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au pardon forgiveness to
politique : political
instrumentalisation ou
élargissement du pardon?
forgiveness:
manipulation or broadening of
forgiveness?
Dany Rondeau
Université du Québec à Rimouski
Résumé
La thèse défendue par ce texte est que l’utilisation du mot « pardon » dans l’expression
« politiques du pardon » est inappropriée. Après avoir exposé la définition du concept
philosophique du pardon, l’auteure montre que sa transposition au registre politique en
modifie considérablement les traits fondamentaux. Reconnaissant toutefois que les
politiques du pardon répondent à un impératif pragmatique de réconciliation, elle analyse
trois dispositifs de réconciliation nationale (la Commission de vérité et de réconciliation
d’Afrique du Sud, la Commission de vérité et réconciliation sur les pensionnats indiens
du Canada, les tribunaux gacaca au Rwanda) pour vérifier si le pardon y exerce de fait
une fonction importante. Les trois exemples analysés montrent que 1) le pardon ne joue
pas un rôle dans tous les cas et 2) que le pardon n’est pas une priorité de ces dispositifs.
Elle conclut en suggérant de parler de politiques de réparation ou de politiques de
réconciliation plutôt que de politiques du pardon.
Abstract
This paper argues that the use of the word "forgiveness" is inappropriate in political
contexts. After explaining the definition of the philosophical concept of forgiveness, it
shows that its transfer to a political level alters significantly its fundamental features.
Recognizing, however, that politics of forgiveness meet a pragmatic imperative of
Dany Rondeau
Dans la doctrine traditionnelle de l’Église, le pardon vient de Dieu. Celui qui veut
se réconcilier avec Dieu et obtenir le pardon doit d’abord faire son propre examen de
conscience, se repentir, avoir l’intention sincère de ne plus recommencer et confesser sa
faute « devant la communauté et devant Dieu » (Perez Aguirre cité par Kerber, 2009 :
176-177). Dans le pardon donné à autrui (celui qu’une personne accorde à une autre), il
se peut que l’offenseur doive se soumettre aux mêmes conditions, mais il arrive aussi que
des personnes pardonnent à quelqu’un sa faute, même si celui-ci n’a ni demandé pardon
ni reconnu sa faute. Dans un cas comme dans l’autre, le pardon libère l’offenseur et
l’offensé du poids d’une faute commise ou subie et décharge ainsi l’avenir « de la
lourdeur du passé » (Courtois, 2005).
peut donc se demander s’il est possible de parler de politiques du pardon sans trahir,
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corrompre ou détourner le sens de la notion de pardon ou encore sans l’instrumentaliser.
La thèse que je défends dans ce texte est que l’utilisation du mot « pardon » dans
l’expression « politiques du pardon » est inappropriée. D’abord pour des raisons
sémantiques. En anglais, on utilise deux expressions pour parler des politiques du
pardon : « Politics of Forgiveness » et « Politics of Apology », alors qu’en français
l’expression consacrée est « Politiques du pardon ». La distinction entre les deux est
importante parce que là où le pardon appartient à l’offensé, les excuses ou la demande de
pardon reviennent à l’offenseur. L’expression « politiques du pardon », en insistant sur le
mot pardon, fait reposer tout le poids de la réconciliation collective sur les personnes de
qui on attend le pardon, comme si d’elles dépendait le destin de la nation. Elle exerce
ainsi une pression indue sur les victimes, plutôt que de se présenter comme une exigence
éthique s’adressant aux anciens bourreaux.
Ensuite, pour des raisons conceptuelles. On le verra dans la première partie de ce texte, la
notion de pardon relève d’une idée directrice et d’une définition opératoire à laquelle ne
correspond pas son utilisation dans le contexte des « politiques du pardon ». On se
demande alors si les politiques de pardon ne servent pas à légitimer moralement un
impératif qui n’est pas moral, mais politique. Ce soupçon d’instrumentalisation du pardon
entache la crédibilité des politiques du pardon et entretient une méfiance à l’égard des
intentions réelles de ceux qui les promeuvent. L’expression « politique du pardon » est-
elle alors la meilleure pour exprimer ce dont il est question ?
Le concept de pardon interpersonnel, lui, remonte au 16e ou 17e siècle (Warren, 2014 :
426). Absent des sources classiques et bibliques, il serait cependant « un innommé de la
pensée classique » dont le sens s’exprime dans l’excuse chez Platon (puisque nul n’est
méchant volontairement), dans la magnanimité chez Aristote, dans l’absence de
ressentiment ou la clémence chez les stoïciens ; autant de réponses à la question
« Comment répondre à la faute ? » (Lacoste, 2001) C’est également le point de vue de
Nicolas Warren :
Une même intention traverse l’ensemble de ces conceptions : le pardon « délie d’une
faute passée », il « libère le futur de la lourdeur du passé » (Courtois, 2005). Mais si, pour
Du pardon éthique au pardon politique
certains, le pardon interpersonnel ne peut être obtenu ou donné que si le fautif admet sa
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faute, exprime son repentir, demande pardon et s’engage à ne plus faire le mal, ce n’est
pas le cas de tous. Comme l’écrit Warren, une des questions fondamentales qui intéresse
les théories du pardon est de savoir si le pardon est inconditionnel et calqué sur le pardon
religieux ou s’il est conditionnel (Warren, 2014 : 425).
