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REPENSER LA « COUPURE ÉPISTÉMOLOGIQUE ».

LIRE MARX
AVEC ET CONTRE ALTHUSSER
Urs Lindner

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2011/1 n° 49 | pages 121 à 139

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ISSN 0994-4524
ISBN 9782130572442
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travail et domination

u. lindner, Repenser la « coupure épistémologique ». Lire Marx avec et contre Althusser

Repenser la « coupure
épistémologique ».
Lire Marx avec
et contre Althusser
Par Urs Lindner

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Cela fait maintenant près d’un demi-siècle que, dans les articles réunis
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dans Pour Marx1, Louis Althusser a transposé au développement intellec-


tuel de Marx la conception bachelardienne d’une rupture entre théories
scientifiques et expérience ordinaire (idéologie) et qu’il y a identifié une
« coupure épistémologique ». Selon Althusser, il convient de distinguer
dans l’œuvre de Marx une période de jeunesse, « idéologique », qui porte
la marque de l’anthropologie de Feuerbach, et une période « scientifi-
_
que », qui débute en 1845-1846 avec les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie
122 allemande, et durant laquelle Marx est censé avoir développé tant une
_ nouvelle science de l’histoire qu’une nouvelle philosophie. L’interprétation
althussérienne, née dans une conjoncture spécifique, a rapidement suscité
l’intérêt d’un large public et elle est devenue l’objet de vives controverses
bien au-delà des frontières de la France. En outre, même si la thèse de
la « coupure épistémologique » ne trouve plus aujourd’hui qu’un petit
nombre de défenseurs, elle constitue un point de repère pour toute inter-
prétation de Marx : impossible de dire quoi que ce soit d’important sur
le développement de la pensée marxienne sans s’y référer d’une façon ou
d’une autre et prendre position à son égard.
Dans les pages qui suivent2, je voudrais revenir sur la thèse althussé-
rienne de la coupure en partant de développements plus récents dans la
discussion sur Marx ainsi que dans la philosophie et la théorie sociale en
général, tout en la soumettant à une critique constructive. Par « critique
constructive », j’entends le fait de partager certaines prémisses de l’argu-
mentation althussérienne, de montrer que les conclusions qui en ont été
tirées restent pourtant unilatérales et de les remplacer par d’autres, plus

1. L. Althusser, Pour Marx (1965), Paris, La Découverte, 1996.


2. Le présent article est issu d’une conférence présentée en septembre 2010 à Paris lors du Congrès Marx International. De
nombreux points que je ne puis ici qu’esquisser sont développés en détail dans ma thèse « Marx und die Philosophie. Metaphy-
sikkritik, wissenschaftlicher Realismus und moralischer Perfektionismus » (Marx et la philosophie. Critique de la métaphysique,
réalisme scientifique et perfectionnisme moral), à paraître à l’automne 2011. Je remercie Georg Gangl et Kolja Lindner pour leurs
remarques sur mon texte.

Actuel Marx / no 49 / 2011 : Travail et domination


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complexes. Ma thèse centrale est donc qu’il y a bien, en 1845-1846, une


coupure dans l’œuvre de Marx, mais que celle-ci ne peut être entendue
comme une coupure épistémologique, au sens bachelardo-althussérien d’un
passage de l’idéologie à la science. Ce qui a lieu chez Marx en 1845-1846
est plutôt une coupure purement philosophique, un changement de « pro-
blématique » philosophique – pour parler comme Althusser –, qui ne sera
complété par une « découverte » scientifique importante, par une rupture

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relevant de la constitution d’une science sociale, qu’en 1858. Afin de com-
prendre d’où vient, chez Marx, la rupture de 1845-1846, je soumets d’abord
l’interprétation althussérienne du jeune Marx à une re-lecture critique. Je
montre ainsi qu’il faut considérer le Marx des années 1843 et 1844 moins
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comme un « feuerbachien » que comme un auteur qui participe de façon


créative au discours jeune-hégélien. Dans un second temps, j’en viens à la
coupure de 1845-1846 elle-même. à la différence d’Althusser, je conçois
celle-ci non comme un refus global de l’anthropologie et de l’éthique, mais
comme la critique d’une philosophie de type métaphysique, qui entraîne
une rupture avec le jeune-hégélianisme. Pour le dire positivement, chez
_
le Marx de 1845-1846 se produit une rencontre du matérialisme et de la
science – dans un cadre qui demeure celui de la philosophie –, un passage 123
à une philosophie sociale réaliste, qui conserve cependant, en un premier _
temps, un rapport ambivalent à l’histoire. Cela permet en même temps de
définir l’enjeu central de cet article : il s’agit de trancher le nœud gordien
qui subsiste chez Marx entre philosophie sociale, philosophie de l’histoire
et science sociale, et de contribuer ainsi à une compréhension à la fois plus
critique et plus complexe de son œuvre.

Le jeune Marx : feuerbachien ou jeune-hégélien ?


Quand on lit attentivement les prises de position d’Althusser sur le
jeune Marx, on se heurte rapidement à un paradoxe. D’un côté, on y
trouve une tentative de comprendre la pensée de Marx à partir de son
contexte spécifique : le jeune Marx apparaît alors comme un jeune-hégé-
lien qui, dans le cadre de ce courant philosophico-politique, a accompli
des choses très intéressantes. Ainsi mentionne-t-on, par exemple, le
fait qu’à l’époque, le « retour de Marx aux productions théoriques du
XVIIIe siècle anglais et français est un vrai retour en deçà de Hegel, aux
objets mêmes dans leur réalité »3. D’un autre côté – et c’est la tendance
qui domine chez Althusser –, les positions marxiennes de l’époque sont
identifiées à des auteurs particuliers et réduites à leurs problématiques :
Marx est censé avoir été « d’abord kantien-fichtéen, puis feuerbachien »4.

3. L. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 74.


4. Ibid., p. 27.
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À l’exception des Manuscrits économico-philosophiques, dans lesquels il


était aussi « hégélien »5, selon Althusser, le Marx des années 1843-1844
était simplement un « feuerbachien d’avant-garde qui applique une pro-
blématique éthique à l’intelligence de l’histoire humaine. On pourrait dire,
en d’autres termes, que Marx, en ce temps, n’a fait qu’appliquer la théorie
de l’aliénation, c’est-à-dire de la ‘nature humaine’ feuerbachienne, à la
politique et l’activité concrète des hommes, avant de l’étendre dans les

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Manuscrits à l’économie politique »6. La teneur de ces propos est claire :
le jeune Marx a simplement fait usage des questions et des concepts de
quelques « grands » auteurs, surtout Feuerbach.
Face à ce type de lecture, où le principe d’autorité prend une forme gro-
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tesque – le besoin marxiste d’un maître est projeté sur Marx lui-même –,
il me semble fécond de suivre la première ligne interprétative, marginalisée
par Althusser, et de situer le texte du jeune Marx dans son contexte spéci-
fique, celui des débats jeunes-hégéliens. Je me propose donc de reprendre
en les poussant plus loin, grâce aux ressources de l’analyse du discours, les
perspectives qui ont été acquises à cet égard ces dernières années, principa-
_
lement dans la littérature anglophone7 et francophone8. Dans la lignée de
124 l’Archéologie du savoir de Foucault9, on peut d’abord lier les conditions de
_ possibilité des énoncés jeunes-hégéliens à certains objets (philosophie hégé-
lienne, religion, Allemagne du Vormärz), à certains concepts (aliénation,
transformation, essence humaine, réconciliation, conscience, praxis, vie) et
à certaines méthodes (critique, parodie, retournement, relativisation philo-
sophico-historique, comparaison France-Allemagne). Ensuite, ce discours
se caractérisait par un croisement entre positions spécifiques et modalités
d’expression (celles du philosophe, du révolutionnaire, du journaliste et
du missionnaire), dont les traits collectifs, envisagés sociologiquement,
correspondaient à ceux de l’« école philosophique », du « parti politique »,
de la « bohème journalistique » et de la « secte athée »10. Enfin, le jeune-
hégélianisme avait un ennemi principal, sur le plan stratégique : le discours
de restauration du « personnalisme »11, dans lequel étaient légitimés la
souveraineté absolue de type monarchique et le droit illimité à disposer
sur le plan privé d’une conception chrétienne de Dieu qui soit person-

