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Du pardon éthique From ethical 72

au pardon forgiveness to
politique : political
instrumentalisation ou
élargissement du pardon?
forgiveness:
manipulation or broadening of
forgiveness?

Dany Rondeau
Université du Québec à Rimouski

Résumé

La thèse défendue par ce texte est que l’utilisation du mot « pardon » dans l’expression
« politiques du pardon » est inappropriée. Après avoir exposé la définition du concept
philosophique du pardon, l’auteure montre que sa transposition au registre politique en
modifie considérablement les traits fondamentaux. Reconnaissant toutefois que les
politiques du pardon répondent à un impératif pragmatique de réconciliation, elle analyse
trois dispositifs de réconciliation nationale (la Commission de vérité et de réconciliation
d’Afrique du Sud, la Commission de vérité et réconciliation sur les pensionnats indiens
du Canada, les tribunaux gacaca au Rwanda) pour vérifier si le pardon y exerce de fait
une fonction importante. Les trois exemples analysés montrent que 1) le pardon ne joue
pas un rôle dans tous les cas et 2) que le pardon n’est pas une priorité de ces dispositifs.
Elle conclut en suggérant de parler de politiques de réparation ou de politiques de
réconciliation plutôt que de politiques du pardon.

Mots clés : Pardon, politiques du pardon, Commission de vérité et de réconciliation


d’Afrique du Sud, Commission de vérité et réconciliation du Canada, tribunaux gacaca
(Rwanda).

Abstract

This paper argues that the use of the word "forgiveness" is inappropriate in political
contexts. After explaining the definition of the philosophical concept of forgiveness, it
shows that its transfer to a political level alters significantly its fundamental features.
Recognizing, however, that politics of forgiveness meet a pragmatic imperative of
Dany Rondeau

reconciliation, it analyzes three schemes of national reconciliation (the Truth and


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reconciliation commission of South Africa, the Truth and Reconciliation Commission on
residential schools in Canada, the gacaca courts in Rwanda) to check whether
forgiveness is playing an important role. The three examples analyzed show that 1)
forgiveness does not play a role in all cases, and 2) that forgiveness is not a priority for
these devices. It concludes by suggesting talking about politics of reparation or politics of
reconciliation rather than politics of forgiveness.

Keywords: Forgiveness, Politics of forgiveness, Truth and Reconciliation Commission


of South Africa, Truth and Reconciliation Commission of Canada, gacaca courts
(Rwanda).

Dans la doctrine traditionnelle de l’Église, le pardon vient de Dieu. Celui qui veut
se réconcilier avec Dieu et obtenir le pardon doit d’abord faire son propre examen de
conscience, se repentir, avoir l’intention sincère de ne plus recommencer et confesser sa
faute « devant la communauté et devant Dieu » (Perez Aguirre cité par Kerber, 2009 :
176-177). Dans le pardon donné à autrui (celui qu’une personne accorde à une autre), il
se peut que l’offenseur doive se soumettre aux mêmes conditions, mais il arrive aussi que
des personnes pardonnent à quelqu’un sa faute, même si celui-ci n’a ni demandé pardon
ni reconnu sa faute. Dans un cas comme dans l’autre, le pardon libère l’offenseur et
l’offensé du poids d’une faute commise ou subie et décharge ainsi l’avenir « de la
lourdeur du passé » (Courtois, 2005).

Cette figure du pardon religieux ou du pardon interpersonnel s’applique-t-elle sur le plan


politique de la réconciliation nationale ? Peut-elle servir à libérer tout un peuple du poids
de violences politiques et de crimes collectifs passés et ainsi permettre la reconstruction
d’une nation ? Peut-on transposer le pardon éthico-religieux1 au registre politique ? C’est
le postulat sur lequel s’appuient les politiques du pardon. Expression empruntée à
Sandrine Lefranc (2002), les politiques du pardon « renvoient à un ensemble de discours
et de dispositifs politiques et institutionnels (réparations d’ordre symbolique, restitutions
matérielles) » (Labelle, Antonius et Leroux, 2005 : 1). Certains de ces dispositifs ont pour
finalité la vérité, « la justice et la reconnaissance de la dignité des acteurs politiques qui
ont subi directement ou indirectement la violence d’État ou en représentent les cibles
(crimes de masse, assassinats politiques, torture, génocides) » (ibid.), alors que d’autres
prennent la forme de présentations d’excuses dont l’artifice peine à cacher des objectifs
relevant d’une nécessité politique. Dans tous les cas, le transfert de la notion de pardon au
registre politique ne va pas de soi. Pour Lefranc, par exemple, le pardon ne saurait être
« le fait d’aucune ‘’conscience collective’’, d’aucune institution qui déciderait en tant que
‘’personne morale’’ transcendant les personnes individuelles » (Lefranc, 2002 : 146). On
1
L’expression est de Barbara Cassin (2004).
Du pardon éthique au pardon politique

peut donc se demander s’il est possible de parler de politiques du pardon sans trahir,
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corrompre ou détourner le sens de la notion de pardon ou encore sans l’instrumentaliser.

La thèse que je défends dans ce texte est que l’utilisation du mot « pardon » dans
l’expression « politiques du pardon » est inappropriée. D’abord pour des raisons
sémantiques. En anglais, on utilise deux expressions pour parler des politiques du
pardon : « Politics of Forgiveness » et « Politics of Apology », alors qu’en français
l’expression consacrée est « Politiques du pardon ». La distinction entre les deux est
importante parce que là où le pardon appartient à l’offensé, les excuses ou la demande de
pardon reviennent à l’offenseur. L’expression « politiques du pardon », en insistant sur le
mot pardon, fait reposer tout le poids de la réconciliation collective sur les personnes de
qui on attend le pardon, comme si d’elles dépendait le destin de la nation. Elle exerce
ainsi une pression indue sur les victimes, plutôt que de se présenter comme une exigence
éthique s’adressant aux anciens bourreaux.

Ensuite, pour des raisons conceptuelles. On le verra dans la première partie de ce texte, la
notion de pardon relève d’une idée directrice et d’une définition opératoire à laquelle ne
correspond pas son utilisation dans le contexte des « politiques du pardon ». On se
demande alors si les politiques de pardon ne servent pas à légitimer moralement un
impératif qui n’est pas moral, mais politique. Ce soupçon d’instrumentalisation du pardon
entache la crédibilité des politiques du pardon et entretient une méfiance à l’égard des
intentions réelles de ceux qui les promeuvent. L’expression « politique du pardon » est-
elle alors la meilleure pour exprimer ce dont il est question ?

Ce texte se divise en trois parties. La première pose la problématique philosophique du


pardon. Après une synthèse des définitions du pardon, elle met en lumière les deux
apories qui la constituent et qui éprouvent le concept philosophique du pardon : d’un
côté, le pardon se présente dans sa forme pure, métaphysique, comme un idéal trop élevé
pour la capacité morale de l’être humain, de l’autre, il relève d’une exigence éthique de
responsabilité dans le monde. Ensuite, le pardon ne peut pardonner que l’impardonnable ;
sa signification véritable se révèle précisément dans les cas de fautes trop graves pour
être pardonnées. Malgré les impasses auxquelles elle aboutit, cette discussion
philosophique sur la notion de pardon sert néanmoins à en établir les principales
caractéristiques pour être à même, par la suite, de vérifier si les politiques du pardon en
relèvent. C’est l’objet de la deuxième partie du texte qui montre en quoi la transposition
du concept de pardon au registre politique en modifie considérablement les traits
fondamentaux. Cette partie se conclut cependant sur la reconnaissance que les politiques
du pardon répondent à un impératif à la fois éthique et politique qu’il ne faut pas laisser
en plan et qui requiert que la réponse apportée à l’impardonnable ne soit pas la même
partout. Aussi, la troisième partie aborde-t-elle le problème autrement. Adoptant une
approche plus empirique, elle analyse le rôle joué par le pardon dans les dispositifs de
justice transitionnelle pour examiner si, de fait, le pardon intervient ou contribue à la
réconciliation politique.
Dany Rondeau

I. La problématique philosophique du pardon


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1. Définir le pardon

On sait intuitivement ce qu’est le pardon. Cependant, le concept de pardon tout comme la


réalité qu’il est supposé signifier demeure difficile à cerner. Selon Vladimir Jankélévitch,
c’est parce que le pardon ne présente pas de « prises qui rendraient possible un discours
philosophique ». Il est tellement « controversable, écrit-il, qu’il décourage toute analyse »
(1967 : 11).

Si le mot date de l’époque carolingienne (Lacoste, 2001), la double généalogie du


concept de pardon le rend plus complexe à dater. Le pardon religieux (la réconciliation de
l’homme avec Dieu) est une « invention de la tradition abrahamique » (Warren, 2014 :
425). Dans l’Ancien Testament, il est question du pardon sous les traits de la miséricorde
divine ; dans le Nouveau, sous ceux de l’amour du prochain, surtout l’amour de ses
ennemis (Lacoste, 2001). Mais ce pardon de l’ennemi n’est pas une « puissance morale »
humaine. « Le pardon se produit en vertu de la grâce de Dieu à travers l’homme : je
pardonne l’autre parce que j’ai moi-même reçu le pardon de Dieu. » (Warren, 2014 : 426)

Le concept de pardon interpersonnel, lui, remonte au 16e ou 17e siècle (Warren, 2014 :
426). Absent des sources classiques et bibliques, il serait cependant « un innommé de la
pensée classique » dont le sens s’exprime dans l’excuse chez Platon (puisque nul n’est
méchant volontairement), dans la magnanimité chez Aristote, dans l’absence de
ressentiment ou la clémence chez les stoïciens ; autant de réponses à la question
« Comment répondre à la faute ? » (Lacoste, 2001) C’est également le point de vue de
Nicolas Warren :

Bien que la réconciliation, la pitié, la grâce juridique, la clémence, la


miséricorde, la colère, la vengeance, et le sungnomon (« compréhension »)
ainsi que le sungnome (« l’excuse ») soient tous demeurés des questions
d’actualité pour les auteurs classiques, ces différents éléments ne se
combinent pas en un concept que l’on pourrait proprement nommer
« pardon ». (Warren, 2014 : 425)

Le pardon moderne, interpersonnel, ne diffèrera pas tellement de sa version chrétienne


hyperbolique : pour Hobbes, le pardon n’exige « aucune réparation, pas même des
excuses ». Chez Kant et Hegel, le pardon concerne l’aptitude à la réconciliation. Pour le
premier, celle-ci est un devoir ; pour le second, la finalité du pardon est de rétablir
l’égalité : « Dans le face à face de la ‘’conscience jugeante’’ et de la ‘’conscience jugée’’,
une égalité doit être rétablie, et ne le sera que lorsque la conscience jugeante aura renoncé
à occuper une position de force. » (Lacoste, 2001) On trouve la même idée chez Paul
Ricœur pour qui la faute paralyse « la puissance d’agir ». Le pardon a alors pour fonction
de lever « cette incapacité existentielle » (Ricœur, 2000 : 593).