Si c’est bien de pardon interpersonnel dont parle Jankélévitch, il est évident qu’il s’agit
pour lui d’un acte calqué sur l’inconditionnalité du pardon divin. Le pardon vrai est donc
aussi un « don gracieux de l’offensé à l’offenseur » (Jankélévitch, 1967 : 12), caractérisé
par sa totale gratuité, ce qui signifie qu’il est sans raison et sans but. Et c’est à ce titre
qu’on le qualifie d’hyperbolique. Acte « limite » correspondant au commandement
suprême de la morale judéo-chrétienne, c’est là sa deuxième caractéristique. Le pardon
libère à la fois l’offensé de tout ressentiment et l’offenseur de son indignité et de sa faute,
sans que cette finalité soit en elle-même ni visée, ni désirée, ni voulue, parce que le
pardon doit être complètement désintéressé et gracieux (Lefranc, 2002 : 145).
Qu’il soit vrai (totalement désintéressé) ou qu’il soit faux (conditionnel), le pardon aura
pour effet de lever « l’état d’exception, [de] liquide[r] ce que la rancune entretenait, [de]
résou[dre] l’obsession vindicative » (Jankélévitch, 1967 : 12). En ce sens, il « participe
d’une éthique tournée vers l’avenir » (Courtois, 2005). Mais seul le pardon vrai constitue
la « figure sublime d’une éthique » qui a « pour principe premier la générosité, le
désintéressement absolu » (Lefranc, 2002 : 145).
Il est bien possible qu’un pardon pur de toute arrière-pensée n’ait jamais été
accordé ici-bas (…). Le pardon est à ce point de vue un événement qui n’est
jamais advenu dans l’histoire, un acte qui n’a lieu nulle part dans l’espace, un
mouvement de l’âme qui n’existe pas dans la psychologie courante. (7)
Bref, « le vrai pardon gratuit n’est pas » (11) ; le pardon « pur » qui relève d’une éthique
hyperbolique est impossible. Il est au-delà du pouvoir humain, au-delà de la capacité
Du pardon éthique au pardon politique
morale humaine. Seul un pardon impur existe réellement, un pardon qui s’éprouve
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« comme un pouvoir et même comme une obligation de surmonter le ressentiment pour
rendre effective une réconciliation interpersonnelle » (Warren, 2014 : 424) ; et qui pose,
pour cette réconciliation, certaines conditions. En quoi s’agit-il encore de pardon ?
Derrida affronte ce paradoxe entre un pardon inconditionnel, mais impossible, sauf sur un
plan métaphysique, et un pardon sous conditions qui n’est pas un vrai pardon, mais qui
demeure le seul pardon capable de s’inscrire dans l’ordre du réel.
Ricœur écrit que « la question de l’imprescriptibilité des crimes (…) peut être tenue pour
la première épreuve majeure de la problématique pratique du pardon » (2000 : 594). Or,
si on s’en tient à la position exprimée par Jankélévitch dans L’imprescriptible (1986),
cette épreuve est un échec.
Dans Le pardon, publié en 1967, Jankélévitch fait du pardon un acte ultime, un devoir
correspondant au commandement suprême de la morale judéo-chrétienne. Dans
L’imprescriptible, texte paru initialement dans la Revue administrative en 1965 et qui
porte sur le crime de la Shoah, sa position est radicalement différente. Il y salue le vote
du Parlement français en faveur de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et
s’élève rigoureusement contre le pardon. Dans le liminaire de Pardonner ? il explique ce
décalage :
La question que pose Jankélévitch en ouverture du recueil qui réunit ces deux textes est
celle-ci : « Est-il temps de pardonner ? » Selon lui, ce temps ne viendra jamais. Les
crimes commis par les Allemands contre les Juifs sont inexpiables (1986 : 29). Ce sont
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« des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire des crimes contre l’essence humaine ou, si
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l’on préfère, contre l’ ’‘hominité’’ de l’homme en général » (22). En quoi s’agit-il d’un
crime contre l’essence de l’humanité ?
L’Allemand n’a pas voulu détruire à proprement parler des croyances jugées
erronées ni des doctrines considérées comme pernicieuses : c’est l’être même
de l’homme, Esse, que le génocide raciste a tenté d’annihiler dans la chair
douloureuse de ces millions de martyrs. Les crimes racistes sont un attentat
contre l’homme en tant qu’homme : non point contre l’homme en tant que tel
ou tel (quatenus…), en tant que ceci ou cela, par exemple en tant que
communiste, franc-maçon, adversaire idéologique… Non ! Le raciste visait
bien l’ipséité de l’être, c’est-à-dire l’humain de tout homme. L’antisémitisme
est une grave offense à l’homme en général. Les Juifs étaient persécutés parce
que c’étaient eux, et non point en raison de leurs opinions ou de leur foi :
c’est l’existence elle-même qui leur était refusée ; on ne leur reprochait pas de
professer ceci ou cela, on leur reprochait d’être. (22)
Les crimes contre l’humanité sont inexpiables parce qu’ils ont pour but de nihiliser. Ils
nient a priori à des êtres humains, non pas le droit d’exister, mais l’existence même.
Quand il s’agit d’un Juif, l’être ne va pas de soi. (…) il n’est pas évident
qu’un Juif doive exister : un Juif doit toujours se justifier, s’excuser de vivre
et de respirer ; sa prétention de combattre pour subsister et survivre est en
elle-même un scandale incompréhensible et a quelque chose d’exorbitant ;
l’idée que des « sous-hommes » puissent se défendre remplit les surhommes
d’une stupéfaction indignée. Un juif n’a pas le droit d’être ; son péché est
d’exister. (23)
Pour Jankélévitch, le génocide des Juifs est le mal absolu. L’impardonnable en soi. Le
mal absolu est impardonnable autant pour des raisons logiques que morales : « Lorsqu’un
acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, poursuit Jankélévitch, la prescription
qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N’est-il pas
contradictoire et même absurde d’invoquer ici le pardon ? » (25) La réponse est évidente
pour Jankélévitch : « Le pardon est mort dans les camps de la mort. » (50)
Si l’on n’était prêt à pardonner que ce qui paraît pardonnable (…) alors l’idée
même de pardon s’évanouirait. S’il y a quelque chose à pardonner, ce serait
ce qu’en langage religieux on appelle le péché mortel, le pire, le crime ou le
tort impardonnable. D’où l’aporie qu’on peut décrire dans sa formalité sèche
et implacable, sans merci : le pardon pardonne seulement l’impardonnable.