5. Id.
6. Ibid., p. 40.
7. W. Breckman, Marx, the Young Hegelians and the Origins of Radical Social Theory. Dethroning the Self, Cambridge, Cambridge
University Press, 1999 ; D. Moggach (ed.), The New Hegelians. Politics and Philosophy in the Hegelian School, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2006 ; D. Leopold, The Young Karl Marx. German Philosophy, Modern Politics, and Human Flourishing,
Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
8. F. Fischbach, « De la philosophie de l’action à la théorie de l’activité vitale et sociale », Postface à la nouvelle édition (2004) de
G. Bensussan, Moses Hess. La philosophie, le socialisme (1836-1845), Hildesheim, Olms, 1985, pp. 223-241 ; E. Renault (éd.), Lire
les Manuscrits de 1844, Paris, PUF, 2008 ; G. Duménil, M. Löwy et E. Renault, Lire Marx, Paris, PUF, 2009.
9. M. Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
10. W. Eßbach, Die Junghegelianer. Soziologie einer Intellektuellengruppe, München, Wilhelm Fink Verlag, 1988.
11. W. Breckman, Marx, the Young Hegelians and the Origins of Radical Social Theory, op. cit.
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nelle12. Les stratégies dont disposaient pour s’y opposer les jeunes-hégéliens
étaient, d’un côté, une stratégie « républicaine », consistant à opposer à
l’« égoïsme », perçu comme omniprésent, un État rationnel organisé sur
une base participative, et, de l’autre, une stratégie socialiste-communiste,
qui reposait sur la propriété collective.
Envisagé dans le cadre d’une théorie de la philosophie, le jeune-hégé-
lianisme se présente comme un discours de philosophie sociale qui tend

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fortement vers la philosophie de l’histoire13. Le type de position des pro-
blèmes faisant l’unité d’une telle configuration, mutuellement partagée par
des auteurs aussi différents que Cieszkowski, Bauer, Feuerbach, Ruge, Hess
et Marx, c’est-à-dire la « problématique » au sens althussérien, reposait alors
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sur le projet de rendre la philosophie pratique, de la « réaliser »14. Hegel, telle


est du moins la façon dont ses disciples radicaux le comprenaient, aurait
conduit la philosophie jusqu’aux hauteurs suprêmes, il aurait surmonté le
déchirement du monde et « réconcilié » ses contradictions – mais dans la
théorie seulement. À présent, l’heure serait donc venue de mettre aussi en
œuvre la « réconciliation » sur le plan pratique, en faisant en sorte que la
_
philosophie s’occupe de la vie effective et des rapports sociaux, et qu’elle
descende – telle est l’une des métaphores centrales de ce discours – « du ciel 125
sur la terre ». Pour les jeunes-hégéliens, ce projet d’une « Philosophie de la _
praxis »15 impliquait la construction de principes absolus, en lesquels devait
s’accomplir la « réconciliation ». Que l’« identité substantielle du penser et
de l’être » ait eu pour lieu le « champ de l’action réelle »16, comme chez
Cieszkowski, la « conscience de soi » de Bauer, ou l’« homme » de Feuerbach
– toujours, il s’agissait d’instances qui prenaient la suite du « savoir absolu »
de Hegel. Écoutons, à ce propos, l’auteur jeune-hégélien favori d’Althusser :
« La philosophie nouvelle n’est plus une qualité abstraite, elle n’est pas une
faculté particulière – elle est l’homme même qui pense – […] l’homme qui
est et sait qu’il est l’identité réelle (et non imaginaire) absolue de toutes les
oppositions et de toutes les contradictions »17.

12. Les principaux représentants de la restauration « personnaliste » étaient le dernier Schelling, avec sa « philosophie posi-
tive » ainsi que les deux juristes Friedrich Julius Stahl et Ludwig von Haller. Ce discours était soutenu par une alliance entre le
piétisme, l’orthodoxie luthérienne et les Junkers prussiens en voie de transformation en capitalistes agraires (voir sur ce point
W. Breckman, ibid., ch 1 et 2).
13. Voir A. Honneth, Pathologien des Sozialen. Tradition und Aktualität der Sozialphilosophie in « Pathologien des Sozialen. Die
Aufgabe der Sozialphilosophie », Frankfurt a. M. Suhrkamp, 1994, pp. 9-69, ainsi que F. Fischbach, Manifeste pour une philosophie
sociale, Paris, La Découverte, 2009.
14. Sur ce point, voir l’ouvrage, toujours utile, de H. Stuke, Philosophie der Tat. Studien zur Verwirklichung der Philosophie bei den
Junghegelianern und den Wahren Sozialisten, Stuttgart, Klett, 1963, ainsi que R. Bubner, Theorie und Praxis – eine nachhegels-
che Abstraktion, Frankfurt a. M., Klostermann, 1971 et S. Kratz, Philosophie und Wirklichkeit. Die junghegelianische Programma-
tik einer Verwirklichung der Philosophie und ihre Bedeutung für die Marxsche Theorie, Dissertation Universität Bielefeld, 1979.
15. A. von Cieszkowski, Prolegomena zur Historiosophie (1838), Hamburg, Meiner, 1981, p. 129, trad. fr. M. Jacob Prolégomènes
à l’historiosophie, Paris, Champs libre, 1973, p. 116.
16. Ibid., p. 47, trad. fr. op. cit., p. 47.
17. L. Feuerbach, « Vorläufige Thesen zur Reformation der Philosophie » (1843), in Werke, Bd. 3, Kritiken und Abhandlungen II
(1839-1843), Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1975, p. 240, trad. fr. L. Althusser, in Manifestes philosophiques, Paris, Champ libre,
PUF, 1960, p. 163.
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Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la signification de ce dis-


cours, sur le plan de la philosophie de l’histoire, tient à des caractéristi-
ques qui allaient également jouer un rôle important dans la conception
de la philosophie d’Althusser lui-même. Au sein du jeune-hégélianisme,
la critique politique, la « critique de ce qui existe »18, devient une tâche
philosophique ; la philosophie se transforme en une « arène » politique,
où l’on cesse de tourner indéfiniment en rond à la recherche de justi-

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fications pour, au contraire, produire des « thèses »19. Au sens de cette
politisation et de cette volonté d’aboutir à des thèses, il est donc incon-
testable que l’on peut déjà parler, à propos du jeune-hégélianisme, d’une
« nouvelle pratique de la philosophie »20. Or, comment concevoir le rôle
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de Marx au sein de ce discours ? Outre le fait qu’il use de méthodes et de


