure
pas nécessairement une envo-
lée de l’inflation. Il peut être trop
élevé, surtout s’il n’est pas uti-
lisé pour renforcer les capacités
de production du pays ou en cas
de pénurie de main-d’œuvre, de
matières premières et d’usines. “Si
le Congrès autorise trop de dépenses
et que les entreprises ne sont pas
assez promptes” à les absorber, on
peut se retrouver avec des goulets
d’étranglement et une tension sur
les prix, reconnaît-elle.
D’après elle, il y a toutefois
bien plus de chances que les défi-
cits soient insuffisants, privant
ainsi l’économie d’investisse-
ments indispensables. Le meil-
leur moyen de stabiliser l’économie
et de parvenir au plein-emploi et
à la prospérité, c’est que l’État fédé-
ral garantisse un emploi à chaque
Américain.
L’idée que les excédents puissent
provoquer un ralentissement éco-
nomique va à contre-courant de
la pensée dominante. Or c’est
précisément cette idée des soldes
sectoriels – le fait que les déficits
publics soient compensés par les
excédents du secteur privé, et
inversement – que certains spé-
cialistes de la finance trouvent si
intéressante, même s’ils n’adhè-
rent pas à tous les principes de
la TMM.
“C’est un excellent moyen de savoir
si les ménages et les entreprises vivent
au-dessus de leurs moyens, assure
Jan Hatzius, de Goldman Sachs. Et
un excellent moyen aussi de prédire
les crises financières.” à ses yeux,
les déficits abyssaux du secteur
privé sont bien plus alarmants que
ceux du secteur public, parce que
les ménages et les entreprises ont
bien plus de risques de perdre l’ac-
cès au crédit en période de réces-
sion. Contrairement au Trésor, ils
ne peuvent pas émettre de la mon-
naie ou des obligations quand elles
viennent à manquer.
Paul McCulley, aujourd’hui
retraité de Pimco, s’était servi
de ce type d’analyse pour guider
ses choix d’investissement après
la crise financière. Il pensait que
le seul moyen pour les emprun-
teurs privés de réduire leur dette
était que l’État la leur rachète, et
qu’il importait peu que cela fasse
éventuellement exploser le défi-
cit fédéral. La position de Pimco
pendant la crise, poursuit-il, était
de “considérer l’État comme un
partenaire”, car c’est lui qui avait
le plus gros carnet de chèques.
C’est la raison pour laquelle l’en-
treprise a acheté massivement des
créances hypothécaires garanties
par l’État que boudaient la plupart
des investisseurs.
Chaque dollar
dépensé par l’État
se traduit par un
dollar de revenu pour
quelqu’un d’autre.
transversales.
Richard Koo, de Nomura, s’ap-
puie sur les soldes sectoriels pour
expliquer la dernière vague de
récessions et préconiser un creu-
sement du déficit public. Le pro-
blème qui se pose aujourd’hui dans
les grandes économies (Japon,
Europe, États-Unis), analyse-t-
il, c’est que, malgré la faiblesse
des taux d’intérêt, la rentabilité
qu’offrent les possibilités d’in-
vestir est insuffisante ; elle n’in-
cite pas les gens à s’endetter, et
ils préfèrent recourir aux énormes
réserves d’épargne disponible.
C’est pourquoi “il faut que l’État
dépense pour faire tourner l’écono-
mie”, résume-t-il. Et du moment
qu’il investit dans des projets qui
assurent un rendement supérieur
à celui des bons du Trésor amé-
ricain à dix ans – autour de 2,5 %
actuellement – “ça ne sera jamais
une charge pour le contribuable”.
Pour beaucoup d’économistes,
la TMM n’en reste pas moins un
fatras d’idées que ses tenants uti-
lisent à des fins politiques, qu’il
s’agisse de justifier des baisses
d’impôts [pour certains liberta-
riens] ou des grands programmes
publics comme le “Medicare pour
tous” [l’assurance-maladie univer-
selle prônée par Bernie Sanders] et
le “New Deal vert” [d’Alexandria
Ocasio-Cortez]. Cette théorie s’ap-
parenterait au miroir du Riséd qui,
dans la saga Harry Potter, révèle le
désir le plus profond de celui qui le
regarde – une perspective sédui-
sante mais qui mène à la ruine.
Vue sous cet angle, la TMM est
une illustration du principe “Il y
a toujours quelqu’un qui paie” : la
génération suivante devra passer
à la caisse pour la prodigalité de
l’actuelle.
Si plusieurs économistes tra-
ditionnels de premier plan ont
récemment revu leur copie sur
les risques induits par un creuse-
ment de la dette publique, ils n’en
continuent pas moins de rejeter
d’autres préceptes de la TMM.
Tôt ou tard, mettent-ils en garde,
si l’État se contente de créer de la
monnaie pour régler les factures,
on court le risque d’une hyper-
inflation. “L’idée que les déficits
ne comptent pas dans les pays qui
peuvent emprunter dans leur propre
monnaie est tout simplement fausse
à mes yeux”, témoignait en février
le président de la Réserve fédérale,
Jerome Powell, devant la commis-
sion bancaire du Sénat.
Président de la Réserve fédé-
rale de Minneapolis de 2009
39
à 2015, Narayana Kocherlakota
a conscience des tensions exis-
tant entre la TMM et la théorie
traditionnelle élaborée par John
Maynard Keynes [1883-1946], dont
elle est issue, mais il est frappé
par leurs similitudes plus que par
leurs différences. L’une et l’autre
recommandent que l’État desserre
les cordons de la bourse quand le
secteur privé n’en fait pas assez
pour mobiliser la main-d’œuvre,
les matières premières et les usines
du pays, et ainsi soutenir la crois-
sance. L’une et l’autre voient dans
l’inflation un mal insidieux.
Proximité. Pour les écono-
mistes de sa génération, explique
Narayana Kocherlakota, qui
a 55 ans, la menace inflationniste
est une préoccupation majeure.
Pour eux, la crise inflationniste
des années 1970 fut une expé-
rience fondatrice. “La grande leçon,
c’était que les ressources sont toujours
rares”, se souvient-il. Mais ces dix
dernières années, son point de vue
a évolué. Aujourd’hui, Narayana
Kocherlakota aurait plutôt ten-
dance à penser que la rareté n’est
pas le cœur du problème, et que
l’État pourrait dépenser plus sans
courir le risque d’une inflation
excessive.
Si l’on met de côté le débat théo-
rique, ajoute-t-il, la question est la
suivante : les États-Unis sont-ils
proches des limites de leurs capa-
cités ? Même avec un taux de chô-
mage inférieur à 4 %, il estime qu’il
reste une marge de manœuvre.
Les patrons, les financiers et les
analystes qui travaillent à l’inter-
national sont plus réceptifs que
les experts de la Fed à la théorie
monétaire moderne pour analy-
ser les déficits publics et l’infla-
tion. “Les gens qui adoptent une
perspective mondiale ont plus de
chances de voir d’importantes capa-
cités sous-utilisées”, observe-t-il. Ils
prennent conscience que “l’infla-
tion ne naît plus dans le pays mais
qu’elle est le résultat de tensions
internationales”.
Paul McCulley, l’ancien de
Pimco, serait prêt à mettre des
billes là-dessus. Si le déficit se
creusait pour permettre à l’État
d’investir dans les infrastructures
et dans la main-d’œuvre, il ne
redouterait absolument pas que
cela fasse baisser le marché des
actions. “Loin de là, assure-t-il.
Ça me rendrait plutôt optimiste.”
—Patricia Cohen
Publié le 5 avril
40. transversales
envIrOnneMent
Des lieux
de culte écolos
Économie circulaire. En Inde, les déchets
floraux des cérémonies religieuses ont
un énorme potentiel – encore sous-exploité –
de transformation en pigments, biogaz ou engrais.
—Firstpost (extraits) Bombay
l
e soleil se couche au-des-
sus d’Ujjain, dans l’État
du Madhya Pradesh, et
plonge dans la rivière Shipra
où ses rayons couleur safran se
mêlent aux offrandes de fleurs du
temple Mahakaleshwar, qui flot-
tent maintenant à la surface, au
seuil de l’éternité.
À l’occasion des célébrations
du festival de Chaitra Navratri
[qui s’est déroulé cette année du
6 au 14 avril], des tonnes de fleurs
ont été déversées dans les plans
d’eau de la ville, condamnées à
une lente décomposition. Ces
offrandes de fleurs font partie du
culte. Une fois jetées, elles repré-
sentent pourtant une prodigieuse
menace pour l’environnement.
Sacrées, elles ne peuvent pas être
jetées à la poubelle, lorsqu’elles se
fanent, et finissent généralement
dans les bassins ou rivières où
elles deviennent source de pol-
lution et causent d’irrémédiables
dommages sur l’environnement.
Elles contiennent en effet des
résidus toxiques de pesticides et
d’insecticides qui contaminent les
eaux dont ils fragilisent un peu
plus l’écosystème. Les matières
organiques résultant de la décom-
position des fleurs contribuent
Les fleurs fanées
contiennent
des résidus toxiques
de pesticides.
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
à la prolifération d’algues qui
réduisent le niveau d’oxygène
disponible dans l’eau, mettant
en péril la faune et la flore aqua-
tiques. Les fleurs putréfiées for-
ment des nids à microbes, source
de pollution et d’effluves nauséa-
bonds qui participent également à
la propagation de maladies infec-
tieuses. Ces déchets de fleurs
représentent pourtant un formi-
dable potentiel inexploité et pour-
raient générer beaucoup d’argent
grâce à des technologies simples
et bon marché. On pourrait tirer
parti de ces fleurs en fin de vie et
même créer de l’emploi.
Les huiles essentielles de fleurs
telles que la rose, le champaca
[sacré en Inde, proche du magno-
lia], le jasmin ou la tubéreuse sont
très recherchées pour la fabri-
cation de parfums, de produits
cosmétiques ou de bâtons d’en-
cens. Ces déchets floraux peuvent
également servir à fabriquer des
produits à valeur ajoutée et aux
multiples applications, comme
des pigments, des teintures, des
produits alimentaires, du sirop,
du compost, du biocarburant,
du biogaz, des acides organiques,
etc. Les teintures bio fabriquées à
partir de ces fleurs peuvent être
utilisées dans l’industrie textile
pour colorer le coton, la soie ou la
laine. Elles servent également dans
l’industrie cosmétique car elles ne
provoquent pas d’allergies et ne
sont ni toxiques ni cancérigènes.
Potager du temple. Le com-
post peut servir à fabriquer de
l’engrais pour l’agriculture biolo-
gique. Mis en vente, il peut deve-
nir une source de revenu ou bien
être utilisé pour fertiliser le pota-
ger d’un temple. Le biogaz issu
de la décomposition des fleurs
peut aussi bien servir à faire la
cuisine qu’à produire de l’élec-
tricité dans des régions isolées.
Les biocarburants comme le bioé-
thanol peuvent aussi contribuer
à répondre à la crise de l’éner-
gie. Les fleurs entrent également
dans la composition du traite-
ment antibactérien des textiles
réalisés à partir de protéine de
soja, ainsi que dans la fabrica-
tion de papier artisanal. Une fois
séchées, elles peuvent être recy-
clées dans des cartes de vœux,
des assiettes murales ou tout
autre objet décoratif.
Certains temples se situent déjà
à l’avant-garde du recyclage des
offrandes de fleurs. Au temple
Siddhivinayak Ganapati, l’un des
premiers lieux de culte “écolos”
en Inde, on extrait les pigments
des œillets pour colorer les ladoos
[douceurs à base de farine et de
sirop de sucre] ou fabriquer les
poudres utilisées pour dessiner le
bindi ou le sandoor [le point entre
les yeux et le trait au niveau de la
raie des cheveux que les femmes
se dessinent traditionnellement
Des groupes de
femmes sont initiées
à la fabrication
de bâtons d’encens.
sur le visage]. Les fleurs que les
fidèles déposent quotidienne-
ment sur le tombeau d’Ajmer
Sharif, au Rajasthan, ne sont plus
jetées mais recyclées pour faire
du compost. Deux machines,
installées par la société minière
Hindustan Zinc, produisent près
de 25 kilos de compost à partir
de 100 kilos de fleurs.
Dans le cadre de la respon-
sabilité sociale des entreprises,
la société publique Coal India
Limited a inauguré deux projets
dans les temples de Dakshineswar
Kali et de Babadham à Deoghar,
dans le Jharkhand [un État dans
l’est du pays], pour produire de
l’engrais bio à partir de leurs restes
de fleurs. Ces deux initiatives
sont désormais viables et gérées
par des ONG qui vendent leur
engrais au marché. Au temple de
Kamakhya Devalaya, un système
de tri et de traitement local a été
mis en place. Des campagnes ont
été organisées pour sensibiliser
les fidèles au problème de traite-
ment de ces déchets et des bacs
de tri ont été installés dans l’en-
ceinte du temple avec les infor-
mations nécessaires.
Plusieurs projets ont récem-
ment vu le jour afin de recycler
les offrandes de fleurs en engrais
bio ou de les utiliser pour la fabri-
cation de produits du quotidien.
Dans tout le pays, des start-up et
des entreprises s’intéressent à la
réutilisation et au recyclage de ces
fleurs. À Delhi, huit lieux de culte
se sont dotés de machines per-
mettant de recycler les offrandes
de fleurs en compost grâce à une
initiative de l’organisation sociale
Angelique Foundation, liée à une
entreprise de Delhi. Pour lutter
contre la pollution du Gange, la
société HelpUsGreen s’est asso-
ciée à plusieurs temples de Kanpur
↙ Dessin d’Otto
paru dans The Economist,
Londres.
et des régions voisines pour col-
lecter les offrandes de fleurs et
fabriquer des bâtons d’encens
faits main.
Le développement de ces nou-
velles activités peut changer la vie
des catégories les plus pauvres
de la société indienne. Elles per-
mettent d’employer des jeunes
pour trier les fleurs, défaire les
guirlandes et faire tourner les
machines. Dans les villages, des
groupes de femmes sont initiées
aux techniques de fabrication de
bâtons d’encens. Elles peuvent
travailler pendant leur temps
libre, emporter la préparation
à base de fleurs et fabriquer les
bâtons chez elles.
Rigueur et tri. Si bon nombre
de grands temples réputés font
figure d’exemple, ils ne sont toute-
fois pas encore suivis par les lieux
de culte plus modestes où la pol-
lution provoquée par les offrandes
de fleurs ne cesse d’augmenter.
Tous les temples et lieux de culte
du pays doivent unir leurs forces
pour résoudre ce problème. La
gestion de ces déchets doit être
menée efficacement et encadrée
par une législation adéquate et une
mise en œuvre rigoureuse. Tous
les lieux de culte devraient être
obligés de consacrer une partie
de leurs revenus au traitement
des offrandes de fleurs.
Les gouvernements régio-
naux ont un rôle central à jouer
pour sensibiliser les temples
plus modestes à ces enjeux. Le
Central Pollution Control Board
[organisme rattaché au ministère
indien de l’Environnement] doit
formuler des directives et faire
des propositions aux différents
États pour qu’ils mènent des cam-
pagnes d’information sur le recy-
clage de ces déchets naturels,
notamment ceux générés par les
temples. Les États doivent imagi-
ner des mesures innovantes dans
les différents districts pour col-
lecter les restes de fleurs de plu-
sieurs temples et les réutiliser, ce
qui contribuera à long terme à la
bonne santé de l’économie locale
en créant des emplois et de nou-
veaux produits à commercialiser.
Nos prières et nos offrandes de
fleurs n’auront que plus de sens
si nous apprenons à mieux les
utiliser pour améliorer nos vies,
embellir la planète et construire
un avenir meilleur.
—Yashovardhan Azad
Publié le 20 avril
 Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 TRANSVERSALES. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Quelles sont les villes les plus chères ?

