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La norme esclavagiste, entre pratique coutumière


et norme étatique : les esclaves panis et leur statut
juridique au Canada (XVIIe-XVIIIe s.)
PA R D AV I D G I L L E S *

L’esclavage en Nouvelle-France a donné lieu à Slavery in New France has inspired several writ-
de nombreux travaux — au premier rang ings, namely by Professor Trudel who has cov-
desquels ceux du Professeur Trudel — qui ont ered the topic quite extensively. It has been
été marqué par des débats parfois vifs au sein warmly debated in Canadian historiography.
de l’historiographie canadienne. Les questions Much has been said about demographic issues
démographiques, l’esclavage des populations and slavery of African people. However, lawyers
africaines ont largement été débattues. and legal historians have disregarded the subject
Toutefois, les juristes et les historiens du droit altogether for too long. This article, based on a
sont restés trop longtemps éloignés de ces corpus of archival documents, sometimes
questions. Cette étude, s’appuyant sur un cor- unpublished, focuses on the true legal status of
pus de documents d’archives - parfois inédites slaves, especially of Amerindian descent, partic-
-, tente de mettre sous un jour nouveau la con- ularly in their relationship with authorities
dition juridique effective des esclaves - princi- when performing private legal transactions. It
palement d’origine amérindienne - dans leurs was observed that a slavery standard, essential-
rapports avec les autorités, dans l’accomplisse- ly customary and administrative in nature, dif-
ment d’actes juridiques de droit privé. On fering somewhat from that of the West Indies,
constate alors l’application à ces populations applied to them. Due largely to the particular
d’une norme esclavagiste d’essence à la fois circumstances existing in New France and to its
coutumière et administrative distincte pour servile population of Pawnees, slaves revealed
partie de celle appliquée dans les Antilles. to have a singular legal status, falling between
Marquée largement par le contexte particulier that of personal property and enjoyment of
de la Nouvelle-France et de sa population some survival form of legal capacity.
servile panis, une condition juridique fort sin-
gulière s’affirme alors, partagée entre le statut
de biens meuble et la survivance d’une certaine
capacité juridique.

* David Gilles est Professeur de droit privé à l’Université de Sherbrooke. Diplômé de plusieurs universités
européennes, il a enseigné dans différentes établissements en France et au Québec. Il est spécialisé en droit
privé, en histoire du droit et philosophie du droit. Les plus vifs remerciements à M. Michel Morin pour
avoir éclairé cette réflexion de ses judicieuses remarques.
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Table des matières


497 I. INTRODUCTION
499 II. GENÈSE DES NORMES ESCLAVAGISTES
510 A. L’ordonnancement normatif esclavagiste dans le système juridique français
510 1. Le contexte normatif religieux
516 2. Panis, norme esclavagiste et Code Noir
505 B. L’esclavage sous l’empire de la common law
510 1. Common law en Grande-Bretagne et dans les colonies
516 2. La marche vers l’abolition
504 III. LA PRATIQUE DE L’ESCLAVAGE PANIS EN NOUVELLE-FRANCE ET DANS
LA PROVINCE OF QUEBEC
510 A. Le statut juridique des esclaves panis dans la pratique
510 1. Fondement de la norme esclavagiste en Nouvelle-France
516 2. La survivance d’une certaine capacité juridique
520 B. Devenir, rester et cesser d’être esclave
520 1. L’adage partus sequitur ventrem
528 2. La difficile preuve de la liberté
510 IV. CONCLUSION
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La norme esclavagiste, entre pratique coutumière


et norme étatique : les esclaves panis et leur statut
juridique au Canada (XVIIe-XVIIIe s.)
PA R D AV I D G I L L E S

I. I NTRODUCTION
Dans un discours prononcé en 2007 à l’occasion du 200ème anniversaire de l’aboli-
tion de la traite des esclaves par l’honorable Jason Kenney, Secrétaire d’État au
Multiculturalisme et à l’Identité canadienne, une réalité de l’esclave était judicieuse-
ment rappelée : le Haut-Canada a joué un rôle de chef de file dans l’abolition de
l’esclavage. Avant même l’édiction de la loi interdisant ce commerce, le lieutenant-
gouverneur John Graves Simcoe avait fait adopter la Loi sur l’abolition de l’esclavage en
1793 par le Parlement de la Province. Le secrétaire d’État souligne alors que
« [d]epuis ce temps, les Canadiens et Canadiennes d’origine africaine de toutes les
couches de la société ont grandement contribué à l’essor de notre pays »1.
Cette phrase montre que cette question, dans nos esprits, est fortement liée à
l’esclavage des populations africaines.Toutefois, la réalité de l’esclavage est bien plus
vaste et pour le Canada, l’esclavage a d’abord et avant tout été amérindien, soit la
mise en servitude des premières nations occupant ce territoire2. Les études l’ont
largement montré, mais nos consciences collectives ont encore du mal à appréhen-
der cette réalité. Les travaux de Marcel Trudel—pionnier sur ces questions—ont
démontré cette cruelle réalité3. Bien évidemment, il ne peut s’agir d’opposer ou de

1. L’Honorable Jason Kenney, Allocution d’ouverture, Lancement du Mois de l’histoire des Noirs, Colline du
Parlement, 7 février 2008 [non publié].Transcription disponible en ligne : Ministère du Patrimoine canadien
<http://www.patrimoinecanadien.gc.ca/pc-ch/discours-speeches/2008/kenney/2008–02–07_f.cfm>.
2. Sur la perte de la souveraineté des populations autochtones, voir l’ouvrage de référence de Michel Morin,
L’usurpation de la souveraineté autochtone : le cas des peuples de la Nouvelle-France et des colonies anglaises de l’Amérique
du Nord, Montréal, Boréal, 1997 [Morin, L’usurpation] ; voir également, pour le contexte étatsunien, l’ouvrage
de William Brandon, The Rise and Fall of North American Indians : From Prehistory through Geronimo, Lanham
(MD),Taylor Trade, 2003 et Charles Gibson, « Conquest, Capitulation and Indian Treaties » (1978) 83
American Historical Review 1.
3. Sur la perspective traditionnelle de l’esclavage, voir J.Viger et L.-H. Lafontaine, De l’esclavage en Canada,
Montréal, La société historique de Montréal, 1859 ;T.Watson Smith, « The Slave in Canada », (1896–98) 10
Collections of the Nova Scotia Historical Society 1; François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa
découverte jusqu’à nos jours, vol. 1, 2e éd., Québec, Bibliothèque québécoise, 1852 à la p. 264. Les auteurs à
s’être intéressé spécifiquement à cette question dans des études d’ampleur sont rares, à l’exception de
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confronter les populations et les esclavages amérindiens et africains. Il est simplement


nécessaire de rappeler la réalité et les conditions spécifiques de la mise en servitude
des populations autochtones.
Comme l’a souligné Olivier Pétré-Grenouilleau, le recours à l’esclavage d’o-
rigine africaine n’est qu’un second choix dans les pratiques coloniales des différentes
puissances. L’esclavage des amérindiens constitue la première étape dans la mise en
place d’un système économique basé sur la servitude. Le particularisme du contexte
canadien est que cet esclavage débute relativement tardivement, aux alentours des
années 1670–1680, et qu’il perdure, en demeurant la base principale de l’esclavage,
sans que les populations africaines ne deviennent majoritaires, du moins jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle. Pour les colonies espagnoles, anglaises ou même françaises des
Antilles, la traite négrière devient très vite le principe premier de l’esclavage alors
que le rôle de la main d’œuvre servile d’origine amérindienne est souvent minimisé4.
Cela s’explique par le très fort recul démographique des populations amérindiennes
dès le XVIe siècle, suite aux mauvais traitements et aux chocs microbiens, et la répro-
bation de cet esclavage dans les milieux cléricaux au XVIe siècle5. En Louisiane et
dans les Caraïbes, l’administration française pose le principe de l’interdiction de
l’esclavage des indiens6. Néanmoins, à la fin du XVIIe, l’écho de ces débats sera
oublié, et peu de voix s’élèveront en Nouvelle-France, du moins avant le XVIIIe siè-
cle, contre l’esclavage des panis.
Il s’agit bien alors d’un esclavage à l’échelle du continent, puisqu’une bonne
partie de la population mise en servitude dans ce qui deviendra le Canada provenait
des populations amérindiennes du sud et de l’ouest du continent nord-américain7.