On ne peut ou ne devrait pardonner, il n’y a de pardon, s’il y en a, que là où il
y a de l’impardonnable (2008 : 108).
Du pardon éthique au pardon politique
Les crimes contre l’humanité sont donc des actes impardonnables en soi, mais qui en
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raison de leur caractère impardonnable sont les seuls qui appellent le pardon. On le voit,
la problématique philosophique du pardon est aporétique parce qu’elle oscille entre deux
conceptions, l’une métaphysique, l’autre éthique. La position qu’adopte Derrida consiste,
malgré les difficultés, à les tenir ensemble. En disant que le pardon ne pardonne que
l’impardonnable, il rappelle que ces deux conceptions sont à la fois irréconciliables, mais
indissociables et que l’effectivité du pardon, c’est-à-dire son inscription dans « l’histoire,
le droit, la politique, l’existence même » peut impliquer « qu’on la [l’idée du pardon]
prive de son pôle de référence absolu, à savoir de sa pureté inconditionnelle » (2000 :
199). C’est sur fond à la fois de cette aporie et du caractère impardonnable des crimes
contre l’humanité que se pose la question de la légitimité, mais aussi de la possibilité de
parler de politiques du pardon.
Le recours au pardon des crimes passés paraît souvent, dans de tels contextes, suspect et
détourné de sa signification éthique et morale première au profit d’impératifs politiques.
Il serait instrumentalisé pour « anoblir les politiques de justice des gouvernements »,
légitimer des accords conclus avec des gouvernements antérieurs criminels et « embellir
une politique d’impunité » (Lefranc, 2002 : 142). C’est ce que Sandrine Lefranc appelle
une « rhétorique du pardon » où, écrit Derrida, « le simulacre, le rituel automatique,
l’hypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent de la partie, et s’invitent en parasites à
cette cérémonie de la culpabilité » (Derrida, 2000 : 105).
Il n’en reste pas moins que cette rhétorique « répond aussi, heureusement, à un ‘’bon’’
mouvement » (ibid.) suscité par la nécessité d’apporter une réponse pratique à ces deux
questions : « Comment répondre au mal ? », « Comment mettre fin au conflit et à la
violence, ainsi qu’à leurs conséquences ? » (Lefranc, 2002 : 160) Le pardon politique se
présente alors comme un impératif de nature morale, en plus d’être une exigence sociale
et politique. Mais est-ce encore de pardon dont il est question dans ce qu’on appelle les
« politiques du pardon » ; autrement dit, que reste-t-il vraiment du pardon dans les
« politiques du pardon » ? Ce qui est certain c’est que la transposition du concept de
pardon au registre politique en modifie considérablement les traits fondamentaux : le
Dany Rondeau
Or, les politiques du pardon ont pour but de pacifier, de réconcilier. Leur justification et
leur légitimité tiennent dans le caractère impératif de la réconciliation, car « [l]e
ressentiment nuit à la paix de la cité tout autant que l’injustice. L’idée d’un exercice
politique du pardon n’est donc pas celle d’un surplus, mais celle d’une exigence
rationnelle » (Lacoste, 2001 : 1138). Dans cette perspective, le pardon acquiert quasiment
la teneur d’une obligation. S’il est obligation, que reste-t-il alors du pardon comme acte
libre, spontané, non conditionné ?
Or, c’est bien souvent un compromis qui, au travers des négociations entre
sortants et opposants démocrates, autorise la transition démocratique. À
l’issue d’une négociation entre responsables du régime autoritaire et
opposants, ces derniers sont contraints, une fois installés au pouvoir, de
respecter des clauses proscrivant toutes poursuites criminelles, du fait des
atouts encore détenus par les tenants de l’ancien régime : maintien
d’« enclaves » autoritaires, puissance économique, détention du monopole de
la violence physique par les forces armées, menaces de déstabilisation, voire
reliquat de légitimité. (Lefranc, 2002 : 12)
Ce type de compromis empêche évidemment qu’une véritable justice ait lieu, ce qui
« explique la prégnance d’une rhétorique du pardon et de la réconciliation nationale »
Du pardon éthique au pardon politique
(13) tout en la disqualifiant d’emblée, du point de vue des victimes. Celles-ci se voient
82
dessaisies de la prérogative du pardon et du pouvoir de pardonner « qui revient au seul
offensé » (142) et enfermées dans un rapport de force au profit des anciens bourreaux.
Le pardon « vrai » est défini comme une relation privée, dans un cadre privé, entre un
offensé et un offenseur. Dans les politiques de pardon, les demandes de pardon sont le
plus souvent celles d’un État — donc d’une entité collective — à l’égard d’un groupe
offensé ou à ses héritiers, à qui sont adressées ces demandes, dans un cadre public, dans
le contexte d’une politique mémorielle ou d’une politique de réconciliation. Le pardon
peut-il être tourné vers un offenseur collectif ? Dans ce cas, qui est réellement
l’offenseur ? Qui est coupable de quoi ?