En vadrouille autour du monde, mieux vaut s’off rir une bière à Buenos Aires qu’à Séoul ou à Zurich.

Prix moyen d’un bien ou service selon le pays, en dollars

Pain (1 kg) Bière (330 ml) Coupe de cheveux Costume

pour femme pour homme

0 3 6 9 12 15 0 1 2 3 4 0 40 80 120 160 200 0 500 1 000 1 500 2 000 2 500

Alger

Almaty

Bangalore

Buenos Aires

Caracas

Chennai [Madras]

Copenhague

Damas

Genève

Hong Kong

Karachi

Lagos

New York

Osaka

Paris

Séoul

Singapour

Tachkent

Tel-Aviv

Zurich
0 3 6 9 12 15 0 1 2 3 4 0 40 80 120 160 200 0 500 1 000 1 500 2 000 2 500

0,60 15,59 0,53 4,15 1,77 210 139,97 2 729,77

N.B. : À des fins de clarté, seules les données accessibles gratuitement dans le rapport de l’Economist Intelligence Unit ont été utilisées. Le prix d’un costume à Damas n’est pas connu.
Source : The Economist Intelligence Unit (eiu.com)

HOWMUCH.NET. Ce site américain est consacré à la “Selon The Economist, c’est la première fois que trois villes se voient
datavisualisation économique. Celle-ci, publiée le 15 avril, s’appuie attribuer le titre de ville la plus chère du monde”, écrit le site.
Source sur le rapport de 2019 de The Economist Intelligence Unit, qui Même si les éléments présentés ici ne sont pas les plus chers à Paris,
compare les prix de 160 produits et services dans 133 villes du monde. la Ville Lumière fait partie de ce trio avec Singapour et Hong Kong.
360
42.
Ceci est une
œuvre d’art
En octobre, un tableau signé par une intelligence
artificielle a été adjugé plus de 400 000 dollars.
Pour ce spécialiste des nouvelles technologies,
l’idée de voir un jour des machines remplacer
les artistes n’est plus de la science-fiction.
—The Atlantic (extraits) Washington
L
es images sont monumentales, carrées et éprou-
vantes : un visage, submergé par des sortes de
flammes rouge et jaune ; une tête émergeant d’une
cape bordée de plumes pixellisées, dont sort une
forme qui évoque une main ; des taches dorées et
rouges, qui ont tout l’air d’un tissu, encadrant un
visage aux traits tristes et anguleux. Toutes font partie
d’une exposition intitulée “Faceless Portraits Transcending
Time” [“Portraits d’anonymes transcendant le temps”],
organisée par la galerie HG Contemporary à Chelsea,
épicentre du monde de l’art contemporain à New York.
Et toutes ont été créées par un ordinateur.
D’après son catalogue, l’exposition est le produit d’une
“collaboration entre une intelligence artificielle [IA] appe-
lée Aican et son créateur, Ahmed Elgammal”. Une façon de
mettre en lumière et d’anthropomorphiser l’algorithme
d’apprentissage automatique qui a fait l’essentiel du travail.
Selon HG Contemporary, il s’agit de la première exposi-
tion individuelle consacrée à un artiste qui se trouve être
une intelligence artificielle.
L’exposition sert-elle de présentation officielle pour la
start-up d’Elgammal, spécialisée dans l’économétrie des
beaux-arts et financée grâce au capital-risque ? C’est une
possibilité. Cet informaticien a créé des tableaux réellement
TeChnoLogie
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
Magazine
Quartier d’été à Veracruz • Voyage.............. 46
Le filon sud-américain • Festival de Cannes .... 48
Rôles inversés • Tendances ..................... 49
frappants. Mais ses associés et lui veulent aussi faire d’Ai-
can un “outil” utilisé dans le monde de l’art pour prédire
les tendances, voire produire des œuvres dans les styles
à la mode. L’idée est contemporaine et extravagante, au
point que c’est peut-être elle, l’œuvre d’art, et non les
étranges portraits exposés à Chelsea.
La ruée vers l’art des intelligences artificielles a véri-
tablement commencé en octobre 2018, quand la maison
Christie’s a vendu aux enchères à New York le Portrait
d’Edmond de Belamy [voir p. 45], un tableau produit par
un algorithme dans le style des portraits européens du
xixe siècle, pour la somme de 432 500 dollars [385 945 euros].
Cette transaction a stupéfié tout le monde. Le tableau
n’avait jamais été exposé dans une galerie ou un musée
avant d’être mis aux enchères : un cas de figure habituel-
lement réservé aux œuvres dont la réputation est établie.
Celui ou celle qui a remporté l’enchère a fait son offre ano-
nymement par téléphone, surprenant toutes les personnes
présentes dans la salle. Le Portrait d’Edmond de Belamy a
en outre été conçu par un logiciel qui produit des images
en s’appuyant sur un ensemble d’œuvres existantes, dont
l’IA “apprend” les caractéristiques. Les artistes à l’origine
du projet – le collectif français Obvious – n’avaient même
pas conçu l’algorithme ou le corpus d’apprentissage. Ils
se sont contentés de télécharger les éléments, de faire
quelques modifications et de mettre les résultats en vente.
“C’est nous qui avons décidé de faire ça, a déclaré Pierre
Fautrel, cofondateur du collectif, en réponse aux cri-
tiques. Nous avons choisi l’impression sur toile, la signa-
ture par une formule mathématique, le cadre doré.” Un
siècle après que Marcel Duchamp a fait d’un urinoir une
œuvre en l’exposant dans une galerie, pas grand-chose
n’a changé, que l’on utilise ou non un ordinateur. Comme
l’avait affirmé Andy Warhol, “l’art, c’est ce qu’on nous laisse
faire impunément”.
Le meilleur moyen de s’en tirer impunément est de faire
quelque chose qui est perçu comme innovant et surpre-
nant. Utiliser un ordinateur ne suffit plus, loin de là : les
machines d’aujourd’hui offrent de nombreuses façons d’in-
venter des images – images que l’on peut ensuite repro-
duire, encadrer, afficher et vendre. Depuis peu, la mode
est aux réseaux antagonistes génératifs (ou GAN, l’acro-
nyme anglais de Generative Adversarial Networks), la tech-
nologie à l’origine du Portrait d’Edmond de Belamy. Comme
d’autres méthodes d’apprentissage automatique, les GAN
utilisent un échantillon – en l’occurrence, des œuvres
ou, du moins, des images d’œuvres – dont ils déduisent
des tendances, sur lesquelles ils s’appuient pour créer de
nouvelles pièces. Un portrait typique de la Renaissance,
par exemple, sera souvent un buste ou une vue de trois
quarts. L’ordinateur ignore ce qu’est un buste, mais s’il en
voit un assez grand nombre, il saura en repérer les carac-
téristiques et tentera d’en reproduire un.
Les GAN utilisent deux réseaux neuronaux (des modes
de traitement de l’information conçus pour imiter le cer-
veau humain) : un “générateur” et un “discriminateur”. Le
générateur crée des choses – des images, dans le cas des
arts visuels –, et le discriminateur les compare à la base
de données d’apprentissage pour veiller à ce qu’elles cor-
respondent aux tendances et caractéristiques que l’or-
dinateur a identifiées à partir des données en question.
Pour obtenir des résultats utiles ou de qualité, il faut avant
tout disposer d’un système bien formé, ce qui est difficile.
Un siècle après l’urinoir
de Marcel Duchamp,
pas grand-chose n’a changé,
avec ou sans ordinateur.
C’est pour cette raison que les spécialistes ont été mécon-
tents d’apprendre la vente aux enchères du Portrait d’Ed-
mond de Belamy. L’image a été créée par un algorithme qui
n’a pas été conçu par les artistes, et l’apprentissage de cet
algorithme a reposé sur une base d’œuvres des “grands
maîtres” qu’ils n’ont pas non plus assemblée. Ce n’est
pas la première fois que le monde de l’art est confronté
à une mode et à des fanfaronnades qui attirent tous les
regards. Mais les toiles “peintes” par des IA sont une
nouveauté qui rappelle plus les ready-made : l’équivalent
dans le domaine de l’apprentissage automatique de l’uri-
noir posé sur un socle.
Selon Ahmed Elgammal, l’art produit par des IA a en
réalité beaucoup plus de potentiel. Professeur d’informa-
tique à l’université Rutgers (New Jersey), il est responsable
d’un labo qui se penche précisément sur cette question :
lui et ses collègues mettent au point des technologies
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
visant à comprendre et à produire de nouvelles “œuvres”
(le chercheur emploie lui-même ces guillemets) à l’aide
d’intelligences artificielles et non à générer de simples
copies crédibles d’œuvres existantes, comme le font les
GAN. “Ce n’est pas de l’art, mais simplement de la repro-
duction, estime Elgammal à propos des images issues de
GAN. C’est ce que ferait un artiste dénué de talent.”
Le chercheur qualifie sa démarche de “réseau anta-
goniste créatif” (CAN, l’acronyme anglais de Creative
Adversarial Network). Dans un GAN, le discriminateur
garantit la similarité ; dans un CAN, cet élément est rem-
placé par un discriminateur qui introduit de la nouveauté.
Ce système postule que l’art relève d’un processus d’évo-
lution, c’est-à-dire de petites modifications apportées à
un style attesté qui aboutissent finalement à un nouveau
style. Une interprétation bien pratique, étant donné que
toute technique d’apprentissage automatique doit faire
reposer son travail sur une base de données spécifique.
Les résultats sont frappants et étranges, quoi qu’il
soit peut-être exagéré d’y voir un nouveau style artis-
tique. Il s’agit plutôt d’une forme recevable d’abstrac-
tion visuelle. Les images exposées à Chelsea, produites à
partir de bases de données comprenant des portraits et
des crânes de la Renaissance, sont plus figuratives [que le
Portrait d’Edmond de Belamy] et assez perturbantes. Les
cartels indiquent qu’il s’agit de ducs, comtes, reines et
autres aristocrates, même si les toiles ne représentent pas
des personnes réelles : ce sont plutôt des figures huma-
noïdes, dont les traits sont imprécis et déformés, mais
qu’on associe néanmoins à des portraits.
Selon Elgammal, un observateur lambda ne peut pas
faire la différence entre une image produite par une IA
et une image “normale” dans le contexte d’une gale-
rie ou d’un salon d’art. C’est une prouesse : les images
abstraites d’Aican présentent en effet une cohérence
visuelle et elles attirent l’œil. Mais l’art du xxe siècle