Marcel Trudel et de Brett Rushforth. Marcel Trudel avec la collaboration de Micheline D’Allaire, Deux siècles
d’esclavage au Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 2004 [Trudel, Deux siècles] ; Brett Rushforth, « “A little
Flesh We OfferYou” :The Origins of Indians Slavery in New France » (2003) 60 William & Mary Quaterly
777. Néanmoins, outre ces deux auteurs, plusieurs publications, notamment anglo-saxonnes, apportent cer-
tains éléments sur le contexte nord-américain de l’esclavage des amérindiens. James F. Brooks, Captives &
Cousins : Slavery, Kinship, and Community in the Southwest Borderlands, Chapel Hill, University of North Carolina
Press, 2002 à la p. 15 ;Winstanley Briggs, « Slavery in French Colonial Illinois » (1989–1990) 18 Chicago
History 66 ; Éric Hinderaker, Elusive Empires : Constructing Colonialism in the OhioValley, 1673–1800,
Cambridge, Cambridge University Press, 1997 aux pp. 16–17 ; Robin W.Winks, The Blacks in Canada:A
History, 2e éd., Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1997 aux pp. 1–23. Pour une bibliographie
exhaustive sur l’esclavage au Canada et au Québec, voir Trudel, Deux siècles, ibid. à la p. 349.
4. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières : essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004 à la p. 56.
5. Sur cette question, voir Noble David Cook, Born to Die: Disease and NewWorld Conquest, 1492–1650,
Cambridge, Cambridge University Press, 1998 à la p. 26 et s.
6. Rushforth, supra note 3 à la p. 779.
7. L’historiographie récente, sous l’impulsion des travaux de Cécile Vidal notamment, a largement fait pro-
gresser les recherches sur l’esclavage et l’apparition d’une société mixte dans le sud du continent nord-
américain.Voir notamment Gwendolyn Midlo Hall, Africans in Colonial Louisiana:The Development of Afro-Creole
Culture in the Eighteenth Century, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1992 ; Daniel H. Usner, Jr.,
Indians, Settlers & Slaves in a Frontier Exchange Economy:The Lower MississippiValley Before 1783, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 1992 ; Joseph Zitomersky, French Americans-Native Americans in Eighteenth-
Century French Colonial Louisiana:The Population Geography of the Illinois Indians, 1670s-1760s, Lund (Suède),
Lund University Press, 1994 ;Thomas N. Ingersoll, Mammon and Manon in Early New Orleans:The First Slave
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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Certaines sociétés amérindiennes furent d’ailleurs esclavagistes8 ou intégraient l’util-


isation de captifs dans leurs liens sociaux. C’est à travers des présents d’esclaves
accordés par des nations alliées que les premiers esclaves amérindiens pénètrent dans
ce qui est devenu le Canada. Comme le souligne Gilles Havard, « [u]n “esclave,” dans
la diplomatie amérindienne, était un objet de médiation au même titre qu’une brasse
de tabac ou qu’une fourrure de castor ; mais son don cristallisait d’autant mieux la
paix entre les alliés qu’il exaltait la guerre contre l’ennemi commun »9. Dans cer-
taines nations, la distinction entre prisonnier de guerre, esclave et adopté était rela-
tivement perméable10 ce qui rendait la restitution de ces captifs relativement
complexe11, en l’absence de procédure d’affranchissement sur le modèle romain.
L’esclave est d’abord un prisonnier de guerre12, et sa possession peut être la garantie
de la paix future ou de la guerre éventuelle13. Le constat pour les premiers explo-
rateurs français consiste donc dans l’existence de formes de captivité14 parmi les

Society in the Deep South, 1718–1819, Knoxville, University of Tennessee Press, 1999; Guillaume Aubert,
“Français, Nègres et Sauvages”:Constructing Race in Colonial Louisiana, thèse de doctorat en histoire,Tulane
University, 2002 [University Microfilms International]; Cécile Vidal, « Africains et Européens au pays des
Illinois durant la période française (1699–1765) » (2003) 3 French Colonial History 51 ; Cécile Vidal,
« Private and State Violence Against African Slaves in Lower Louisiana During the French Period,
1699–1769 », dans Th. J. Humphrey and J. Smolenski, eds., NewWorld Orders:Violence, Sanction, and Authority
in the Colonial Americas, Philadelphia, 2005, 92.
8. Voir Theresa A. Singleton, « The Archeology of Slavery in North America » (1995) 24 Annual Review of
Anthropology 119. Sur l’esclavage pratiqué par les nations amérindiennes, des Aztèques aux Chinooks, voir
William Christie McLeod, « Economic Aspects of Indigenous American Slavery » (1928) 30 American
Anthropologist 632.
9. Gilles Havard, Empire et métissage: Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660–1715, Paris, Presses de
l’Université Paris-Sorbonne, 2003 à la p. 174. Ainsi en 1750, Loranger et Marin Leduc indiquent, en
déplacement au Fort Miami, que Tête Blanche, chef des « Ouiatanons », est venu au fort des Miamis « pour
assurer de sa fidélité inviolable et pour amener une esclave tête-plate et une chevelure chicacha pour
Monsieur le général ». État des effets de Loranger et Marin Leduc associés, Ottawa, Archives nationales du
Canada (C11A, vol. 119, fol. 109–109v).
10. Ainsi, le captif reçoit un accueil ritualisé. S’il peut être torture et ingéré, le captif, à la demande de la mère
iroquoise pas exemple, peut être intégré socialement par l’adoption où il se voit symboliquement restituer
la vie. Cette seconde naissance vise principalement les jeunes et les femmes dont l’assimilation est facilitée ;
ibid. à la p. 159. Dans la même logique, les peuples algonquins et iroquoiens peuvent adopter des captifs
pour repeupler rapidement un village qui a perdu ses habitants ; Rushforth, supra note 3 à la p. 784.
11. Bruce G.Trigger, Les Indiens, la fourrure et les Blancs : Français et Amérindiens en Amérique du Nord, Montréal,
Boréal, 1992 aux pp. 376–77.
12. Dans le contexte guerrier des relations entre premières nations, Gilles Havard montre que la restitution
d’esclaves représente davantage un moyen dans le cadre de négociations qu’une fin en soi.Toutefois, l’objec-
tif de captation de population est bien l’un des moteurs de la guerre, mais dans une perspective sociale et
spirituelle plutôt qu’économique et démographique ; Havard, supra note 9 aux pp. 150–51 et 155–58.
13. Ainsi Nicolas Perrot relate en 1665 la négociation avec les tribus autour de Green Baie (la baie des puants) et
souligne que, dans ce cadre, les Potawatomis offrent une captive aux Miamis pour les persuader de ne pas entr-
er dans une alliance avec les français ; Nicolas Perrot, Mémoire sur les mœurs, coustumes et religion des sauvages de
l’Amérique septentrionale, Montréal, Comeau & Nadeau, coll. Mémoire des Amériques, 1999 aux pp. 96–98.
14. Sur ces notions, notamment pour les peuples iroquoiens, voir William A. Starna et Ralph Watkins, «
Northern Iroquoian Slavery » (1991) 38 Ethnohistory 34 et Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d’âmes :
Guerres, culture et société en Iroquoisie ancienne, Montréal, Boréal, 1997 aux pp. 137–99. Brett Rushforth
souligne que, dans la plupart des langues indiennes, les mots utilisés pour qualifier les captifs ou les esclaves
sont dépréciatifs ; Rushforth, supra note 3 à la p. 783.
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amérindiens, cela même si l’esclavage stricto sensu, comme propriété perpétuelle