concepts jeunes-hégéliens, dans le cadre des modalités d’énonciation que
nous avons évoquées, en leur faisant subir des déplacements qui sont,
à certains égards, considérables, deux choses surtout sont significatives :
d’une part, une réflexion et une radicalisation de la problématique jeune-
hégélienne de la réalisation de la philosophie qui est unique en son genre ;
_
d’autre part, le jeune Marx a été le seul des jeunes-hégéliens à faire l’essai
126 tant de la stratégie discursive républicaine que de la stratégie socialiste,
_ ou, plus exactement, on peut décrire son chemin comme un passage du
républicanisme au socialisme21.
Commençons par le second point. Althusser divise également les pre-
miers écrits de Marx en deux périodes : le « moment rationaliste-libéral des
articles de la Gazette Rhénane » et le « moment rationaliste-communau-
taire »22 qui lui succède, de sorte que les problématiques de chacune de ces
deux périodes sont censées correspondre à celles de Kant et de Fichte pour
la première, à celle de Feuerbach pour la seconde. C’est ce qui lui interdit
d’apercevoir les enjeux décisifs du jeune-hégélianisme, sur le plan politique
comme sur celui de la philosophie sociale. Car, si parler de libéralisme pos-
sède un sens spécifique23, alors il faut dire que les jeunes-hégéliens étaient
anti-libéraux, ce qui les conduisait par exemple à des conflits incessants
avec les bailleurs de fonds libéraux de la Gazette Rhénane. Aussi s’agissait-il,
au sein du courant républicain dominant du jeune-hégélianisme, de dépas-
ser l’individualisme possessif du monde moderne dans un État rationnel
républicain. Les travaux de journaliste de Marx à partir de 1842 sont
entièrement rédigés dans cet esprit, et, en mai 1843, il proclame encore
18. B. Bauer, Die Posaune des jüngsten Gerichts über Hegel, den Atheisten und Antechristen (1841), in Pepperle, Heinz und Ingrid
Pepperle (éd.), Die Hegelsche Linke. Dokumente zu Philosophie und Politik im deutschen Vormärz, Leipzig, Reclam, 1985, p. 301,
trad. fr. La trompette du Jugement dernier contre Hegel, l’athée et l’Antéchrist, Paris, Aubier, 1972, p. 105.
19. L. Althusser, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974.
20. L. Althusser, Lénine et la philosophie, suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1972.
21. W. Breckman, Marx, the Young Hegelians and the Origins of Radical Social Theory, op. cit.
22. Pour Marx, op. cit., p. 27.
23. Voir sur ce point R. Geuss, « Liberalism and its Discontents », in Outside Ethics, Princeton, Princeton University Press, 2005, pp. 11-28.
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avec emphase : « Des hommes, ce seraient des êtres pourvus d’un esprit, des
hommes libres, des républicains […]. La dignité personnelle de l’homme,
la liberté, il faudrait d’abord la réveiller dans la poitrine de ces hommes.
Seul ce sentiment qui, avec les Grecs, disparaît de ce monde, et qui, avec
le christianisme, s’évanouit dans l’azur vaporeux du ciel, peut à nouveau
faire de la société une communauté des hommes visant à atteindre leurs
fins les plus hautes : un État démocratique »24. Ce qui a lieu chez Marx,

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durant l’été 1843, ce n’est donc pas un passage de l’individualisme à la
pensée communautaire (précisément, une forme universaliste de celle-ci
est déjà constitutive du républicanisme), mais un changement de stratégie
politique qui tend vers le socialisme. Sur le plan philosophique, les consé-
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quences immédiates en sont que les « fins » éthiques « les plus hautes » sont
libérées de leur étroitesse au regard de la politique et que la critique cesse
désormais pour Marx de se tenir « au dessus des partis » pour être associée,
au contraire, à « une prise de parti en politique »25.
Alors que le passage de Marx au socialisme possède un potentiel phi-
losophique qui excède le cadre du discours jeune-hégélien, le noyau dur
_
de son jeune-hégélianisme consiste en une radicalisation réflexive de la
problématique de la réalisation de la philosophie. Déjà, dans une note 127
de sa thèse de 1841, Marx revendique contre les autres jeunes-hégéliens _
la nécessité que le « devenir-philosophique du monde » soit accompagné
d’un « devenir-monde de la philosophie »26. Les textes des Annales franco-
allemandes exacerbent cette considération en exigeant en même temps
une « réalisation » et une « suppression » de la philosophie : d’un côté, la
critique philosophique, qui vise la « réforme de la conscience » et « l’auto-
compréhension […] par l’époque de ses luttes et de ses aspirations »27
est tenue de réfléchir sur ses propres présuppositions ; de l’autre, elle est
destinée à une alliance avec le prolétariat en tant que « classe universelle »
qui est censée accomplir adéquatement la revendication d’universalité
de la philosophie. Finalement, les Manuscrits de 1844 développent un
grand récit philosophico-historique, dans lequel, avec la réalisation de la
philosophie, doit aussi être surmontée, dans le communisme, la « sépara-
tion » entre philosophie et sciences positives. En somme, les Manuscrits
parisiens sont, en un sens, le texte le plus jeune-hégélien de l’œuvre de
Marx. Non seulement Marx introduit ici, avec l’économie politique, un
nouvel objet pour le jeune-hégélianisme, mais il découvre également, au
terme d’une longue recherche, ce qui est l’équivalent fonctionnel pour
son propre discours de l’« action » de Cieszkowski, de la « conscience de
24. K. Marx, Lettre à Ruge de mai 1843, MEW, 1, 339, trad. fr., in Œuvres, III, Paris, Gallimard, 1982, p. 341.
25. K. Marx, Lettre à Ruge de septembre 1843, ibid., p. 345, trad. fr., p. 345. Voir aussi E. Renault, « La modalité critique de Marx »,
Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1999.
26. K. Marx, MEW, 40, p. 329, trad. fr., in Œuvres, III, op. cit., p. 85.
27. K. Marx, Lettre à Ruge de septembre 1843, MEW, 1, p. 346, trad. fr. in Œuvres, III, op. cit., p. 346.
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soi » de Bauer et de l’« homme » de Feuerbach : le communisme. Il dit de


celui-ci qu’« en tant que naturalisme achevé, il est humanisme, en tant
qu’humanisme achevé, il est naturalisme, il est la véritable solution de
l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, il
est la vraie solution du conflit entre l’existence et l’essence, entre l’objec-
tivation et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l’in-
dividu et le genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se sait comme

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cette solution »28.
Il me semble qu’il convient ici d’introduire une distinction dans la
critique du jeune-hégélianisme de Marx. Althusser avait parfaitement
raison de faire preuve de scepticisme à l’égard du prétendu matérialisme
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de Feuerbach et de parler d’« anthropologie idéaliste »29 pour caractériser sa


position. Seulement, le jeune Marx, précisément, ne partage pas ce que je
propose de nommer « la métaphysique de l’homme » de Feuerbach ; chez
lui, ce qui est métaphysique, c’est plutôt la conception du communisme
et la philosophie de l’histoire. En revanche, on peut dissocier du jeune-
hégélianisme le diagnostic marxien sur l’aliénation et l’anthropologie de
_
la vie bonne qui le sous-tend. Comment cela est-il possible ? Selon Allen
128 Wood30, le concept d’aliénation peut avoir une fonction « diagnostique »,
_ c’est-à-dire « descriptive-normative » aussi bien qu’« explicative ». Dans les
Manuscrits parisiens, ces deux fonctions coïncident. Althusser, et surtout
Rancière, dans sa contribution à Lire le Capital31, ont fait remarquer à juste
titre que le jeune Marx n’avait encore aucune compréhension du mode
de fonctionnement des discours scientifiques et opposait de l’extérieur le
concept d’aliénation comme catégorie explicative à l’économie politique,
ce qui renvoie, selon moi, au fait qu’au sein du jeune-hégélianisme, il n’y
avait pas de place pour un mode d’expression scientifique autonome vis-
à-vis de la philosophie. C’était en tout cas une conclusion erronée de la
part d’Althusser et de ses collaborateurs que de croire qu’avec sa fonction
explicative cesse aussi la fonction diagnostique du concept d’aliénation.
Non seulement le concept d’aliénation joue encore chez Marx un rôle
de diagnostic important après 1845-46, dans la critique ultérieure de
l’économie politique (un regard superficiel sur les Grundrisse suffit à le
montrer), mais, dès 1844, celui-ci présente une riche phénoménologie de
l’impuissance, de la dépossession, de l’indifférence, de l’apathie ainsi que
de la perte d’objet et de sens, qui va bien au-delà de Feuerbach et de Hess

28. K. Marx, Manuscrits de 1844, MEW, 40, 536, trad. fr. Paris, Vrin, 2007, p. 146.
29. L. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 87.
30. A. W. Wood, Karl Marx (Second edition), New York, Routledge, 2004.
31. L. Althusser, é. Balibar, R. Establet, P. Macherey et J. Rancière, Lire le Capital (1965), Paris, PUF, 1996.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

et est, aujourd’hui encore, indispensable à une théorie sociale critique32.