Une même intention traverse l’ensemble de ces conceptions : le pardon « délie d’une
faute passée », il « libère le futur de la lourdeur du passé » (Courtois, 2005). Mais si, pour
Du pardon éthique au pardon politique

certains, le pardon interpersonnel ne peut être obtenu ou donné que si le fautif admet sa
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faute, exprime son repentir, demande pardon et s’engage à ne plus faire le mal, ce n’est
pas le cas de tous. Comme l’écrit Warren, une des questions fondamentales qui intéresse
les théories du pardon est de savoir si le pardon est inconditionnel et calqué sur le pardon
religieux ou s’il est conditionnel (Warren, 2014 : 425).

Pour Jacques Derrida, un pardon « conditionnel » n’est pas un pardon. Quand on


accompagne le pardon de telles conditions, écrit-il, ce n’est plus au coupable que l’on
pardonne, mais à un autre que sa contrition, son repentir ont rendu meilleur (Derrida,
2000 : 110). Il oppose à ce « pardon-transaction » (Courtois, 2005), le pardon
inconditionnel « accordé au coupable en tant que coupable, sans contrepartie, même à qui
ne se repent pas ou ne demande pas pardon » (Derrida, 2000 : 110) ; un « pardon-
renoncement » qui est une « [f]orme gratuite et sublimée du don, ce pardon d’homme à
homme, de personne à personne, parole souveraine qui redonne vie, nous situe au-delà du
monde des échanges, dans le domaine de la pure libéralité » (Courtois, 2005), et accordé
même pour les pires offenses.

C’est le sens de ce que Jankélévitch appelle le pardon « pur », « vrai », « absolu » et


totalement désintéressé, dont il esquisse les traits fondamentaux dans Le pardon (1967).
D’abord, le « vrai pardon est un événement daté qui advient à tel ou tel instant du devenir
historique » (Jankélévitch, 1967 : 12) ; il est une « occurrence arbitraire et instantanée »
(16) totalement libre et indéterminée. Ce qui signifie que l’offensé « n’agit pas en
fonction d’un quelconque intérêt à agir, ni même du fait d’un trait de caractère »
(Lefranc, 2002 : 149) ou d’une disposition psychologique (comme l’indulgence, la
clémence, la magnanimité qui supposent que l’offensé n’a pas été offensé) ; « le pardon
est événement, situé dans l’instant, et fait fi de ses conditions de possibilité » (ibid.). De
plus, parce qu’il agit « de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a
provoquée » (Arendt, 1983 : 307), le pardon interrompt « le cours ordinaire de la
temporalité historique » (Derrida, 2000 : 108) et « libère des conséquences de l’acte à la
fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné » (Arendt, 1983 : 307). Je reproduis ici,
même s’il est long, l’extrait du texte de Hannah Arendt auquel j’ai emprunté ces quelques
citations parce qu’il m’apparaît bien éclairer le sens que donne Jankélévitch à cette
première caractéristique :

À cet égard, le pardon est exactement le contraire de la vengeance, qui agit en


réagissant contre un manquement originel et, par là, loin de mettre fin aux
conséquences de la première faute, attache les hommes au processus et laisse
la réaction en chaîne dont toute action est grosse suivre librement son cours.
Par opposition à la vengeance, qui est la réaction naturelle, automatique à la
transgression, réaction à laquelle on peut s’attendre et que l’on peut même
calculer en raison de l’irréversibilité du processus de l’action, on ne peut
jamais prévoir l’acte de pardonner. C’est la seule réaction qui agisse de
manière inattendue et conserve ainsi, tout en étant une réaction, quelque
chose du caractère original de l’action. En d’autres termes, le pardon est la
seule réaction qui ne se borne pas à réagir, mais qui agisse de façon nouvelle
et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a provoquée et qui par
conséquent libère des conséquences de l’acte à la fois celui qui pardonne et
Dany Rondeau

celui qui est pardonné. La liberté que contient la doctrine du pardon


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enseignée par Jésus délivre de la vengeance, laquelle enferme à la fois l’agent
et le patient dans l’automatisme implacable du processus de l’action qui, de
soi, ne peut jamais s’arrêter.

Si c’est bien de pardon interpersonnel dont parle Jankélévitch, il est évident qu’il s’agit
pour lui d’un acte calqué sur l’inconditionnalité du pardon divin. Le pardon vrai est donc
aussi un « don gracieux de l’offensé à l’offenseur » (Jankélévitch, 1967 : 12), caractérisé
par sa totale gratuité, ce qui signifie qu’il est sans raison et sans but. Et c’est à ce titre
qu’on le qualifie d’hyperbolique. Acte « limite » correspondant au commandement
suprême de la morale judéo-chrétienne, c’est là sa deuxième caractéristique. Le pardon
libère à la fois l’offensé de tout ressentiment et l’offenseur de son indignité et de sa faute,
sans que cette finalité soit en elle-même ni visée, ni désirée, ni voulue, parce que le
pardon doit être complètement désintéressé et gracieux (Lefranc, 2002 : 145).

Troisièmement, le vrai pardon « est un rapport personnel avec quelqu’un » (Jankélévitch,


1967 : 12). En ce sens, il s’agit d’abord d’une affaire éminemment personnelle (Arendt,
1983 : 308) parce que même si Jankélévitch considère le pardon comme un devoir, le
pardon n’en est pas moins le fait d’une volonté bonne et libre. Il y a là un paradoxe
apparent que lève Jankélévitch en montrant qu’il s’agit d’un devoir inhérent à la bonne
volonté. Le pardon est donc pour lui un acte surérogatoire par lequel l’offensé décide
librement de tenir pour quitte quelqu’un qui est l’auteur libre d’une faute. Mais le pardon
est également une affaire interpersonnelle parce qu’il intervient dans le cadre d’une
relation entre une personne qui pardonne (l’offensé) et celle à qui elle pardonne
(l’offenseur). En somme, le pardon est une « décision libre de l’offensé et de l’offenseur,
permettant de renouer un rapport interpersonnel défait par l’offense et supposant une
absolue générosité de la part de celui qui l’accorde » (Lefranc, 2002 : 158).

Qu’il soit vrai (totalement désintéressé) ou qu’il soit faux (conditionnel), le pardon aura
pour effet de lever « l’état d’exception, [de] liquide[r] ce que la rancune entretenait, [de]
résou[dre] l’obsession vindicative » (Jankélévitch, 1967 : 12). En ce sens, il « participe
d’une éthique tournée vers l’avenir » (Courtois, 2005). Mais seul le pardon vrai constitue
la « figure sublime d’une éthique » qui a « pour principe premier la générosité, le
désintéressement absolu » (Lefranc, 2002 : 145).

Jankélévitch reconnaît que le pardon « vrai » dont il parle est un « cas-limite »


(Jankélévitch, 1967 : 7) ; qu’il est à penser comme « une limite idéale et un horizon
inaccessible dont on se rapproche asymptotiquement sans jamais l’atteindre en fait » (10).

Il est bien possible qu’un pardon pur de toute arrière-pensée n’ait jamais été
accordé ici-bas (…). Le pardon est à ce point de vue un événement qui n’est
jamais advenu dans l’histoire, un acte qui n’a lieu nulle part dans l’espace, un
mouvement de l’âme qui n’existe pas dans la psychologie courante. (7)

Bref, « le vrai pardon gratuit n’est pas » (11) ; le pardon « pur » qui relève d’une éthique
hyperbolique est impossible. Il est au-delà du pouvoir humain, au-delà de la capacité
Du pardon éthique au pardon politique

morale humaine. Seul un pardon impur existe réellement, un pardon qui s’éprouve
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« comme un pouvoir et même comme une obligation de surmonter le ressentiment pour
rendre effective une réconciliation interpersonnelle » (Warren, 2014 : 424) ; et qui pose,
pour cette réconciliation, certaines conditions. En quoi s’agit-il encore de pardon ?

Derrida affronte ce paradoxe entre un pardon inconditionnel, mais impossible, sauf sur un
plan métaphysique, et un pardon sous conditions qui n’est pas un vrai pardon, mais qui
demeure le seul pardon capable de s’inscrire dans l’ordre du réel.

Ces deux pôles, l’inconditionnel et le conditionnel, sont absolument


hétérogènes et doivent demeurer irréductibles l’un à l’autre. Ils sont pourtant
indissociables : si l’on veut, et il le faut, que le pardon devienne effectif,
concret, historique, si l’on veut qu’il arrive, qu’il ait lieu en changeant les
choses, il faut que sa pureté s’engage dans une série de conditions de toute
sorte (psychosociologiques, politiques, etc.). C’est entre ces deux pôles,
irréconciliables, mais indissociables, que les décisions et les responsabilités
sont à prendre. (2000 : 119)

Comment le devoir impossible qu’est le pardon devient-il un possible humain, une


capacité morale de l’être humain, un geste qui réconcilie des personnes et des
communautés ? Autrement dit, comment le concept de pardon s’éprouve-t-il dans le réel ?

2. Le concept de pardon à l’épreuve du réel

Ricœur écrit que « la question de l’imprescriptibilité des crimes (…) peut être tenue pour
la première épreuve majeure de la problématique pratique du pardon » (2000 : 594). Or,
si on s’en tient à la position exprimée par Jankélévitch dans L’imprescriptible (1986),
cette épreuve est un échec.