d’une personne sur une autre, est rare15.
Les panis, au sens premier du terme, sont des amérindiens qui proviennent de
l’ouest du Mississippi et plus spécifiquement du Nebraska et du Haut-Missouri
actuels. Le terme de panis réfère donc à une nation particulière, mais a été utilisé plus
largement pour désigner l’ensemble des amérindiens mis en servitude. Toutefois, le
terme de panis ne qualifie pas obligatoirement les amérindiens d’esclaves, de nom-
breux indiens panis libres participant à la vie de la colonie, sans qu’ils aient jamais été
esclaves et sans qu’ils soient effectivement de la nation panis. L’espérance de vie des
esclaves panis était relativement courte, inférieure à trente ans16. Si à partir de
1687–1688, la volonté apparaît chez les colons d’obtenir des esclaves d’origine
africaine, ce sont les esclaves amérindiens qui restent très largement les plus nom-
breux dans la vallée du Saint Laurent et dans les pays d’en haut, notamment à Détroit
et Michillimakinac. Bien évidemment, si les esclaves amérindiens échappent à la
logique du commerce triangulaire17, leur statut est bien celui de biens meubles18 et
ils font l’objet de transactions commerciales ou de trocs similaires à ceux que con-
nurent les rivages d’Afrique.
Le nombre d’esclaves amérindiens semble se situer, durant les moments les
plus forts de la servitude, à quelques centaines d’esclaves pour l’ensemble de la
Nouvelle-France, nombre auquel il faut ajouter les résultats de la traite menée par les
français et leurs alliés vers les colonies britannique19. L’arrivée de contingents
numériquement importants d’esclaves d’origine africaine se fera essentiellement
sous le régime britannique et avec l’arrivée des loyalistes, au moment de la guerre

15. Seuls les indiens du nord de la côte américaine pacifique semblent avoir condamné leurs captifs à un état
d’esclavage perpétuel, sans qu’il soit héréditaire toutefois ; Leland Donald, Aboriginal Slavery on the Northwest
Coast of North America, Berkeley, University of California Press, 1997 aux pp. 69–102.
16. Voir par ex.Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 24.
17. Sur le commerce triangulaire et son impact sur l’esclavage nord-américain, soulignons le numéro spécial de
la revue du Omohundro Institute of Early American History and Culture, New Perspectives on the Transatlantic
Slave Trade (2001) 58 William & Mary Quarterly.
18. Soulignons toutefois que, notamment dans les Antilles ou dans les grandes plantations, ce qui n’était pas ou
peu le cas en Nouvelle-France, les esclaves réputés meubles pouvaient dans certaines conditions faire partie
du fonds de terre ou du commerce où ils travaillaient, devenant alors un accessoire au bien immeuble. C’est
le cas par exemple à l’île Bourbon; voir J.V. Payet, Histoire de l’esclavage à l’île Bourbon, Paris, L’Harmattan,
1990 à la p. 22.
19. Les esclaves indiens, capturés depuis les régions de l’Ohio et convoyés par les coureurs des bois et leurs alliés,
ne se rendaient pas forcément dans le bassin du St Laurent mais étaient vendus sur les marchés plus développés
des colonies britanniques, comme celui de la Caroline où des milliers d’indiens travaillaient sur les plantations.
Alan Gallay estime à plus de 51 000 les esclaves indiens qui seraient passés par la Caroline du sud ; Alan Gallay,
The Indian Slave Trade :The Rise of the English Empire in the American South, 1670–1717, New Haven,Yale
University Press, 2002 aux pp. 299, 288–314. Marcel Trudel rapporte, quant à lui, les chiffres suivants à titre
de comparaison, esclaves noirs et amérindiens confondus : pour l’année 1749, on compterait à New-York 10
500 esclaves, 8 000 au Maryland en 1710, 12 000 en Caroline du Sud en 1721, 5 000 en Louisiane en 1746 et
environ 250 000 aux Antilles vers 1744 ;Trudel, Deux siècles, supra note 3 aux pp. 91–93.
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LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

d’Indépendance20. Il faut souligner qu’aucune nation alliée des français n’est mise en
esclavage ce qui, à partir de la Grande paix de Montréal de 170121, restreint l’orig-
ine des esclaves amérindiens aux nations de l’ouest américain. Ces esclaves sont le
plus souvent mis en servitude par des nations amérindiennes22 et ensuite vendus aux
français et aux britanniques23. Certains personnages, comme Gauthier de la
Vérendrye24 dans les années 1730, se firent une spécialité du trafic d’esclaves amérin-
diens. Enfin, l’esclavage, qu’il soit amérindien ou d’origine africaine, reste pour le
Canada un phénomène essentiellement urbain et un esclavage domestique25 con-
trairement à d’autres colonies nord-américaines. Ainsi, le paradoxe de l’asservisse-
ment amérindien en Nouvelle-France apparaît clairement. D’une part, les autorités
et les colons jouent la carte d’un système d’alliances complexes, de la bonne entente
avec les nations amérindiennes, poussant la logique de la cohabitation paisible jusqu’à
un niveau jamais atteint en Amérique du Nord. D’autre part, surtout à partir des
années 1690, se développe, sous l’égide des autorités françaises, des coureurs des
bois, de leurs alliés indiens et des britanniques, un vaste système qui asservit des cen-
taines d’amérindiens26, hommes mais surtout femmes et enfants, faisant d’eux un
objet de commerce conjoint à celui de la fourrure.

20. Sur la réalité de cet esclavage, voir Roland Viau, Ceux de Nigger Rock : enquête sur un cas d’esclavage des Noirs
dans le Québec ancien, Outremont, Libre expression, 2003 ainsi que I. Allen Jack, « The Loyalists and Slavery
in New-Brunswick » (1898) Transactions of the Royal Society of Canada, vol. 9, section 2, 137.
21. Voir Alain Beaulieu et Roland Viau, La Grande Paix : Chronique d’une saga diplomatique, Outremont, Libre
Expression, 2001.
22. Ainsi, le père Marquette rapporte que les Illinois « se rendent redoutables aux peuples éloignés du sud et de
l’ouest où ils vont faire des esclaves, desquels ils se servent pour trafiquer, les vendant chèrement à d’autres
nations pour d’autres marchandises », cité par Havard, supra note 9 à la p. 161.
23. J. Leitch Wright, Jr., The Only Land They Knew :The Tragic Story of the American Indians in the Old South, Lincoln,
University of Nebraska Press, 1999 aux pp. 126–50.
24. D’abord officier dans plusieurs conflits nord-américains et européens, il a entrepris la recherche de la mer
de l’Ouest en 1731. Afin de financer celle-ci, il mit sur pied une société disposant du monopole de la traite
de la fourrure pendant trois ans dans la région d’un futur poste construit sur les bords du lac Ouinipigon.
Dans les années qui suivirent, La Vérendrye contrôla rapidement la région des lacs en bordure des prairies.
Explorant le Missouri, il fut confronté à l’état de guerre chronique qui existait à l’ouest des Grands Lacs au
XVIIIe siècle. Les Assiniboines, les Cris et les Monsonis étaient confrontés aux Sioux et aux Sauteux.
« La chaîne de postes de La Vérendrye se trouvant sur le territoire des Assiniboines et des Cris, il dut pren-
dre fait et cause pour eux dans leurs querelles [ ... ] ». Fondant l’exploration du futur Manitoba sur les bases
de la traite de fourrure, il développa par ailleurs un commerce d’esclaves amérindiens. Dans une dépêche à
Beauharnois, en date du 26 mai 1742, le père Claude-Godefroy Coquart signala que les alliés cris et assini-
boines de l’explorateur « avaient capturé un si grand nombre d’esclaves qu’on pouvait les aligner sur un
front de quatre arpents ». Dans son mémoire à Maurepas, en 1744, La Vérendrye lui-même affirma que la
colonie avait profité à ce titre de son expédition dans l’Ouest, s’exclamant « ne compte-t-on pour rien le
grand nombre de gens à qui cette entreprise fait gagner la vie, les esclaves que cela procure au pays et toutes
les pelleteries dont les Anglois proffitoient cy devant » ;Y.V. Zoltvany, s.v. « Gaultier de Varennes et de la
Vérendrye, Pierre » dans George W. Brown, David M. Hayne et Francess G. Halpenny, dir., Dictionnaire
Biographique du Canada., vol. 3, Presses de l’université Laval, 1974 aux pp. 268, 270 et 264–72 [Dictionnaire
biographique, vol. 3].
25. Voir Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 92.
26. Des milliers pour ceux qui sont amenés vers les colonies britanniques ; James H. Merrel, The Indians’ New
World : Catawbas and Their Neighbors from European Contact through the Era of Removal, Institute of Early
American History and Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1989 aux pp. 36–37.
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Face à cette réalité, deux régimes juridiques successifs, relativement proches