Outre son aspect descriptif, la fonction diagnostique du concept
d’aliénation possède en même temps une fonction d’évaluation norma-
tive. Chez le jeune Marx, celle-ci renvoie – comme l’a principalement
mis en évidence la discussion anglo-saxonne33 – moins à Feuerbach
qu’à une impulsion éthique qui remonte à Aristote et que l’on qualifie
depuis Rawls de « perfectionniste »34. Ce qui joue un rôle central dans le

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perfectionnisme moral, c’est l’hypothèse que la vie bonne dépend d’un
développement et d’une réalisation de certaines propriétés de la nature
humaine. Face à l’accusation d’essentialisme fréquemment portée contre
le jeune Marx (y compris par Althusser), je voudrais ici mettre en valeur
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deux aspects de son anthropologie normative. D’une part, dès 1844, Marx
ne conçoit absolument pas la nature humaine de manière statique. Pour
lui, les êtres humains sont des êtres capables de réfléchir sur eux-mêmes
et de se faire écho les uns aux autres, chez qui la vie bonne dépend d’une
capacité à agir avec maîtrise sur soi et sur son environnement et à trouver
un « accomplissement », tant dans les rapports sujet-sujet que dans les
_
rapports sujet-objet. Au sein de la modernité capitaliste, ces capacités de
réflexion sur soi et de résonance mutuelle inscrites dans la nature humaine 129
sont en même temps développées et entravées, ce qui suscite des formes _
spécifiques de souffrance. D’autre part, à partir de l’été 1843, Marx –
à la différence d’Aristote – renonce à hiérarchiser et à figer de manière
téléologique les formes de vie35. Sa « critique de la politique » inclut une
rupture avec l’unilatéralisme républicain pour lequel les fins éthiques les
plus hautes se limitent à la forme de vie du citoyen. Il lui oppose un per-
fectionnisme socialiste, qui désigne une pluralité de paramètres sociaux
comme conditions de la vie bonne, notamment des rapports réciproques
et riches de sens sur le plan du travail, un mode d’auto-gouvernement
démocratique et un épanouissement artistique.

La coupure de 1845-1846 est-elle « épistémologique »


ou philosophico-sociale ?
S’il y a donc chez le jeune Marx une dimension anthropologico-nor-
mative, irréductible à la métaphysique feuerbachienne de l’homme, cela

32. Voir R. Jaeggi, Entfremdung. Zur Aktualität eines sozialphilosophischen Problems, Frankfurt a. M, Campus Verlag, 2005 ;
S. Haber, L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007 ; F. Fischbach, Sans objet. Capitalisme,
subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009.
33. Voir entre autres R. W. Miller, « Marx and Aristotle : A kind of Consequencialism » (1981), in Mc Carthy George E. (ed.), Marx
and Aristotle. Nineteenth-century German Social Theory and Classical Antiquity, Savage, Rowman and Littlefield Publishers,
1992, pp. 275-302 ; A. W. Wood, Karl Marx, op. cit. ; S. Lukes, Marxism and Morality, Oxford, Oxford University Press, 1987 ;
T. Hurka, Perfectionism, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; M. C. Nussbaum, Gerechtigkeit oder das gute Leben, Fran-
kfurt a. M., Suhrkamp, 1999.
34. J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.
35. Voir également C. Henning, « Perfektionismus und liberaler Egalitarismus. Ein Versuch ihrer Vermittlung », Deutsche Zeitschrift
für Philosophie, 57. Jg., Heft 6, 2009, pp. 845-860.
travail et domination

u. lindner, Repenser la « coupure épistémologique ». Lire Marx avec et contre Althusser

signifie-t-il pour autant que l’œuvre du Marx de 1845-1846 ne serait


le lieu d’aucune coupure significative ? Arrêtons-nous un instant, encore
une fois, sur ce qu’Althusser veut dire avec sa thèse de la « coupure épis-
témologique ». Par opposition à une problématique qui était auparavant
« idéologique », il s’agirait d’une « double fondation »36 : d’un côté, Marx
découvre le « continent histoire » et établit le « matérialisme historique »
en tant que « théorie scientifique »37 ; de l’autre, il fonde une « nouvelle

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philosophie »38, définie, dans la continuité du marxisme-léninisme,
comme « matérialisme dialectique » et qui est censée se caractériser par
un « antihumanisme théorique » et par une épistémologie conventionna-
liste-rationaliste (en gros bachelardienne). Cependant, Althusser souligne
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aussi que la césure de 1845-1846 « n’a pu produire d’emblée, dans une


forme achevée et positive, la problématique nouvelle qu’elle inaugure »39 ;
aussi distingue-t-il « les œuvres de la coupure », celles de la « maturation »
et celles de la « maturité ». Pour les textes marxiens écrits entre 1845
et 1857, pour les « œuvres de la coupure » et de la « maturation », il
faudrait affirmer qu’elles se caractérisent par une série de formulations
_
et de concepts ambivalents, qui ont surtout à voir avec une référence
130 emphatique à l’expérience et à la réalité. Toutefois, avec les considérations
_ méthodologiques de l’Introduction des Grundrisse, ces ambivalences
seraient surmontées et cela inaugurerait les « œuvres de la maturité ».
Ma principale objection à la thèse d’Althusser comporte deux aspects :
d’une part, il est faux de conclure de la critique de la métaphysique feuerba-
chienne de l’homme développée en 1845-1846 que Marx aurait également
rompu avec ses propres hypothèses anthropologico-normatives ; d’autre
part, ce qui se produit à cette époque dans l’œuvre de Marx, ce n’est pas un
passage « épistémologique » à la science, mais une coupure qui a pour lieu
exclusif le champ de la philosophie : Marx ne veut plus réaliser la philoso-
phie en la supprimant, mais il entreprend une critique de la philosophie
de type métaphysique, et ce au nom de la science. Surgit ainsi chez lui, en
lieu et place du jeune-hégélianisme, une philosophie sociale réaliste. Ce
qui est ici en jeu, c’est le statut de la soi-disant « conception matérialiste de
l’histoire », celui du rapport de Marx à la philosophie ainsi que les positions
philosophiques dont il est le représentant. Selon mon interprétation, le
plaidoyer marxien de 1845-1846 en faveur de la science demeure intérieur
à la philosophie, et il introduit des réflexions comparables à celles dont on
débat aujourd’hui en mettant en avant le terme de « réalisme scientifique ».
On ne peut encore parler, à cette époque, d’activité scientifique chez Marx.

36. L. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 25.


37. Id.
38. Id.
39. Ibid., p. 26.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

Il en va de même pour la « conception matérialiste de l’histoire » ; il ne


s’agit pas d’une théorie scientifique, mais d’une perspective philosophique
qui repose en définitive sur deux éléments qu’il faut absolument distin-
guer : une ontologie sociale réaliste et une philosophie de l’histoire techno-
fonctionnaliste. C’est celle-ci, et non l’emphase de Marx sur la réalité, qui
introduit des ambivalences dans la coupure de 1845-1846.
Avant de dessiner plus avant la coupure philosophique dans l’œuvre