Par ailleurs, le pardon peut-il être accordé par procuration, au nom de disparus ? Peut-il
inversement être accordé à des personnes disparues ? Y a-t-il une transmission
intergénérationnelle de la faute et, donc, de la capacité à pardonner ? Pour Derrida, « si
quelqu’un a quelque titre à pardonner, c’est seulement la victime » (2000 : 118). Et
lorsqu’elle est morte, il n’y a plus personne pour pardonner. Alors, l’événement qu’est le
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Le pardon par procuration est d’autant moins envisageable que personne ne sait si la
victime disparue aurait voulu pardonner. Le pardon est un tel renoncement, il est
tellement incompréhensible par rapport à certains crimes, qu’il paraît impossible de
déterminer là-dessus ce qu’aurait été la volonté d’une personne disparue. Le pardon
relève, écrit Derrida, d’une « zone de l’expérience [qui] demeure inaccessible » (2000 :
129). Pour cette raison, le pardon de l’impardonnable — qui est l’objet des politiques du
pardon — demeure une énigme (ibid.) et ne peut pas être laissé à d’autres qu’à l’offensé.
La Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud (TRC) se met en place dans
un contexte de justice transitionnelle dont elle constitue l’un des principaux dispositifs.
De 1990 à 1993, les négociations entre l’African National Congress et le gouvernement
du Parti national aboutissent à un accord de paix et à une Constitution provisoire, dont
l’Épilogue fait état de la nécessité de réconcilier le peuple d’Afrique du Sud pour établir
l’unité nationale :
Pour réaliser cette transition vers la démocratie, il faut — comme l’indique ce texte de la
Constitution provisoire — réconcilier la nation.
La réconciliation nationale sera donc la finalité de la TRC. Quant aux moyens, ce seront
ceux d’une justice « réparatrice » axée sur les besoins des victimes, la reconnaissance des
torts subis, la réintégration des agresseurs et la reconstruction des relations sociales. Ce
choix d’une justice réparatrice est d’ailleurs congruent avec l’anthropologie
philosophique bantoue résumée dans la notion d’ubuntu qui « exprime le fait de se
montrer humain » (Tutu, 2000 : 38). Ubuntu renvoie à l’idée d’« humanitude » —
l’essence de l’humanité — et signifie qu’une personne est une personne par les autres
personnes et seulement à travers les autres personnes3.
2
La commissaire Yasmin Sooka, citée par Cassin et al. (2004 : 37).
3
“A person is a person by other people, a person is only a person with other people.” (Truth and
Reconciliation Commission of South Africa Report, vol. 1, ch. 5, par. 88.)
Dany Rondeau
La sortie de l’Apartheid est un règlement négocié qui tient « au double chantage d’un ‘’je
te tiens, tu me tiens par la barbichette’’ » (Cassin, 2004 : 41). L’amnistie répond à un
impératif politique : elle est une solution pragmatique commandée par la situation
provisoire et décisive dans laquelle se trouve l’Afrique du Sud au moment où se prend
cette décision. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu (Tutu, 2000 : 26 ; Cassin, 2004 : 41), ce qui
exclut d’emblée l’option de traduire en justice les responsables des crimes commis sous
l’apartheid :
Cette situation s’apparente à celles décrites par Sandrine Lefranc en Amérique latine : les
gouvernements de transition ont une marge de manœuvre réduite sur le plan de la justice
4
Ce qui fera dire à Barbara Cassin que la TRC « dans ses causes, son fonctionnement, ses effets » est un
« imbroglio juridico-politico-ethico-religieux » (2004 : 38).
Du pardon éthique au pardon politique
et doivent accepter des compromis sans lesquels il n’y aura pas de transition (Lefranc,
86
2002 : 12). Comme l’écrit Cassin : « Ceux qui ne sont pas encore vaincus demandent
l’amnistie. Ceux qui ne sont pas encore vainqueurs ne peuvent pas ne pas l’accorder. »
(2004 : 41) Il fallait donc trouver, écrit Tutu, une option négociée qui assure « un juste
équilibre entre les exigences de la justice, de la responsabilité, de la stabilité, de la paix
civile et de la réconciliation » (2000 : 30). La voie de l’amnistie générale ayant été
rejetée, cette option sera celle d’une « amnistie accordée à titre individuel, en échange
d’aveux complets relatifs aux violations graves des droits de l’homme pour lesquelles la
demande d’amnistie était formulée » (38).
Jankélévitch (1967) écrivait que « [p]our pardonner il faut se souvenir. La rancune est la
condition bizarrement contradictoire du pardon ; et inversement l’oubli le rend inutile ».
C’est aussi l’avis de Tutu : « On ne demande pas aux gens qui pardonnent d’oublier »
(265). Pas plus que le pardon n’est oubli, l’amnistie n’est l’amnésie. Au contraire,
l’amnistie constitue le moyen d’amener à la connaissance et de maintenir dans la
mémoire, la vérité de ce qui s’est passé. Elle n’est obtenue qu’à la condition de la pleine
divulgation des faits dans un processus où les demandeurs d’amnistie doivent prouver
5
L’« idée maîtresse de ce processus est bel et bien que c’est le corps social dans son ensemble qu’il s’agit
de guérir, tout le monde étant réputé à la fois coupable et victime d’une même passion collective pour la
guerre civile » (Cassin et al., 2004 : 19).
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qu’ils ont fait des aveux complets (Tutu, 2000 : 31). La liberté contre la vérité (Cassin).
87
Et l’amnistie individuelle n’est accordée que lorsque sont rencontrées un ensemble de
conditions suffisamment contraignantes pour en restreindre considérablement l’octroi.