dans leur pratique, sont venus organiser le statut de servitude de ces populations, l’un
français, l’autre britannique jusqu’à l’abolition de la pratique dans l’empire britan-
nique en 1833.Tous deux font des esclaves des biens meubles dont certains éléments
de la personnalité juridique subsistent toutefois. Ces règles, coutumières ou d’orig-
ine législative, s’inspirent largement du modèle juridique esclavagiste prédominant :
le modèle romain.
À Rome existaient deux types d’esclaves, les esclaves domestiques et ruraux.
Ce sont des choses, des biens au statut particulier, des res mancipi. Les Institutes de
Justinien fait de « [l]a servitude [ ... ] une institution du droit des gens qui, contre
nature, fait d’un homme la propriété d’un autre »27. Le maître, le pater familias, pos-
sède le dominum (une puissance proche de la propriété) sur ces choses, sur ces biens.
Sa dominica potestas peut être comparée à un droit de propriété impliquant le droit
d’user, de jouir et de disposer de la chose. Celle-ci, très vaste, va connaître tout au
long de l’époque antique des limitations28. Ainsi, Gaius dans ses Institutes indique que
l’empereur Antonin a proclamé que le maître ne peut pas tuer son esclave sans motif.
De plus, l’esclave, objet de mauvais traitements, qui s’est réfugié dans un temple ou
auprès de la statue du prince, pourra recourir au magistrat qui obligera son maître à
le vendre29. Les enfants de la femme esclave (partus, le part) appartiennent au maître
et il peut les vendre même séparément de la mère et du père30. Le maître dispose
ainsi sur l’esclave d’un droit de vie et de mort qui est cependant davantage encadré
sous l’empire romain. Les règles qui fixent les manières d’entrée en esclavage
relèvent du jus gentium et non pas du droit de la cité, et s’appliquent ainsi à tous les
habitants de l’empire. Ainsi, on naît esclave quand on est l’enfant d’une mère esclave
lors de l’accouchement31. On ne tient aucun compte de la situation du père, puisque
le mariage entre l’homme et la femme esclave n’est pas reconnu légalement. L’enfant
né d’un homme libre et d’une femme esclave est esclave; l’enfant né d’un homme
esclave et d’une femme libre est libre32. L’esclave, du moins à l’époque archaïque et
classique, est privé de toute personnalité juridique (caput), mais le système judiciaire

27. Inst. 1.3.2 (trad. A. M. du Caurroy, Paris,Thorel, 1851) [Inst.]. Pour une étude détaillée des cadres posés
par le droit romain et leur transposition dans le Code noir, voir Dominique Aimé Mignot, « La matrice
romaine de l’Édit de mars 1685, dit Code noir » dans Jean-François Niort dir., Du Code noir au Code civil.
Jalons pour l’histoire du Droit en Guadeloupe, Paris, L’Harmattan, 2007 aux pp. 87–98.
28. Pour un aperçu de ces questions, voir Michel Morin, Introduction historique au droit romain, au droit français et
au droit anglais, Montréal,Thémis, 2004 aux pp. 82–84 [Morin, Introduction].
29. G. 1.53 (trad. Edward Poste, 4e éd., Londres, Oxford University Press, 1925) [Gaius, Institutes].
30. A.-E. Giffard, Précis de droit romain, t. 1, 3e éd., Paris, Librairie Dalloz, 1938 aux pp. 209–10.
31. « On est esclave de naissance ou par un fait postérieur : de naissance, quand la mère est esclave ; par un fait
postérieur, soit d’après le droit des gens, c’est-à-dire lorsqu’on est fait prisonnier, soit d’après le droit civil,
lorsqu’un homme libre, majeur de vingt ans, s’est laissé vendre pour avoit part au prix. » ; Inst., supra note
27, 1. 3. 4.
32. Gaius, Institutes, supra note 29, 1.82 ; Inst., ibid.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 503
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

romain va lui accorder une certaine reconnaissance sous l’Empire33. Les esclaves ne
peuvent ainsi pas intervenir dans un acte juridique en leur nom, proprio nomine, mais
il fut décidé que les engagements de l’esclave, nuls de jure civili, seraient valables de
jure naturali, c’est-à-dire de droit naturel, le droit qui s’applique à tout être doué de
raison. L’esclave est de plus tenu de jure civili de ses délits privés34, c’est-à-dire selon
le droit applicable aux citoyens romains. S’il existe des situations où les esclaves peu-
vent cesser de l’être aux termes de la loi, c’est l’affranchissement, c’est-à-dire la
volonté du maître de libérer son esclave, qui est la principale source de libération de
la servitude à Rome. Le rôle des affranchis, surtout à partir du IIe siècle, est bien
connu. Mais existaient des situations où certains esclaves « privilégiés »—les
esclaves vicaires—pouvaient agir comme un homme libre, sans être affranchi pour
autant, en vertu du principe « servus vicarius emit mancipioque accepit puellam »35, sig-
nifiant que l’esclave vicaire accepte de facto les droits et devoirs de l’homme libre
sans en obtenir le statut.
C’est en reprenant la plupart de ces lignes forces—à l’exception de ce dernier
adage—que les droits français et anglais se sont édifiés en s’adaptant aux pratiques
coloniales de l’esclavage. Le corpus normatif d’origine française partage donc de
nombreuses similitudes avec la common law et les normes locales gouvernant le
statut des esclaves dans les provinces coloniales anglaises (II). En confrontant ces
normes avec la pratique, on obtient une large perspective de l’asservissement des
individus appartenant aux premières nations du continent américain, et de la réalité
juridique et sociale de celui-ci (III).

II. G ENÈSE DES NORMES ESCLAVAGISTES

En reprenant l’analyse démographique et statistique de Marcel Trudel, il convient de


souligner le caractère largement coutumier de la pratique esclavagiste en Nouvelle-
France. Ce faisant, l’esclavage sur ce territoire reste proche des normes édictées par

33. Ainsi, l’étude de Marcel Morabito portant sur le Digeste démontre que les jurisconsultes classiques, dont la
réflexion est au cœur de cet ouvrage, définissent les liens très forts entre la nature du travail servile et son
impact sur la capacité juridique de l’esclave, établissant ainsi une hiérarchie des dépendances ; Marcel
Morabito, Les réalités de l’esclavage d’après le Digeste, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les
Belles Lettres, 1981 à la p. 78 et s.
34. Il ne pourra être poursuivi pratiquement que le jour où il cessera d’être esclave; car, jusque-là, il n’a pas de
patrimoine. Mais tant qu’il est esclave, on pratique l’abandon noxal c’est-à-dire que le maître dont l’esclave
commettait un délit devait l’abandonner à la victime, à moins de payer afin de réparer le préjudice causé par
cet esclave ; Giffard, supra note 30 aux pp. 212–13.
35. Francesca Reduzzi Merola, « L’esclave qui agit comme un homme libre : “Servus vicarius emit mancipioque
accepit puellam” » dans Vasilis I. Anastasiadis et Panagiotis N. Doukellis, dir., Esclavage antique et discriminations
socio-culturelles, Actes du XXVIIIe colloque international du groupement international de recherche sur
l’esclavage antique, Mytilène, 5–7 décembre 2003, Bern, Peter Lang, 2005 aux pp. 315–319.
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40:1 40:1

le pouvoir royal français dans d’autres colonies (A) et se rapproche, tant dans sa
nature que dans ses fondements, de la pratique esclavagiste issue de la common law
telle qu’appliquée dans les colonies nord-américaines (B).

