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Stratégies de Reproduction et Modes de Domination *1

Pierre Bourdieu

Une des questions les plus fondamentales à propos du monde social est la question de
savoir pourquoi et comment ce monde dure, persévère dans l'être, comment se perpétue
l'ordre social, c'est-à-dire l'ensemble des relations d'ordre qui le constituent. Pour
répondre véritablement à cette question, il faut refuser tant la vision "structuraliste",
selon laquelle les structures, portant en elles le principe de leur propre perpétuation, se
reproduisent avec la collaboration obligée d'agents soumis à leurs contraintes, que la
vision interactionniste ou ethnométhodologique (ou, plus largement, marginaliste) selon
laquelle le monde social est le produit des actes de construction qu'opèrent, à chaque
moment, les agents, dans une sorte de "création continuée".

Il faut, en d'autres termes, récuser la question de savoir si les signes de soumission que
les subordonnés accordent continûment à leurs supérieurs font et refont sans cesse la
relation de domination ou si, à l'inverse, la relation objective de domination impose les
signes de soumission. En fait, le monde social est doté d'un conatus, comme disaient les
philosophies classiques, d'une tendance à persévérer dans l'être, d'un dynamisme
interne, inscrit à la fois dans les structures objectives et dans les structures "subjectives",
les dispositions des agents, et continuellement entretenu et soutenu par des actions de
construction et de reconstruction des structures qui dépendent dans leur principe de la
position occupée dans les structures par ceux qui les accomplissent. Toute société
repose sur la relation entre les deux principes dynamiques, qui sont inégalement
importants selon les sociétés et qui sont inscrits, l'un dans les structures objectives et,
plus précisément, dans la structure de la distribution du capital et dans les mécanismes
qui tendent à en assurer la reproduction, l'autre dans les dispositions (à la reproduction);
et c'est dans la relation entre ces deux principes que se définissent les différents modes
de reproduction, et en particulier les stratégies de reproduction qui les caractérisent.

Avant de m'engager dans les abstractions, inévitables, de la tentative de formalisation


ou, si ce n'est pas trop emphatique, d'axiomatisation à laquelle je vais me livrer devant
vous, je voudrais rappeler brièvement les conditions dans lesquelles sont nées et se sont
développées les réflexions théoriques qui m'ont conduit à construire le concept de
système de stratégies dereproduction. Il me paraît nécessaire, notamment en présence
d'auditeurs appartenant pour la plupart à une autre discipline - l'histoire - et à une autre
tradition intellectuelle nationale, de rendre explicite le contexte historique dans lequel -
et contre lequel - j'ai été amené à penser toute une classe d'actions comme des stratégies
- et non comme des mises en oeuvre de règles - objectivement orientées vers la
reproduction de ce corps social qu'est la famille (ou la "maison") et constituant un
système.

Mais plus que les malentendus inhérents à la communication interdisciplinaire et


internationale, je crains ceux qui peuvent résulter de la déréalisation que produit la
formalisation. J'ai souvent pensé, par exemple, que la pensée de Max Weber a eu
beaucoup à souffrir des lectures théoricistes favorisées par les tentatives de
1
In : ARSS n°105,décembre 1994,page 3.
formalisation qu'il a présentées, à la fin de sa vie, dans Wirtschaft und Gesellschaft et
que nombre des déformations que son oeuvre a subies lui auraient sans doute été
épargnées si nombre de ses lecteurs (Talcott Parsons notamment) avaient eu une vue
plus exacte du contexte historique spécifique (l'espace des possibles scientifiques) par
rapport auquel elle s'était constituée et des recherches historiques dans lesquelles elle
s'était affirmée. En outre, du fait que les principes d'erreur contre lesquels ils ont été
construits sont toujours en vigueur, les concepts les plus rigoureusement contrôlés
restent exposés à faire l'objet d'emplois distraits et superficiels qui, comme cela arrive
quotidiennement à des notions comme capital culturel ou capital symbolique, tendent à
détruire le pouvoir de rupture qu'ils enferment.