Dans les faits, d’ailleurs, l’amnistie n’a pas été accordée aussi facilement et
généreusement qu’on a pu le penser. Comme l’indique le Rapport de la TRC, sur 7116
demandes d’amnistie, 1312 ont été accordées ; ce qui laisse 5143 demandes rejetées. Et
ceux « dont les actes n’ont pas été amnistiés [ont fait] l’objet de poursuites criminelles »
(Tutu, 2004 : 27). En ce sens, contrairement à ce qu’ont dénoncé plusieurs Sud-africains
et observateurs de la situation sud-africaine, l’amnistie n’est pas un déni de justice.
En conclusion, il est indéniable que l’esprit du pardon a flotté sur les travaux de la TRC.
La douce autorité morale, charismatique et spirtuelle exercée par Desmond Tutu,
l’inspiration qu’il a lui-même puisée dans sa foi et sa reconnaissance à l’égard des
participants à la TRC qui ont adopté le langage du pardon y ont certainement contribué6.
Même si la forme de justice mise en place (la justice réparatrice) emprunte davantage à
l’éthique qu’au juridico-politique, il est moins certain, cependant, que le pardon ait joué
un rôle central sur le registre politique de la réconciliation nationale. Rien n’a joué qui
relève de la politique du pardon. Les victimes n’ont pas subi de pression pour pardonner ;
les survivants n’ont pas eu à pardonner au nom des disparus. Ce n’est pas un État qui a
demandé pardon, mais seulement certains offenseurs individuellement. Ce qui a été
déterminant et caractéristique dans ce processus de réconciliation nationale, c’est
l’ouverture rendue possible par l’amnistie individuelle au profit de la vérité et de la
reconnaissance des crimes, ainsi qu’au profit de la restauration de la dignité des victimes.
Mais dans ce processus, il faut le rappeler, l’amnistie est le moyen. C’est la vérité qui est
la fin visée. Par conséquent, lorsque la TRC se présente comme un modèle pour la
réconciliation post-conflit, c’est cette finalité que l’on emprunte, davantage que le moyen.
C’est ce que montre, en tout cas, le prochain cas.
6
Lyn Graybil rapporte aussi que le pardon et, de manière générale, le message de l’Église sur la vérité, le
pardon, le repentir et la réconciliation ont été largement acceptés en raison de l’importance du christianisme
dans ce pays. (2004 : 1120)
Du pardon éthique au pardon politique
Au début des années 1990, des groupes autochtones ont entamé des procédures en vue de
faire reconnaître les sévices subis dans les pensionnats indiens et d’obtenir certaines
formes de compensations. Le nombre important de recours intentés et la difficulté pour le
système judiciaire de les traiter (MacLaren, 2006) ont amené, en 2006, le gouvernement
canadien et l’Assemblée des Premières Nations à mettre en place un processus alternatif :
l’Accord de Règlement des Pensionnats Indiens. La création, le 1er juin 2008, de la
Commission de Vérité et Réconciliation du Canada représente une étape importante de
cet accord en reconnaissant la nécessité de prévoir « des moyens globaux et alternatifs
pour entamer la guérison9 ». Les travaux de la Commission doivent servir à reconnaître
les expériences, les séquelles et les conséquences liées aux pensionnats ; promouvoir la
réconciliation ; sensibiliser et éduquer le public canadien sur le système des pensionnats
et ses répercussions ; et créer un dossier historique le plus complet possible sur le système
des pensionnats et ses séquelles.
La CVRC constitue un des rares exemples de justice post-conflit qui ne se situe pas dans
un contexte transitionnel. Elle présente néanmoins beaucoup d’éléments en commun avec
le cas de la TRC. D’abord, elle poursuit la même finalité, la réconciliation. Elle adopte
7
Le chanteur Florent Vollant, le 21 janvier 2013, lors du passage de la Commission vérité et réconciliation
à Maliotenam.
8
Quatre Églises se sont partagé l’administration des pensionnats, soit les Églises anglicane, Unie,
presbytérienne et catholique (principalement les Oblats).
9
Ibid.
Dany Rondeau
également les mêmes modalités de justice réparatrice : dignité et besoins des victimes,
89
reconnaissance des torts, reconstruction des relations sociales. Finalement, elle vise la
construction d’un nouveau récit collectif intégrant l’histoire du Canada telle que vue et
vécue par les Nations autochtones.
Dans ce contexte, le pardon ou même un discours sur le pardon semble totalement absent.
Il arrive que des individus y fassent allusion, mais de manière tout à fait personnelle et
marginale. On ne trouve aucune allusion au pardon dans le Rapport intérimaire de la
Commission (2012). Subsumé sous un impératif plus important — la guérison — il
n’apparaît tout simplement pas dans les conditions de réconciliation. Peut-être que la
notion de pardon ne trouve aucun écho dans la spiritualité amérindienne. Peut-être aussi,
s’agissant d’une notion chrétienne, qu’elle est trop associée aux Églises qui ont
administré les pensionnats indiens. Mais peut-être que sa fonction, inaugurer un avenir
libéré des maux du passé, est mieux prise en charge par la notion de guérison tout à fait
congruente avec la tradition de tolérance et de réparation des traditions autochtones10
(Johnston, 2005).
Mais je pense que c’est une autre raison qui explique l’absence du thème du pardon dans
la CVRC. Une exigence antérieure n’a pas encore été rencontrée : la reconnaissance du
crime et l’engagement à la réparation. Réparer au sens technique du terme : réparer et
corriger les erreurs dans l’histoire des relations entre les autochtones et les blancs en y
intégrant l’épisode des pensionnats indiens. Pour que la réconciliation ait lieu, pour que
les victimes guérissent leurs blessures, il faut que l’histoire des pensionnats indiens soit
10
On ne peut pas, par ailleurs, ne pas remarquer la proximité entre la notion de guérison dans l’extension
que lui donne la CVRC et celle d’ubuntu.