A. L’ordonnancement normatif esclavagiste dans le système juridique


français
Au sein du système normatif français, plusieurs outils sont venus organiser à la fois la
traite mais aussi le statut juridique des esclaves, en se basant sur ces principes roman-
istes. L’ensemble de ce corpus se caractérise par un système juridique dérogatoire du
droit commun visant à une règlementation de la condition sociale de l’esclave. Ce
dernier, travailleur non libre, généralement non rémunéré, est la propriété d’une
autre personne, constitue un bien négociable dont le statut partage de nombreux élé-
ments relatifs aux biens meubles. Les textes adoptés par les puissances coloniales—
française ou anglaise—seront élaborés dans un souci officiel de règlementer la police
administrative des colonies36. Ce faisant, ils reprennent bon nombre de pratiques cou-
tumières, de revendications des propriétaires en cherchant à la fois à préciser les rela-
tions entre maître et esclave et également à tenir compte des contingences de politique
générale, comme des relations avec les nations amérindiennes37.
Sous la mainmise des puissances européennes, les colonies sont, pour une
grande partie, organisées autour de l’exploitation forcée de la main d’œuvre servile
venue d’Afrique, l’introduction massive d’esclaves d’origine africaine assurant—aux
yeux des colons et de l’administration—la viabilité économique des îles et des terri-
toires dont les colons ne représentaient parfois que 10% de la population38.
La Nouvelle-France échappe largement à cette perspective39, le rapport
démographique étant d’une toute autre ampleur et les origines de la population
servile étant fort différente. La population servile d’origine amérindienne n’a
vraisemblablement jamais constitué plus de 5% de la population40. De plus, comme

36. Dominique-Aimé Mignot, « Le droit romain aux Antilles: La pratique des affranchissements » (2001) 79
Revue historique de droit français et étranger 347.
37. Ainsi, dans les années précédant l’ordonnance de l’intendant Raudot de 1709 qui confirme la validité de
l’autorisation de l’esclavage amérindien pour la Nouvelle-France, le gouverneur de la jeune colonie
louisianaise Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville se voit refuser par le pouvoir, métropolitain trois pétitions
demandant l’autorisation de la traite des esclaves amérindiens, vraisemblablement en raison de la situation
précaire de la colonie face à des nations amérindiennes puissantes. Bien évidemment, dans les faits, la pra-
tique de la traite sera une réalité dès les premiers temps de la colonie ; Robert P.Wiegers, « A Proposal for
Indian Slave Trading in the Mississippi Valley and its Impact on the Osage » (1988) 33 Plains Anthropologist
187 ; Richard White, The Roots of Dependency : Subsistence, Environment, and Social Change among the Choctaws,
Pawnees and Navajos, Lincoln, University of Nebraska Press, 1983 aux pp. 35–36.
38. Voir Stephen D. Behrendt, « Markets,Transaction Cycles, and Profits: Merchant Decision Making in the
British Slave Trade » (2001) 58 William & Mary Quarterly 171.
39. Ce n’est que vers la fin du XVIIe siècle que des raisons économiques furent mises en avant pour appuyer la pra-
tique esclavagiste en Nouvelle-France, notamment des populations africaines ;Winks, supra note 3 à la p. 4.
40. Rushforth, supra note 3 à la p. 777.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 505
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

l’a montré Marcel Trudel, la majorité des esclaves en Nouvelle-France puis dans la
Province of Quebec étaient d’origine amérindienne, dans une proportion d’environ
64%41. Au contact de cette réalité différente des autres systèmes coloniaux
esclavagistes des XVIIe et XVIIIe siècle, il est naturel de se demander comment la
norme s’est adaptée à ce contexte et à ses nécessités?

1. Le contexte normatif religieux


Au moment de la constitution de la colonie, dans la première moitié du XVIe siècle,
le pouvoir religieux avait d’ores et déjà édicté deux bulles pontificales telles que la
Sublimus Dei (29 mai 1537)42 et la bulle Veritas Ipsa (2 juin 1537) du Pape Paul III con-
damnant l’esclavage des amérindiens. Le Concile de Lyon (567–570) en son temps,
avait déjà interdit la réduction en esclavage d’un homme libre, cela sans effet43.
Encore au XVIIe siècle, une bulle papale de 1639 « menaçait [ ... ] d’excommunica-
tion toute personne s’adonnant au trafic des Indiens »44. On peut apprécier le peu
d’impact d’une telle norme sur les coureurs des bois trafiquant des peaux et des
esclaves avec leurs associés indiens. La doctrine des pères de l’Église?de Saint
Augustin notamment?considérait qu’il était du devoir de l’Église de tenter de
prévenir l’asservissement des individus dans l’Empire romain et de racheter ceux

41. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 90. Le passage de la domination française à la domination britannique
sur les territoires devant constituer au XIXe siècle le Canada a bien évidemment été marqué de vastes trans-
formations juridiques et politiques. Après la cession définitive de cet espace à l’Angleterre par le Traité de
Paris en 1763, il est créé la Province of Quebec qui fait passer les populations d’origine française sous la loi bri-
tannique, du moins est-ce l’esprit des textes et de la Proclamation royale. Dans les faits, les administrateurs
locaux, notamment le gouverneur Murray, adoptent une attitude plus conciliante. Si le droit pénal et le droit
public d’origine britannique sont appliqués à toute la population, un système institutionnel hybride permet
aux colons d’origine française et anglaise d’user du droit civil français ou de la common law en s’adressant
soit à la Cour des plaids communs soit à la Cour du Banc du roi. L’acte de Québec de 1774, en imposant le
droit pénal et le droit public issus de la common law et le droit privé issu de la tradition française (à
quelques exceptions près, comme la liberté testamentaire ou certaines dispositions commerciales) à
l’ensemble de la population de la colonie viendra clarifier l’ordonnancement juridique interne. Ainsi, con-
cernant les normes esclavagistes, celles-ci sont conservées dans leur forme « française » telles qu’appliquées
dans la colonie avant la conquête ; voir infra note 59. Il faut souligner la part importante des notaires et de
l’arbitrage comme outil de transition juridique, permettant un pluralisme juridique pacifié durant les années
1760–1774 (sans qu’un acte d’arbitrage durant cette période porte toutefois sur la possession d’esclave).
Sur cette question spécifique, voir M. Morin, D. Gilles, A. Decroix, La prévention et le règlement des différends
avant et après la Conquête de 1760, Montréal,Thémis [à paraître au troisième trimestre 2009].
42. Sur la logique de cette bulle et le refus de la papauté d’étendre l’interdiction à la traite négrière, voir Pétré-
Grenouilleau, supra note 4 à la p. 70. On peut souligner, plus généralement, que les religions du Livre, le
christianisme, le judaïsme et la religion musulmane s’accommodent malheureusement de la pratique
esclavagiste. Il se développe tout au plus une pratique visant à l’utilisation de l’argent public ou de l’aumône
privée pour le rachat de ses coreligionnaires captifs.Voir sur ces questions Guillaume Hervieux, La Bible, le
Coran et l’Esclavage, Paris, éditions de l’Armançon, 2008 et Malek Chebel, L’Esclavage en terre d’Islam, Paris,
Fayard, 2007.
43. Mylène Desroses, « Les conséquences juridiques de l’esclavage outre-mer. Contribution à l’histoire des petites
Antilles françaises » (2007) 3 Cahiers Aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français 149 à la p. 163.
44. Pétré-Grenouilleau, supra note 4 à la p. 70.
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prisonniers des Barbares. Néanmoins, pour Augustin—reprenant l’enseignement de


San Ambrogio, l’évêque de Milan—« [l]a première cause de la servitude est donc le
péché, qui assujettit un homme à un homme »45, ce qui est l’effet de la volonté divine
qui ne peut être injuste :
“En vérité, en vérité, je vous le dis : quiconque commet le péché est esclave du péché
[Jean 8.34].” Ô la misérable servitude! [ ... ] On voit de temps en temps des hommes
chercher un refuge dans nos églises ; d’habitude, nous les subissons comme des individus
indisciplinés [ ... ]. Il arrive aussi quelquefois qu’un homme, né libre, vienne se réfugier à
l’église pour se soustraire à une illégitime et insupportable servitude ; il y vient réclamer
la protection de l’évêque46.