Il n'est pas facile de reconstituer de manière exacte l'espace des possibles théoriques en
face duquel je me trouvais placé lorsque, dans les années soixante, j'ai commencé à
m'intéresser, à propos du cas de la Kabylie et du Béarn, à la logique des échanges
matrimoniaux et des pratiques successorales. Ce qui est sûr, c'est qu'il était dominé par
la vision structuraliste qui, à la faveur de l'ambiguïté de la notion de règle, pouvait
donner les apparences d'une révolution théorique à une restauration du juridisme qui,
dès l'origine, avait hanté les recherches ethnologiques, en matière de théories de la
parenté, comme l'a bien montré Louis Dumont, mais aussi et surtout en matière de
théories de la dévolution des biens. Typique de cette vision, la lecture qu'Emmanuel Le
Roy Ladurie fera des travaux de Jean Yver et qui conduit à définir des aires
géographiques à l'intérieur desquelles s'imposent des normes successorales inflexibles
ne laissant aucune place aux accommodements ou aux négociations(1). Sans doute
parce que je participais de ce mood théorique, incontestablement lié au prestige
extraordinaire que détenait alors, aux yeux de tous les chercheurs en sciences sociales,
l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss, et tout particulièrement Les Structures élémentaires de
la parenté, j'avais essayé, dans un premier travail sur le cas du Béarn, de construire un
modèle liant les échanges matrimoniaux aux traditions successorales(2). Mais une étude
plus approfondie de mariages concrets, et en particulier de cas de mésalliances, tant en
Kabylie qu'en Béarn, m'avait conduit peu à peu à mettre en doute la vision structuraliste,
qui devait peut- être une part de sa séduction au fait qu'elle tendait à réduire le
fonctionnement social à une sorte de mécanisme d'horlogerie et à faire de l'ethnologue,
qui portait au jour ce mécanisme, une sorte de Dieu horloger, extérieur et supérieur à sa
création. Il m'apparaissait en effet que, tant dans le cas de la Kabylie que dans le cas du
Béarn, la norme officielle, le "mariage. préférentiel" avec la cousine parallèle ou le droit
d'aînesse, n'était qu'une des contraintes, et pas la plus impérative, avec lesquelles les
agents devaient compter pour concevoir leurs stratégies successorales ou matrimoniales;
et qu'il fallait donc abandonner la vision hautaine et "le regard éloigné" qui
caractérisaient la vision structuraliste pour se placer, par un changement radical de
"paradigme" (au sens de Kuhn), symbolisé par le recours à la notion de stratégie, au
principe même de la pratique, au point de vue des agents - ce qui ne veut pas dire,
comme l'a parfois suggéré Lévi-Strauss, dans leur conscience, par une régression vers
une phénoménologie subjectiviste, servant de fondement à une vision naïvement
"spontanéiste" de l'ordre social(3). Ce changement du rapport aux agents - moins distant
- et à la pratique - moins "intellectualiste" - impliquait une transformation profonde du
regard porté sur les pratiques, c'est-à-dire la construction d'une théorie de la pratique
fondée sur une théorie réflexive du regard théorique (ou du "scholastic bias") qui
impliquait une transformation profonde de la manière de mener l'enquête sur les
stratégies matrimoniales et successorales. C'est ainsi par exemple que, dans le cas de la
Kabylie, j'ai pu montrer, avec Abdelmalek Sayad, que cet élément fondamental du
capital symbolique qu'est le prénom était l'enjeu de stratégies extrêmement complexes,
tant parmi les ascendants qu'entre les descendants - stratégies que d'autres ont pu
observer en des lieux et des traditions très différents(4). Parler d'enjeu, c'est abandonner
la logique mécaniste de la structure pour la logique dynamique et ouverte du jeu, et
s'obliger à prendre en compte, pour comprendre chaque nouveau coup joué, toute la
série des coups antérieurs, tant en matière matrimoniale qu'en matière successorale.
Bref, c'est s'obliger à réintroduire le temps - que Leibniz définissait comme "l'ordre des
successions"... - et aussi, à la façon des agents eux-mêmes, l'ensemble (ou le système)
des stratégies de tous ordres, matrimoniales et successorales, mais aussi économiques,
éducatives, etc., qui sont au principe de l'état du jeu et du pouvoir sur le jeu, et, à travers
celui-ci, de toute nouvelle stratégie.

Le corps de propositions théoriques que je vais essayer d'exposer s'appuie donc sur
toute une série d'analyses historiques tout à fait précises des stratégies que, dans des
contextes très différents, des agents très différents - des paysans kabyles ou béarnais,
des patrons d'industrie soucieux d'assurer la perpétuation de leur entreprise ou des
employés désireux de transmettre leur capital culturel en assurant sa conversion en
capital scolaire - mettent en oeuvre, et à travers lesquelles s'accomplit le conatus de
l'unité domestique. De même que les analyses dites ethnologiques que j'ai menées à
propos du Béarn ou de la Kabylie n'ont pas cessé d'orienter mes recherches sur les
stratégies éducatives que les différentes catégories sociales mettent en oeuvre,
aujourd'hui, dans toutes les sociétés avancées, pour reproduire leur position dans
l'espace social, de même, ces analyses dites sociologiques m'ont permis de comprendre
plus adéquatement les transformations des stratégies matrimoniales des sociétés
paysannes qui ont été déterminées par l'unification du marché des biens symboliques et
par la transformation profonde du système des mécanismes de reproduction liée à
l'accroissement extraordinaire du poids du système scolaire(5).

On peut dresser une sorte de tableau des grandes classes de stratégies de reproduction
(engendrées par ces dispositions) qui se retrouvent dans toutes les sociétés, mais avec
des poids différents (selon notamment le degré d'objectivation du capital) et sous des
formes qui varient selon la nature du capital qu'il s'agit de transmettre et l'état des
mécanismes de reproduction disponibles (par exemple, les traditions successorales).
Cette construction théorique permet de restaurer dans l'analyse scientifique l'unité de
pratiques qui sont presque toujours appréhendées en ordre dispersé et à l'état séparé par
des sciences différentes (droit, démographie, économie, sociologie).

Bien qu'elles soient, dans la pratique, interdépendantes et entremêlées, on peut


distribuer les stratégies de reproduction en quelques grandes classes. Parmi les
stratégies d'investissement biologique, les plus importantes sont les stratégies de
fécondité et les stratégies prophylactiques. Les premières sont des stratégies à très long
terme, qui engagent tout l'avenir de la lignée et de son patrimoine, et qui visent à
contrôler la fécondité, c'est-à-dire à augmenter ou à réduire le nombre des enfants et, par
là, la force du groupe familial mais aussi le nombre des prétendants potentiels au
patrimoine matériel et symbolique: selon l'état des moyens disponibles notamment, elles
peuvent emprunter des voies directes, avec les techniques de limitation des naissances,
ou indirectes, avec par exemple le mariage tardif ou le célibat, qui a le double avantage
d'empêcher la reproduction biologique et d'exclure (au moins en fait) de l'héritage (c'est
la fonction de l'orientation vers la prêtrise de certains des enfants dans les familles
aristocratiques ou bourgeoises sous l'Ancien Régime, ou du célibat des cadets dans
certaines traditions paysannes favorisant le premier-né).

Les stratégies prophylactiques sont destinées à maintenir le patrimoine biologique en


assurant les soins continus ou discontinus destinés à maintenir la santé ou à écarter la
maladie et, plus généralement, en assurant une gestion raisonnable du capital corporel.
Les stratégies successorales visent à assurer la transmission du patrimoine matériel
entre les générations avec le minimum de déperdition possible dans les limites des
possibilités offertes par la coutume ou le droit - fût-ce en recourant à tous les artifices et
tous les subterfuges disponibles dans les limites du droit ou à tous les passe-droits
(comme la transmission directe et invisible de liquidités ou d'objets). Ces stratégies se
spécifient selon l'espèce de capital qu'il s'agit de transmettre, donc selon la composition
du patrimoine.