Du pardon éthique au pardon politique
attestée par le gouvernement, le clergé et les Églises. Il faut également qu’elle soit connue
90
et reconnue par l’ensemble des Canadiens pour que changent les représentations qu’ils
ont des Autochtones et les préjugés à leur endroit.
C’est dans ce but que les victimes (pensionnaires, familles, enfants) acceptent de
témoigner, souvent pour la première fois et au prix de grandes souffrances, des violences
subies, physiques, psychologiques, sexuelles. Elles en parlent pour guérir, mais aussi
pour faire savoir. Le pardon n’est jamais évoqué ni sur le registre éthico-religieux, ni sur
le registre politique, sauf occasionnellement pour s’en étonner11.
En réalité, les survivants des pensionnats indiens ont été occupés par une question de
nature juridique qui s’est imposée en priorité : forcer l’État canadien à reconnaître sa
responsabilité juridique et à assumer ses devoirs de réparation matérielle. C’est
principalement ce qui a façonné le rapport des victimes et des communautés touchées aux
questions de causalité et de responsabilité (Bonner et James, 2011 : 15), et non de faire
reconnaître la faute morale qui situe le mal sur le registre éthico-religieux. La
reconnaissance par le gouvernement canadien de sa responsabilité globale dans la
politique des pensionnats indiens et son obligation de réparation s’est imposée comme un
impératif supérieur à l’établissement des torts individuels (ibid.). Les excuses présentées
par le Premier ministre Stephen Harper en 2008, au nom des Canadiens, constituent
certainement une réponse attendue à cette demande de reconnaissance. Les termes utilisés
par le Premier ministre sont sans équivoque :
excuses aux peuples autochtones pour le rôle joué par le Canada dans les
91
pensionnats pour Indiens12.
Évidemment, les excuses peuvent avoir des effets semblables au pardon et inaugurer un
rétablissement des relations. Mais pour cela, encore faudrait-il que ces excuses soient
sincères ou qu’elles aient été entendues comme telles. Si elles étaient sincères, on peut
alors se demander si le gouvernement a pris la pleine mesure de ce qu’auraient dû
entraîner ces excuses, car comme le dit un ancien pensionnaire aujourd’hui un homme
politique inuit, au-delà des excuses peu de choses ont été faites (Irniq, 2005 : 82). Des
mesures concrètes de réparation des relations entre les deux peuples doivent encore être
instaurées et celles-ci comprennent une réécriture de l’histoire du Canada qui la
reconnaisse comme une histoire coloniale. Il faudrait également favoriser la
réappropriation par les Autochtones de leur culture, de leur héritage et de leurs langues
premières et savoirs traditionnels, négocier avec les gouvernements des ententes de
financement pour des programmes communautaires (Saganash, 2005 : 88) ainsi que
s’engager vers une reconnaissance complète des droits des Autochtones (Saganash,
2005 : 98). Comme le déplore Roméo Saganash : « La véritable question n’est pas celle
des pensionnats eux-mêmes. La véritable question est l’assimilation forcée des
Autochtones comme moyen de résoudre le supposé problème que représentent les
Indiens. » (94) Et de poursuivre :
Je ne sais pas s’il a raison, mais il est clair que certaines décisions politiques récentes du
92
gouvernement canadien autorisent à douter de sa bonne foi à l’endroit des Autochtones.
D’abord, le refus du Canada, en 2007, de signer la Déclaration des Nations Unies sur les
droits des peuples autochtones. Il la ratifiera finalement en 2011, mais seulement après
que la Nouvelle-Zélande et l’Australie l’eurent fait. En 2012, le parlement canadien
apporte des modifications à la loi sur les pêches et adopte la loi C-38 sur l’évaluation
environnementale, qui exclut les Premières Nations des discussions. Il adopte aussi en
décembre de la même année la loi omnibus C-45 qui touche aux droits de pêche des
Autochtones, à la protection de leurs terres en les rendant plus facilement cessibles, et à
la protection des eaux navigables. Le gouvernement canadien ne se cache pas non plus
d’envisager une refonte unilatérale de la Loi sur les Indiens. Ce qui laisse penser que
cette refonte ne se fera pas dans l’intérêt des premiers concernés.
Selon Lyn Graybil (2004 : 1117), les cas de l’Afrique du Sud et du Rwanda ne seraient
pas tellement différents l’un de l’autre puisqu’ils viseraient tous les deux à réintégrer les
bourreaux dans la communauté. Cependant les différences, autant avec le cas sud-africain
qu’avec le cas canadien, sont plus nombreuses que les ressemblances. Elles le sont
notamment quand on constate que les substituts au pardon, repérés dans les cas
précédents, ne sont pas présents dans le cas du Rwanda. Contrairement au cas de
l’Afrique du Sud, l’« option Nuremberg » est possible, car il y a un vainqueur au sortir du
conflit : l’Armée patriotique rwandaise (APR). Dans ce contexte, il n’y a pas de
nécessité, ni de bonne raison d’ailleurs, de recourir à des mesures de compromis comme
l’amnistie : les vaincus, les génocidaires, ne sont pas en situation de négocier.
Contrairement au cas du Canada, nous ne sommes pas devant un cas de guérison qui
passe par la reconstruction et la réaffirmation de l’identité culturelle d’une communauté
et sa reconnaissance par le reste du pays. Dans le Rwanda post génocide, l’appartenance
ethnoculturelle est dénoncée comme un mythe colonisateur et devient taboue.
15
V. Tadjo, 2000, L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Arles, Actes Sud, p.27.
Dany Rondeau
met en place une politique du pardon qui déploie une réelle rhétorique du pardon. Cette
93
rhétorique accompagne des dispositifs de justice transitionnelle qu’il convient de décrire
brièvement pour mieux comprendre le contexte dans lequel elle advient.