La controverse de Valladolid, opposant Bartholomé de Las Casas à Sépulvéda,


posa la question de la liberté naturelle des hommes et notamment des amérindiens47.
La réflexion de Vitoria sur cette question a bien évidemment marqué la question de
l’esclavage des amérindiens, cela même si l’esclavage amérindien a rapidement dis-
paru dans les colonies espagnoles au profit de la traite négrière. La question de
l’esclavage par nature, développée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, semble
dans un premier temps constituer la réalité juridique des amérindiens. Lorsque
Vitoria pose la question de savoir si les indiens étaient « véritablement leurs maîtres
dans l’ordre privé et dans l’ordre public », il évoque les arguments tirés d’Aristote,
des Institutes et du Digeste établissant que les esclaves n’ont pas de pouvoir sur les
choses et que les indiens sont esclaves par nature. Rejetant le syllogisme voulant que
s’il existe des hommes esclaves par nature, « ce sont bien les Indiens, qui en vérité ne
semblent pas très éloignés des animaux sauvages et sont tout à fait incapables de com-
mander », ne disposant donc « pas du pouvoir sur les choses », il affirme que « les
Indiens étaient en possession paisible de leurs biens, tant à titre public que privé »48.
Cette affirmation toutefois n’aura pas de conséquences notables sur la pratique, le
droit laissant la place libre à la pratique de l’asservissement notamment dans l’hy-
pothèse de la guerre juste, c’est-à-dire fondée sur une juste cause. Comme l’évoquait
déjà Saint Thomas le rapport maître-esclave consiste en un droit de propriété qui
réside dans le pouvoir de disposer d’une chose en vue d’une utilité personnelle49 et

45. Saint-Augustin, De civitate Dei 19.15, tel que cité dans Peter Garnsey, Conceptions de l’esclavage d’Aristote à saint
Augustin, trad. par Alexandre Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, 2004 à la p. 289.Voir également Catherine
Salles, Saint Augustin, un destin africain, Paris, Desclée de Brouwer, 2008.
46. Saint Augustin, In Ioannis Evangelium tractatus 41.4, ibid. à la p. 283.
47. Pour une perspective inverse à la nôtre, centrée sur l’esclavage noir, voir Nestor Capdevila, « Las Casas et
les Noirs : quels problèmes? » dans Isabel Castro Henriques et Louis Sala-Molins, dir., Déraison, esclavage et
droit. Les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavage, Paris, UNESCO, 2002 aux pp.
23–39.
48. Francisco de Vitoria, Leçons sur les Indiens, tel que cité dans Ramon Hernandez Martin, Francisco deVitoria et la
« Leçon sur les Indiens », trad. par Jacques Mignon, Paris Les éditions du Cerf, 1997 à la p. 59. Sur la réflexion
de Vitoria et, plus largement des auteurs de l’école du droit naturel moderne, de Grotius à Vattel, concer-
nant les peuples autochtones, voir Morin, L’usurpation, supra note 2 aux pp. 32–62.
49. Thomas d’Aquin, Somme théologique, t. 1, Paris, Éditions du Cerf, 1984 à la p. 819, Qu. 96, art. 4.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 507
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

il faut bien constater que globalement, la théologie et la philosophie, selon la formule


de Louis Sala-Molins50, ont choisi leur camp : celui de l’asservissement.
L’ordonnancement juridique français se fit le reflet de l’ambiguïté inhérente à
l’esclavage des esclaves chrétiens, posant le principe de l’affranchissement automatique
de tout esclave baptisé lors de son arrivée sur le sol métropolitain tout en constituant
un ordre juridique de l’esclavage pour les colonies. Il faut souligner en outre, comme
l’a brillamment démontré Pierre H. Boulle, que la réalité d’un affranchissement mét-
ropolitain est somme toute très relative. Ainsi, en 1716, 173851 puis en 1777, à la
demande des colons, des édits prévoient que les esclaves pouvaient venir en métropole
accompagnés et déclarés par leur maître sans obtenir leur affranchissement52. Plusieurs
esclaves panis se rendront d’ailleurs en métropole sans être libérés pour autant53.

2. Panis, norme esclavagiste et Code noir


Les panis, dans une certaine mesure, échappent aux préjugés raciaux qui se dévelop-
pent dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle dans l’Europe qui mérite bien mal son
adjectif des Lumières à cette occasion. Buffon, dans sa célèbre Histoire naturelle,
générale et particulière (1749–1788), vademecum scientifique des Lumières, ne caté-
gorise pas les amérindiens à un rang bien avantageux54, mais ils échappent aux
extrêmes que constituent selon lui les Africains et les Lapons55. Inutile de rappeler les

50. Louis Sala-Molins, « Théologie et philosophie choisissent leur camp : l’esclavage des Nègres est légitime »
dans Castro Henriques et Sala-Molins, supra note 47 aux pp. 23–39.
51. Sur l’économie de ces différentes législations, voir les pages éclairantes de Michel Morin; Morin,
Introduction, supra note 28 aux pp. 175–80.
52. L‘édit du roi d’octobre 1716 prévoyait différentes mesures, demandées par les commerçants et les
planteurs, afin d’organiser le régime de résidence des esclaves en métropole. Ainsi tout mariage d’esclave,
obligatoirement autorisé par le maître équivalait à une manumission.Toute infraction à l’édit, notamment
l’oubli de la déclaration d’arrivée, était sanctionnée par l’affranchissement de l’esclave.Voir Pierre H.
Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, A.l., Perrin, 2007 à la p. 89 et s.
53. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 64.
54. « En un mot, on trouve dans le nouveau continent, comme dans l’ancien, d’abord des hommes au nord sem-
blables aux Lappons, & aussi des hommes blancs & à cheveux blonds semblables aux peuples du nord de
l’Europe, ensuite des hommes velus semblables aux Sauvages d’Yeço, & enfin les Sauvages du Canada & de
toute la terre ferme, jusqu’au golphe du Mexique, qui ressemblent aux Tartares par tant d’endroits qu’on ne
douteroit pas qu’ils ne fussent Tartares en effet, si l’on n’étoit embarrassé sur la possibilité de la migration ;
cependant si l’on fait attention au petit nombre d’hommes qu’on a trouvé dans cette étendue immense des
terres de l’Amérique septentrionale, & qu’aucun de ces hommes n’étoit encore civilisé, on ne pourra guère
se refuser à croire que toutes ces nations sauvages ne soient de nouvelles peuplades produites par quelques
individus échappés d’un peuple plus nombreux » ; Georges-Louis Leclerc, Comte de Buffon, Histoire
naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du roi (1749–1789), t. 3, 2e éd., Paris, De
L’Imprimerie royale, 1749–1804 à la p. 487 et s.
55. Ces derniers sont qualifiés de « race d’hommes de petite stature, d’une figure bizarre, dont la physionomie
est aussi sauvage que les mœurs. Ces hommes, qui paroissent avoir dégénéré de l’espèce humaine, ne lais-
sent pas que d’être assez nombreux & d’occuper de très-vastes contrées » ; ibid. aux pp. 371–75.
56. Boulle, supra note 52 à la p. 27. Sur l’attitude générale des philosophes des Lumières et la difficile question
du droit naturel et de l’esclavage, voir Laurent Estève, Montesquieu, Rousseau, Diderot : du genre humain au bois
d’ébène. Les silences du droit naturel, Paris, éditions Unesco, 2002.Voir également Michel Morin, « Les
Autochtones et les fondements juridiques de la colonisation française en Amérique du XVIe au XVIIIe
siècles » Revue d’histoire du droit international public [à paraître en 2010].
508 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
40:1 40:1