Dans Le pardon, publié en 1967, Jankélévitch fait du pardon un acte ultime, un devoir
correspondant au commandement suprême de la morale judéo-chrétienne. Dans
L’imprescriptible, texte paru initialement dans la Revue administrative en 1965 et qui
porte sur le crime de la Shoah, sa position est radicalement différente. Il y salue le vote
du Parlement français en faveur de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et
s’élève rigoureusement contre le pardon. Dans le liminaire de Pardonner ? il explique ce
décalage :

Il existe entre l’absolu de la loi d’amour et l’absolu de la liberté méchante une


déchirure qui ne peut être entièrement décousue. Nous n’avons pas cherché à
réconcilier l’irrationalité du mal avec la toute-puissance de l’amour. Le
pardon est fort comme le mal, mais le mal est fort comme le pardon.
(Jankélévitch, 1986 : 15)

La question que pose Jankélévitch en ouverture du recueil qui réunit ces deux textes est
celle-ci : « Est-il temps de pardonner ? » Selon lui, ce temps ne viendra jamais. Les
crimes commis par les Allemands contre les Juifs sont inexpiables (1986 : 29). Ce sont
Dany Rondeau

« des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire des crimes contre l’essence humaine ou, si
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l’on préfère, contre l’ ’‘hominité’’ de l’homme en général » (22). En quoi s’agit-il d’un
crime contre l’essence de l’humanité ?

L’Allemand n’a pas voulu détruire à proprement parler des croyances jugées
erronées ni des doctrines considérées comme pernicieuses : c’est l’être même
de l’homme, Esse, que le génocide raciste a tenté d’annihiler dans la chair
douloureuse de ces millions de martyrs. Les crimes racistes sont un attentat
contre l’homme en tant qu’homme : non point contre l’homme en tant que tel
ou tel (quatenus…), en tant que ceci ou cela, par exemple en tant que
communiste, franc-maçon, adversaire idéologique… Non ! Le raciste visait
bien l’ipséité de l’être, c’est-à-dire l’humain de tout homme. L’antisémitisme
est une grave offense à l’homme en général. Les Juifs étaient persécutés parce
que c’étaient eux, et non point en raison de leurs opinions ou de leur foi :
c’est l’existence elle-même qui leur était refusée ; on ne leur reprochait pas de
professer ceci ou cela, on leur reprochait d’être. (22)

Les crimes contre l’humanité sont inexpiables parce qu’ils ont pour but de nihiliser. Ils
nient a priori à des êtres humains, non pas le droit d’exister, mais l’existence même.

Quand il s’agit d’un Juif, l’être ne va pas de soi. (…) il n’est pas évident
qu’un Juif doive exister : un Juif doit toujours se justifier, s’excuser de vivre
et de respirer ; sa prétention de combattre pour subsister et survivre est en
elle-même un scandale incompréhensible et a quelque chose d’exorbitant ;
l’idée que des « sous-hommes » puissent se défendre remplit les surhommes
d’une stupéfaction indignée. Un juif n’a pas le droit d’être ; son péché est
d’exister. (23)

Pour Jankélévitch, le génocide des Juifs est le mal absolu. L’impardonnable en soi. Le
mal absolu est impardonnable autant pour des raisons logiques que morales : « Lorsqu’un
acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, poursuit Jankélévitch, la prescription
qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N’est-il pas
contradictoire et même absurde d’invoquer ici le pardon ? » (25) La réponse est évidente
pour Jankélévitch : « Le pardon est mort dans les camps de la mort. » (50)

Cependant, à l’inverse de Jankélévitch, Derrida considère que l’inexpiable,


l’impardonnable est cela même qui doit être pardonné si le pardon a un sens ; qu’il s’agit
de la seule chose qui appelle le pardon :

Si l’on n’était prêt à pardonner que ce qui paraît pardonnable (…) alors l’idée
même de pardon s’évanouirait. S’il y a quelque chose à pardonner, ce serait
ce qu’en langage religieux on appelle le péché mortel, le pire, le crime ou le
tort impardonnable. D’où l’aporie qu’on peut décrire dans sa formalité sèche
et implacable, sans merci : le pardon pardonne seulement l’impardonnable.
On ne peut ou ne devrait pardonner, il n’y a de pardon, s’il y en a, que là où il
y a de l’impardonnable (2008 : 108).
Du pardon éthique au pardon politique

Les crimes contre l’humanité sont donc des actes impardonnables en soi, mais qui en
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raison de leur caractère impardonnable sont les seuls qui appellent le pardon. On le voit,
la problématique philosophique du pardon est aporétique parce qu’elle oscille entre deux
conceptions, l’une métaphysique, l’autre éthique. La position qu’adopte Derrida consiste,
malgré les difficultés, à les tenir ensemble. En disant que le pardon ne pardonne que
l’impardonnable, il rappelle que ces deux conceptions sont à la fois irréconciliables, mais
indissociables et que l’effectivité du pardon, c’est-à-dire son inscription dans « l’histoire,
le droit, la politique, l’existence même » peut impliquer « qu’on la [l’idée du pardon]
prive de son pôle de référence absolu, à savoir de sa pureté inconditionnelle » (2000 :
199). C’est sur fond à la fois de cette aporie et du caractère impardonnable des crimes
contre l’humanité que se pose la question de la légitimité, mais aussi de la possibilité de
parler de politiques du pardon.

II. Du pardon aux politiques du pardon

Les politiques du pardon mettent donc en place différentes mesures (commissions de


vérité et de réconciliation, présentation d’excuses publiques, mémoriaux et musées, etc.)
qui ont en commun d’attribuer des responsabilités en dehors du système pénal, de viser la
« reconstruction d’un récit historique vraisemblable, pluraliste et/ou consensuel » et de
mettre en place des modes de reconnaissance et « de redistribution des statuts » qui font
en sorte que les victimes sont reconnues comme victimes et non comme des coupables, et
que les coupables sont reconnus comme coupables et non comme des victimes. (Lefranc,
2005 : 54) Elles s’inscrivent le plus souvent dans le cadre ou à la suite de dispositifs de
justice transitionnelle assurant la transition entre un gouvernement autoritaire, auteur de
crimes de masse ou d’assassinats politiques, et l’instauration d’un État de droit et d’un
gouvernement démocratique.

Le recours au pardon des crimes passés paraît souvent, dans de tels contextes, suspect et
détourné de sa signification éthique et morale première au profit d’impératifs politiques.
Il serait instrumentalisé pour « anoblir les politiques de justice des gouvernements »,
légitimer des accords conclus avec des gouvernements antérieurs criminels et « embellir
une politique d’impunité » (Lefranc, 2002 : 142). C’est ce que Sandrine Lefranc appelle
une « rhétorique du pardon » où, écrit Derrida, « le simulacre, le rituel automatique,
l’hypocrisie, le calcul ou la singerie sont souvent de la partie, et s’invitent en parasites à
cette cérémonie de la culpabilité » (Derrida, 2000 : 105).

Il n’en reste pas moins que cette rhétorique « répond aussi, heureusement, à un ‘’bon’’
mouvement » (ibid.) suscité par la nécessité d’apporter une réponse pratique à ces deux
questions : « Comment répondre au mal ? », « Comment mettre fin au conflit et à la
violence, ainsi qu’à leurs conséquences ? » (Lefranc, 2002 : 160) Le pardon politique se
présente alors comme un impératif de nature morale, en plus d’être une exigence sociale
et politique. Mais est-ce encore de pardon dont il est question dans ce qu’on appelle les
« politiques du pardon » ; autrement dit, que reste-t-il vraiment du pardon dans les
« politiques du pardon » ? Ce qui est certain c’est que la transposition du concept de
pardon au registre politique en modifie considérablement les traits fondamentaux : le
Dany Rondeau

pardon comme événement, le pardon comme don gracieux et la nature interpersonnelle du


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pardon.

1. Le pardon comme événement

Un événement, je le rappelle, c’est ce qui survient, soudainement, instantanément, sans


raison. Par conséquent :

Définir le pardon comme un « événement », un acte libre, revient à en


condamner tout usage dans le cadre des justices de transition, du moins sous
la forme d’une « politique du pardon ». S’il est le produit de la libre décision
de l’offenseur et de l’offensé, il ne peut être une attitude attendue, sur laquelle
fonder un programme politique (…). La figure du pardon peut d’autant moins
être mobilisée à des fins de « réconciliation » politique que cette première
règle du « vrai » pardon formalisée par V. Jankélévitch n’est satisfaite que par
un acte absolument libre de toute détermination préalable par l’état des
relations entre offenseur et offensé : le pardon ne peut être le produit d’un
rapport de force. (Lefranc, 2002 : 150)

Or, les politiques du pardon ont pour but de pacifier, de réconcilier. Leur justification et
leur légitimité tiennent dans le caractère impératif de la réconciliation, car « [l]e
ressentiment nuit à la paix de la cité tout autant que l’injustice. L’idée d’un exercice
politique du pardon n’est donc pas celle d’un surplus, mais celle d’une exigence
rationnelle » (Lacoste, 2001 : 1138). Dans cette perspective, le pardon acquiert quasiment
la teneur d’une obligation. S’il est obligation, que reste-t-il alors du pardon comme acte
libre, spontané, non conditionné ?

En outre, les politiques du pardon emprisonnent le pardon dans un nouveau rapport de


forces. Le plus souvent initiées par des gouvernements qui ont dû négocier la transition
démocratique au prix de compromis coûteux du point de vue de la justice (Lefranc,
2005 : 53), elles sont perçues comme des substituts obscènes de justice. Comme
l’explique Lefranc :

Or, c’est bien souvent un compromis qui, au travers des négociations entre
sortants et opposants démocrates, autorise la transition démocratique. À
l’issue d’une négociation entre responsables du régime autoritaire et
opposants, ces derniers sont contraints, une fois installés au pouvoir, de
respecter des clauses proscrivant toutes poursuites criminelles, du fait des
atouts encore détenus par les tenants de l’ancien régime : maintien
d’« enclaves » autoritaires, puissance économique, détention du monopole de
la violence physique par les forces armées, menaces de déstabilisation, voire
reliquat de légitimité. (Lefranc, 2002 : 12)

Ce type de compromis empêche évidemment qu’une véritable justice ait lieu, ce qui
« explique la prégnance d’une rhétorique du pardon et de la réconciliation nationale »
Du pardon éthique au pardon politique

(13) tout en la disqualifiant d’emblée, du point de vue des victimes. Celles-ci se voient
82
dessaisies de la prérogative du pardon et du pouvoir de pardonner « qui revient au seul
offensé » (142) et enfermées dans un rapport de force au profit des anciens bourreaux.