dans son ensemble repose sur l’idée qu’installer quelque
chose dans une galerie ou un musée en fait de l’art, et
non le contraire.
J
e demande à Elgammal quels artistes de la
Renaissance il a choisis pour composer sa base
de données d’apprentissage et pourquoi. Il me
répond en m’envoyant un dossier sur Dropbox
qui contient 3 000 portraits d’artistes variés
ayant vécu sur plus de deux siècles – Titien
(1488/1490-1576), Gerard ter Borch (1617-1681) et Giovanni
Antonio Boltraffio (1467/1471-1516), entre autres. Les
modèles sont très éclectiques : il y a des anonymes posant
pour constituer des archives familiales, mais aussi des
figures historiques comme [le philosophe] Érasme. Les
sujets, artistes et styles particuliers importent moins
que le volume global du corpus.
C’est peut-être une caractéristique inévitable pour
les œuvres produites par des IA : de grands pans de
l’histoire de l’art sont résumés sous la forme de motifs
visuels génériques. Aican peut déceler des règles géné-
rales de composition, mais risque de négliger d’autres
composantes qui sont communes aux œuvres d’une
époque et d’un style en particulier.
360o. 43
← Faceless Portrait #1, 2019, impression
numérique sur toile, 147 × 147 cm.
↓ Faceless Portrait #3, 2019, impression
numérique sur toile, 147 × 147 cm.
Photos Ahmed Elgammal (Aican.io)
L’intelligence artificielle
pourrait être utilisée pour
comprendre, voire définir les futures
esthétiques visuelles.
“Aucun genre pictural ne présente un plus fort bagage cultu-
rel que le portrait”, affirme John Sharp, historien de l’art
spécialiste de la peinture italienne du xve siècle et direc-
teur d’un master à la Parsons The New School for Design,
à New York. Le portrait n’est pas simplement un style, il
est aussi hautement symbolique. “Par exemple, les hommes
posaient parfois avec un livre ouvert pour montrer leur intérêt
pour telle ou telle question, avec du matériel d’écriture pour
sous-entendre leur autorité, ou avec une arme pour manifes-
ter leur puissance.”
Un réseau neuronal ne peut rien déduire des attributs
symboliques de la Renaissance ou de l’Antiquité, à moins
qu’on les lui enseigne, ce qui n’est pas possible si l’on se
contente de lui montrer de nombreux portraits. Selon
John Sharp et d’autres détracteurs de l’art créé par ordi-
nateur, le résultat trahit une ignorance impardonnable
de l’influence supposée du corpus source.
Mais aux fins de l’exposition à Chelsea, l’intérêt pour
la Renaissance n’est peut-être qu’un faire-valoir, une
façon de raccrocher une innovation à la peinture tra-
ditionnelle afin de l’imprégner du poids de l’histoire,
de manière à assister non seulement à une expo new-
yorkaise mais aussi à un hommage aux portraits que
44. 360o
l’on trouve au MET [le Metropolitan Museum of Art,
l’un des principaux musées d’art de la ville]. Pour ren-
forcer le lien avec le berceau de l’art européen, certaines
images sont présentées dans des cadres d’une grande
complexité, selon le souhait du galeriste Philippe Hoerle-
Guggenheim (de la famille [de mécènes] Guggenheim,
quoique le lien de parenté soit selon lui “éloigné”).
Parallèlement, la technique employée est précisée sur
les cartels de manière tout à fait officielle : “Tirage,
Réseau antagoniste créatif”. Mais les deux sources d’ins-
piration – l’apprentissage automatique et les portraits
de la Renaissance – sont à peine mentionnées ou expli-
quées. C’est volontaire, explique Hoerle-Guggenheim.
Il parie sur le fait que la simple existence d’une pein-
ture saisissante conçue par une IA suscitera l’intérêt
du public, notamment des acheteurs. C’est un bon pari.
C
ertains amateurs d’art voient les IA comme
une menace. Dans son bureau, le galeriste me
montre un commentaire publié sur Instagram
sous un post lié à l’exposition : l’internaute
se plaint que la galerie présente des œuvres
créées par des machines : “Quelle honte pour
une galerie d’art… Alors qu’elle pourrait soutenir les êtres
humains qui transmettent leur vision du monde pleine de vie.”
Hoerle-Guggenheim se félicite des critiques, qui
démontrent selon lui l’intérêt suscité par l’exposition [qui
s’est achevée le 5 mars]. Elgammal les prend au sérieux,
mais il pense que les inquiétudes n’ont pas lieu d’être. “Je
m’intéresse davantage à la collaboration [entre l’intelligence
artificielle et son créateur], maintenant”, affirme-t-il. Le
concept de collaboration fait partie intégrante du travail
d’Aican, à la galerie HG Contemporary et ailleurs. Mais il
est étrange d’inscrire Aican sur la liste des participants à
l’exposition : les peintres assimilent
habituellement les pigments à un
matériau, non à un associé. Parmi
les artistes qui travaillent sur des
supports numériques, même les plus
jusqu’au-boutistes ne présentent pas
sous cet angle les outils qu’ils inven-
tent, ou seulement après des années,
voire des décennies d’utilisation et
de perfectionnement.
Mais Elgammal maintient que son
choix est justifié, car la machine pro-
duit des résultats inattendus. “Un
appareil photo est un outil – mécanique –,
mais il n’est pas créatif. Appliquer le
terme d’‘outil’ à Aican est impropre.
C’est la première fois de notre histoire
qu’un outil dispose d’une forme de créa-
tivité et qu’il est susceptible de nous
surprendre.”
Elgammal a investi dans Aican, ce
qui explique sans doute pourquoi il
veut absolument mettre en valeur
cette IA. Contrairement à une tech-
nique spécialisée d’impression, Aican
n’est pas simplement un appareil mis
au point par Elgammal. Il s’agit aussi
d’un projet commercial.
Le chercheur en a déjà tiré une
entreprise, Artrendex, qui propose
“des innovations reposant sur l’intelli-
gence artificielle à destination du marché
de l’art”. L’un des services proposés est
l’authentification d’œuvres. Un autre
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
fait des suggestions aux amateurs ou aux collectionneurs
sur la base d’une collection existante. Un troisième pro-
pose le catalogage des images selon leurs caractéristiques
visuelles et non uniquement selon leurs métadonnées.
La fondation Barnes [qui abrite une importante collec-
tion impressionniste à Philadelphie] a acheté une autori-
sation d’exploiter ce service, car elle souhaite améliorer
la navigation sur le site web qui répertorie sa collection.
L’ambition de l’entreprise dépasse les simples recomman-
dations et l’organisation d’un catalogue selon des critères
complexes. Lors d’un exposé qu’il donnait sur les utilisa-
tions possibles de la blockchain [qui désigne le système
de certification au fondement de la monnaie numérique
bitcoin] dans la gestion des ventes d’œuvres et leur prove-
nance, Elgammal a attiré l’attention de Jessica Davidson,
une consultante à qui les artistes et les galeries font appel
pour composer des collections et des expositions. Elle
cherchait des associés pour développer son activité et
elle a été intriguée par Aican. Elle y a vu un produit com-
mercialisable. Jessica Davidson a aussi vendu l’exposition
“Faceless Portraits Transcending Time” à Philippe Hoerle-
Guggenheim, qui voulait mettre à l’honneur dans sa gale-
rie un artiste faisant appel à l’intelligence artificielle. “Il
était nécessaire d’ancrer la légitimité de ce que nous essayons
de faire, m’explique-t-elle, c’est pourquoi il était important
de mettre en place une exposition individuelle dans un cadre
très traditionnel, à Chelsea.”
L’exposition n’est pas qu’un coup d’éclat. Tout d’abord,
les tableaux [étaient] en vente pour des sommes comprises
entre 6 000 et 18 000 dollars [entre 5 354 et 16 063 euros].
Des prix éminemment abordables pour un milieu comme
Chelsea. Mais l’exposition prépare aussi le terrain pour
la suite, c’est-à-dire l’utilisation des IA pour comprendre,
voire définir les futures esthétiques visuelles.
“Nous avons nourri la machine d’œuvres classées par style
– Renaissance, baroque, réalisme, impressionnisme, etc. –, et
la machine a élucidé la chronologie”, explique Elgammal.
C’est une prouesse remarquable qui pourrait chambou-
ler l’idée que la progression de l’art ne repose que sur la
raison humaine. Elgammal est prêt à relever le défi. Il émet
l’hypothèse qu’Aican et des technologies comparables
peuvent prédire les tendances artistiques en analysant les
techniques et les styles actuellement populaires. À tout le
moins, cela fait d’Artrendex (et donc d’Aican) un outil de
veille économique qui pourrait être prisé des entreprises.
Selon Jessica Davidson, le système sert déjà à analyser
des publications Instagram par centaines de milliers :
les informations qui en découlent per-
mettent de repérer les étoiles montantes
dans les rendez-vous incontournables,
comme Art Basel [une foire annuelle qui
a lieu à Bâle, à Miami et à Hong Kong].
“Le marché de l’art pèse aujourd’hui 64 mil-
liards de dollars [57 milliards d’euros],
affirme le site Internet d’Artrendex, et
l’essentiel des transactions correspond à
des investissements, c’est pourquoi les outils
d’analyse des données sont indispensables
pour déterminer la valeur potentielle des
œuvres.” En 2018, [le fonds de capital-
risque] Khosla Ventures a investi 2,4 mil-
lions de dollars [2,14 millions d’euros]
dans Artrendex afin qu’elle mette au
point et commercialise des outils éco-
nométriques appliqués à l’art.
Jessica Davidson nourrit des ambi-
tions encore plus grandes pour Aican,
notamment sur le plan commercial. Elle
voudrait que l’outil serve aux collections
des entreprises, notamment celles des
hôtels ou des immeubles de bureaux
qui accrochent des œuvres dans leurs
espaces commerciaux. Si on leur donne
assez de données sur les préférences du
public, Aican et consorts pourraient,
théoriquement, en déduire la déco la
plus tendance pour l’année à venir, et
Artrendex pourrait créer et fabriquer des
éditions à bas coût pour les chambres
d’hôtel ou les halls d’entrée. On peut
aussi imaginer la vente d’abonnements
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 360o. 45