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de Marx, je voudrais rapidement combler une lacune qui subsiste chez
Althusser et indiquer pourquoi c’est en 1845-1846 que survient la coupure.
Je vois à cela au moins quatre raisons. Tout d’abord, Marx a dû rapidement
percevoir que sa confrontation parisienne avec l’économie politique com-
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portait des déficiences et que la philosophie sociale jeune-hégélienne ne lui


fournissait pas les instruments adéquats pour venir à bout d’une discipline
scientifique qui était déjà pleinement développée. En second lieu, entre la
rédaction de la Sainte Famille et celle des Thèses sur Feuerbach, est paru le
livre de Max Stirner, L’Unique et sa propriété. La « déconstruction » stirné-
rienne du jeune-hégélianisme a laissé chez Marx une impression durable
_
et elle l’a mis en demeure de réagir sur le plan théorique, réaction dont les
essais laborieux de L’Idéologie allemande pour produire une réfutation de 131
Stirner offrent un témoignage éloquent. En troisième lieu, grâce aux « vrais _
socialistes » influencés par Hess et Feuerbach, Marx pouvait observer à quel
point le jeune-hégélianisme menait à une moralisation de la politique qui
passait à côté des véritables problèmes sociaux. Et finalement, en quatrième
lieu, Marx a lu, selon toute vraisemblance dans les premiers mois de 1845 –
comme l’a montré Danga Vileisis40 – le livre d’Adam Ferguson, Essay on the
History of Civil Society (1767), ce qui l’amenait à une nouvelle évaluation
de la tradition philosophique matérialiste.
La coupure philosophique de 1845-1846 concerne en premier
lieu le rapport de Marx à la philosophie. Selon moi, Marx ne rompt
pas – comme l’a dit Althusser – avec l’anthropologie et l’éthique en
tant que telles, pas plus qu’il n’oppose à la philosophie – ainsi que le
prétend, par exemple, Daniel Brudney41 – un refus anti-philosophique.
Ses polémiques critiques à l’égard de la philosophie sont plutôt dirigées
contre la philosophie comme métaphysique et, du même coup, contre
une certaine utilisation des considérations anthropologico-normatives.
L’Idéologie allemande le dit lorsqu’elle évoque de façon lapidaire : « la
morale, la religion, la métaphysique et le reste de l’idéologie »42. Dans
les années 1845-1847, Marx entreprend une critique de la métaphysique
40. D. Vileisis, « Der unbekannte Beitrag Adam Fergusons zum materialistichen Geschichtsverständnis von Karl Marx », in Carl
Erich Vollgraf, Richard Sperl und Rolf Hecker (éd.), Quellen- und Kapital- Interpretation, Manifest-Rezeption, Erinnerungen.
Beiträge zur Marx-Engels-Forschung, Neue Folge 2009, Berlin, Argument-Verlag, 2010, pp. 7-60.
41. D. Brudney, Marx’s Attempt to Leave Philosophy, Cambridge/Massachusetts, Harvard University Press, 1998.
42. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, MEW, 3, 26, trad. fr. Paris, Éditions sociales, 1970, p. 36.
travail et domination

u. lindner, Repenser la « coupure épistémologique ». Lire Marx avec et contre Althusser

qui entend montrer que les recherches philosophiques au sujet de l’ab-


solu, l’hypothèse de l’existence d’êtres non-spatiaux et non-temporels,
ou encore la construction de mondes parallèles idéaux sont nocives et
sans objet. Dans l’Idéologie allemande, ce sont les jeunes-hégéliens et leur
prétention à philosopher en partant de principes absolus qui constituent
la cible première ; dans le texte que Marx rédige peu après, Misère de la
philosophie, il s’agit de Proudhon et de son hypothèse de l’existence de

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lois éternelles et de principes intemporels de la justice. Lorsque Marx
et Engels mettent la morale sur le même plan que la métaphysique en
la subsumant sous le concept d’idéologie, leur attaque vise donc deux
choses : d’un côté, des philosophies morales de style kantien basées sur
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le droit et, de l’autre, une pratique moralisatrice qui laisse dans l’ombre
les contextes de conditionnement social du comportement individuel. Il
ne s’agit pas ici d’un refus global des considérations éthiques, mais d’un
déplacement de leur statut argumentatif : alors que le Marx de 1843-1844
utilisait aussi son anthropologie normative pour mobiliser l’indignation
morale contre l’« égoïsme », depuis les années 1845-1846, son perfec-
_
tionnisme socialiste n’« a plus » pour fonction que d’être une hypothèse
132 éthique d’arrière-plan, qui permet une critique des effets du capitalisme
_ sur la possibilité de mener une vie humaine accomplie.
La « nouvelle pratique de la philosophie »43 de Marx – pour parler
comme Althusser dans Lénine et la philosophie – se déploie donc par
l’intermédiaire d’une opposition entre la métaphysique et la science :
« C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence
donc la science réelle, positive. […] Avec la présentation de la réalité, la
philosophie autonome perd son milieu d’existence »44. La connaissance
matérielle du monde n’incombe plus à une « philosophie autonome »
dotée d’une primauté spéculative, elle relève de la « science positive ». Ce
que la philosophie sait du monde, elle le sait par l’entremise des sciences.
Lorsque, dans L’Idéologie allemande, Marx et Engels parlent de « science
positive », lorsqu’ils insistent sur la fondation empirique du savoir réel,
cela n’a rien à voir avec un « positivisme », ou même un « empirisme ».
Il s’agit plutôt de se démarquer de la « science du concept » (jeune-)
hégélien, et, plus particulièrement, de marquer une distance à l’égard
de Moses Hess, celui qui était à l’époque leur compagnon le plus pro-
che45. La « nouvelle pratique de la philosophie » du Marx de 1845-1846
consiste pour l’essentiel à obliger la philosophie sociale à se tourner vers
les sciences. Cela ne veut pas dire que la politisation jeune-hégélienne de
43. L. Althusser, Lénine et la philosophie, op. cit., p. 45.
44. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, MEW, 3, 27, trad. fr. op. cit., p. 37.
45. Hess avait proclamé : « L’empirie est une religion matérialiste, un culte des faits dénué d’esprit, et elle est donc essentielle-
ment réactionnaire à l’égard de la science de la liberté », « Über die sozialistiche Bewegung in Deutschland » (1845), in Philoso-
phische und sozialistische Schriften 1837-1850. Eine Auswahl, Liechtenstein, Vaduz, 1980, pp. 284-307.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

la philosophie serait abandonnée, mais seulement qu’elle est munie d’un


correctif épistémique : alors que le jeune Marx avait privilégié une mise en
relation romantique entre philosophie et politique, il se débat désormais
dans un ménage à trois entre philosophie, science et transformation du
monde, où le statut de la philosophie devient précaire.
On peut ici parler, avec Emmanuel Renault46, du passage d’une concep-
tion « maximaliste » de la philosophie à une conception « déflationniste ».

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Toutefois, à la différence de Renault, je pense que la « nouvelle pratique »
marxienne « de la philosophie » s’accompagne tout à fait d’une « nouvelle
philosophie » au sens d’une position philosophique distincte, et que, de
ce fait, la fonction qui incombe au matérialisme est plus qu’une simple
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« fonction critique ». Dans la Sainte Famille, Marx avait encore affirmé


que « la vieille opposition du spiritualisme et du matérialisme a donné
lieu à des combats en tous sens et a été surmontée une fois pour toutes par
Feuerbach »47. Dans les Thèses sur Feuerbach, il plaide en revanche pour
un « nouveau matérialisme » qui doit détacher la tradition philosophique
matérialiste de ses liens historiques avec des positions empiristes, utili-
_
taristes, ou favorables à un déterminisme mécaniste. Son « matérialisme
de la pratique » combine pour l’essentiel trois perspectives : un réalisme 133
ontologique, pour lequel il y a des objets indépendants de la pensée, un _
constructivisme épistémologique, qui se caractérise par une appréhen-
sion anti-empiriste de l’observation comme pratique, ainsi qu’une thèse
d’ontologie sociale, selon laquelle « toute vie sociale est essentiellement
pratique »48. Ma façon de lire les Thèses sur Feuerbach se distingue de celle
d’Althusser avant tout par le fait que je ne discerne, dans la sixième thèse,
aucun plaidoyer en faveur d’un « antihumanisme théorique » ; Marx étaye
davantage ici ce qu’il avait déjà soutenu en 1844 : les êtres humains ne
doivent pas simplement être considérés comme un « genre » naturel, mais
aussi, en même temps et de façon constitutive, comme des êtres sociaux,
dont la socialité varie historiquement. Seul est nouveau dans la 6e thèse le
fait que Marx perçoit à présent avec clarté les différences entre sa propre
anthropologie (normative) et celle de Feuerbach49.