Les stratégies éducatives, dont les stratégies scolaires des familles ou des enfants
scolarisés sont un cas particulier, sont des stratégies d'investissement à très long terme
qui ne sont pas nécessairement perçues comme telles et qui ne se réduisent pas, comme
le croit l'économie du "capital humain", à leur seule dimension économique, ou même
monétaire: en effet, elles tendent avant tout à produire des agents sociaux dignes et
capables de recevoir l'héritage du groupe, c'est-à-dire de le transmettre à leur tour au
groupe. C'est le cas notamment des stratégies "éthiques" qui visent à inculquer la
soumission de l'individu et de ses intérêts au groupe et à ses intérêts supérieurs et qui, de
ce fait, remplissent une fonction fondamentale en assurant la reproduction de la famille
qui est elle-même le "sujet" des stratégies de reproduction.

Les stratégies d'investissement économique au sens large du terme sont orientées vers la
perpétuation ou l'augmentation du capital sous ses différentes espèces. Aux stratégies
d'investissement économique au sens restreint, il faut en effet ajouter les stratégies
d'investissement social, orientées vers l'instauration ou l'entretien de relations sociales
directement utilisables ou mobilisables, à court ou à long terme, c'est-à-dire vers leur
transformation en obligations durables, subjectivement ressenties (sentiments de
reconnaissance, de respect, etc.) ou institutionnellement garanties (droits), donc en
capital social et en capital symbolique, qui est opérée par l'alchimie de l'échange -
d'argent, de travail, de temps, etc. - et par tout un travail spécifique d'entretien des
relations. Les stratégies matrimoniales, cas particulier des précédentes, doivent assurer
la reproduction biologique du groupe sans menacer sa reproduction sociale par la
mésalliance et pourvoir, par l'alliance avec un groupe au moins équivalent sous tous les
rapports socialement pertinents, à l'entretien du capital social.

Les stratégies d'investissement symbolique sont toutes les actions visant à conserver et à
augmenter le capital de reconnaissance (aux différents sens), en favorisant la
reproduction des schèmes de perception et d'appréciation les plus favorables à ses
propriétés et en produisant les actions susceptibles d'être appréciées favorablement
selon ces catégories (par exemple montrer la force pour ne pas avoir à s'en servir). Les
stratégies de sociodicée, qui en sont un cas particulier, visent à légitimer la domination
et son fondement (c'est-à-dire l'espèce de capital sur laquelle elle repose) en les
naturalisant.

Les stratégies de reproduction ont pour principe non une intention consciente et
rationnelle, mais les dispositions de l'habitus qui tend spontanément à reproduire les
conditions de sa propre production. Du fait qu'elles dépendent des conditions sociales
dont l'habitus est le produit, c'est-à-dire, dans les sociétés différenciées, du volume et de
la structure du capital possédé par la famille (et de leur évolution dans le temps), elles
tendent à perpétuer son identité, qui est différence, en maintenant des écarts, des
distances, des relations d'ordre et en concourant ainsi en pratique à la reproduction de
tout le système des différences constitutives de l'ordre social(6). Les stratégies de
reproduction engendrées par les dispositions à la reproduction inhérentes à l'habitus
peuvent se doubler de stratégies conscientes, individuelles et parfois collectives, qui,
étant presque toujours inspirées par la crise du mode de reproduction établi, ne
contribuent pas nécessairement à la réalisation des fins qu'elles visent.

Les stratégies de reproduction constituent un système et, à ce titre, elles sont au principe
de suppléances fonctionnelles et d'effets compensatoires liés à l'unité de fonction, les
stratégies matrimoniales pouvant par exemple suppléer aux ratés des stratégies de
fécondité. Du fait qu'elles s'appliquent à des points différents du cycle de vie comme
processus irréversible, les différentes stratégies de reproduction sont aussi
chronologiquement articulées, chacune d'elles devant à chaque moment compter avec
les résultats atteints par celle des autres qui l'a précédée ou qui a une portée temporelle
plus courte: c'est ainsi par exemple que, dans la tradition béarnaise, les stratégies
matrimoniales dépendaient très directement des stratégies de fécondité de la famille, par
l'intermédiaire du nombre et du sexe des enfants, prétendants potentiels à une "dot" ou à
une compensation, mais aussi des stratégies éducatives, dont la réussite était la
condition de la mise en oeuvre des stratégies visant à écarter de l'héritage les filles et les
cadets (les unes par le mariage approprié et les autres par le célibat ou l'émigration), et
enfin des stratégies proprement économiques visant entre autres choses au maintien ou à
l'augmentation du patrimoine. Cette interdépendance s'étendait à plusieurs générations,
une famille pouvant être contrainte de s'imposer pendant longtemps de lourds sacrifices
pour compenser les "sorties" qui avaient été nécessaires pour "doter" en terres ou en
argent une trop nombreuse famille ou pour rétablir la position matérielle et surtout
symbolique du groupe après une mésalliance(7). Les mêmes analyses s'appliquent aux
grandes familles aristocratiques et aux familles royales, dont les stratégies domestiques
deviennent des affaires d'État (guerres de succession, etc.)(8).

Une histoire comparée des systèmes de stratégies de reproduction doit prendre en


compte d'une part la composition du patrimoine qu'il s'agit de transmettre, c'est-à-dire le
poids relatif des différentes espèces de capital, et d'autre part l'état des mécanismes de
reproduction (marché, notamment marché du travail, droit, notamment droit de
succession ou de propriété, institution scolaire et titre scolaire, etc.). Par exemple, le
poids déterminant que détient le capital symbolique dans le patrimoine des paysans
kabyles (en raison de la tradition d'indivision de la terre et de la place éminente
accordée aux valeurs d'honneur, donc à la réputation du groupe) fait de cette société une
sorte de laboratoire pour l'étude des stratégies d'accumulation, de reproduction et de
transmission du capital symbolique: les stratégies qui entourent la transmission des
prénoms des ancêtres prestigieux telles que je les ai analysées ou l'importance à
première vue démesurée qui est accordée aux jeux de l'honneur s'expliquent sans doute
par le fait que l'accumulation de capital symbolique, forme extrêmement fragile et labile
de capital, représente la forme principale d'accumulation(9). Ces stratégies se retrouvent
chez les paysans béarnais, soucieux de conserver, d'augmenter et de transmettre le nom
et le renom de la "maison", mais elles sont compliquées par le fait que la terre possédée
assigne une limite aux stratégies, et en particulier au bluff qu'autorise la logique des
jeux symboliques(10). Et d'autres contraintes, juridiques notamment, mais aussi
politiques, viennent donner leur physionomie particulière aux stratégies des familles
royales ou aristocratiques, bien que la familiarité avec les stratégies des "maisons"
paysannes permette d'en comprendre immédiatement le principe(11).