permettant de recevoir régulièrement ←← Faceless Portrait of a King,

de nouveaux tableaux. 2019, impression numérique
Ce n’est qu’une possibilité, et il n’est sur toile, 122 × 122 cm.
même pas certain qu’Artrendex s’y
intéresse de près. Alex Morgan, un ↙ Faceless Portrait of a Queen,
investisseur chez Khosla qui a parti- 2019, impression numérique
cipé au recrutement d’Elgammal et sur toile, 122 × 122 cm.
de son entreprise, m’explique que le
retour potentiel sur investissement ← Faceless Portrait of a Scientist,
est “inconnu mais considérable”. Il 2019, impression numérique
espère qu’Artrendex “démocratisera sur toile, 76 × 76 cm.
de manière spectaculaire la création et
l’estimation des œuvres”. Néanmoins, Photos Ahmed Elgammal (Aican.io)
il se passera peut-être peu de temps
entre l’enthousiasme suscité à Chelsea
un moment qui passera, au même titre
L’œuvre la plus que tous les autres.
Les avant-gardistes du xxe siècle ont
notable est peut-être absolument tout transformé en œuvres
la technologie d’art, une idée qui s’est imposée dans la
et non les portraits culture populaire au xxie siècle. Tout
un chacun peut maintenant s’affirmer
qu’elle produit. “créateur” de ceci ou de cela, une pos-
ture dont la légitimité peut être validée
par une IA créative et le kitsch com- sur YouTube, Instagram ou DeviantArt
mercial conçu par ordinateur, des- [un réseau social artistique], par exemple.
tiné à être accroché à la tête des lits Actuellement, ce sont les start-up finan-
des hôtels Hyatt. cées grâce au capital-risque et reposant
Le marché de l’art n’est rien sur l’informatique qui sont les moteurs
d’autre qu’un marché. Les artistes de la production culturelle. Et pourtant,
les plus renommés actuellement, parmi toutes les formes esthétiques exis-
comme Damien Hirst ou Banksy, tantes, les beaux-arts sont peut-être la
vendent de l’art autant (voire moins) plus compatible avec les perturbations
qu’ils ne vendent des images, des radicales des nouvelles technologies,
objets et une esthétique. Aucun artiste ne peut y échap- ces deux domaines s’épanouissant grâce à la nouveauté,
per aujourd’hui, y compris Elgammal. “Est-ce un artiste ? même fulgurante.
s’interroge le galeriste Hoerle-Guggenheim à propos Contexte On ignore encore qui mènera la danse et qui suivra le
du chercheur. Oui, sûrement, maintenant qu’il travaille mouvement. Si ces portraits évanescents de ducs et de che-
dans ce contexte.” Mais est-ce suffisant ? Selon John valiers faits par une IA symbolisent une nouvelle force artis-
Sharp, “Faceless Portraits Transcending Time” est une tique, quels sont les visages qui leur font défaut ? Ceux des
démonstration technique plus qu’une œuvre créée déli- acteurs qui se saisiront du résultat dans son ensemble et
bérément, même par rapport au travail reposant sur non de quelques fragments. Si on y réfléchit bien, Elgammal
l’apprentissage automatique que font ses étudiants de est peut-être un informaticien sérieux devenu artiste par
master, qui se voient avant tout comme des artistes. hasard, un entrepreneur qu’attire la sphère des investis-
seurs rusés du marché de l’art. Mais il pourrait aussi être