pages peu glorieuse deVoltaire sur les africains ou les juifs56. L’importance de la pop-
ulation mise en esclavage d’origine amérindienne en Nouvelle-France oppose les his-
toriens. Frédéric Régent, dans un récent ouvrage, relève 5% d’esclaves d’origine
amérindienne pour ce qu’il appelle le Québec, avec un certain anachronisme57.
Marcel Trudel évoque lui le chiffre bien connu de plus de 4200 esclaves pour
l’ensemble du régime français, dont la majorité d’esclaves amérindiens58.
Toutefois, l’objectif est ici d’envisager spécifiquement la question du rapport
des esclaves amérindiens et des colons aux normes esclavagistes. Il faut bien le recon-
naître, de ce point de vue, les ouvrages de Marcel Trudel laissent le juriste perplexe.
Il utilise très largement l’idée du légalisme en tant que synonyme de l’existence de
normes écrites sanctionnées par le pouvoir positif. Paradoxalement, s’il se réfère par-
fois à la notion de coutume, il semble qu’il ait une vision réductrice de ce qu’est la
force juridique d’une norme coutumière. Mettant l’accent sur la légalité, au sein de
la norme écrite, il occulte pour partie l’idée, très forte dans les systèmes juridiques
anciens, que le droit peut être constitué essentiellement, voire exclusivement, de
normes coutumières, même si celles-ci ne sont pas écrites ou sanctionnées par le
pouvoir local59. La légalité, pour ces périodes, ne peut se résoudre aux ordonnances
édictées ou enregistrées au sein de la colonie. Les difficultés posées—au moment de
la Conquête—par les normes—ordonnances ou édits—qui ne furent pas enreg-
istrées par le Conseil Souverain de la Nouvelle-France et malgré tout appliquées dans
la colonie sont bien connues par ailleurs60.
La légalité positive, le droit enregistré par le Conseil Supérieur, s’écartait
ainsi de la réalité juridique de la colonie. Ainsi, en l’absence de Code Noir61 à desti-
nation expresse de la Nouvelle-France et enregistré par le Conseil Souverain, il
convient de dresser le portrait d’une norme coutumière esclavagiste, s’appuyant

57. Frédéric Régent, La France et ses esclaves : De la colonisation aux abolitions (1640–1848), Paris, Grasset &
Fasquelle, 2007 à la p. 38.
58. Concernant la réalité de l’esclavage amérindien du point de vue statistique, la présente étude s’appuiera
largement sur les résultats de cette analyse documentaire ;Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 69 et s.
59. Ainsi, il rapporte qu’« avant que l’intendant Raudot n’intervienne en 1709 pour donner un caractère légal à
l’esclavage, les registres d’état civil semblent répugner à l’emploi du mot esclave ». Faut-il en déduire qu’avant
cette ordonnance de 1709, l’esclavage était illégal? Bien évidemment non, et Marcel Trudel ne fait pas cette
erreur d’ailleurs. Il intitule toutefois le chapitre II de son ouvrage « La légalisation de l’esclavage », ce qui est,
stricto sensu, peu satisfaisant juridiquement. La nature même des normes de l’ancien droit, fondées essentielle-
ment sur les sources coutumières invalide l’utilisation du terme légal/illégal fondée sur le simple critère de l’é-
diction officielle de la norme par le pouvoir législatif ou règlementaire ; ibid. aux pp. 28, 49–68.
60. Voir Michel Morin, « Les grandes dates de l’histoire du droit québécois, 1760–1867 » dans Actes de la XIIIe
Conférence des juristes d’État, Québec, 2–3 avril 1998, Cowansville (Qc),Yvon Blais, 1998 aux pp. 293–301 ;
Evelyn Kolish, Nationalismes et conflits de droits : le débat du droit privé au Québec, 1760–1840, Cahiers du
Québec (Collection Histoire),Ville LaSalle, Hurtubise HMH, 1994 aux pp. 45–61 ; John E.C. Brierley et
Roderick A. MacDonald, Quebec Civil Law:An Introduction to Quebec Private Law,Toronto, Emond Montgomery,
1993 aux para. 13, 14.
61. Le Code Noir lui-même fut largement précédé et inspiré par la pratique reconnue institutionnellement et
antérieurement à son édiction proprement dite ; voir Morin, Introduction, supra note 28 aux pp. 167–71.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 509
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

pour partie sur certains actes des administrateurs locaux, mais également sur l’ex-
emple donné par les normes esclavagistes des autres colonies de l’empire colonial
français ainsi que sur la pratique propre à la Nouvelle-France. Ici, la spécificité de
l’esclavage sur ce territoire, majoritairement marqué par l’esclavage amérindien,
fait unique dans le système colonial français, explique vraisemblablement le refus
du pouvoir d’édicter une norme esclavagiste à destination de la colonie. En effet,
il était difficile de s’appuyer d’une part essentiellement sur les nations amérindi-
ennes pour maintenir la présence française sur le continent et d’autre part d’af-
ficher une norme organisant l’esclavage des amérindiens, même si les nations
amérindiennes pratiquaient elles-mêmes ce trafic62.
L’économie générale de l’édit royal de 168563, appelé communément le Code
Noir, ne surprend pas. Il est marqué d’une part par les revendications des proprié-
taires terriens et des nécessités économiques et idéologiques du mercantilisme et
d’autre part par le substrat très important du droit romain qui a donné l’armature du
texte. Il vise essentiellement l’esclavage des populations africaines, puisque seul ce
type d’esclavage était pratiqué par les colons dans les Antilles depuis le début du XVIe
siècle64. Il constitue le résultat d’une consultation du gouverneur général des îles
d’Amérique, Blénac, sur la pratique esclavagiste coloniale65, largement dans les
mains, jusque-là, des conseils supérieurs66. L’édit de 1685 sera, tout au long des
XVIIe et XVIIIe siècles, complété par divers instruments règlementaires et con-
stituera un recueil d’arrêt embrassant l’ensemble des normes à visée esclavagistes67.