Mais les différentes stratégies de reproduction ne se définissent complètement qu'en


relation avec des mécanismes de reproduction, institutionnalisés ou non. Le système des
stratégies de reproduction d'une unité domestique dépend des profits différentiels qu'elle
peut attendre des différents placements en fonction des pouvoirs effectifs sur les
différents mécanismes institutionnalisés (marché économique, marché scolaire, marché
matrimonial) que lui assurent le volume et la structure de son capital. A travers
notamment la structure des chances différentielles de profit qui sont objectivement
offertes à ses investissements par les différents marchés sociaux, s'imposent des
systèmes de préférences (ou d'intérêts) différents et des propensions tout à fait
différentes à investir dans les différents instruments de reproduction.

Par exemple, toute la longue période de transition de l'État dynastique à l'État


bureaucratique est marquée, tant en France qu'en Angleterre, par la lutte entre ceux qui
ne veulent connaître et reconnaître que les stratégies de reproduction à base familiale
(les frères du roi), fondées sur les liens du sang, et ceux qui invoquent les stratégies de
reproduction bureaucratiques (les ministres du roi), fondées sur la transmission scolaire
du capital culturel. Dans nos sociétés, où différents instruments de reproduction sont
disponibles, la structure de la distribution des pouvoirs sur les instruments de
reproduction est le facteur déterminant du rendement différentiel que les différents
instruments de reproduction sont en mesure d'offrir aux investissements des différents
agents et, par là, de la reproductibilité de leur patrimoine et de leur position sociale,
donc de la structure de leurs propensions différentielles à investir sur les différents
marchés. On a montré par exemple que le système scolaire ne peut contribuer à la
reproduction de la structure sociale et, plus précisément, de la structure de la
distribution du capital culturel en vouant les enfants à une élimination d'autant plus
probable qu'ils sont issus de familles plus démunies de capital culturel, que dans la
mesure où ces enfants (et leurs familles) ont d'autant plus de chances d'avoir des
dispositions qui les inclinent à l'auto-élimination (comme l'indifférence ou la résistance
aux incitations scolaires) qu'ils sont situés en une position plus défavorisée dans la
structure de la distribution du capital culturel(12).

De même aujourd'hui, on voit s'opposer, au sein du champ du pouvoir et même au sein


du champ du pouvoir économique, des agents qui, en fonction de la structure du capital
qu'ils possèdent, plutôt économique ou plutôt culturel, s'orientent vers des stratégies de
reproduction fondées plutôt sur l'investissement dans l'économie ou plutôt sur
l'investissement dans l'École: avec d'un côté, chez les patrons "familiaux", la
transmission entièrement contrôlée par la famille d'un droit de propriété héréditaire, et,
de l'autre côté, la transmission, plus ou moins assurée et contrôlée par l'État, d'un
pouvoir viager, fondé sur le titre scolaire, qui, à la différence du titre de propriété ou du
titre de noblesse, n'est pas transmissible héréditairement. Et plus généralement, la
propension à investir dans le système scolaire dépend du poids relatif du capital culturel
dans la structure du patrimoine: à la différence des employés ou des instituteurs qui
concentrent leurs investissements sur le marché scolaire, les patrons familiaux, dont la
réussite sociale ne dépend pas au même degré de la réussite scolaire, investissent moins
d'"intérêt" et de travail dans leurs études et n'obtiennent pas le même rendement de leur
capital culturel.

Les transformations de la relation entre le patrimoine considéré dans son volume et sa


structure et le système des instruments de reproduction, avec la transformation
corrélative des chances de profit, tendent à entraîner une restructuration du système des
stratégies de reproduction: les détenteurs de capital ne peuvent maintenir leur position
dans la structure sociale qu'au prix d'une reconversion des espèces de capital qu'ils
détiennent en d'autres espèces, plus rentables et plus légitimes dans l'état considéré des
instruments de reproduction: tel est le principe par exemple de la reconversion, dans
l'Allemagne du XIXe siècle, d'une aristocratie foncière en bureaucratie d'État.

Dans des univers sociaux où les dominants doivent sans cesse changer pour conserver,
ils tendent nécessairement à se diviser, surtout dans les périodes de transformation
rapide des modes de reproduction, selon le degré de reconversion de leurs stratégies de
reproduction: les agents ou les groupes les mieux pourvus des espèces de capital
permettant de recourir aux nouveaux instruments de reproduction, donc les plus enclins
et les plus aptes à entreprendre une reconversion, s'opposent à ceux qui sont les plus liés
à l'espèce de capital menacée (par exemple, à la veille de la révolution de 89, les petits
aristocrates de province sans fortune ni culture s'opposent à la noblesse et à la
bourgeoisie de robe ou, en l968, les professeurs des disciplines les plus directement
subordonnées aux concours de recrutement des professeurs - grammaire, langues
anciennes ou même philosophie - s'opposent aux professeurs des disciplines nouvelles,
comme les sciences sociales). Nombre des grandes oppositions qui sont au centre des
débats idéologiques d'une époque (par exemple, aujourd'hui, les discussions sur la
"culture") ne sont que l'affrontement de différentes formes de la sociodicée
conservatrice: celles qui visent avant tout à légitimer le mode de reproduction ancien, en
disant ce qui allait sans dire jusque-là et en transformant la doxa en orthodoxie,
s'opposent à celles qui visent à rationaliser, au double sens, la reconversion en hâtant la
prise de conscience des transformations et l'élaboration des stratégies adaptées et en
légitimant ces stratégies aux yeux des "intégristes".