2. Le pardon comme don gracieux

Le pardon politique est au service d’une fin : la réconciliation et la transition


démocratique. Il n’est donc pas « pur et désintéressé ». Il n’est pas « un don gracieux de
l’offenseur à l’offensé ». Or, « à chaque fois que le pardon est au service d’une finalité,
écrit Derrida, (…) alors le ‘’pardon’’ n’est pas pur — ni son concept. Le pardon n’est,
il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et
extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible » (Derrida, 2000 : 107-108). Les politiques du
pardon désignent des dispositifs dans lesquels se négocie le pardon, celui-ci étant soumis
à « un calcul stratégique et politique » écrit Derrida (2000 : 115), à une utilité. Les
politiques du pardon incarnent cette tension insoluble, mais néanmoins nécessaire à
l’existence du pardon dans la vie réelle, en mettant ensemble des termes divergents
empruntés à des registres différents. Mais le pardon philosophique ne se prête pas à un tel
calcul.

3. La nature interpersonnelle du pardon

Le pardon « vrai » est défini comme une relation privée, dans un cadre privé, entre un
offensé et un offenseur. Dans les politiques de pardon, les demandes de pardon sont le
plus souvent celles d’un État — donc d’une entité collective — à l’égard d’un groupe
offensé ou à ses héritiers, à qui sont adressées ces demandes, dans un cadre public, dans
le contexte d’une politique mémorielle ou d’une politique de réconciliation. Le pardon
peut-il être tourné vers un offenseur collectif ? Dans ce cas, qui est réellement
l’offenseur ? Qui est coupable de quoi ?

S’il y a consensus chez les philosophes du pardon (Jankélévitch, Arendt, Ricœur,


Levinas) sur la nature personnelle du pardon, il n’y en a pas sur la question de savoir s’il
doit être restreint aux relations interpersonnelles (l’individuel et le privé). Pour Arendt et
Levinas, il peut s’en émanciper ; pour Ricœur aussi pour qui l’extension du pardon fait
partie de l’épreuve pratique du pardon. Pour Derrida, au contraire, « [d]ès qu’un tiers
intervient, on peut encore parler d’amnistie, de réconciliation, de réparation, etc. Mais
certainement pas de pur pardon » (2000 : 117). Pour Jankélévitch, la réponse est
évidemment non, s’il s’agit du « vrai » pardon.

Par ailleurs, le pardon peut-il être accordé par procuration, au nom de disparus ? Peut-il
inversement être accordé à des personnes disparues ? Y a-t-il une transmission
intergénérationnelle de la faute et, donc, de la capacité à pardonner ? Pour Derrida, « si
quelqu’un a quelque titre à pardonner, c’est seulement la victime » (2000 : 118). Et
lorsqu’elle est morte, il n’y a plus personne pour pardonner. Alors, l’événement qu’est le
Dany Rondeau

pardon ne peut advenir. N’est-ce pas le sens de l’affirmation de Jankélévitch : « Le


83
pardon est mort dans les camps de la mort » ?

Seul le mort aurait pu, légitimement, envisager le pardon. La survivante


n’était pas prête à se substituer abusivement au mort. Immense et douloureuse
expérience du survivant : qui aurait le droit de pardonner au nom de victimes
disparues ? Celles-ci sont toujours absentes, d’une certaine manière.
Disparues par essence, elles ne sont jamais elles-mêmes absolument
présentes, au moment du pardon demandé, comme les mêmes, celles qu’elles
furent au moment du crime ; et elles sont parfois absentes dans leur corps,
voire souvent mortes. (Derrida, 2000 : 118)

Le pardon par procuration est d’autant moins envisageable que personne ne sait si la
victime disparue aurait voulu pardonner. Le pardon est un tel renoncement, il est
tellement incompréhensible par rapport à certains crimes, qu’il paraît impossible de
déterminer là-dessus ce qu’aurait été la volonté d’une personne disparue. Le pardon
relève, écrit Derrida, d’une « zone de l’expérience [qui] demeure inaccessible » (2000 :
129). Pour cette raison, le pardon de l’impardonnable — qui est l’objet des politiques du
pardon — demeure une énigme (ibid.) et ne peut pas être laissé à d’autres qu’à l’offensé.

En définitive, on peut certainement mettre en question le « projet de transposition de la


figure du pardon […] dans la sphère politique » en dénonçant sa « fausse moralité » et son
« apparente absurdité » (Lefranc, 2002 : 13). Mais on doit également se demander si « la
mobilisation de la figure du pardon est [toujours] d’ordre purement stratégique » (ibid.).
Ricœur pense que non. Selon lui, il faut plutôt penser le pardon suivant une « trajectoire »
qui va des espaces juridiques, politiques et moraux (morale sociale) d’exercice du pardon
jusqu’au pardon « pur » (2000 : 594). Quant à Derrida, il rappelle que sur le plan
politique, la responsabilité (au sens wébérien) importe davantage que le pardon. C’est
pourquoi la réponse apportée à l’impardonnable ne peut pas être la même partout et
dépend des circonstances.

Le problème de la transposition du pardon d’un registre à l’autre en est un difficile que


les considérations philosophiques et conceptuelles qui précèdent n’ont pas permis de
résoudre. Cependant, elles en ont montré la complexité. Dans ce qui suit, je me propose
d’aborder ce problème autrement. Je vais tenter de voir, de manière provisoire et
exploratoire, si dans les faits, le pardon joue un rôle dans les politiques du pardon ; et, le
cas échéant, quel rôle il y joue. Il sera après-coup plus facile de justifier ou pas certaines
politiques du pardon. Je vais le faire à partir de trois dispositifs de réconciliation
nationale : La Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud, la Commission
vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats indiens et les tribunaux gacaca au
Rwanda.
Du pardon éthique au pardon politique

III. Trois cas


84
1. La Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud

Il est vrai que ces gens demandent l’amnistie, mais


vous n’êtes pas obligée de leur pardonner… mais
nous, nous allons les amnistier.2

La Truth and Reconciliation Commission d’Afrique du Sud (TRC) se met en place dans
un contexte de justice transitionnelle dont elle constitue l’un des principaux dispositifs.
De 1990 à 1993, les négociations entre l’African National Congress et le gouvernement
du Parti national aboutissent à un accord de paix et à une Constitution provisoire, dont
l’Épilogue fait état de la nécessité de réconcilier le peuple d’Afrique du Sud pour établir
l’unité nationale :

La présente Constitution pourvoit un pont historique entre le passé d’une


société profondément divisée, marquée par la lutte, le conflit, des souffrances
non dites et l’injustice, et un avenir fondé sur la reconnaissance des droits de
l’homme, sur la démocratie et une vie paisible côte à côte, et sur des chances
de développement pour tous les Sud-Africains, sans considération de couleur,
de race, de classe, de croyance ou de sexe. (Extrait de l’Épilogue de la
Constitution provisoire d’Afrique du Sud de 1993, reproduit dans Cassin et
al., 2004 : 13)

Pour réaliser cette transition vers la démocratie, il faut — comme l’indique ce texte de la
Constitution provisoire — réconcilier la nation.

La recherche de l’unité nationale, le bien-être de tous les citoyens sud-


africains et la paix exigent une réconciliation du peuple d’Afrique du Sud et
la reconstruction de la société. […] Nous pouvons maintenant y faire face, sur
la base d’un besoin de compréhension et non de vengeance, d’un besoin de
réparation et non de représailles, d’un besoin d’ubuntu et non de
victimisation. (Ibid.)

La réconciliation nationale sera donc la finalité de la TRC. Quant aux moyens, ce seront
ceux d’une justice « réparatrice » axée sur les besoins des victimes, la reconnaissance des
torts subis, la réintégration des agresseurs et la reconstruction des relations sociales. Ce
choix d’une justice réparatrice est d’ailleurs congruent avec l’anthropologie
philosophique bantoue résumée dans la notion d’ubuntu qui « exprime le fait de se
montrer humain » (Tutu, 2000 : 38). Ubuntu renvoie à l’idée d’« humanitude » —
l’essence de l’humanité — et signifie qu’une personne est une personne par les autres
personnes et seulement à travers les autres personnes3.

2
La commissaire Yasmin Sooka, citée par Cassin et al. (2004 : 37).
3
“A person is a person by other people, a person is only a person with other people.” (Truth and
Reconciliation Commission of South Africa Report, vol. 1, ch. 5, par. 88.)
Dany Rondeau

On pressent déjà en quoi le pardon — parce qu’il détourne de l’obsession vindicative —


85
rejoint cette anthropologie. Dès lors, il paraît essentiel à la reconstruction de
l’« humanitude » des personnes et à la reconstruction de leurs liens réciproques. Mais il
n’est ni le but ni un moyen de la TRC : « La réconciliation n’implique pas nécessairement
le pardon, cela implique un minimum de volonté de coexister et de travailler à la gestion
pacifique des différences persistantes. » (Rapport de la TRC, Ch.9, vol.5, par. 150-151).
Aussi, l’archevêque Desmond Tutu, coprésident la TRC, appellera-t-il les gens à
pardonner s’ils le peuvent.4 Tutu a vite compris que ce dont les Sud-africains ont besoin
pour se réconcilier, ce n’est pas de pardonner, mais de comprendre ce qui leur est arrivé.
Pour y arriver, ils veulent savoir ce qui est arrivé aux disparus ; ils veulent également que
les coupables reconnaissent leurs crimes. Ils ont besoin de se donner un nouveau récit
collectif qui inclut et réconcilie les histoires individuelles et opposées. La réconciliation
de la nation dépend davantage de la vérité que du pardon. Et la condition à mettre en
place pour que la vérité soit dite sera d’amnistier les coupables afin qu’ils acceptent de
faire des aveux complets.