S
i l’on s’appuie sur les mêmes critères que pour Hirst un imprésario fourbe qui profite d’un galeriste sincère
ou Banksy, l’œuvre la plus notable d’Elgammal est pour faire décoller son entreprise commerciale visant à
peut-être la start-up Artrendex et non les portraits contrôler ce marché. Le destin de l’art dépend sans doute
T.A. CLARY/Afp

produits par sa technologie. Dans le pire des cas, du scénario qui arrachera la meilleure offre.
les machines pourraient absorber intégralement —Ian Bogost
la pratique artistique. Aican pourrait devenir un Publié le 6 mars
système clos dans lequel une IA épluche toutes les données
disponibles pour y déceler des influences, afin de produire Une œUvre controversée
d’autres itérations artistiques, puis d’analyser à nouveau Elle avait été estimée entre 7 000 et
l’accueil que réservent les humains à ces œuvres, et ce, à 10 000 dollars (entre 6 270 et 8 970 euros) ; SourCe
l’infini. Quand je fais part de ce risque à Jessica Davidson, son prix s’est finalement envolé à 432 500 dollars
elle admet qu’elle ne l’avait pas identifié, mais elle estime lors d’une vente organisée par Christie’s, The ATlAnTic
aussi que ce scénario est peu probable. “Je pense qu’Aican à New York, le 25 octobre 2018. Première Washington, États-Unis
arrive au moment opportun et qu’il est pertinent. Mais cet œuvre produite par une intelligence artificielle Mensuel, 462 000 ex.
outil ne deviendra pas nécessairement un prescripteur de (IA) à être mise aux enchères, le Portrait theatlantic.com
tendances. Il est plus analytique.” d’Edmond de Belamy émane d’un collectif L’anticipation est l’un des points
Peut-être a-t-elle raison. Pour le moment, l’esthétique des français cofondé par Pierre Fautrel (ci-dessus, forts de The Atlantic depuis
œuvres produites par des IA paraît intéressante et inno- posant à côté du tableau). Quelques jours sa création, en 1857. Fondée
vante, mais elle sera toujours associée à une période en avant la vente, the new York times avait par un groupe d’écrivains
particulier. Les attributs de l’apprentissage automatique décrit ainsi le tableau : c’est “comme quelques années avant la guerre
nous semblent aujourd’hui nouveaux et fascinants, mais si quelqu’un avait passé une éponge de Sécession, la publication
ils finiront aussi par être rebattus. Aican ne va pas sauver sur un portrait à l’huile du xviie siècle”. s’est donné pour mission d’être
ou annihiler l’art. Ce n’est qu’un style de plus, associé à le porte-parole de l’idée américaine.
46 360o
voyage.
Quartier d’été [qui a dirigé le Mexique de 1872 à 1876].
C’était un train de nuit qui partait de la
vieille gare de Buenavista, dans la capi-
à Veracruz
tale, vers 8 heures du soir, et parcourait
les quelque 500 kilomètres du trajet pour
arriver vers 9 heures du matin (officiel-
lement…) dans la jolie gare de Veracruz,
à la façade de style français, construite
en 1911 [aujourd’hui désaffectée].
Vacances d’enfance. Nous prenions
place dans les voitures-lits Pullman : soit
Remontant le fil de ses souvenirs d’enfance, des couchettes, soit des cabines privées,
suivant l’état des finances paternelles. Il
ce journaliste nostalgique dresse le portrait y avait un wagon-restaurant, auquel nous
de la ville mexicaine entre hier et aujourd’hui. avions pour habitude d’aller dîner dès
que le convoi démarrait et que le conduc-
teur en vareuse et casquette blanches
annonçait le début du service. “Le dîner
est servi! lançait-il dans les couloirs. Le
—Sinembargo.mx Mexico compagnons Francisco de Montejo et dîner est servi!”
U
Alonso Hernández de Portocarrero, à Les retards du train, attribués à d’ha-
ne nouvelle fois, je suis retourné peine débarqués sur les plages situées biles manœuvres du personnel pour tou-
à Veracruz, attiré par la nostal- en face de l’îlot de San Juan de Ulúa. Et cher des heures supplémentaires, étaient
gie qu’exerce sur mon être ce aussi de la première ville établie par des si fréquents qu’ils fi nissaient par faire
port du golfe du Mexique. Mon arrivée a Espagnols sur la terre ferme du nouveau partie du plaisir. Je n’oublie pas l’émo-
coïncidé, un peu par hasard, avec les pré- continent. tion que j’éprouvais de bon matin en sou-
paratifs du cinquième centenaire de la Les hasards du calendrier ont bien levant un peu le rideau de la fenêtre du
fondation de la Villa Rica de la Vera Cruz entendu réveillé mes nostalgies, si vives wagon pour regarder le passage par les
[“Ville riche de la Vraie Croix”, chaque fois que je me retrouve différentes gares, Cardel étant la dernière.
surnommée “riche” en raison REPORTAGE dans le charmant port aux pal- Le premier voyage que je me rappelle,
des nombreuses offrandes des miers ivres de soleil. Tout cela nous l’avons peut-être fait en 1951, il y a
autochtones le jour du débarquement sur me vient de ces années de mon enfance soixante-huit ans, alors que j’avais à peine
ce rivage et “Vraie Croix” car c’était un où nous voyagions, avec mes parents et 7 ans. Je garde l’image de notre arrivée, les
Vendredi saint], en date du 22 avril 1519, mes frères, sur le chemin de fer inter- porteurs sur le quai qui se précipitaient
un Vendredi saint comme aujourd’hui. océanique – ainsi nommé car il était censé
Il s’agissait de la première municipa- faire communiquer par le rail l’Atlantique J’ai pu constater que,
lité d’Amérique continentale, fondée par et le Pacifique, Acapulco et Veracruz.
le conquistador Hernán Cortés [connu Le voyage inaugural de cette ligne a eu
au fil des décennies,
pour son rôle important dans la coloni- lieu le 1er janvier 1873, en présence du des lieux et des coutumes
sation espagnole des Amériques] et ses président Sebastián Lerdo de Tejada avaient été conservées.
no 1490 du 23 au 28 mai 2019
↙ Des passants profitent du port
et posent devant le panneau
qui porte le nom de la ville.
pour transporter nos bagages. Pendant
les années 1950 et 1960, Veracruz a été
notre lieu de vacances le plus habituel,
parfois seulement en alternance avec
Guadalajara [à l’ouest du pays] – aussi
en train – ou Tuxpan [État de Veracruz].
Nous descendions invariablement
à l’hôtel Castelán, un bâtiment sur deux
niveaux situé sur l’avenue côtière, juste
en face de la Playa Hornos [l’une des
plages les plus populaires de la ville] –
où est maintenant installé l’aquarium
de Veracruz. Nous n’avions qu’à tra-
verser la rue à l’asphalte brûlant pour
nous retrouver sur le sable sombre
où glissaient les vagues. Mes parents
aimaient à passer les après-midi dans des
rocking-chairs de la terrasse supérieure
de ce modeste hébergement, où le plus
agréable en dehors de la vue sur la mer
était la douce brise du nord.
Je dois avouer que j’ai rarement
autant profité d’un séjour à Veracruz
que cette année, sans doute du fait
de la commémoration de sa fonda-
tion. J’ai pu constater que, au fil des
décennies, des lieux, des coutumes et
ÉTATS-UNIS 500 km
Golfe
du Mexique
MEXIQUE
Vera Cruz
Océan
Pacifique Mexico
COURRIER INTERNATIONAL
Acapulco
ÉTAT DE VERA CRUZ
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 360o. 47

↙ Échanges de numéros entre des filles et des garçons ↙ Un grand-père ramène

qui se font un peu d’argent en plongeant pour récupérer son petit-fils de l’école primaire.
des pièces jetées dans l’eau par les touristes. Photos James Rodrigue/REA

Les beaux
décors des
monts Ozark

Depuis qu’elle a servi

de fond à une série de Netflix,
cette région nichée entre
le Missouri et l’Arkansas
voit sa cote monter
chez les amoureux des grands
espaces.