Ainsi, la vertu majeure de la construction de la notion de mode de reproduction comme


relation entre un système de stratégies de reproduction et un système de mécanismes de
reproduction, c'est qu'elle permet de construire et de comprendre de façon unitaire des
phénomènes appartenant à des univers sociaux très éloignés, comme la transmission des
prénoms en Kabylie et dans l'Italie de la Renaissance(13) ou la politique des grandes
dynasties royales et la politique domestique des familles paysannes (et de faire
disparaître du même coup l'opposition ruineuse entre la sociologie, l'histoire et
l'ethnologie). Mais elle ne doit pas faire oublier pour autant (par cette sorte
d'"ethnologisme" qui a affecté la dernière École des Annales) les différences très
profondes entre les sociétés où les dispositions à la reproduction et les stratégies de
reproduction qu'elles engendrent ne trouvent d'autre appui, dans l'objectivité des
structures sociales, que les structures familiales, instrument majeur, sinon exclusif de
reproduction, et doivent donc s'organiser autour des stratégies éducatives et
matrimoniales, et les sociétés où elles peuvent s'appuyer à la fois sur les structures du
monde économique et sur les structures d'un État organisé, dont les plus importantes, du
point de vue de la reproduction, sont les structures de l'institution scolaire.
Les sociétés précapitalistes ou protocapitalistes se distinguent des sociétés capitalistes
en ce que le capital y est beaucoup moins objectivé (et codifié) que dans les sociétés
capitalistes et beaucoup moins inscrit dans des institutions capables d'assurer leur propre
perpétuation et de contribuer par leur fonctionnement à la reproduction des relations
d'ordre qui sont constitutives de l'ordre social. Il s'ensuit que, dans ces sociétés, le
problème de la perpétuation des relations sociales, et tout spécialement des relations
sociales de domination, se pose de manière particulièrement dramatique: comment est-il
possible de tenir quelqu'un durablement? Comment peut-on instaurer des relations de
travail, d'échange, etc., et tout particulièrement des relations dissymétriques de
domination qui soient capables de se perpétuer durablement, voire au-delà des limites
de la vie de ceux qu'elles engagent(14)? On peut ici citer Marx qui oppose les sociétés
dans lesquelles les rapports de production prennent la forme de "rapports de dépendance
personnelle" et les sociétés où ils reposent sur "l'indépendance des personnes fondées
sur la dépendance matérielle"(15). Et de fait, aussi longtemps que des structures
objectives telles que le marché du travail (et le "travailleur libre" au sens de Weber) et
l'ensemble des institutions étatiques, dont la plus importante, de ce point de vue, est
l'institution scolaire, n'existent pas, les dominants doivent se consacrer à un travail de
création continuée des relations sociales, réduites à des relations personnelles. Cela se
voit bien dans le cas des relations entre le fellah et son khammès, métayer au quint: le
patron doit entretenir continûment la relation, par toute une série d'échanges visant à
l'identifier à une relation entre parents (il peut aller jusqu'à donner une de ses filles à un
enfant du khammès). En l'absence de ce que Sartre appelait la "violence inerte" des
mécanismes économiques et sociaux tels que ceux du marché du travail et de la violence
légitime des règles de droit, il est obligé de recourir à ces formes douces ou
euphémisées de la contrainte qui définissent la violence symbolique, avec notamment
toutes les ressources du paternalisme (et qui peuvent s'associer à la violence physique la
plus brutalement exercée, comme dans la vengeance)(16).

Ainsi, les sociétés précapitalistes et protocapitalistes n'offrent pas les conditions d'une
domination impersonnelle et, moins encore, d'une reproduction impersonnelle des
rapports de domination. Elles ne disposent pas de la violence cachée des mécanismes
objectifs qu'il suffit de laisser faire, comme le marché du travail ou le marché scolaire.
Il s'ensuit que la perpétuation des relations sociales repose presque exclusivement sur
les habitus, c'est-à-dire sur les dispositions socialement instituées par des stratégies
méthodiques d'investissement éducatif, qui inclinent les agents à produire le travail
continu d'entretien des relations sociales (avec notamment le travail symbolique de
construction et de reconstruction généalogique), donc du capital social, et aussi du
capital symbolique de reconnaissance que procurent les échanges réglés et, en
particulier, les échanges matrimoniaux. Et si les stratégies matrimoniales occupent une
place aussi importante dans le système des stratégies de reproduction, c'est que, sans
être nécessairement codifiée de manière aussi parfaitement rigoureuse que le laissent
croire certaines théories de la parenté, la liaison matrimoniale apparaît comme un des
instruments les plus sûrs qui se trouvent proposés, dans la plupart des sociétés (et encore
dans les sociétés contemporaines), pour assurer la reproduction du capital social et du
capital symbolique tout en sauvegardant le capital économique.

Dans des sociétés où les agents sont de plus en plus durablement tenus (notamment en
position dominée) par l'effet de mécanismes généraux tels que ceux qui régissent le
monde économique et le monde culturel (et où l'on peut dire que, grosso modo, le
capital va au capital), le poids des stratégies matrimoniales tend globalement à
diminuer, bien qu'il reste encore important lorsque la famille possède le contrôle entier
d'une entreprise agricole, industrielle ou commerciale (en ce cas, les stratégies par
lesquelles la famille vise à assurer sa propre reproduction - stratégies de fécondité,
stratégies éducatives, stratégies successorales et surtout stratégies matrimoniales -
tendent à se subordonner aux stratégies proprement économiques).

A mesure qu'un champ économique doté de ses propres lois de développement se


constitue et que s'y instaurent des mécanismes qui assurent la reproduction durable de sa
structure et dont l'État contribue à garantir la constance (comme ceux qui sont liés à
l'existence de la monnaie et qui fondent la confiance nécessaire pour rendre possibles
les investissements transgénérationnels), le pouvoir direct et personnel sur des
personnes tend à céder de plus en plus la place au pouvoir sur des mécanismes qu'assure
le capital économique ou le capital culturel (le titre scolaire).