Or, le TPIR s’est engagé dans un processus d’enquêtes lent et de longue durée. Et les
relations entre le gouvernement rwandais et le TPIR se sont pratiquement rompues après
que la procureure Carla De Porta eut annoncé, en 2000, qu’elle pourrait également porter
des accusations contre des membres du FPR ayant commis des atrocités pendant le
génocide (Graybil, 2004 : 1121). Les 16 années du TPIR ont donc été marquées par cette
tension avec Kigali et l’absence de collaboration des autorités rwandaises.
À l’interne, le Rwanda adopte en août 1996 une loi autorisant l’État à traduire en justice
les génocidaires exécuteurs. En raison du nombre important de prisonniers que
contiennent les prisons rwandaises — environ 125 000 selon Wierzynska (2004 : 1955)
— et du fait que peu de juges et d’avocats ont survécu au génocide ou qu’ils sont eux-
mêmes génocidaires et emprisonnés, le Rwanda promulgue en 2001 la Loi organique
portant Organisation, Compétence et fonctionnement des Juridictions Gacaca.16 Cette loi
institue les juridictions gacaca17, une version modernisée des tribunaux gacaca
traditionnels, qui associent des éléments de droit international à la structure traditionnelle
des tribunaux communautaires. Au départ, ces tribunaux reçoivent un appui massif de la
population. Plusieurs Rwandais sont convaincus qu’il s’agit du meilleur moyen pour
connaître la vérité, encourager les excuses et le pardon, promouvoir la réconciliation et
16
André Guichaoua rappelle les étapes de la mise en place des gacaca : « En 1996, le principe d’une justice
populaire était envisagé pour juger rapidement les quelque 120-150 000 personnes recensées ou
emprisonnées dans les divers cachots communaux et commissariats. En juin 2002, le processus gacaca est
officiellement lancé sans vraiment devenir opérationnel. En 2005, lorsque débute vraiment la procédure
gacaca, les justiciables sont estimés à 200-300 000. D’après les chiffres de la phase de collecte en 2007,
818 564 personnes étaient poursuivies. En 2009, lorsque la fin des procès gacaca est annoncée, ce sont plus
de 1 600 000 accusés qui avaient été jugés. » (2014)
17
Le terme exact est inkiko-gacaca qui signifie exactement « juridiction-gacaca » (Honeyman et al., 2004 :
5).
Du pardon éthique au pardon politique
C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la rhétorique du pardon. La demande de pardon
(apology) est prévue dans la loi des gacaca ; elle fait partie de la procédure et est
considérée comme un élément important (Graybil, 2004 : 1123). Le pardon devient un
leitmotiv dans les discours des autorités rwandaises, un « mot d’ordre officiel » (Rosoux,
2012 : 102) rappelé sans cesse par le gouvernement. Lors « de la mise en place des
juridictions gacaca, le président Paul Kagame annonce solennellement que ‘‘les péchés
commis doivent être réprimés et punis, mais aussi pardonnés.’’ ». Il invite en particulier
« les bourreaux à faire preuve de courage et à avouer, à se repentir et à demander
pardon ». Le discours officiel récurrent est celui du devoir moral et de l’obligation : « Il
est important que les coupables avouent leurs crimes et demandent pardon aux
victimes » ; il faut « consciencieusement pardonner ceux qui cherchent sincèrement le
pardon ». En 2012, lors de la cérémonie de clôture des gacaca, le président Paul Kagame
réitérera qu’il est « possible de chercher le pardon de manière authentique et de
l’obtenir » (Rosoux, 2012 : 102). Malgré tout cela, on ne peut que conclure à
l’inefficacité des dispositifs de justice transitionnelle à établir la vérité, la justice et la
réconciliation et à l’échec de la politique de pardon. Cela s’explique par trois raisons : i)
l’autoritarisme du gouvernement du FPR ; ii) la partialité du processus de réconciliation ;
et iii) le caractère obligatoire de la réconciliation et du pardon, et leur instrumentalisation.
Dans une situation post conflit, les dispositifs de justice transitionnelle sont supposés
accompagner et assurer la transition d’un état de guerre ou de non droit à une situation de
paix durable garantie par un gouvernement et des institutions démocratiques. La finalité
de la justice transitionnelle est d’instaurer ou de restaurer l’État de droit et de rétablir la
paix et la confiance dans les institutions. Or, si le Rwanda d’après le génocide a
certainement connu une période marquée par une telle justice transitionnelle, il
s’apparente aujourd’hui davantage à un régime autoritaire qu’à une véritable démocratie.
Dans les faits, l’État rwandais n’est pas un État de droit démocratique. L’absence de
transparence du gouvernement de Kigali, son intolérance à l’égard de toute opposition
politique, son autoritarisme, les emprisonnements politiques et les assassinats présumés18
18
« Entre 2011 et 2014, le gouvernement de M. Kagame a été plusieurs fois suspecté d’organiser
l’élimination physique de ses opposants à l’étranger. L’assassinat en Afrique du Sud du colonel Patrick
Karegeya, le 1er janvier 2014, n’a fait que confirmer ces soupçons. » (Riot, 2014) Lire aussi Geoffrey York
Dany Rondeau
dont sont victimes ses opposants et la non séparation entre le politique et le juridique19
95
attestent de cette rupture avec l’idée de justice transitionnelle et de retour à la démocratie.
La question à se poser est donc de savoir si le pardon et la réconciliation sont possibles
dans un tel contexte.
Il ne peut pas y avoir de transition vers la démocratie si ceux qui forment le nouveau
gouvernement ont du sang sur les mains. C’est ce qu’avaient compris les Sud-africains.