46. E. Renault, « Marx et sa conception déflationniste de la philosophie », Actuel Marx, n° 46, 2009, pp. 137-149.
47. K. Marx, F. Engels, La Sainte Famille, MEW, 2, p. 99, trad. fr. Paris, Éditions sociales, 1969, p. 101.
48. K. Marx, Thèses sur Feuerbach, VIII. Althusser parle d’un « matérialisme dialectique-historique de la praxis » (Pour Marx,
op. cit., p. 235), tout au moins dans le sens spécifique d’une différenciation sociale entre diverses formes de pratique. Ce serait
une recherche particulière que de montrer dans quelle mesure le concept marxien de pratique des années 1844-1846 se distingue
des « philosophies » marxistes « de la praxis », qui conçoivent la praxis dans la lignée de Fichte et de Cieszkowski comme un
principe (idéaliste) d’identité. Lorsqu’il fait part de façon répétée de son scepticisme à l’endroit du concept de praxis, Althusser
semble en avoir eu le pressentiment.
49. Lorsqu’Althusser affirme que le concept de nature humaine ne joue plus aucun rôle dans l’œuvre de Marx à partir de 1845-
1846, cela est tout bonnement faux (voir N. Geras, Marx and Human Nature. Refutation of a Legend, London, Verso, 1983). Que le
concept de genre n’apparaisse pratiquement plus chez Marx à partir de cette époque, je le tiens pour la marque d’une précision
conceptuelle accrue, qui n’a rien à voir avec une attitude générale d’ordre anti-anthropologique. Le concept de genre était déjà
chez le jeune Marx un concept déficient, parce qu’il tentait de réunir trop de choses différentes : la nature humaine, la société, la
communauté, la collectivité, la démocratie.
travail et domination

u. lindner, Repenser la « coupure épistémologique ». Lire Marx avec et contre Althusser

Dans L’Idéologie allemande, d’un côté, le nouveau matérialisme de


la pratique est poussé jusqu’à l’exigence critique à l’égard de l’idéalisme
de rapporter les « Idées » à leurs porteurs matériels et de considérer leur
naissance en partant des pratiques sociales. De l’autre, il est concrétisé en
une ontologie sociale réaliste, qui conçoit la société comme un contexte
d’actions, inséré dans la nature, qui est variable dans l’histoire et présente
un aspect conflictuel. Cette ontologie sociale est « réaliste » dans la mesure

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où, selon elle, appartiennent de façon constitutive au contexte de l’action
sociale l’ensemble des rapports qui, en tant que résultats de pratiques
passées, exercent un effet conditionnant sur les possibilités actuelles d’ac-
tion, c’est-à-dire un effet qui les rend possibles et les restreint à la fois.
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Dans L’Idéologie allemande, il est dit de façon polémique « Rapport pour


les philosophes = Idée. Ils connaissent simplement le rapport ‘de l’homme’ à
lui-même, et c’est pourquoi tous les rapports réels deviennent pour eux des
Idées »50. Je considère que l’innovation conceptuelle centrale de l’Idéologie
allemande réside, outre le concept d’idéologie, dans le concept de « rapports
réels », par lequel Marx conçoit les rapports sociaux comme des modes
_
de mise à disposition des ressources et des hommes, qui influent sur les
134 possibilités d’action comme sur les conflits. À la différence de ce qui se
_ passe dans les théories sociales herméneutiques et dans les positions de
type rational-choice, Marx conçoit ces entités (les « rapports réels ») comme
irréductibles aux conditions culturelles et mentales de la société51. En outre,
l’ontologie sociale réaliste de l’Idéologie allemande se caractérise par une
transformation du « naturalisme » des Manuscrits de 1844. Si, à l’époque,
la conception de la nature se situait encore dans la lignée des philosophies
de la nature idéalistes (dans le communisme, la nature advient à elle-même
en tant qu’hyper-sujet spirituel), Marx et Engels admettent à présent un
« primat de la nature extérieure »52, un primat des processus matériels fon-
damentaux de la nature, et ils insistent, sur cette base, sur la transformation
permanente de la nature « superficielle » par le travail humain53.
Venons-en à l’ambivalence de la coupure de 1845-1846. L’ontologie
sociale réaliste de Marx, qui est sensible aux contingences historiques et au
caractère ouvert du cours des actions humaines, interfère, dans L’Idéologie
allemande et par la suite, avec une philosophie de l’histoire qui suppose

50. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, MEW, 3, p. 63, trad. fr. op. cit., p. 108.
51. C’est en ce sens qu’aujourd’hui, des théories sociales réalistes ou des positions féministes intersectionnalistes parlent de
« structure » ; voir M. S. Archer, Realist Social Theory. The Morphogenetic Approach, Cambridge, Cambridge University Press,
1995 ; L. McCall, « The Complexity of Intersectionality », Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. XXX, n° 3, 2005,
pp. 1771-1800 ; S. Walby, « Complexity Theory, Systems Theory, and Multiple Intersecting Social Inequalities », Philosophy of the
Social Sciences, n° 37, 2007, pp. 449-470 ; G. A. Knapp, « Verhältnisbestimmungen : Geschlecht, Klasse, Ethnizität in gessels-
chaftstheoretischer Perspektive », in Klinger, Cornelia u. Gudrun-Axeli Knapp (éd.), ÜberKreuzungen. Fremdheit, Ungleichheit,
Differenz, Münster, Westfälisches 2008, Dampfboot, pp. 138-170.
52. K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, MEW, 3, p. 44, trad. fr. op. cit., p. 70.
53. Sur la différence entre nature « superficielle » et nature « profonde », voir K. Soper, « Future Culture. Realism, Humanism and
the Politics of Nature », Radical philosophy, n° 102, 2000, pp. 17-26.
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une logique de développement invariante et supra-historique. Alors qu’en


1844, l’histoire était conçue comme un procès d’aliénation qui s’appro-
fondit tout en se dirigeant vers un point d’inversion historico-mondial,
c’est maintenant une contradiction universelle entre le développement
des forces productives et celui des rapports de production (L’Idéologie
allemande parle encore dans la lignée de Hess de « rapports de commerce
mutuel ») qui se manifeste dans des luttes de classes et qui se produit à

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travers ces divers « modes de production en tant qu’époques progressives
de la formation économique de la société »54. Les éléments singuliers de
ce « matérialisme historique » n’ont rien de spécialement neuf : il s’agit du
topoi de l’Aufklärung écossaise (une suite progressive de « modes de subsis-
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tance », qui a pour moteur une « disposition » humaine au « perfectionne-


ment »), du saint-simonisme (la lutte des classes comme milieu d’existence
de l’histoire) et du jeune-hégélianisme marxien (la mission émancipatrice
du prolétariat). Dans l’œuvre de Marx, cette philosophie de l’histoire n’est
pas demeurée sans effets : d’une part, elle conduit – comme le prouvent
de façon frappante les articles sur l’Inde des années 1850 –, à la vision
_
européocentrique d’une seule et unique voie de développement ; d’autre
part, c’est ici que se trouve la source d’une conception techno-fonctionna- 135
liste de la société où les rapports de production, avec leur rôle incitateur/ _
inhibiteur pour le développement des forces productives, sont tenus pour
la « base » des « superstructures » politico-idéologiques et de leur fonction
stabilisatrice. Lorsque, dans Lénine et la philosophie, Althusser réaffirme que
Marx « fonde la science de l’histoire, là où n’existaient que des philosophies
de l’histoire »55, il l’immunise donc contre une critique dont la nécessité est
urgente, stratégie d’immunisation qui, chez Althusser lui-même – comme
on peut le voir dans l’essai sur l’idéologie – conduit à une reproduction non
critique des arguments fonctionnalistes.
Selon mon interprétation, Marx n’a une activité scientifique qu’à partir
de 1850, lorsque, dans son exil londonien, il reprend une fois encore à partir
de zéro ses études économiques, se forge son propre matériel empirique
(il n’y avait pas encore à l’époque de statistique économique développée)
et produit simultanément, avec le 18 Brumaire et Les luttes de classes en
France, deux analyses d’histoire contemporaine richement documentées.
En renouant avec l’économie politique, il en vient également, à l’automne
1858, avec la découverte du « caractère double du travail », à une percée
réellement scientifique : Marx découvre ainsi le théorème à partir duquel il
peut expliquer les mécanismes et les contradictions qui fondent le mode
de production capitaliste. Dès lors, sa critique de l’économie politique