L'émergence de l'État, qui organise la concentration et la redistribution des différentes


espèces de capital, économique, culturel et symbolique, entraîne une transformation des
stratégies de reproduction, dont on peut voir un exemple, pour le capital symbolique,
dans le passage de l'honneur féodal, fondé sur la reconnaissance accordée par les pairs
et par les roturiers, et sans cesse à conquérir et à maintenir, aux honneurs
bureaucratiquement conférés par l'État. Un processus analogue s'observe dans le
domaine du capital culturel. L'histoire des sociétés européennes est très profondément
marquée par le développement progressif, au sein du champ du pouvoir, d'un mode de
reproduction à composante scolaire, dont on voit d'abord les effets dans le champ du
pouvoir lui-même avec le passage de la logique dynastique de la "maison du roi",
fondée sur un mode de reproduction familial, à la logique bureaucratique de la raison
d'État, fondée sur un mode de reproduction scolaire. Un des facteurs de cette évolution
est l'ensemble des contradictions et des conflits nés de la coexistence, au sein de l'État
dynastique, de deux catégories d'agents, le roi et sa maisonnée d'une part, les
fonctionnaires du roi d'autre part, c'est-à-dire de deux modes de reproduction et de deux
pouvoirs, un pouvoir hérité et héréditairement transmissible par le sang, donc fondé sur
la nature (avec le titre nobiliaire), et un pouvoir acquis et viager, fondé sur le "don" et le
mérite et garanti par le droit (avec le titre scolaire). Le processus de déféodalisation qui
conduit de l'État dynastique à l'État bureaucratique peut être décrit comme un processus
de dénaturalisation, une rupture progressive des liens naturels, des loyautés primaires à
base familiale. L'État moderne est d'abord antiphysis et la loyauté envers l'État suppose
une coupure avec toutes les fidélités originaires.

L'État issu d'un tel processus d'éradication de tout vestige de liens naturels - qui
survivent malgré tout dans le népotisme et le favoritisme - favorise et garantit le
fonctionnement au sein du champ du pouvoir d'État, mais aussi au sein du champ du
pouvoir économique, du mode de reproduction scolaire dont on peut appréhender la
logique spécifique en la comparant au mode de reproduction familial qui se perpétue
malgré tout (dans une opposition qui n'est pas sans évoquer celle qui s'établissait entre
la maison du roi et les fonctionnaires royaux).

Dans les grandes firmes bureaucratiques, le diplôme cesse d'être un simple attribut
statutaire (comme le diplôme de droit d'un patron privé) pour devenir un véritable droit
d'entrée: l'école (sous la forme de la "grande école") et le corps, groupe social que
l'école produit en apparence ex nihilo (mais en fait à partir de propriétés liées à la
famille), prennent la place de la famille et de la parenté, la cooptation des condisciples
sur la base des solidarités d'école ou de corps jouant le rôle qui revient au népotisme et
aux solidarités claniques dans les entreprises familiales.

Toute stratégie de reproduction implique une forme de numerus clausus en ce qu'elle


remplit des fonctions d'inclusion et d'exclusion en limitant soit le nombre des produits
biologiques du corps (mais seule la famille peut le faire), soit le nombre des individus
habilités à en faire partie (ce qui peut conduire à exclure une partie des produits
biologiques du corps, femmes, cadets, etc.). Le plus important, c'est que, dans le mode
de reproduction "familial", la responsabilité de ces ajustements incombait à la famille.
Avec le mode de reproduction à composante scolaire, auquel les patrons technocratiques
doivent leur position, celle-ci perd la maîtrise des choix successoraux et le pouvoir de
désigner elle-même les héritiers. Ce qui caractérise le mode de reproduction scolaire,
c'est la logique proprement statistique de son fonctionnement. La responsabilité de la
transmission n'incombe plus à une personne ou à un groupe, contraints ou orientés par la
tradition (droit de primogéniture, etc.), comme dans la transmission familiale, mais à
tout un ensemble d'agents individuels ou collectifs dont les actions isolées et
statistiquement agrégées tendent à assurer à la classe dans son ensemble des privilèges
qu'elle refuse à tel ou tel de ses éléments pris séparément: l'École ne peut contribuer à la
reproduction de la classe (au sens logique du terme) qu'en sacrifiant certains des
membres de la classe qu'épargnerait un mode de reproduction laissant à la famille le
plein pouvoir sur la transmission. La contradiction spécifique du mode de reproduction
scolaire réside dans l'opposition entre les intérêts de la classe que l'École sert
statistiquement et les intérêts des membres qu'elle sacrifie. Et aussi dans le fait que la
surproduction, avec toutes les contradictions qu'elle implique, devient une constante
structurale lorsque, avec le mode de reproduction à composante scolaire, des chances
théoriquement égales sont offertes à tous les "héritiers", filles autant que garçons, cadets
autant qu'aînés, d'obtenir des titres scolaires, en même temps que l'accès des "non-
héritiers" à ces titres s'accroît aussi (en chiffres absolus) et que l'élimination brutale, dès
l'entrée dans l'enseignement secondaire, cède la place à une élimination en douceur. La
crise de l968 est sans doute, pour une part, l'effet de cette contradiction.

Il faut se garder toutefois de réduire l'opposition entre les deux modes de reproduction à
l'opposition entre le recours à la famille et le recours à l'École. Il s'agit plutôt, en fait, de
la différence entre une gestion purement familiale des problèmes de reproduction et une
gestion familiale qui fait entrer un certain usage de l'École dans les stratégies de
reproduction. En effet, outre que l'action de reproduction qu'exerce l'École s'appuie sur
la transmission domestique du capital culturel, la famille continue à mettre la logique
relativement autonome de son économie propre, qui lui permet de cumuler le capital
détenu par chacun de ses membres, au service de l'accumulation et de la transmission du
patrimoine.

Autre erreur possible, celle qui consisterait à conclure, selon un schéma évolutionniste
simple, que les deux modes de reproduction correspondent à deux moments d'une
évolution inséparable de celle qui conduit, selon certains auteurs, d'un mode de
domination fondé sur la propriété et les owners à un autre, plus rationnel et plus
démocratique, fondé sur la "compétence" et les managers. En fait, la définition du mode
de reproduction légitime est un enjeu de luttes, notamment au sein du champ du pouvoir
économique, et il faut se garder de considérer comme la fin de l'histoire ce qui n'est
qu'un état d'un rapport de forces susceptible d'être renversé. Et ces luttes prennent
souvent la forme d'une lutte pour le pouvoir sur l'État et sur le pouvoir qu'il est en
mesure d'exercer sur le système des instruments de reproduction, économiques ou
scolaires notamment.