u n écrin de nature “niché dans le

des caractéristiques fondamentales
avaient été conser vés. Pendant ce
laps de temps, une perte irréparable
a bien sûr été celle du tramway, qui, après
avoir parcouru les rues du port pendant
soixante-treize ans – à partir de 1908 –,
a fait son dernier voyage le 15 juin 1981.
Il faisait partie du paysage urbain et de
la nature même de la ville, mais il n’a pas
été épargné par la modernisation des
transports. On en a conservé un, le 001,
dans une vitrine face au parc Zamora
[parc historique situé au cœur du centre-
ville], où nous allions sans faute acheter
des glaces aux fruits.
Passages obligés. La disparition impar-
donnable de l’emblématique Gran Café de
la Parroquia [“Grand Café de la Paroisse”],
fondé en 1808, face à l’église de la Vierge
de l’Assomption, devenue la cathédrale
de Veracruz, a été partiellement com-
pensée par l’apparition de La Parroquia
de Veracruz et du nouveau Gran Café
de la Parroquia, il y a respectivement
quarante et vingt-cinq ans, sur la pro-
menade du port [Malecón]. Ces deux
établissements, contigus, qui comptent
désormais des franchises dans l’État de
Veracruz et ailleurs, sont un lieu de réu-
nion des habitués et un passage obligé
pour les touristes.
En revanche, les arcades ont été conser-
vées. Les habitués, bière à la main, y voient
s’écouler les après-midi aux terrasses
du Regis ou du Bar Palacio. Au Prendes,
on peut encore vous servir un mint julep
local authentique (menthe verte, cognac,
xérès sec, angostura, sucre, glace pilée).
C’était la boisson préférée de ma mère,
Emily, chaque fois qu’elle se rendait
Sans nul doute,
je retournerai un jour
dans ce port qui vibre
définitivement
dans mon être.
à Veracruz. Et les mardis, jeudis et same-
dis, comme toujours, ont lieu les soirées de
danzón [genre musical d’origine cubaine
rendu populaire par les immigrants
cubains dans le port de Veracruz dès la
fin du xixe siècle], sur la place centrale, face
au palais municipal historique, de
19 heures à 20 heures.
Les glaces du Malecón, elles aussi, ont
survécu, avec leurs crieurs (“güero, güera,
güero, güera”) [mot mexicain signifiant
“blond, à teint clair”], et aussi les bou-
tiques de cigares de San Andrés Tuxtla sur
la place, l’essence de vanille, les maquettes
de voiliers et les produits artisanaux en
coquillages du marché Miguel Alemán
Valdés (dont on ne savait plus quoi faire
après), les vol-au-vent de crabe et de
jambon au fromage aux coins des rues,
le marimba et les jaraneros [joueurs de
jarana, petite guitare] de Veracruz – leur
musique étant malheureusement contami-
née par des groupes faussement norteños
[d’un genre musical typique mexicain] et
des mariachis qui jouent faux. Des hôtels
aussi emblématiques que le Diligencias, le
Veracruz et l’Emporio sont toujours là – et
en service. Et bien sûr, on n’oubliera pas la
forteresse de San Juan de Ulúa [située
sur une petite île au large du port], ni
le légendaire Chucho el Roto [célèbre
bandit qui réussit à s’évader de cette
prison en 1885]. Malgré le développe-
ment spectaculaire de la zone, on peut
encore profiter des plages lointaines de
Mocambo, bien meilleures que celle du
port, et aller manger des fruits de mer
dans les nombreux restaurants de Boca
del Río. À Mandinga, il reste un ou deux
restaurants rustiques où l’on peut encore
déguster des huîtres fraîchement récol-
tées sur la lagune, même si aujourd’hui
c’est déconseillé [en raison des risques
sanitaires].
En somme, dans mon Veracruz 68
personnel perdurent les souvenirs de
tant d’années et d’expériences, enrichis
par ma récente visite. Sans nul doute, je
retournerai un jour ou l’autre dans ce port
qui vibre définitivement dans mon être…
Au risque de passer pour un grand
sentimental. Dieu m’en préserve.
—Francisco Ortiz Pinchetti
Publié le 19 avril
SourCe
Sinembargo.mx
Mexico
Quotidien
sinembargo.mx
Ce journal en ligne, dont le titre
signifie “Cependant”, est né en avril
2011. Dirigé par l’écrivain et
journaliste Alejandro Páez Varela,
il publie des enquêtes,
des reportages et des articles
d’opinion signés de plumes illustres.
Critique, il égratigne volontiers
la classe politique mexicaine
et décrit, dans de longs articles
d’investigation, les liens entre
le pouvoir et le crime organisé.
centre-est des États-Unis”, englo-
bant “le nord de l’Arkansas, le sud
du Missouri et un petit coin du sud de l’Illi-
nois, de l’Oklahoma et du sud-est du Kansas” :
le magazine Architectural Digest décrit
ainsi la nouvelle destination des ama-
teurs de nature et de grands espaces aux
États-Unis.
Moins connue que les panoramas
mythiques des grands parcs de l’Ouest,
la région accidentée des monts Ozark est
en train de voir sa cote monter grâce à plu-
sieurs films et séries qui en ont fait leur
décor ces dernières années. À commencer
par la série du même nom lancée par Netflix
en 2017, Ozark, dans laquelle un financier
de Chicago aux prises avec un cartel mexi-
cain vient trouver refuge avec sa famille
au milieu de ces paysages aussi beaux que
mystérieux.
Somptueux. C’est ce mélange – une
nature spectaculaire mais inquiétante, par-
semée de “falaises calcaires, de forêts denses
et de lacs aux eaux cristallines” – qui a aussi
poussé les producteurs de True Detective
(HBO) à situer dans la région leur troi-
sième saison, diffusée en janvier dernier
(après un tournage sur place, contraire-
ment à Ozark, qui a été filmée dans l’État
de Géorgie).
“La télévision ouvre systématiquement
la voie au tourisme. Mais cette région est
somptueuse depuis toujours”, souligne
Architectural Digest. Le magazine trouve
particulièrement inspirant le Devil’s Den
State Park, dans l’Arkansas : un parc aux
allures de carte postale, avec ses “chemins
sinueux, un barrage formant un lac aux
couleurs bleu-vert et des grottes profondes”.
Un peu plus au sud, toujours dans l’Ar-
kansas, Architectural Digest recommande
une étape à Eureka Springs, “une enclave
d’artistes progressistes où l’on trouve à la
fois des bâtisses d’inspiration victorienne
et le remède supposé magique des sources
chaudes”. —
48. 360o Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019

plein écran.
donc j’ai transposé l’action en 1988”, raconte- dans son paysage intime. Muraille dres-
t-elle au magazine spécialisé britannique sée entre le Chili et le reste du monde,
Screen. Une époque trouble au Pérou, entre elle symbolise tout autant la césure que
hyperinflation galopante et émergence du marque 1973 dans l’histoire du pays, avec
Sentier lumineux, une guérilla terroriste la fin de l’expérience socialiste menée par
d’inspiration maoïste. L’héroïne de Canción Salvador Allende, que la rupture introduite
sin nombre (“Ballade sans nom”), Georgina par l’exil dans la vie de Guzmán. Et ses
Condori (Pamela Mendoza), est une pay-
sanne des Andes. Venue accoucher à Lima
dans une clinique qui propose des soins
gratuits aux parturientes démunies, elle se
fait voler son bébé. Un journaliste, Pedro
Campos (Tommy Párraga), lui vient en aide

victor jucÁ
pour tenter de retrouver l’enfant disparu.

unifrance
Si certains critiques ont trouvé l’intrigue
parfois difficile à suivre, par manque de
contextualisation historique, ils s’ac-

Festival de Cannes, cordent sur un point : ce premier film,

tout en noir et blanc, est esthétiquement un
coup de maître. “C’est avant tout une expé-
strates, ses pics, ses abîmes et ses replis
sont à l’image de cette mémoire maudite
que le cinéaste n’a de cesse de sonder de