54. K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, MEW, 13, p. 9, trad. fr. Paris, éditions sociales, 1972, p. 5.
55. L. Althusser, Lénine et la philosophie, op. cit., p. 20.
travail et domination

u. lindner, Repenser la « coupure épistémologique ». Lire Marx avec et contre Althusser

déploie un nouveau type de « science socio-historique »56 : face aux deux


seules disciplines instituées à l’époque dans le champ des sciences socia-
les, l’économie politique, oublieuse de l’histoire, et la science historique,
fascinée par l’évènement, Marx développe une approche de l’économie
capitaliste qui la saisit autant dans sa spécificité historique que dans sa
constitution socio-structurelle. Alors que son ontologie sociale réaliste
en facilite l’élaboration, en ce qu’elle conçoit les relations de disponibilité

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comme des entités irréductiblement sociales, la philosophie de l’histoire
du « matérialisme historique » est en contradiction directe avec la critique
de l’économie politique : il ne s’agit plus pour Marx d’étudier des logi-
ques supra-historiques de développement, mais des procès et des rapports
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spécifiquement historiques ; aussi le développement des forces productives


cesse-t-il d’être un principe explicatif pour devenir ce qu’il faut expliquer.
Corrélativement, les explications fonctionnelles n’ont pratiquement plus
aucun rôle à jouer dans des œuvres telles que Le Capital : Marx combine des
explications génétiques, qui retracent la formation historique des structures
et des institutions capitalistes, avec des explications « mécanismiques » (le
_
terme vient de Bunge57) orientées vers les processus fondamentaux de ce
136 mode de production, envisagés autant dans les propriétés qui caractérisent
_ leur déroulement que dans leurs formes de manifestation contre-phéno-
ménales. En dernière analyse, on peut dire qu’avec l’élaboration de la criti-
que de l’économie politique, le « matérialisme historique » passe toujours
davantage au second plan, jusqu’à ce que finalement, peu avant sa mort,
Marx parle du « passe-partout d’une théorie historico-philosophique géné-
rale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique »58.
Althusser a tenté de saisir la philosophie implicite du Capital dans le
sens d’une épistémologie conventionnaliste-rationaliste fortement mar-
quée par Bachelard. Elle avait pour devise : « Concevoir la connaissance
comme production »59, ce qui revient à comprendre la production de
connaissances comme une construction conceptuelle où l’empirie est
étrangement absente, où l’objet de connaissance ne cesse de s’éloigner
toujours davantage de l’objet réel et où la différence, centrale pour Marx,
entre « essence » et « phénomène », entre structure intérieure fonda-
mentale et phénoménalité extérieure, suscite le soupçon d’empirisme60.

56. I. Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF, 1991.
57. M. Bunge, « Mechanism and Explanation », Philosophy of the Social Sciences, n° 27, 1997, pp. 410-465.
58. K. Marx, Lettre de la fin novembre 1877 (en français) à l’éditeur de la Otecestvenniye Zapisky, MEW, 19, p. 112 ; Sur les
sociétés précapitalistes, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 352.
59. L. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 17.
60. Voir les critiques de E. P. Thomson, The Poverty of Theory. Or an Orrery of Errors, London, Merlin Press, 1996 ; D. Sayer,
« Science as Critique. Marx vs Althusser », in John Mepham and David-Hillel Ruben (éd.), Issues in Marxist Philosophy III. Epis-
temology, Science, Ideology, Brighton, Harvester Press, 1979, pp. 5-26, et T. Benton, The Rise and Fall of Structural Marxism.
Althusser and his influence, London, Macmillan, 1984. Ce dernier point est un point étrange, que l’on ne peut plus exprimer à
l’aide des classifications habituelles de l’histoire de la philosophie. Pour Althusser, « empirisme » semble désigner à peu près tout
ce qui n’est pas l’épistémologie bachelardienne.
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Si l’orientation d’Althusser vers l’épistémologie bachelardienne pouvait


encore revendiquer une certaine originalité au début des années 1960,
aujourd’hui la possibilité est ouverte de comprendre le plaidoyer philo-
sophico-social de Marx en faveur de la science ainsi que la logique scien-
tifique de sa critique de l’économie politique dans le sens du « réalisme
scientifique »61. Je voudrais encore montrer rapidement, pour finir, que
Marx partage les sept hypothèses fondamentales du réalisme scientifique

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actuel62, et lui ajoute trois précisions significatives.
Marx n’a pas fait sortir d’un seul coup de son chapeau par une opéra-
tion magique son réalisme scientifique de 1845-1846, et les positions qui
y correspondent n’ont été entièrement développées qu’au cours de l’éla-
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boration de la critique de l’économie politique. La première hypothèse


fondamentale du réalisme scientifique, selon laquelle il y a une réalité qui
est, à chaque fois, indépendante de notre pensée, appartient à l’arsenal
fondamental du « nouveau matérialisme » de Marx63. Qu’en second lieu,
les choses observables ne suffisent pas à épuiser le monde et qu’existent en
outre des entités qu’il faut découvrir théoriquement, cela est constitutif
_
de l’ontologie sociale réaliste de 1845-1846, mais Marx ne parvient à
en donner une expression conceptuelle satisfaisante que dans les années 137
1860, en se référant à la différence de l’essence et du phénomène. En _
ce qui concerne les trois autres convictions du réalisme scientifique, le
fait que les structures et les mécanismes fondamentaux du monde soient
intelligibles (d’une façon partielle et approchée), le fait que les sciences
aient à ce propos une vocation particulière et le fait qu’elles ne visent pas
simplement la description, mais d’abord l’explication de ce monde, ce
sont des conceptions que Marx partage au moins depuis 1845-1846. En
revanche, pour ce qui est de la sixième hypothèse fondamentale de cette
position, le concept de vérité qui lui correspond sur le plan théorique, on
rencontre chez Marx un déplacement significatif : alors que la deuxième
thèse sur Feuerbach identifie sur un mode instrumentaliste la vérité à la
« puissance », Marx définit en 1860 la vérité des théories par ce qu’elles