La sortie de l’Apartheid est un règlement négocié qui tient « au double chantage d’un ‘’je
te tiens, tu me tiens par la barbichette’’ » (Cassin, 2004 : 41). L’amnistie répond à un
impératif politique : elle est une solution pragmatique commandée par la situation
provisoire et décisive dans laquelle se trouve l’Afrique du Sud au moment où se prend
cette décision. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu (Tutu, 2000 : 26 ; Cassin, 2004 : 41), ce qui
exclut d’emblée l’option de traduire en justice les responsables des crimes commis sous
l’apartheid :

En Afrique du Sud, aucun des deux camps n’était en mesure d’imposer la


justice du vainqueur, parce que ni l’un ni l’autre n’avait remporté la victoire
décisive qui lui aurait permis de le faire (…). Il est absolument certain que les
forces de l’ordre du régime d’apartheid n’auraient pas accepté le règlement
négocié (…) s’ils avaient su qu’à la fin des négociations leur situation allait
changer du tout au tout, qu’ils seraient inculpés de crimes, et risquaient
d’encourir les foudres de la loi. À ce moment-là ils étaient encore armés et
avaient la possibilité de saboter tout le processus. (Tutu, 2000 : 26-27)

Le juge de la Cour constitutionnelle chargé de se prononcer sur la constitutionnalité de la


loi d’amnistie en vient aux mêmes conclusions :

Si le texte de la Constitution avait laissé entrevoir la perspective de


représailles et de vengeances sans fin, il est probable que l’on n’aurait jamais
obtenu l’accord de ceux qui se sentaient menacés par son application. (Tutu,
2000 : 28)

Cette situation s’apparente à celles décrites par Sandrine Lefranc en Amérique latine : les
gouvernements de transition ont une marge de manœuvre réduite sur le plan de la justice

4
Ce qui fera dire à Barbara Cassin que la TRC « dans ses causes, son fonctionnement, ses effets » est un
« imbroglio juridico-politico-ethico-religieux » (2004 : 38).
Du pardon éthique au pardon politique

et doivent accepter des compromis sans lesquels il n’y aura pas de transition (Lefranc,
86
2002 : 12). Comme l’écrit Cassin : « Ceux qui ne sont pas encore vaincus demandent
l’amnistie. Ceux qui ne sont pas encore vainqueurs ne peuvent pas ne pas l’accorder. »
(2004 : 41) Il fallait donc trouver, écrit Tutu, une option négociée qui assure « un juste
équilibre entre les exigences de la justice, de la responsabilité, de la stabilité, de la paix
civile et de la réconciliation » (2000 : 30). La voie de l’amnistie générale ayant été
rejetée, cette option sera celle d’une « amnistie accordée à titre individuel, en échange
d’aveux complets relatifs aux violations graves des droits de l’homme pour lesquelles la
demande d’amnistie était formulée » (38).

Contrairement à d’autres cas d’amnistie (en Amérique latine, notamment, où il s’agissait


d’amnisties générales), dans la TRC l’amnistie n’est pas un moyen de normalisation des
relations ou de réconciliation. Elle est le moyen pour la vérité : la réconciliation requiert
la vérité ; la vérité requiert des conditions pour être dévoilée, notamment que ceux qui la
dévoilent ne soient pas punis. À cette fin, la TRC enquêtera sur tous les crimes
individuels commis pendant l’apartheid, autant ceux des Noirs anti-apartheid que ceux
des Blancs pro-apartheid5, des deux côtés de la fracture raciale.

On pourrait penser qu’en se concentrant sur les crimes individuels et en accordant


l’amnistie à titre individuel, la TRC a été propice au pardon puisqu’elle rendait possible
le rapport personnel et interpersonnel entre offensé et offenseur. Selon Lyn Graybil
(2004), il semble toutefois que dans les rencontres médiées par la TRC, il y ait eu très peu
de cas de face à face entre les victimes et les auteurs individuels. Certains auteurs de
crimes ont reconnu leur crime, mais pas nécessairement en présence des victimes ; alors
que des victimes ont offert un pardon général (1120). Il se peut aussi que l’amnistie ait
assuré sur le plan politique en favorisant la reconstruction du lien social pour l’avenir,
une fonction équivalente au pardon sur le plan individuel. Mais il est clair cependant que
l’amnistie n’est pas et ne remplace pas le pardon, ni individuel, ni collectif (pas plus
d’ailleurs que le pardon ne remplace et n’annule la justice). Le pardon et l’amnistie
jouent sur des registres différents et sont indépendants l’un de l’autre. Il peut y avoir
pardon sans amnistie ; il peut ne pas y avoir de pardon, même en cas d’amnistie ; il peut y
avoir pardon et amnistie (plusieurs cas en Afrique du Sud) ; ou ni pardon ni amnistie.
Ainsi, amnistier n’équivaut pas à pardonner. Mais de même qu’il se peut que le pardon
facilite la réconciliation du point de vue des victimes, il se peut que l’amnistie le fasse
aussi, du point de vue des coupables.

Jankélévitch (1967) écrivait que « [p]our pardonner il faut se souvenir. La rancune est la
condition bizarrement contradictoire du pardon ; et inversement l’oubli le rend inutile ».
C’est aussi l’avis de Tutu : « On ne demande pas aux gens qui pardonnent d’oublier »
(265). Pas plus que le pardon n’est oubli, l’amnistie n’est l’amnésie. Au contraire,
l’amnistie constitue le moyen d’amener à la connaissance et de maintenir dans la
mémoire, la vérité de ce qui s’est passé. Elle n’est obtenue qu’à la condition de la pleine
divulgation des faits dans un processus où les demandeurs d’amnistie doivent prouver

5
L’« idée maîtresse de ce processus est bel et bien que c’est le corps social dans son ensemble qu’il s’agit
de guérir, tout le monde étant réputé à la fois coupable et victime d’une même passion collective pour la
guerre civile » (Cassin et al., 2004 : 19).
Dany Rondeau

qu’ils ont fait des aveux complets (Tutu, 2000 : 31). La liberté contre la vérité (Cassin).
87
Et l’amnistie individuelle n’est accordée que lorsque sont rencontrées un ensemble de
conditions suffisamment contraignantes pour en restreindre considérablement l’octroi.
Dans les faits, d’ailleurs, l’amnistie n’a pas été accordée aussi facilement et
généreusement qu’on a pu le penser. Comme l’indique le Rapport de la TRC, sur 7116
demandes d’amnistie, 1312 ont été accordées ; ce qui laisse 5143 demandes rejetées. Et
ceux « dont les actes n’ont pas été amnistiés [ont fait] l’objet de poursuites criminelles »
(Tutu, 2004 : 27). En ce sens, contrairement à ce qu’ont dénoncé plusieurs Sud-africains
et observateurs de la situation sud-africaine, l’amnistie n’est pas un déni de justice.

Sans le processus d’amnistie, plusieurs victimes n’auraient jamais découvert


ce qui était arrivé à leurs proches. Pour plusieurs victimes, donc, le processus
d’amnistie lui-même a joué un rôle dans le processus de réparation et de
réhabilitation. Leur meilleure compréhension des événements a aidé à rétablir
la dignité et à dissiper les mensonges qu’elles se sont fait raconter au sujet des
« criminels », « terroristes » ou « informateurs ». Cela met en doute la
perception populaire selon laquelle l’amnistie n’existe que dans l’intérêt des
offenseurs (perpetrators). (Rapport de la TRC., par. 91)

En conclusion, il est indéniable que l’esprit du pardon a flotté sur les travaux de la TRC.
La douce autorité morale, charismatique et spirtuelle exercée par Desmond Tutu,
l’inspiration qu’il a lui-même puisée dans sa foi et sa reconnaissance à l’égard des
participants à la TRC qui ont adopté le langage du pardon y ont certainement contribué6.
Même si la forme de justice mise en place (la justice réparatrice) emprunte davantage à
l’éthique qu’au juridico-politique, il est moins certain, cependant, que le pardon ait joué
un rôle central sur le registre politique de la réconciliation nationale. Rien n’a joué qui
relève de la politique du pardon. Les victimes n’ont pas subi de pression pour pardonner ;
les survivants n’ont pas eu à pardonner au nom des disparus. Ce n’est pas un État qui a
demandé pardon, mais seulement certains offenseurs individuellement. Ce qui a été
déterminant et caractéristique dans ce processus de réconciliation nationale, c’est
l’ouverture rendue possible par l’amnistie individuelle au profit de la vérité et de la
reconnaissance des crimes, ainsi qu’au profit de la restauration de la dignité des victimes.
Mais dans ce processus, il faut le rappeler, l’amnistie est le moyen. C’est la vérité qui est
la fin visée. Par conséquent, lorsque la TRC se présente comme un modèle pour la
réconciliation post-conflit, c’est cette finalité que l’on emprunte, davantage que le moyen.
C’est ce que montre, en tout cas, le prochain cas.

6
Lyn Graybil rapporte aussi que le pardon et, de manière générale, le message de l’Église sur la vérité, le
pardon, le repentir et la réconciliation ont été largement acceptés en raison de l’importance du christianisme
dans ce pays. (2004 : 1120)
Du pardon éthique au pardon politique

2. La Commission de vérité et réconciliation du Canada


88
Moi, je me demande avec qui on va se
réconcilier. Je le vois comme une réconciliation
avec nous-mêmes.7

La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVRC) a été instituée par le


gouvernement canadien avec le mandat de rédiger un rapport à l’intention de la
population du Canada sur les faits qui se sont déroulés dans les pensionnats indiens de
1874 à 1996. Créés et subventionnés par le gouvernement du Canada et opérés par des
congrégations religieuses8, il y aurait eu un peu plus de 130 pensionnats indiens partout
au Canada (Site de la CVRC), les derniers ayant fermé en 1996. Le système des
pensionnats indiens s’inscrivait dans un projet colonial plus large visant à éroder la
capacité des groupes et des nations autochtones à maintenir leur existence culturelle et
politique comme communautés se gouvernant et s’autodéterminant (James, 2010 : 24).
Leur création avait un double objectif : l’assimilation des populations autochtones à la
société canadienne et l’appropriation par le gouvernement canadien des terres
autochtones (Petoukov, 2013 : 1). Selon les données recueillies par la CVRC, « plus de
150 000 enfants métis, inuits et membres des Premières nations ont été placés dans ces
écoles, souvent contre la volonté de leurs parents. Bon nombre d’entre eux n’avaient pas
le droit de parler leur langue et de conserver leur culture » (Site de la CVRC). Les
traditions et pratiques autochtones y étaient dénigrées, et une discipline punitive quasi
militaire y était pratiquée. Les abus physiques et sexuels étaient répandus et le taux de
mortalité pour cause de maladie et de négligence était très élevé (James, 2010 : 24).