Et c’est pourquoi, je l’ai dit, le mandat de la TRC couvrait tous les crimes commis sous
l’Apartheid, autant ceux des blancs que ceux des groupes noirs armés comme l’ANC. Au
Rwanda, il n’y a pas cet équilibre ; il n’y a pas une justice pour tous. La justice est
partielle, sélective, univoque (Guichaoua, 2011). Elle laisse de côté les crimes commis
par le FPR ; elle est partiale parce que, ce faisant, elle prend parti en postulant que
certains crimes contre l’humanité sont justifiables. En outre, si les génocidaires
reconnaissent leurs crimes — et même lorsque l’intention derrière cette reconnaissance
est de répondre à des conditions qui permettent d’atténuer la peine — le FPR ne reconnaît
pas les siens. Du côté des vainqueurs, il n’y a pas d’admission des faits. La vérité, autant
sur l’assassinat du président Habyarimana que sur les crimes commis par le FPR,
demeure entourée de mystère. Elle n’est pas faite et la reconnaissance des crimes est
partielle. C’est peut-être là une raison, pense Graybil, du désintérêt à l’égard des gacaca
et de la progressive délégitimation du processus de réconciliation (2004 : 1124). Aux
yeux des Hutu, l’occultation des crimes commis par le FPR a certainement pour effet
d’établir une hiérarchie morale entre les souffrances des uns et des autres qui pourrait
maintenir la dualité sociale et politique et nuire à la réconciliation. Et la mémoire tout
aussi partielle qui se construit risque de donner naissance à une mémoire du ressentiment.
et Judi Rever, « Assassination in Africa: Inside the plots to kill Rwanda’s dissidents », Globe and Mail du 2
mai 2014.
19
Par exemple, la loi sur le négationnisme et le divisionnisme « accorde aux juges une souplesse
d’interprétation extrême » (Guichaoua, 2014) qui permet de condamner de négationnisme, d’idéologie
génocidaire, de révisionnisme ou de divisionnisme toute personne qui défend des positions contraires à
celle du gouvernement du FPR.
Du pardon éthique au pardon politique
on voudrait qu’ils ne soient plus sur le devant de la scène afin que le pays puisse se
96
reconstruire plus vite, que l’argent revienne. Les survivants gênent, les prisonniers
gênent. » (2000 : 127) Dans ce contexte, tout pardon demandé par les génocidaires
devient suspect. Ceux-ci ne témoigneraient que pour voir leur peine réduite ; ils
demanderaient pardon pour les mêmes raisons.
Le cas du Rwanda semble bien contribuer à la thèse du présent texte selon laquelle les
politiques de pardon n’ont pas vraiment de place dans les processus de réconciliation
nationale. Mais il laisse penser que le pardon, lui, peut y jouer un rôle lorsque le
dispositif choisi en est un de proximité et qu’il se vit au cœur des communautés, comme
ce fut le cas des gacaca. Il est clair que plusieurs génocidaires ont sincèrement demandé
pardon et que des victimes ont pardonné d’un pardon « vrai », sans condition. Cependant,
les trois facteurs que j’ai présentés entretiennent un climat de méfiance peu favorable à
l’exercice du pardon, minent les efforts de réconciliation nationale et, surtout,
décrédibilisent et délégitiment la lutte menée par le gouvernement du FPR contre
l’idéologie du génocide. C’est dommage car, comme l’écrit Riot (2014), alors que
l’autoritarisme du régime montre davantage les « aspects guerriers et criminels » de ce
régime, cette lutte « est la plus grande source de légitimation patriotique du
gouvernement Kagamé ». Peut-il y avoir réconciliation dans un tel contexte ? Peut-il y
avoir réconciliation sans démocratie et sans respect des droits humains ? C’est peu
probable.
Les « politiques du pardon » touchent à quelque chose de très sensible. Autant pour ceux
qui en sont les promoteurs sincères et qui espèrent qu’elles puissent cicatriser les
blessures du passé et guérir tout un peuple ; encore plus pour les victimes survivantes qui
craignent que les politiques du pardon n’entraînent ce passé dans l’oubli, qu’elles
effacent de la mémoire collective l’injustice passée, mais toujours vive, et que de simples
excuses se substituent aux dispositifs de reconnaissance et de réparation. Les politiques
du pardon se trouvent en tension entre la mémoire et l’oubli. Pour autant, sont-elles bien
nommées ? C’est là la question qui traverse ce texte. Le pardon est un acte intime qui
appartient à la personne et relève de sa conscience. Il n’appartient ni à l’État, ni au
peuple, ni à l’Histoire (Lefranc, 2002 : 146). Sa récupération sur le registre politique
opère un détournement de son sens initial. Peut-il néanmoins jouer un rôle dans la
réconciliation nationale ? Être même une condition de cette réconciliation ? Les trois
exemples analysés montrent que 1) ce n’est pas vrai dans tous les cas et 2) que ce n’est
pas une priorité des mécanismes de justice transitionnelle ou des commissions de vérité et
de réconciliation. Ne devrait-on pas alors parler plutôt de politiques de réparation ou de
politiques de réconciliation ? Ces dénominations auraient au moins l’avantage de faire
reposer la réponse (la réparation et la réconciliation) sur les responsables ou sur la
collectivité, plutôt que sur les victimes. La reconnaissance et la réparation apparaissent
bien plus comme des conditions du pardon que l’inverse. Le pardon viendra peut-être
plus tard, lorsque les personnes seront prêtes, ou il ne viendra jamais. Le pardon est une
Dany Rondeau
énigme, un secret qui « doit rester intact, inaccessible au droit, à la politique, à la morale
97
même » (Derrida, 2000 : 129).
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