Et il faudrait analyser longuement les effets de la transformation du mode de


reproduction sur le fonctionnement de la famille comme instance responsable de la
reproduction et, inversement, les effets des transformations de la famille (avec, par
exemple, l'élévation du taux de divorce) sur le fonctionnement du mode de reproduction
à composante scolaire. La crise de la famille est-elle liée à des transformations des
stratégies de reproduction tendant à réduire le besoin de l'unité domestique? Mais
nombre d'indices portent à croire que la famille bourgeoise continue à cultiver son
intégration sociale, qui est la condition majeure de sa contribution à la perpétuation de
son capital social et de son capital symbolique et, par là, de son capital économique. On
est loin encore de l'agent économique isolé tel que le décrivent les économistes.

Ce qui conduit à se demander qui est, en définitive, le "sujet" des stratégies de


reproduction. Il est certain que la famille et les stratégies de reproduction ont partie liée:
sans famille, il n'y aurait pas de stratégies de reproduction; sans stratégies de
reproduction, il n'y aurait pas de famille (ou de corps et de Stand comme quasi-famille).
Il faut que la famille existe - ce qui ne va pas de soi - pour que les stratégies de
reproduction soient possibles; et les stratégies de reproduction sont la condition de la
perpétuation de la famille, cette création continuée. La famille dans la forme particulière
qu'elle revêt en chaque société est une fiction sociale (souvent convertie en fiction
juridique) qui s'institue dans la réalité au prix d'un travail visant à instituer durablement
en chacun des membres de l'unité instituée (notamment par le mariage comme rite
d'institution) des sentiments propres à assurer l'intégration de cette unité et la croyance
dans la valeur de cette unité et de son intégration. On voit que les stratégies éducatives
ont une fonction tout à fait fondamentale; comme tout le travail symbolique, théorique
(généalogique notamment) et pratique (échanges de dons, de services, fêtes et
cérémonies, etc.), qui incombe particulièrement aux femmes et qui transforme
l'obligation d'aimer en disposition aimante et qui tend à doter chacun des membres de la
famille d'un "esprit de famille": ce principe cognitif de vision et de division est en même
temps principe pratique de cohésion, générateur de dévouements, de générosités, de
solidarités, et d'une adhésion vitale à l'existence d'un groupe familial et de ses intérêts.

Ce travail d'intégration est d'autant plus indispensable que la famille, si elle doit, pour
être conforme, fonctionner comme un corps, tend toujours à fonctionner comme un
champ, avec ses rapports de forces physiques, économiques et surtout symboliques (liés
notamment au volume et à la structure du capital possédé par les différents membres) et
ses luttes pour la conservation ou la transformation de ces rapports de forces. C'est
seulement au prix d'un travail constant que les forces de fusion (affectives notamment)
parviennent à contrecarrer ou à compenser les forces de fission.

L'unité de la famille est faite pour et par l'accumulation et la transmission. Le "sujet" de


la plupart des stratégies de reproduction est la famille agissant comme une sorte de sujet
collectif et non comme un simple agrégat d'individus. Pour comprendre les stratégies
collectives des familles (dans le cas du mariage kabyle par exemple ou dans le cas de
l'achat d'une maison dans la France d'aujourd'hui), il faut connaître d'abord la structure
et l'histoire du rapport de forces entre les différents agents et leurs stratégies. Mais il
faut connaître aussi le volume et la structure du capital qu'elles ont à transmettre, donc
la position de chacune dans la structure de la distribution des différentes espèces de
capital. C'est en effet cette position qui oriente les stratégies (et qui en est le véritable
sujet) - ce qui explique que, en suivant son propre conatus, chacune des familles
contribue à la reproduction de l'espace des positions constitutives d'un ordre social,
donc à l'accomplissement du conatus inscrit dans cet ordre(17).

On voit mieux comment répondre à la question, posée en commençant, des conditions


de la permanence de l'ordre social. Le monde social n'est pas cet univers radicalement
discontinu qui était celui de Hobbes, selon Durkheim ("Pour Hobbes, c'est un acte de
volonté qui donne naissance à l'ordre social et c'est un acte de volonté perpétuellement
renouvelé qui en est le support"), et que proposent aujourd'hui tous ceux que le souci de
restituer sa place au "sujet" conduit à réduire les relations sociales, y compris les
rapports de domination, aux actes (de soumission notamment) qu'accomplissent à
chaque moment les agents. Comme l'univers physique selon Leibniz, il a en lui-même le
principe de son dynamisme et de sa logique. Cette vis insita, qui estaussi une lex insita,
est inscrite à la fois dans les structures objectives (et les mécanismes qui en assurent la
reproduction, comme ceux qui favorisent la reproduction de la distribution du capital
culturel) et dans les structures de l'habitus ou, plus précisément, dans la relation entre
les unes et les autres; elle est dans les probabilités objectives qui sont inscrites dans les
tendances immanentes aux différents champs sociaux (comme tendances à produire des
fréquences stables et des régularités, souvent renforcées par des règles explicites) et
dans les espérances subjectives, grossièrement ajustées à ces tendances, qui sont
inscrites dans les inclinations de l'habitus.

Notes

* Ce texte est la transcription du cours du Collège de France donné à Göttingen


le 23 septembre 1993. Les communications présentées à la suite de ce cours
au séminaire de la Mission historique française en Allemagne, organisé par
Patrice Veit et Olivier Christin, ont servi de base à ce numéro d'Actes de la
recherche en sciences sociales. D'autres travaux présentés à ce séminaire
seront publiés ultérieurement, notamment les articles d'Alf Lüdke, Jurgen
Schlumbohm, Hans Medick et d'autres chercheurs du Max-Planck Institut für
Geschichte, ainsi qu'un tableau d'ensemble sur l'histoire sociale en Allemagne
avec notamment des contributions de Carola Lipp et d'Étienne François.