Au début des années 1990, des groupes autochtones ont entamé des procédures en vue de
faire reconnaître les sévices subis dans les pensionnats indiens et d’obtenir certaines
formes de compensations. Le nombre important de recours intentés et la difficulté pour le
système judiciaire de les traiter (MacLaren, 2006) ont amené, en 2006, le gouvernement
canadien et l’Assemblée des Premières Nations à mettre en place un processus alternatif :
l’Accord de Règlement des Pensionnats Indiens. La création, le 1er juin 2008, de la
Commission de Vérité et Réconciliation du Canada représente une étape importante de
cet accord en reconnaissant la nécessité de prévoir « des moyens globaux et alternatifs
pour entamer la guérison9 ». Les travaux de la Commission doivent servir à reconnaître
les expériences, les séquelles et les conséquences liées aux pensionnats ; promouvoir la
réconciliation ; sensibiliser et éduquer le public canadien sur le système des pensionnats
et ses répercussions ; et créer un dossier historique le plus complet possible sur le système
des pensionnats et ses séquelles.

La CVRC constitue un des rares exemples de justice post-conflit qui ne se situe pas dans
un contexte transitionnel. Elle présente néanmoins beaucoup d’éléments en commun avec
le cas de la TRC. D’abord, elle poursuit la même finalité, la réconciliation. Elle adopte

7
Le chanteur Florent Vollant, le 21 janvier 2013, lors du passage de la Commission vérité et réconciliation
à Maliotenam.
8
Quatre Églises se sont partagé l’administration des pensionnats, soit les Églises anglicane, Unie,
presbytérienne et catholique (principalement les Oblats).
9
Ibid.
Dany Rondeau

également les mêmes modalités de justice réparatrice : dignité et besoins des victimes,
89
reconnaissance des torts, reconstruction des relations sociales. Finalement, elle vise la
construction d’un nouveau récit collectif intégrant l’histoire du Canada telle que vue et
vécue par les Nations autochtones.

Contrairement à l’Afrique du Sud, cependant, la réconciliation ne concerne pas


uniquement et d’abord le rétablissement de relations harmonieuses entre les anciens
pensionnaires et leurs abuseurs. Son objet est plus large car le mal est intergénérationnel.
En plus des séquelles directes sur les pensionnaires, les « expériences d’isolement, de
subordination et d’abus » ainsi que le manque d’affection, d’environnement familial et de
modèle parental ont eu « des répercussions sur des générations d’enfants autochtones » et
hypothéqué leur capacité parentale (Valaskakis, 2005 : 104). Ted Moses parle de
« générations volées » (2005 : 43). Pour cette raison, la réconciliation vise autant les
« relations au sein des familles et des communautés autochtones, [qu’] entre les peuples
autochtones et les Églises, entre les peuples autochtones et le gouvernement, et entre les
peuples autochtones et non autochtones au sein de la société canadienne » (Rapport
intérimaire, 29). Deuxième différence : si la TRC mise sur la vérité pour atteindre la
réconciliation, la CVRC, elle, vise la guérison. Le thème de la guérison est donc
omniprésent dans les travaux de la Commission et dans la littérature sur la résolution du
problème des pensionnats indiens. Une guérison individuelle, mais aussi une guérison
collective : c’est l’âme des premières nations qui doit être guérie. On comprend mieux
alors la dimension proprement culturelle de la CVRC ainsi que l’importance accordée
aux rites culturels et spirituels dans les manifestations qui accompagnent les audiences de
la Commission (sharing and healing circles, tentes de sudation, chants et danses, etc.).

Dans ce contexte, le pardon ou même un discours sur le pardon semble totalement absent.
Il arrive que des individus y fassent allusion, mais de manière tout à fait personnelle et
marginale. On ne trouve aucune allusion au pardon dans le Rapport intérimaire de la
Commission (2012). Subsumé sous un impératif plus important — la guérison — il
n’apparaît tout simplement pas dans les conditions de réconciliation. Peut-être que la
notion de pardon ne trouve aucun écho dans la spiritualité amérindienne. Peut-être aussi,
s’agissant d’une notion chrétienne, qu’elle est trop associée aux Églises qui ont
administré les pensionnats indiens. Mais peut-être que sa fonction, inaugurer un avenir
libéré des maux du passé, est mieux prise en charge par la notion de guérison tout à fait
congruente avec la tradition de tolérance et de réparation des traditions autochtones10
(Johnston, 2005).

Mais je pense que c’est une autre raison qui explique l’absence du thème du pardon dans
la CVRC. Une exigence antérieure n’a pas encore été rencontrée : la reconnaissance du
crime et l’engagement à la réparation. Réparer au sens technique du terme : réparer et
corriger les erreurs dans l’histoire des relations entre les autochtones et les blancs en y
intégrant l’épisode des pensionnats indiens. Pour que la réconciliation ait lieu, pour que
les victimes guérissent leurs blessures, il faut que l’histoire des pensionnats indiens soit

10
On ne peut pas, par ailleurs, ne pas remarquer la proximité entre la notion de guérison dans l’extension
que lui donne la CVRC et celle d’ubuntu.
Du pardon éthique au pardon politique

attestée par le gouvernement, le clergé et les Églises. Il faut également qu’elle soit connue
90
et reconnue par l’ensemble des Canadiens pour que changent les représentations qu’ils
ont des Autochtones et les préjugés à leur endroit.

Les souvenirs que conservent les Autochtones de la formation de la nation


évoquent l’occupation des terres, la confiscation des ressources, la destruction
des cultures, ainsi que la transgression de la souveraineté des nations
indigènes. Au contraire (…), en dépit du fait que les Canadiens regrettent
l’assaut du fédéral contre les gouvernements, les économies et les cultures
autochtones, il reste que dans la mémoire populaire, la réalité de la conquête a
disparu pour faire place à des stéréotypes inspirés par le bon sauvage et le
gentilhomme pionnier. (Valaskakis, 2005 : 103-104)

C’est dans ce but que les victimes (pensionnaires, familles, enfants) acceptent de
témoigner, souvent pour la première fois et au prix de grandes souffrances, des violences
subies, physiques, psychologiques, sexuelles. Elles en parlent pour guérir, mais aussi
pour faire savoir. Le pardon n’est jamais évoqué ni sur le registre éthico-religieux, ni sur
le registre politique, sauf occasionnellement pour s’en étonner11.

En réalité, les survivants des pensionnats indiens ont été occupés par une question de
nature juridique qui s’est imposée en priorité : forcer l’État canadien à reconnaître sa
responsabilité juridique et à assumer ses devoirs de réparation matérielle. C’est
principalement ce qui a façonné le rapport des victimes et des communautés touchées aux
questions de causalité et de responsabilité (Bonner et James, 2011 : 15), et non de faire
reconnaître la faute morale qui situe le mal sur le registre éthico-religieux. La
reconnaissance par le gouvernement canadien de sa responsabilité globale dans la
politique des pensionnats indiens et son obligation de réparation s’est imposée comme un
impératif supérieur à l’établissement des torts individuels (ibid.). Les excuses présentées
par le Premier ministre Stephen Harper en 2008, au nom des Canadiens, constituent
certainement une réponse attendue à cette demande de reconnaissance. Les termes utilisés
par le Premier ministre sont sans équivoque :

Aujourd’hui, nous reconnaissons que cette politique d’assimilation était


erronée, qu’elle a fait beaucoup de mal et qu’elle n’a aucune place dans notre
pays (…). Le gouvernement reconnaît aujourd’hui que les conséquences de la
politique sur les pensionnats indiens ont été très néfastes et que cette politique
a causé des dommages durables à la culture, au patrimoine et à la langue
autochtones. (…) L’héritage laissé par les pensionnats indiens a contribué à
des problèmes sociaux qui persistent dans de nombreuses communautés
aujourd’hui. (…) Le gouvernement reconnaît que l’absence d’excuses a nui à
la guérison et à la réconciliation. Alors, au nom du gouvernement du Canada
et de tous les Canadiens et Canadiennes, je me lève devant vous, dans cette
chambre si vitale à notre existence en tant que pays, pour présenter nos
11
Par exemple, dans une entrevue au journal Le Devoir, le chanteur Florent Vollant remarque que lorsque
la CVRC s’est arrêtée à Maliotenam, en janvier 2013, aucun religieux québécois n’est venu témoigner aux
événements. Aucun non plus n’est venu entendre les témoignages, ni demander pardon (Le Devoir du 24
janvier 2013).
Dany Rondeau

excuses aux peuples autochtones pour le rôle joué par le Canada dans les
91
pensionnats pour Indiens12.

Si de telles excuses constituent effectivement une sorte de dispositif entrant dans ce


qu’on appelle « politiques du pardon », qu’il s’agit d’une condition pour le pardon
« conditionnel », ce ne sont pourtant que des excuses et non une demande de pardon13.
Ces excuses n’ont d’ailleurs pas obtenu de réponse en termes de pardon. De plus, celui
qui s’excuse n’a rien à voir avec les responsables, d’autant moins qu’un écart temporel
important les sépare14. C’est le problème du pardon par procuration, dont j’ai déjà parlé.
Finalement, il ne le fait pas en son nom propre, mais de manière avocatoire. C’est l’État
qui s’excuse. On ne sait pas si du coup ce sont aussi tous les Canadiens.