le filon sud-américain rience audiovisuelle exquise, s’enthousiasme

The Hollywood Reporter. Melina León et
son directeur de la photographie, Inti Briones,
film en film, celle de la dictature.
Beaucoup plus personnel que les deux
premiers volets de la trilogie, La Cordillère
présentent leurs somptueux panoramas en des songes est aussi “plus pessimiste”, ana-
Quatre pépites venues d’Amérique latine sont venues rehausser noir et blanc au format 4/3, qui paraît quasi- lyse La Tercera. C’est même “le film le plus
l’éclat de l’édition 2019 du festival. Disséminées dans les ment carré, notamment pour rappeler la télé désespéré” que le réalisateur ait jamais livré :
diverses sélections, elles ont attiré l’œil des critiques étrangers. et les journaux des années 1980 au Pérou. “Il y parvient à la conclusion que le pays de
Mais ce procédé crée aussi une atmosphère son imaginaire n’existe plus”, observe le
mêlant le sublime et l’étrange, digne d’un film quotidien chilien. Le néolibéralisme mis
Bacurau dystopie”, a confirmé Kleber Mendonça muet. Le cadrage des plans, d’une précision en place par le gouvernement d’Augusto
Brésil dystopique Filho en conférence de presse. Le réali- géométrique, est magistral, transformant en Pinochet l’a emporté et règne en maître,
Trois ans après Aquarius, le réalisateur sateur a lancé un appel à résister : “Dans œuvre d’art jusqu’aux sacs à patates et aux au Chili comme ailleurs dans le monde.
Kleber Mendonça Filho a fait son retour une démocratie, les citoyens ne doivent pas cabanes délabrées.”
en sélection officielle. En 2016, le Brésilien perdre de vue leurs principes. À cet égard, Cendre noire
avait profité de sa montée des marches pour l’éducation est fondamentale.” Pendant le Costa Rica magnétique
brandir, avec l’équipe du film, des pan- séjour du cinéaste à Cannes, des mani- Projeté à la Semaine de la critique, le film
cartes dénonçant ce qu’ils considéraient festants dans son pays dénonçaient des de Sofía Quirós Ubeda est le premier long-
être un “coup d’État” contre la pré-
sidente d’alors, Dilma Rousseff,
Cinéma coupes budgétaires annoncées
dans l’enseignement supérieur.
métrage costaricain à se hisser en com-
pétition. Son héroïne Selva (Smachleen
destituée quelques mois plus tard. Cette année, Pour Folha, le long-métrage offre ainsi “une pyramide films Gutiérrez), 13 ans, vit avec son grand-père
il est venu présenter Bacurau, coréalisé avec leçon essentielle à un moment où la culture et et l’amie par intermittence de ce dernier,
Juliano Dornelles. Un film tourné dans le l’éducation sont saignées à blanc au Brésil”. tous deux très âgés. Le film se déroule
Sertão do Seridó, une région semi-aride du dans un entre-deux plein de douceur et
Nordeste. Peu montrée au cinéma, elle sert Canción sin nombre La Cordillère des songes de délicatesse : entre adolescence et matu-
de décor à un western futuriste et déroutant, Pérou sublime Chili perdu rité, vie et mort, songe et réalité, mer et
où des touristes nord-américains lourde- À l’origine de ce film, il y a un coup de fil, Plusieurs plans de roche émaillent le nou- forêt, éclat du jour et clarté de la lune.
ment armés prennent en chasse les habi- reçu par Ismael León, le père de la réali- veau documentaire du Chilien Patricio “Il explore la thématique du deuil avec la
tants de Bacurau, un village isolé dont le satrice. Journaliste au quotidien péruvien Guzmán, projeté en séance spéciale. Sous naïveté de l’enfance, mais il est aussi plein de
nom a mystérieusement été rayé des cartes. La República, il avait dévoilé en 1981 un scan- l’œil de la caméra, les aspérités, les veinures mystères et de sortilèges ancestraux”, écrit
“À un certain stade, seule la fiction parvient dale de bébés volés et vendus à l’étranger. et les fêlures de la pierre se métamorpho- Screen. Pour la revue spécialisée, le film
à rendre compte de la réalité”, commente Vingt-cinq ans plus tard, une Française l’a sent. Tantôt elles semblent esquisser des a “la légèreté d’une plume”.
Folha de São Paulo. C’est l’étrange force appelé. Elle-même une enfant volée, elle routes, dessiner des cartes ; tantôt elles —Courrier international
de Bacurau : même s’il a été conçu avant venait de retrouver sa mère biologique et évoquent les sinuosités d’une peau par-
l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro, voulait le remercier d’avoir contribué au cheminée, les rides de quelqu’un qui aurait
et même si son action se déroule “dans démantèlement du réseau de trafiquants. beaucoup vécu, beaucoup à raconter.
quelques années”, il s’impose comme une Cette anecdote a inspiré à Melina León Un voyage dans l’espace et dans le temps :
métaphore du Brésil d’aujourd’hui. “Devant le scénario de son premier long-métrage, c’est justement ce que propose le docu-
les assassins à l’écran, impossible de ne pas projeté à la Quinzaine des réalisateurs. mentariste dans sa trilogie commencée en
penser à des épisodes récents de notre vie natio- “J’étais trop jeune pour me rappeler 1981, 2010 avec Nostalgie de la lumière et pour-
nale, telles l’exécution d’un citoyen qui a reçu suivie en 2015 avec Le Bouton de nacre. Il sur notre site
80 balles tirées par des soldats [à Rio de Janeiro, y explore la géographie et l’histoire du Chili, courrierinternational.com
sophie dulac distribution

en avril 2019] ou la sordide excitation d’un ce pays natal qu’il a fui en 1973, chassé par
gouverneur [Wilson Witzel, le gouverneur le coup d’État d’Augusto Pinochet. Après Retrouvez l’actualité du
de Rio, début mai] montant à bord d’un héli- le désert d’Atacama, dans le nord du pays, Festival de Cannes telle
coptère qui partait tirer à vue sur un quartier puis la côte pacifique, au sud, c’est à la cor- que commentée par les
pauvre de la côte”, ajoute Folha. dillère des Andes que Patricio Guzmán grands titres de la presse
“L’actualité a fini par rattraper notre s’attaque ici. La chaîne de montagnes s’im- internationale.
film : le Brésil d’aujourd’hui ressemble à une pose comme un repère incontournable
 Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019 360o. 49

tendances.
ils font bouger
les lignes
LESEGO TLhaBI, humoriste
sud-africaine, 30 ans

La satire au
bout des doigts
← CameraSelfie
n°58-Brownie
Flash. Photo J.
F. Novotny.
www.jfnovotny.com
C oconut Kelz est ce qui est
arrivé de mieux à l’humour
sud-africain depuis très
longtemps” : le Daily Maverick ne
tarit pas d’éloges sur l’humoriste
Lesego Tlhabi, nouvelle venue au
pays de Trevor Noah. Née sur les
réseaux sociaux, la satiriste sud-
africaine est venue chambouler
une campagne électo-
rale plutôt morose
avec son alter
ego, Coconut
Kelz, qui
démonte les
clichés raciaux
en Afrique du
Sud. Une “Blanche
coincée dans un corps de Noire”,

©youtube
Coconut (“Noix de coco”) repro-
duit à la perfection l’accent des
Sud-Africains blancs. “Si vous êtes
blancs, de classe moyenne, que vous
parlez anglais, vous reconnaîtrez
ce qui sort de la bouche de Coconut
Kelz. C’est peut-être même sorti un
jour de la vôtre”, affirme le quoti-
Rôles inversés dien en ligne. “La corruption ? C’est
seulement pour les Noirs. Déjà parce
Beaucoup d’humains s’adonnent au selfie, alors pourquoi pas que ça vient du grec koruptos, qui
les objets inanimés ? C’est sur ce concept qu’est pensée la série veut dire ‘noir’”, lance-t-elle à l’envi.
photo de photos de Jürgen Novotny intitulée CameraSelfies, Des sorties qu’elle confronte à
des passants pris au hasard dans
qui met en scène de vieux appareils photo se capturant “eux-mêmes” la rue, ou à des personnalités. Le
dans le miroir. “Ils me faisaient penser aux jouets de Toy Story : rire vient de la provocation et des
réactions outrées, dans un pays
ils fonctionnent toujours, mais plus personne ne les utilise”, explique où les relations raciales restent
l’artiste allemand à My Modern Met. Il a souhaité ainsi illustrer la beauté souvent tendues. “Rafraîchissant
et plus qu’utile”, s’enthousiasme
de leur design et “la part d’âme” qui subsistent en eux. le Daily Maverick.

Encore en vie Elles aussi

CORÉE DU SUD — À l’ère de YouTube et de Netflix, ÉTATS-UNIS — Les métiers de la construction, de la plomberie
le projet semble décalé, mais il remporte pourtant  ou de la soudure sont encore principalement pratiqués par
cristina sampaio, portugal

un grand succès. Le passionné de magazines Kim Min Song
a ouvert dans le quartier Seogyo-dong, dans l’ouest
de Séoul, une boutique atypique consacrée à la presse.
À Chongi chapchi cllop [“Le club des magazines papier”],
des hommes, “alors qu’ils peuvent offrir une sécurité de l’emploi
et un salaire décent dans certaines régions”, estime Citylab.
C’est pourquoi l’organisation à but non lucratif Girls Build,
basée dans les États de Washington et de l’Oregon, s’est donné
cristina sampaio, portugal