(1) Cf. J. Yver, Égalité entre héritiers et Exclusion des enfants dotés. Essai de
géographie coutumière, Paris, Sirey, 1966. E. Le Roy Ladurie, "Structures
familiales et coutumes d'héritage en France au XVIe siècle: système de la
coutume", Annales ESC, nos 4-5, 1972, p. 825-846, repris in Le Territoire de
l'historien, Paris, Gallimard, p. 222-251.

(2) Cf. P. Bourdieu, "Célibat et condition paysanne", Études rurales, nos 5-6,
avril-septembre 1962, p. 32-136. Sur ce travail et ses prolongements et
perfectionnements dans la tradition ethnologique, voir le numéro spécial de la
revue Études rurales: la terre, succession et héritage, 1988, p. 110-113.

(3) La notion de stratégie telle que je l'ai employée avait pour vertu première de
prendre acte des contraintes structurales qui pèsent sur les agents (contre
certaines formes d'individualisme méthodologique) en même temps que de la
possibilité de réponses actives à ces contraintes (contre certaine version
mécaniste du structuralisme). Comme l'indique la métaphore du jeu, ces
contraintes sont inscrites, pour l'essentiel, dans le capital disponible (sous ses
différentes espèces), c'est-à-dire dans la position occupée par une unité
déterminée dans la structure de la distribution de ce capital, donc dans le
rapport de forces avec d'autres unités. En rupture avec l'usage dominant de la
notion, qui considère les stratégies comme des visées conscientes et à long
terme d'un agent individuel, j'employais ce concept pour désigner les
ensembles d'actions ordonnées en vue d'objectifs à plus ou moins long terme et
non nécessairement posés comme tels qui sont produits par les membres d'un
collectif tel que la maisonnée (Cf. P. Bourdieu, "Les stratégies matrimoniales
dans le système de reproduction", Annales, 4-5, juillet-octobre 1972, p. 1105-
1127; Cl. Lévi-Strauss, "L'ethnologie et l'histoire", Annales ESC, 6, novembre-
décembre 1983, p. 1217-1231; P. Bourdieu, "De la règle aux stratégies", in
Choses dites, Paris, Éd. de Minuit, 1987, p. 75-93.)

(4) P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1966, p.


82-83, 133-137; Christiane Klapisch-Zuber, La Maison et le Nom, stratégies et
rituels dans l'Italie de la Renaissance, Paris, École des hautes études en
sciences sociales, l990.

(5) Cf. P. Bourdieu, "Reproduction interdite. La dimension symbolique de la


domination économique", Études rurales, nos 113-114, janvier-juin 1989, p. 15-
36; "Le patronat", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 21, mars-avril
1978, p. 3-82.

(6) L'habitus tend en effet à se perpétuer selon sa détermination interne,


affirmant son autonomie par rapport à la situation (au lieu de se soumettre à la
détermination directe de l'environnement, comme la matière).

(7) Cf. P. Bourdieu, "Célibat...", loc. cit., et "Les stratégies...", loc. cit.

(8) Pour d'autres exemples, cf. la bibliographie de Marie-Christine Zelem, in


Études rurales, nos 110-112, 1988, p. 325-357, et aussi Kojima Hiroshi, "A
Demographic Evaluation of P. Bourdieu's "Fertility Strategy"", The Journal of
Population Problems, 45(4), l990, p. 52-58.

(9) Cf. P. Bourdieu, Esquisse..., op. cit.

(10) Cf. P. Bourdieu, "Célibat...", loc. cit., p. 32-136, et Le Sens pratique, op. cit.

(11) Cf. P. Bourdieu, "Esprits d'État", Actes de la recherche en sciences


sociales, nos 96-97, mars 1993, p. 49-62.

(12) Ce qui conduit à révoquer aussi la distinction ordinaire entre méthodes


quantitatives et méthodes qualitatives: on ne peut réellement démonter de tels
mécanismes qu'à condition de mener simultanément l'analyse que l'on peut dire
qualitative des dispositions - par exemple, les schèmes de perception et
d'appréciation que les agents individuels mettent en oeuvre dans leur choix
d'une discipline - et l'analyse statistique des structures - par exemple, les
distributions selon le sexe et l'origine sociale entre les différentes disciplines.
(13) Cf. P. Bourdieu, Esquisse..., op. cit., p. 82-83, 133-137. Christiane
Klapisch-Zuber, La Maison et le Nom, op. cit.

(14) Comment, lorsqu'il n'y a pas de recours possible à la justice ou à la police,


peut-on contraindre un débiteur? Comme l'observe Renou, il n'y a pas d'autre
recours, bien souvent, que la magie ou, plus précisément, la malédiction
magique (arme des faibles, souvent des femmes).

(15) K. Marx, "Principes d'une critique de l'économie politique", in OEuvres, I,


Paris, Gallimard, Pléiade, p. 210.

(16) On voit quelle simplification Norbert Elias fait subir à la réalité historique
lorsqu'il réduit l'histoire de l'évolution de la violence à un modèle linéaire de
dépérissement continu: si tant est que les grands modèles d'évolution aient un
intérêt et un sens, il faudrait au moins prendre acte du fait que, dans nombre de
sociétés archaïques, la violence physique la plus brutale (notamment dans les
relations avec l'out group) coïncide avec des formes hautement euphémisées et
stylisées de violence symbolique (avec par exemple l'échange de dons), que
ces formes raffinées (dont le paternalisme est sans doute la survivance) ont
dépéri à mesure que s'instaurait la violence inerte des mécanismes du marché
du travail et enfin que, dans les sociétés économiquement avancées, la
violence inerte trouve un correctif dans la violence douce du management
éclairé toutes les fois que l'état du rapport de forces l'impose.

(17) Dans le cas des sociétés à État, il faut aussi connaître l'histoire du travail
d'institutionnalisation dont la famille telle que nous la connaissons est
l'aboutissement. Cette chose très privée est en fait une affaire publique, dans la
mesure où elle dépend d'actions publiques telles que la politique du logement
ou, plus directement, la politique de la famille et le droit familial; garantie par
l'État, ratifiée par l'État, elle reçoit de l'État les moyens d'exister et de subsister.

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