Évidemment, les excuses peuvent avoir des effets semblables au pardon et inaugurer un
rétablissement des relations. Mais pour cela, encore faudrait-il que ces excuses soient
sincères ou qu’elles aient été entendues comme telles. Si elles étaient sincères, on peut
alors se demander si le gouvernement a pris la pleine mesure de ce qu’auraient dû
entraîner ces excuses, car comme le dit un ancien pensionnaire aujourd’hui un homme
politique inuit, au-delà des excuses peu de choses ont été faites (Irniq, 2005 : 82). Des
mesures concrètes de réparation des relations entre les deux peuples doivent encore être
instaurées et celles-ci comprennent une réécriture de l’histoire du Canada qui la
reconnaisse comme une histoire coloniale. Il faudrait également favoriser la
réappropriation par les Autochtones de leur culture, de leur héritage et de leurs langues
premières et savoirs traditionnels, négocier avec les gouvernements des ententes de
financement pour des programmes communautaires (Saganash, 2005 : 88) ainsi que
s’engager vers une reconnaissance complète des droits des Autochtones (Saganash,
2005 : 98). Comme le déplore Roméo Saganash : « La véritable question n’est pas celle
des pensionnats eux-mêmes. La véritable question est l’assimilation forcée des
Autochtones comme moyen de résoudre le supposé problème que représentent les
Indiens. » (94) Et de poursuivre :

[L]es gouvernements véhiculent toujours l’idée que la politique


d’assimilation reste valide ; c’est sa méthode d’application qui change. En
sous-finançant les institutions des Premières Nations, en érigeant de
nombreux obstacles au développement de l’autonomie gouvernementale, on
force les Autochtones à chercher des services dans les villes, et un nombre
grandissant de jeunes suivent des cours dans les collèges et les universités à
l’extérieur de nos communautés. (97)
12
Voir le texte complet des excuses sur le site du ministère des Affaires autochtones et Développement du
Nord, à l’adresse suivante : http://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1100100015644/1100100015649
13
Dans Le pardon (1967), Jankélévitch discute longuement la différence entre excuse et pardon. Le pardon
« pur » concerne l’impardonnable. Le pardon « impur » est sans raison, donc sans excuses. L’excuse
concerne l’excusable. Pour Jankélévitch, l’excuse n’est ni un événement, ni un rapport avec autrui, ni un
don gratuit.
14
Cet écart temporel fait en sorte qu’on ne peut pas attribuer à l’État qui s’excuse, ni aux citoyens au nom
de qui ces excuses sont présentées, la culpabilité politique dont parle Karl Jaspers (1990) imputable aux
citoyens d’un État qui, par leur accord tacite, leur silence ou leur inaction, se rendent complices du mal ;
par exemple, la culpabilité politique de tous les Allemands par rapport au génocide des Juifs.
Du pardon éthique au pardon politique

Je ne sais pas s’il a raison, mais il est clair que certaines décisions politiques récentes du
92
gouvernement canadien autorisent à douter de sa bonne foi à l’endroit des Autochtones.
D’abord, le refus du Canada, en 2007, de signer la Déclaration des Nations Unies sur les
droits des peuples autochtones. Il la ratifiera finalement en 2011, mais seulement après
que la Nouvelle-Zélande et l’Australie l’eurent fait. En 2012, le parlement canadien
apporte des modifications à la loi sur les pêches et adopte la loi C-38 sur l’évaluation
environnementale, qui exclut les Premières Nations des discussions. Il adopte aussi en
décembre de la même année la loi omnibus C-45 qui touche aux droits de pêche des
Autochtones, à la protection de leurs terres en les rendant plus facilement cessibles, et à
la protection des eaux navigables. Le gouvernement canadien ne se cache pas non plus
d’envisager une refonte unilatérale de la Loi sur les Indiens. Ce qui laisse penser que
cette refonte ne se fera pas dans l’intérêt des premiers concernés.

3. Les tribunaux gacaca au Rwanda

La réconciliation ? Il nous faut la justice ! Savoir


que ceux qui doivent être punis le seront.15

Selon Lyn Graybil (2004 : 1117), les cas de l’Afrique du Sud et du Rwanda ne seraient
pas tellement différents l’un de l’autre puisqu’ils viseraient tous les deux à réintégrer les
bourreaux dans la communauté. Cependant les différences, autant avec le cas sud-africain
qu’avec le cas canadien, sont plus nombreuses que les ressemblances. Elles le sont
notamment quand on constate que les substituts au pardon, repérés dans les cas
précédents, ne sont pas présents dans le cas du Rwanda. Contrairement au cas de
l’Afrique du Sud, l’« option Nuremberg » est possible, car il y a un vainqueur au sortir du
conflit : l’Armée patriotique rwandaise (APR). Dans ce contexte, il n’y a pas de
nécessité, ni de bonne raison d’ailleurs, de recourir à des mesures de compromis comme
l’amnistie : les vaincus, les génocidaires, ne sont pas en situation de négocier.
Contrairement au cas du Canada, nous ne sommes pas devant un cas de guérison qui
passe par la reconstruction et la réaffirmation de l’identité culturelle d’une communauté
et sa reconnaissance par le reste du pays. Dans le Rwanda post génocide, l’appartenance
ethnoculturelle est dénoncée comme un mythe colonisateur et devient taboue.

À l’instar de l’Afrique du Sud, cependant, le pardon éthico-religieux, de personne à


personne, s’est avéré une réponse à la souffrance et à l’incompréhension et une voie
d’espoir dans un pays profondément chrétien. Plusieurs groupes protestants et ONG à
caractère religieux visitent les génocidaires dans les prisons et les incitent à demander
pardon, ce que plusieurs feront d’ailleurs dans l’intention de se réconcilier avec leur foi et
avec les victimes. Les mêmes groupes religieux rencontrent aussi les victimes et leur
demandent de pardonner pour réapprendre à vivre et à espérer, ce que plusieurs
accepteront également de faire. En marge des dispositifs de justice transitionnelle, ces
groupes protestants auraient exercé une fonction importante dans la volonté de
réconciliation. Mais à côté de ce qui s’approche du vrai pardon défini par Jankélévitch, se

15
V. Tadjo, 2000, L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Arles, Actes Sud, p.27.
Dany Rondeau

met en place une politique du pardon qui déploie une réelle rhétorique du pardon. Cette
93
rhétorique accompagne des dispositifs de justice transitionnelle qu’il convient de décrire
brièvement pour mieux comprendre le contexte dans lequel elle advient.

En novembre 1994, quelques mois après la fin du génocide, le Conseil de sécurité de


l’ONU crée le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) avec le mandat de
juger les responsables présumés du génocide ainsi que les responsables présumés de
crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis entre le 1er janvier et le 31
décembre 1994. Les autorités du Rwanda (le gouvernement du Front patriotique
rwandais) sont en désaccord avec plusieurs éléments de la Résolution créant ce tribunal :
la localisation du tribunal en dehors du Rwanda (à Arusha en Tanzanie), le fait de ne pas
pouvoir décider quels suspects seraient jugés, le rejet de la peine de mort (en conformité
avec les normes internationales) (Graybil, 2004 : 1121).

À l’origine, les nouvelles autorités rwandaises voulaient un tribunal des


vainqueurs du type de celui de Nuremberg, qui prononcerait des jugements
expéditifs envers les « cerveaux » du génocide. Elles ne voulaient pas d’une
institution lourde, qui interférerait pendant dix ou quinze ans avec leur propre
politique de justice et de reconstruction. (Guichaoua, 2011 : 67)

Or, le TPIR s’est engagé dans un processus d’enquêtes lent et de longue durée. Et les
relations entre le gouvernement rwandais et le TPIR se sont pratiquement rompues après
que la procureure Carla De Porta eut annoncé, en 2000, qu’elle pourrait également porter
des accusations contre des membres du FPR ayant commis des atrocités pendant le
génocide (Graybil, 2004 : 1121). Les 16 années du TPIR ont donc été marquées par cette
tension avec Kigali et l’absence de collaboration des autorités rwandaises.

À l’interne, le Rwanda adopte en août 1996 une loi autorisant l’État à traduire en justice
les génocidaires exécuteurs. En raison du nombre important de prisonniers que
contiennent les prisons rwandaises — environ 125 000 selon Wierzynska (2004 : 1955)
— et du fait que peu de juges et d’avocats ont survécu au génocide ou qu’ils sont eux-
mêmes génocidaires et emprisonnés, le Rwanda promulgue en 2001 la Loi organique
portant Organisation, Compétence et fonctionnement des Juridictions Gacaca.16 Cette loi
institue les juridictions gacaca17, une version modernisée des tribunaux gacaca
traditionnels, qui associent des éléments de droit international à la structure traditionnelle
des tribunaux communautaires. Au départ, ces tribunaux reçoivent un appui massif de la
population. Plusieurs Rwandais sont convaincus qu’il s’agit du meilleur moyen pour
connaître la vérité, encourager les excuses et le pardon, promouvoir la réconciliation et
16
André Guichaoua rappelle les étapes de la mise en place des gacaca : « En 1996, le principe d’une justice
populaire était envisagé pour juger rapidement les quelque 120-150 000 personnes recensées ou
emprisonnées dans les divers cachots communaux et commissariats. En juin 2002, le processus gacaca est
officiellement lancé sans vraiment devenir opérationnel. En 2005, lorsque débute vraiment la procédure
gacaca, les justiciables sont estimés à 200-300 000. D’après les chiffres de la phase de collecte en 2007,
818 564 personnes étaient poursuivies. En 2009, lorsque la fin des procès gacaca est annoncée, ce sont plus
de 1 600 000 accusés qui avaient été jugés. » (2014)
17
Le terme exact est inkiko-gacaca qui signifie exactement « juridiction-gacaca » (Honeyman et al., 2004 :
5).
Du pardon éthique au pardon politique

favoriser la réintégration des génocidaires (Graybil, 2004 : 1123). Les génocidaires


94
accepteront en grand nombre de dire la vérité (ou, du moins, de fournir un récit) en
échange d’une diminution de leur peine. Il ne s’agit pas d’amnistie, mais d’atténuation de
la peine en échange de la vérité. Le recours et la mise en place des gacaca poursuivent
deux objectifs : d’abord, accélérer le processus légal d’accusation des génocidaires et
éradiquer la culture d’impunité ; ensuite, la réconciliation. Or, ce second objectif
s’imposera en priorité lorsqu’on prendra conscience de la tâche titanesque et quasi
impossible à réaliser qui est demandée à la justice en raison du nombre de personnes à
juger (Rosoux, 2012 : 102).