61. Voir déjà sur ce point D. Sayer, Marx’s Method. Ideology, Science and Critique in Capital, Sussex, Harvester Press, 1975 ;
T. Benton, Philosophical Foundations of the Three Sociologies, London, Routledge and Kegan Paul, 1977 ; A. W. Wood, Karl Marx,
op. cit. ; R. Bhaskar, « Realism », in Tom Bottomore (éd.), A Dictionary of Marxist Thought, Cambridge/Massachusetts, Harvard
University Press, 1983, pp. 407-409 ; A. Callinicos, Marxism and Philosophy, Oxford, Clarendon, 1983.
62. Pour un regard d’ensemble sur ce débat surtout dirigé vers les sciences de la nature, Voir I. Hacking, Representing and Interve-
ning. Introductory Topics in the Philosophy of Natural Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; S. Psillos, Scientific
Realism. How Science Tracks Truth, New York, Routledge, 1999.
63. Que la société, à la différence des processus naturels fondamentaux, n’existe pas indépendamment de la pratique, de la
culture et de la réflexivité humaines, Marx le sait très bien. Mais cela ne change rien au fait que le monde social subsiste
indépendamment de la façon dont à chaque fois nous l’observons et le théorisons. Que les « Idées » puissent à leur tour trans-
former la réalité, dont elles font partie, cela concerne leur efficience causale, ou, plus exactement, le pouvoir des acteurs qui la
transforment, et ne justifie aucune hypothèse idéaliste. Voir également R. Bhaskar, The Possibility of Naturalism. A Philosophical
Critique of the Contemporary Human Sciences, Brighton, Harvester, 1979.
travail et domination

u. lindner, Repenser la « coupure épistémologique ». Lire Marx avec et contre Althusser

peuvent expliquer du monde64. En dernier lieu, la septième conviction,


propre au réalisme scientifique, le fait qu’il y ait des progrès (discontinus)
dans les sciences, se montre clairement dans l’estime que porte Marx
aux œuvres de Smith, Ricardo et Darwin, et dans son mépris pour les
« économistes vulgaires », dont il ne veut même pas retenir ou approuver
le moindre point de vue.
Or, ce qu’il y a de spécifique dans le réalisme scientifique de Marx,

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c’est le fait qu’au lieu de suivre une orientation « newtoniano-classique »,
il adopte la voie du « scientifico-complexe »65. Cela se manifeste surtout
de trois façons : 1) Au lieu de revendiquer pour les sciences, comme
Newton, un « regard divin », Marx les conçoit – à cet égard, Althusser a
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parfaitement raison – comme des procès sociaux de production. Les Thèses


sur Feuerbach défendent une conception pratique de l’observation, que
l’introduction aux Grundrisse va compléter, en mettant l’accent sur le fait
que toute formation de théorie repose sur une construction conceptuelle.
2) Contre un physicalisme réducteur, qui cherche à réduire l’ensemble
des phénomènes du monde aux mécanismes fondamentaux de la physi-
_
que, les conceptions de Marx se meuvent depuis 1845-1846 dans l’ho-
138 rizon d’un « matérialisme de l’émergence »66 qui conçoit les mécanismes
_ mentaux, culturels, sociaux, biologiques, chimiques et physiques autant
comme irréductiblement dynamiques que comme interdépendants (pour
une part de façon symétrique, pour une autre de façon asymétrique).
3) à la différence du modèle « positiviste », en termes de régularité, de
causalité, de loi et d’explication, Marx ne conçoit pas la causalité comme
une « liaison constante d’évènements »67 mais il utilise depuis L’Idéologie
allemande le vocabulaire des présuppositions et des conditions, dont
l’enjeu est de saisir les spécificités d’entités dotées d’une efficace propre
dans un dispositif complexe. Dans Le Capital, les lois sont envisagées
comme des espaces de possibilité (« loi de la valeur ») et des tendances
effectives (« loi universelle de l’accumulation capitaliste ») que des enti-
tés possèdent nécessairement en raison de leur structure interne, et non
comme des successions fixées par l’intermédiaire de régularités strictes.
Corrélativement, dans sa science sociale historique, Marx ne suit pas non

64. K. Marx, Salaire, prix et profit, MEW, 16, 129, trad. fr. Paris, Éditions sociales, 1975, p. 18. Emmanuel Renault (« Marx et
sa conception déflationniste de la philosophie », op. cit.) a eu parfaitement raison, selon moi, de faire remarquer qu’il existait
beaucoup de points communs entre « la nouvelle pratique de la philosophie » de Marx et le pragmatisme de John Dewey. Il ne
faut pas oublier cependant les différences entre les deux positions : non seulement Marx abandonne sa conception instrumen-
taliste de la vérité lors de l’élaboration de sa critique de l’économie politique, mais réalisme et matérialisme sont d’abord pour
Dewey des points de vue métaphysiques, qui ne peuvent être soutenus sans la supposition de lois éternelles (voir The Quest for
Certainty, 1929).
65. Sur cette différence, voir I. Prigogine et I. Stengers, La nouvelle alliance. Métamorphoses de la science, Paris, Gallimard, 1979.
66. Voir R. Bhaskar, The Possibility of Naturalism, op. cit. ; M. Bunge, M. Mahner, Über die Natur der Dinge. Materialismus
und Wissenschaft, Stuttgart, Hirzel-Verlag, 2004 ; R. K. Sawyer, Social Emergence. Societies as Complex Systems, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005.
67. Voir D. Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748), Paris, Flammarion, 2006.
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plus un projet d’explication « nomologico-déductif » dirigé vers des lois


intemporelles68, mais, chez lui, les explications sont orientées « généti-
quement » vers la configuration singulière d’ensemble des phénomènes,
ou « mécanismiquement » vers des procès spécifiques de formation qui se
répètent, tels l’échange, l’exploitation, la rationalisation, l’accumulation
et la crise. En un mot, on peut dire que le réalisme scientifique possède
chez Marx un caractère non-newtonien accusé69.

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Que reste-t-il de la « coupure épistémologique » ?
J’ai formulé dans ce texte toute une série d’objections contre la
thèse althussérienne de la coupure. Après ces objections, que reste-t-il
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de celle-ci ? Selon moi, l’actualité des considérations d’Althusser tient,


à cet égard, surtout à trois points. En premier lieu, il existe toujours
des interprétations de Marx qui mélangent grossièrement des positions
appartenant à divers contextes discursifs ou qui présentent Marx comme
un penseur chez qui aucun procès d’apprentissage ne semble être inter-
venu. Althusser a réagi contre cela en permettant une interprétation de
_
Marx qui rende compréhensible le développement de sa pensée comme
un procès qui n’est plus continu et porte la marque de césures. En second 139
lieu, Althusser avait parfaitement raison de souligner le caractère central _
de la coupure de 1845-1846 : à cette époque a réellement lieu chez Marx
une révolution théorique. En distinguant « nouvelle philosophie » et
« nouvelle pratique de la philosophie », Althusser nous a en outre fourni
un instrument important pour penser le passage de Marx à une philo-
sophie sociale réaliste, à la fois critique et orientée vers la science. Son
geste, consistant à affirmer résolument la differentia specifica de Marx en
philosophie, a peut-être pour sens aujourd’hui de renforcer l’idée que
Marx constitue un contrepoint à la tradition philosophique herméneuti-
que qui, entre-temps, est également devenue dominante dans le champ
de la constitution d’une théorie critique. En dernier lieu, Althusser a
sans doute été, de tous les philosophes marxistes, celui qui a été le plus
cohérent dans son analyse de la différence entre science et philosophie.
Ses interventions nous invitent d’autant plus aujourd’hui à voir en Marx
un théoricien qui a inauguré un projet scientifique d’explication du capi-
talisme et de ses contradictions unique en son genre. n
68. Voir la conception classique de C. G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation. And Other Essays in the Philosophy of Science,
New York, Free Press, 1963.
69. Je ne peux pas entrer ici dans la relation du réalisme scientifique et de la dialectique au sein de la critique de l’économie
politique. Je ferai simplement une remarque : Marx a en grande partie formulé sa perspective réaliste scientifique dans un
vocabulaire hégélianisant, ce qui a conduit dans les divers marxismes à tenir celle-ci pour « dialectique ». Une fois éliminées ces
questions de vocabulaire, ce qui demeure encore authentiquement dialectique chez Marx, c’est peut-être avant tout l’hypothèse
de contradictions réelles (à la différence de simples oppositions, ou de contradictions logiques). Cette hypothèse peut s’unir
sans problème au réalisme scientifique, du moins pour autant que celui-ci adopte une orientation « scientifico-complexe » (sur
la question de la dialectique dans le Capital, voir E. Renault, « Qu’y a-t-il au juste de dialectique dans le Capital de Marx ? » in
F. Fischbach (éd.), Marx. Relire le Capital, Paris, PUF, 2009, pp. 43-76).

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