on peut consulter plus de 400 titres, coréens
mais aussi étrangers. “C’est le seul endroit en Corée du Sud
où l’on peut trouver des revues étrangères comme Buffalo
Zine (une revue de mode publiée en Grande-Bretagne) ou Foul Play (un magazine
britannique sur les crimes)”, détaille Sisa In. Il est possible de consulter ces titres
autant que l’on veut en payant à la journée (3 000 wons, soit environ 2,30 €),
au mois (10 000 wons, soit 7,70 €) ou à l’année (75 000 wons, soit 57,50 €).
pour mission de sensibiliser filles et adolescentes à ces secteurs
d’activité. Elle organise régulièrement des camps de vacances
un peu particuliers durant lesquels une équipe d’une dizaine
d’expertes en la matière présentent leur métier et coachent
une quarantaine de filles pendant une semaine. L’objectif : ouvrir
le champ des possibilités professionnelles, mais aussi montrer
la satisfaction que peuvent apporter les activités manuelles.
50.
HISTOIRE
L’or perdu
de Thulamela
XIe-XIVe siècle — Afrique du Sud
Avant l’arrivée des colonisateurs européens
en Afrique australe, il existait une brillante
civilisation qui commerçait avec le reste
du monde. De rares bijoux en or,
aujourd’hui volés, en attestaient.
Deux ans après, ils restent introuvables.
—New Frame (extraits) Johannesburg
L
↑ Le rhinocéros e 14 décembre 2016, l’Afrique du Sud a
en or de la collection perdu un pan essentiel de son histoire.
Mapungubwe, Et selon toute probabilité, il a disparu
université à jamais. Ces bracelets et quelques centaines
de Pretoria. de perles en or ne vaudraient certes pas grand-
Photo Africa Media chose sur le marché : à supposer qu’ils aient
Online/AKG Images été refondus, ils formeraient un petit lingot
pas plus gros qu’une boîte d’allumettes dont
un négociant d’or véreux ne donnerait pas
cher. Mais voilà : il s’agissait d’objets inesti-
mables, provenant d’un royaume d’Afrique
australe qui régnait sur la région avant l’arri-
vée des Européens.
Plus de deux ans se sont écoulés depuis ce
forfait, et la police n’a toujours identifié aucun
suspect ni procédé à la moindre arrestation.
Dérobés dans une vitrine fermée du parc natio-
nal Kruger [dans l’est du pays], ces bijoux figu-
raient parmi les rares pièces attestant du très
ancien commerce d’or artisanal qui, avant la
colonisation, s’exerçait dans toute l’Afrique
australe. En dépit des nombreuses mines d’or
de la région et des traditions orales faisant
état du travail de l’or, il n’existe que très peu
Courrier international — no 1490 du 23 au 28 mai 2019
d’exemples connus de pièces d’orfèvrerie remon-
tant à cette période en Afrique du Sud.
Cette collection de perles et de bracelets, que
l’on appelait “l’or de Thulamela”, constituait une
découverte archéologique relativement mécon-
nue par rapport aux prodigieuses pièces d’or-
fèvrerie mises au jour à Mapungubwe. C’est de
cet ancien royaume adossé à la frontière sep-
tentrionale de l’Afrique du Sud, qui connut son
heure de gloire entre le xie siècle et le début du
xive siècle, que vient le fameux rhinocéros en or
de Mapungubwe, superbe figurine de 15 centi-
mètres de long en feuilles d’or laminées et rive-
tées par de minuscules pointes, également en
or. Cette délicate sculpture, ainsi qu’une coupe,
des perles, des chaînettes de fil d’or et d’autres
objets précieux, sont autant de trésors conser-
vés dans la galerie de la collection Mapungubwe
de l’université de Pretoria, ouverte au public.
Le site de Mapungubwe a été fouillé dans les
années 1930, mais les vestiges qui en furent exhu-
més ne collaient pas avec le discours dominant
de l’époque. L’historiographie officielle défen-
due par le gouvernement d’alors (qui imposerait
par la suite le régime ségrégationniste blanc de
l’apartheid) présentait l’Afrique du Sud comme
un territoire pratiquement vierge, où les popu-
lations africaines noires seraient arrivées en
même temps que les Européens.
Une version des faits que dément formelle-
ment l’existence de sites comme Mapungubwe
et Thulamela [découvert dans les années 1990],
antérieurs de plusieurs siècles à l’arrivée des
Européens [au xviie siècle], et qui furent, au
mieux, ignorés par les autorités de l’époque,
ou, au pire, sciemment cachés.
Perché sur une colline fortifiée d’un mur
de pierre, le site de Thulamela, qui fut occupé
de 1200 à 1600 environ, marque l’extrémité la
plus septentrionale du parc national Kruger. Deux
tombes ont été découvertes – celles d’une femme
et d’un homme qui, à leur décès, devaient avoir
entre 45 et 60 ans. D’après leur âge, les objets en
or retrouvés sur eux et l’emplacement du site, sur
une éminence, les archéologues ont déduit qu’ils
appartenaient à l’élite de leur société.
“Du fait de perspectives culturelles divergentes,
la vision eurocentrique du siècle dernier a présenté
la culture africaine comme relevant d’un peuple
inférieur et sauvage. L’idée qu’un peuple florissant
et riche ait pu prospérer dans l’arrière-pays de
l’Afrique australe à l’époque de Thulamela contri-
bue également à modifier l’image de cette civilisa-
tion indigène, dans un pays où continuent de planer
les perceptions négatives du passé”, comme le sou-
lignaient en 1998 des chercheurs sud-africains
dans un article sur ces sépultures.
Une activité commerciale intense. Or, des
recherches complémentaires attestent non seu-
lement de la présence d’une brillante civilisation,
mais aussi d’une activité commerciale intense,
à l’échelle locale et internationale. “Les exporta-
tions de fer, de cuivre, d’or et d’étain d’Afrique aus-
trale, par les réseaux commerciaux de l’océan Indien,
en échange de perles de verre et autres produits de
luxe apportent la preuve de contacts économiques
avec l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Inde et
la Chine. Ces échanges intercontinentaux se sont
développés à partir du ixe siècle, et sont marqués
par une augmentation importante de la production
de métaux dès le début du deuxième millénaire.”
Ce genre de découverte porte à penser que
l’exploitation minière et la métallurgie ont été
au cœur de l’urbanisation, de la structuration
sociale et de la création d’un État organisé en
Afrique bien avant l’arrivée des Européens. Or,
du jour au lendemain, tout un pan de cette his-
toire s’est volatilisé.
La question du vol de Thulamela relance un
débat qui fait rage dans les milieux du patri-
moine, en Afrique du Sud comme dans le reste
du monde. La législation patrimoniale locale
préconise d’exposer, dans la mesure du pos-
sible, les vestiges archéologiques à proximité
de leurs sites de découverte, afin de permettre
aux visiteurs de ces régions du pays d’en admi-
rer les trésors. Ce principe se heurte toutefois à
une logique économique, car il revient très cher
d’équiper les musées locaux de salles et vitrines
respectant toutes les normes (sécurité, incen-
die, température, hygrométrie…) nécessaires à
la conservation de précieuses pièces historiques.
Pour ce qui est de l’or de Thulamela, les Sud-
Africains en seront réduits à apprendre dans
des livres que ces objets d’art ont un jour existé.
—Sarah Wild
Publié le 22 janvier
SOURCE
NEW FRAME
Johannesburg, Afrique du Sud
newframe.com
Lancé en 2018, ce site
d’information en ligne sud-
africain est un média à but non
lucratif, spécialisé dans des
sujets de justice sociale.
Il publie des analyses et des
reportages qui proposent
un regard critique sur l’Afrique
du Sud contemporaine.
MUSIC • ART • FOOD • TALKS • NATURE
1ER & 2 JUIN THINK TANK
BOIS DE VINCENNES, PARIS avec

THÉMATIQUE

QU’EST-CE QUI DÉBLOQUE ?

Pourquoi la transition écologique ne s’amorce-t-elle pas plus rapidement et plus largement ? Les penseurs et acteurs viendront
témoigner des blocages et changements qui s’opèrent déjà malgré tout et partout !
PREMIERS INTERVENANTS ANNONCÉS
DÉSOBÉISSANCE CIVILE : POUR UNE JUSTICE CLIMATIQUE ARCTIQUE : LE DROIT AU FROID !
ET UNE PAIX DURABLE ? “LE COMBAT D’UNE FEMME POUR PROTÉGER
Kumi Naidoo, secrétaire général d’Amnesty International, SA CULTURE ET LA PLANÈTE. ”
ex-directeur de Greenpeace et ex-militant anti-apartheid auprès de Nelson Le témoignage exceptionnel de Sheila Watt-Cloutier, écrivaine Inuit
Mandela - AFRIQUE DU SUD & militante environnementale - CANADA

HISTOIRE D’UN COMBAT : 30 000 PAYSANS FACE
À LA PUISSANCE PÉTROLIÈRE
Pablo Fajardo, avocat équatorien qui a intenté un recours collectif contre
la compagnie pétrolière Chevron Texaco pour le désastre écologique
en Amazonie - ÉQUATEUR
“QUI TIENT LA MER...TIENT LE MONDE” ?
Claire Nouvian, lauréate du Prix Goldman pour l’environnement et
fondatrice de Bloom et avec Jérôme Delafosse, Chef d’expédition
d’Energy Observer, créateur du 1er bateau à hydrogène, sans émission
de gaz à effet de serre

300KM : UN INGÉNIEUR POUR TRANSITION ÉCOLOGIQUE :

SAUVER LE LITTORAL ACTION SUR LE TERRAIN, ACTION EN JUSTICE !
Mohammed Oussama Houij, ingénieur Tunisien ayant parcouru 300 km Damien Carême, maire de Grand-Synthe, vice-président de la
le long du littoral mediterranéen en ramassant des déchets pour sensibiliser communauté urbaine de Dunkerque,qui a mis en place une politique
à la pollution - TUNISIE sociale et environnementale révolutionnaire dans sa ville.

“SI LE CLIMAT ÉTAIT UNE BANQUE, CARTE BLANCHE à Columbia Earth Institute, l’institut New
ON L’AURAIT DÉJÀ SAUVÉ” Yorkais pionnier qui rassemble les plus grands chercheurs et scientifiques
Pierre Larrouturou, un économiste et avocat à la Banque Européenne en physique, sciences sociales & solutions concrètes pour le Climat.
pour le Climat - FRANCE
CARTE BLANCHE à Cyril Dion, réalisateur militant
GÉNÉRATIONS CLIMAT et co-fondateur du Mouvement Colibris
Nakabuye Hilda Flavia, militante écologique ougandaise
de 20 ans, initiatrice de Youth for Climate - Uganda
Martial Breton, étudiant à AgroParisTech et coordinateur de Youth for
Climate France
Vincent Verzat, Youtuber et militant - Partager C’est Sympa
Clément Sénéchal, porte-parole de Greenpeace France

DÉCLIN DE LA BIODIVERSITÉ :
IL N’EST PAS TROP TARD POUR AGIR
François Veillerette, directeur de Générations Futures et cofondateur
du mouvement des Coquelicots
Et Dominique Bourg, philosophe et président du conseil scientifique de La
Fondation pour la Nature et l’Homme

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