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la rhétorique du pardon. La demande de pardon
(apology) est prévue dans la loi des gacaca ; elle fait partie de la procédure et est
considérée comme un élément important (Graybil, 2004 : 1123). Le pardon devient un
leitmotiv dans les discours des autorités rwandaises, un « mot d’ordre officiel » (Rosoux,
2012 : 102) rappelé sans cesse par le gouvernement. Lors « de la mise en place des
juridictions gacaca, le président Paul Kagame annonce solennellement que ‘‘les péchés
commis doivent être réprimés et punis, mais aussi pardonnés.’’ ». Il invite en particulier
« les bourreaux à faire preuve de courage et à avouer, à se repentir et à demander
pardon ». Le discours officiel récurrent est celui du devoir moral et de l’obligation : « Il
est important que les coupables avouent leurs crimes et demandent pardon aux
victimes » ; il faut « consciencieusement pardonner ceux qui cherchent sincèrement le
pardon ». En 2012, lors de la cérémonie de clôture des gacaca, le président Paul Kagame
réitérera qu’il est « possible de chercher le pardon de manière authentique et de
l’obtenir » (Rosoux, 2012 : 102). Malgré tout cela, on ne peut que conclure à
l’inefficacité des dispositifs de justice transitionnelle à établir la vérité, la justice et la
réconciliation et à l’échec de la politique de pardon. Cela s’explique par trois raisons : i)
l’autoritarisme du gouvernement du FPR ; ii) la partialité du processus de réconciliation ;
et iii) le caractère obligatoire de la réconciliation et du pardon, et leur instrumentalisation.

3.1 Le régime politique

Dans une situation post conflit, les dispositifs de justice transitionnelle sont supposés
accompagner et assurer la transition d’un état de guerre ou de non droit à une situation de
paix durable garantie par un gouvernement et des institutions démocratiques. La finalité
de la justice transitionnelle est d’instaurer ou de restaurer l’État de droit et de rétablir la
paix et la confiance dans les institutions. Or, si le Rwanda d’après le génocide a
certainement connu une période marquée par une telle justice transitionnelle, il
s’apparente aujourd’hui davantage à un régime autoritaire qu’à une véritable démocratie.
Dans les faits, l’État rwandais n’est pas un État de droit démocratique. L’absence de
transparence du gouvernement de Kigali, son intolérance à l’égard de toute opposition
politique, son autoritarisme, les emprisonnements politiques et les assassinats présumés18

18
« Entre 2011 et 2014, le gouvernement de M. Kagame a été plusieurs fois suspecté d’organiser
l’élimination physique de ses opposants à l’étranger. L’assassinat en Afrique du Sud du colonel Patrick
Karegeya, le 1er janvier 2014, n’a fait que confirmer ces soupçons. » (Riot, 2014) Lire aussi Geoffrey York
Dany Rondeau

dont sont victimes ses opposants et la non séparation entre le politique et le juridique19
95
attestent de cette rupture avec l’idée de justice transitionnelle et de retour à la démocratie.
La question à se poser est donc de savoir si le pardon et la réconciliation sont possibles
dans un tel contexte.

3.2 La partialité du processus

Il ne peut pas y avoir de transition vers la démocratie si ceux qui forment le nouveau
gouvernement ont du sang sur les mains. C’est ce qu’avaient compris les Sud-africains.
Et c’est pourquoi, je l’ai dit, le mandat de la TRC couvrait tous les crimes commis sous
l’Apartheid, autant ceux des blancs que ceux des groupes noirs armés comme l’ANC. Au
Rwanda, il n’y a pas cet équilibre ; il n’y a pas une justice pour tous. La justice est
partielle, sélective, univoque (Guichaoua, 2011). Elle laisse de côté les crimes commis
par le FPR ; elle est partiale parce que, ce faisant, elle prend parti en postulant que
certains crimes contre l’humanité sont justifiables. En outre, si les génocidaires
reconnaissent leurs crimes — et même lorsque l’intention derrière cette reconnaissance
est de répondre à des conditions qui permettent d’atténuer la peine — le FPR ne reconnaît
pas les siens. Du côté des vainqueurs, il n’y a pas d’admission des faits. La vérité, autant
sur l’assassinat du président Habyarimana que sur les crimes commis par le FPR,
demeure entourée de mystère. Elle n’est pas faite et la reconnaissance des crimes est
partielle. C’est peut-être là une raison, pense Graybil, du désintérêt à l’égard des gacaca
et de la progressive délégitimation du processus de réconciliation (2004 : 1124). Aux
yeux des Hutu, l’occultation des crimes commis par le FPR a certainement pour effet
d’établir une hiérarchie morale entre les souffrances des uns et des autres qui pourrait
maintenir la dualité sociale et politique et nuire à la réconciliation. Et la mémoire tout
aussi partielle qui se construit risque de donner naissance à une mémoire du ressentiment.

3.3 Le caractère obligatoire de la réconciliation et du pardon et leur instrumentalisation

Au lendemain du génocide, la réconciliation est exigée par la communauté internationale


comme condition de l’aide internationale. Avec la loi du 12 mars 1999, qui crée la
Commission nationale de l’Unité et de la Réconciliation, la réconciliation devient une
obligation légale. Il est interdit, alors, de parler contre la réconciliation. Plusieurs
survivants ont ainsi eu le sentiment que la réconciliation était instrumentalisée au profit
d’intérêts économiques. Il fallait se réconcilier, passer à autre chose, oublier, aller de
l’avant. Comme l’écrit Véronique Tadjo, « Les rescapés sont là pour rappeler le passé et

et Judi Rever, « Assassination in Africa: Inside the plots to kill Rwanda’s dissidents », Globe and Mail du 2
mai 2014.
19
Par exemple, la loi sur le négationnisme et le divisionnisme « accorde aux juges une souplesse
d’interprétation extrême » (Guichaoua, 2014) qui permet de condamner de négationnisme, d’idéologie
génocidaire, de révisionnisme ou de divisionnisme toute personne qui défend des positions contraires à
celle du gouvernement du FPR.
Du pardon éthique au pardon politique

on voudrait qu’ils ne soient plus sur le devant de la scène afin que le pays puisse se
96
reconstruire plus vite, que l’argent revienne. Les survivants gênent, les prisonniers
gênent. » (2000 : 127) Dans ce contexte, tout pardon demandé par les génocidaires
devient suspect. Ceux-ci ne témoigneraient que pour voir leur peine réduite ; ils
demanderaient pardon pour les mêmes raisons.

Le cas du Rwanda semble bien contribuer à la thèse du présent texte selon laquelle les
politiques de pardon n’ont pas vraiment de place dans les processus de réconciliation
nationale. Mais il laisse penser que le pardon, lui, peut y jouer un rôle lorsque le
dispositif choisi en est un de proximité et qu’il se vit au cœur des communautés, comme
ce fut le cas des gacaca. Il est clair que plusieurs génocidaires ont sincèrement demandé
pardon et que des victimes ont pardonné d’un pardon « vrai », sans condition. Cependant,
les trois facteurs que j’ai présentés entretiennent un climat de méfiance peu favorable à
l’exercice du pardon, minent les efforts de réconciliation nationale et, surtout,
décrédibilisent et délégitiment la lutte menée par le gouvernement du FPR contre
l’idéologie du génocide. C’est dommage car, comme l’écrit Riot (2014), alors que
l’autoritarisme du régime montre davantage les « aspects guerriers et criminels » de ce
régime, cette lutte « est la plus grande source de légitimation patriotique du
gouvernement Kagamé ». Peut-il y avoir réconciliation dans un tel contexte ? Peut-il y
avoir réconciliation sans démocratie et sans respect des droits humains ? C’est peu
probable.

Les « politiques du pardon » touchent à quelque chose de très sensible. Autant pour ceux
qui en sont les promoteurs sincères et qui espèrent qu’elles puissent cicatriser les
blessures du passé et guérir tout un peuple ; encore plus pour les victimes survivantes qui
craignent que les politiques du pardon n’entraînent ce passé dans l’oubli, qu’elles
effacent de la mémoire collective l’injustice passée, mais toujours vive, et que de simples
excuses se substituent aux dispositifs de reconnaissance et de réparation. Les politiques
du pardon se trouvent en tension entre la mémoire et l’oubli. Pour autant, sont-elles bien
nommées ? C’est là la question qui traverse ce texte. Le pardon est un acte intime qui
appartient à la personne et relève de sa conscience. Il n’appartient ni à l’État, ni au
peuple, ni à l’Histoire (Lefranc, 2002 : 146). Sa récupération sur le registre politique
opère un détournement de son sens initial. Peut-il néanmoins jouer un rôle dans la
réconciliation nationale ? Être même une condition de cette réconciliation ? Les trois
exemples analysés montrent que 1) ce n’est pas vrai dans tous les cas et 2) que ce n’est
pas une priorité des mécanismes de justice transitionnelle ou des commissions de vérité et
de réconciliation. Ne devrait-on pas alors parler plutôt de politiques de réparation ou de
politiques de réconciliation ? Ces dénominations auraient au moins l’avantage de faire
reposer la réponse (la réparation et la réconciliation) sur les responsables ou sur la
collectivité, plutôt que sur les victimes. La reconnaissance et la réparation apparaissent
bien plus comme des conditions du pardon que l’inverse. Le pardon viendra peut-être
plus tard, lorsque les personnes seront prêtes, ou il ne viendra jamais. Le pardon est une
Dany Rondeau

énigme, un secret qui « doit rester intact, inaccessible au droit, à la politique, à la morale
97
même » (Derrida, 2000 : 129).

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