62. On trouve d’ailleurs certains actes juridiques, et certains témoignages relatifs à des esclaves blancs possédés
par certaines nations amérindiennes.Toutefois, l’esclavage dans ce contexte repose sur un fondement fort
différent, et se trouve proche de l’adoption. Ainsi, en novembre 1710, Nicolas Pinaud et son épouse Louise
Douaire, bourgeois et marchands de Québec, font une donation à Paul Hotes et son épouse Marie-Élisabeth
Wabert, natifs de la Nouvelle-Angleterre. Cette dernière a été rachetée des mains des sauvages Abénaquis
qui l’avait fait prisonnière : « ils en avaient fait leur esclave depuis environ huit ans et l’avaient élevée comme
leur enfant » ; Notaire L. Chambalon, Qc. (1 novembre 1710), Montréal, Archives nationales du Québec.
63. Le rapprochement entre la question religieuse et le premier Code Noir a été souligné largement, l’adoption
de ce texte la même année que la révocation de l’Édit de Nantes offrant un rapprochement entre les préoc-
cupations religieuses et les normes esclavagistes. Cette logique ne sera pas sans conséquence juridique,
notamment quant à la preuve de la liberté.Toutefois, cela ne doit pas occulter la logique proprement
juridique du Code Noir de 1685 et des normes à visée esclavagiste qui vont le compléter. Sur le Code Noir,
voir les travaux engagés de Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988.
64. Ce fut le cas à la Martinique et à Sainte Lucie en 1625, à la Guadeloupe en 1635 et dans la partie ouest de St
Domingue, (future Haïti) en 1640 ; Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècle), Paris,
Karthala, 1981 à la p. 19, n. 2.
65. L’édit, de son vrai nom Édit du roi concernant la discipline de l’Église et l’état et la qualité des nègres esclaves aux
îles de l’Amérique, rédigé sous les directives de Colbert, se fonde essentiellement sur les mémoires du 20 août
1682 et du 13 février 1683 de Blénac, Patoulet et Bégon, gouverneur-général et intendants des îles français-
es d’Amérique ; Lucien Peytraud, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Pointe-à-Pitre (Guadeloupe),
Désormeaux, 1973 aux pp. 150–158.
66. Régent, supra note 57 à la p. 64.
67. Voir Le Code noir et autres textes de loi sur l’esclavage, St Maur-des-Fossés (France), Éditions Sépia, 2006.
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Ce texte organise le concubinage, le mariage et leurs effets civils sur les esclaves (art.
8–13), la règlementation des allées et venues (art. 15–21), la nourriture et l’habille-
ment des esclaves (art. 22–27). Ensuite sont posés les principes de l’incapacité de
l’esclave à la propriété (art. 28–29), complétée par une certaine incapacité juridique
(art. 30–31). La pratique viendra toutefois atténuer quelque peu ces règles. Ainsi,
l’esclave ne peut ni contracter, ni posséder, ni ester en justice, ni témoigner, ni être
pourvu d’une charge publique. De plus il n’a pas de personnalité civile et ne peut en
principe être poursuivi civilement, alors qu’il peut l’être pénalement (art. 31 et 32).
Si l’esclave répond corporellement de ses actes, son maître reste responsable finan-
cièrement des dommages causés par son esclave, sous peine de confiscation selon l’ar-
ticle 37 de l’édit68. Les rapports entre la justice et le maître face aux esclaves sont
organisés par les articles 40 à 43, les premiers ayant le pouvoir de donner le fouet ou
enchaîner les seconds. Ils ne peuvent toutefois les mutiler, les tuer ou les torturer69.
Si l’esclave suit largement le régime des biens mobiliers et constitue une marchan-
dise (art. 44–54), le maître est néanmoins soumis à des obligations envers lui. Il se
doit de le nourrir, de le vêtir, de le soigner, d’entretenir les vieillards et les infirmes
(art. 22–27). L’édit de 1685 vient enfin organiser l’affranchissement et ses con-
séquences (art. 55–59). Le régime ainsi fixé par l’édit de 1685 place l’esclave dans
un statut de bien meuble dont certaines caractéristiques le rapprochent néanmoins
d’une personnalité juridique70. L’article 2 pose ainsi le principe du baptême obliga-
toire des esclaves et le code précise que ceux-ci devront être déclarés et instruits. Le
statut de l’esclave est posé comme étant celui d’un bien meuble (art. 44) qui peut
être saisi, vendu ou transmis, même si certains éléments d’une personnalité juridique
apparaissent : l’esclave peut se marier (art. 10) mais uniquement avec le consente-
ment du maître (art. 9) qui ne peut obliger son esclave à une telle union contre sa
volonté. La volonté de l’esclave est ainsi reconnue, mais très partiellement.
L’adage partus sequitur ventrem organise, par l’article 13, les unions mixtes et
pose le principe de la transmission du statut maternel aux enfants nés d’une telle
union. En raison notamment du rapport de force démographique très défavorable
aux colons dans les Antilles, un régime répressif très strict est organisé, établissant
notamment la peine de mort pour l’esclave qui frappe son maître (art. 35) et des
peines telles que le fouet, la bastonnade, la mutilation voire la mort pour sanctionner
les insultes, la fuite ou le vol (art. 33–38). Bien meuble, sujet de vente, saisie, partage

68. Régent, supra note 57 à la p. 81.


69. L’article 34 qui prévoyait que l’esclave qui aura frappé un homme libre devait ainsi être sévèrement puni,
« même de mort s’il échet » est conforme à la pratique de la Martinique et à la jurisprudence du Conseil
supérieur, au regard des arrêts du Conseil du 20 juin 1672 et du 4 octobre 1677 ; voir Émilien Petit, Traité
sur le gouvernement des esclaves, vol. 1, Paris, Knappen, 1777 aux pp. 5–7.
70. Robert Chesnais, L’esclavage à la française : le Code Noir (1685 et 1724), Paris, Nautilus, 2006 à la p. 48.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 511
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

entre héritiers ou immeuble, l’absence de propriétaire ne libère pas l’esclave, ne le


rend pas sui juris mais en fait une épave au sens juridique, objet d’occupation en con-
formité avec la pratique romaine71.
La logique du Code de 1724 édicté par Louis XV se révèle encore plus défa-
vorable au statut des esclaves : les mariages mixtes sont interdits (art. 6) et les affran-
chissements encore plus difficiles72. Cet édit, à destination de la Louisiane, accentue
le statut juridique inférieur des esclaves et aura des conséquences directes sur
l’esclavage des panis, dont nombre d’entre eux proviennent de l’ouest du Mississipi.
Il ne sera toutefois pas appliqué en tant que tel en Nouvelle-France.
Chaque colonie connait donc, en principe, sa propre législation. Ainsi, en
Martinique, est publié en 1767 un Code de la Martinique, compilation des différents
arrêts du Conseil supérieur de la Martinique73 alors qu’à la Guadeloupe est composé
un Recueil des loix particulières à la Guadeloupe visant la condition des esclaves74. À l’île
Bourbon (l’île de la Réunion), ce fut en décembre 1723 que le ministre Phélyppeaux
obtint de Louis XV un édit concernant l’esclavage des îles de «France et de Bourbon.
Enregistré par le Conseil supérieur de Bourbon lors de son inauguration en septem-
bre 1724, il est fortement inspiré de l’édit de 1685 malgré quelques singularités75. Il
sera largement complété au cours du siècle et prendra le nom de Code Jaune, ou de
Code Delaleu, du nom de son principal compilateur76. Bien évidemment, il faut
relever que, dans la pratique, les règles défavorables aux maîtres furent de manière
générale, bien peu appliquées. Après l’édit de 1724, il y a peu d’évolution dans le
statut général des esclaves. Il faut souligner essentiellement l’ordonnance du 15 juil-
let 1738 permettant, en modifiant l’article 30 de l’édit de 1685, aux esclaves de
témoigner contre les blancs, à l’exception de leur propre maître77.

71. Gisler, supra note 64 à la p. 27.


72. Frédéric Régent a dressé un intéressant comparatif entre l’édit de 1685 et l’édit de mars 1724 montrant la
forte proximité des deux textes et l’adaptation du texte de 1724 au contexte de la Louisiane ; Régent, supra
note 57 aux pp. 66–67.
73. Ibid. à la p. 67.
74. Recueil des loix particulières à la Guadeloupe et dépendance, Aix-en-Provence, Centre des archives d’outre-mer
(CAOM, F3 236).
75. Cet édit reprenait largement l’ordonnance locale de l’amiral Blanquet de la Haye du 1er décembre 1674
qui défendait aux Blancs des deux sexes d’épouser des noirs (anticipant sur l’édit de 1724) et réglait selon
l’adage partus sequitur ventrem la condition des enfants nés des unions mixtes. Autre singularité, l’édit de
1723 prévoyait une juridiction spéciale chargée des causes impliquant les esclaves accusés de crimes, de
délits ou de marronnage, sans expliciter la procédure à suivre dans ces circonstances ; Payet, supra note 18
aux pp. 21–22.
76. Delaleu, Jean-Baptiste Étienne, Code des Isles de France et de Bourbon. Par M. Delaleu, conseiller au conseil supérieur
de l’Isle de France et Procureur du Roi du tribunal terrier de la même Isle, Ile de France, Imprimerie royale de l’île
de France, 1777. Il fut complété en 1783, 1787 et 1788 ; voir Norbert Benoit, « L’esclavage dans le Code
jaune ou code Delaleu », dans Castro Henriques et Sala-Molins, supra note 47 aux pp. 95–104.
77. Ordonnance du 15 juillet 1738 sur le témoignage des esclaves contre les blancs, Aix-en-Provence, Centre
des archives d’outre-mer, (CAOM F3 236) à la p. 708.
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L’absence de législation esclavagiste à destination, à proprement parler, de la


Nouvelle-France a renforcé pendant longtemps l’idée d’une colonie sans esclaves.
C’était oublier que le pouvoir normatif des administrateurs coloniaux, intendants et
gouverneurs, était très étendu. Dans les Antilles comme en Nouvelle-France, ceux-
ci participeront en effet largement à l’édification d’un corpus normatif esclavagiste.
La législation va évoluer vers un plus grand contrôle des esclaves mais aussi des
agissements des maîtres, en renforçant par exemple les sanctions à l’encontre des
mauvais traitements. Les esclaves vont connaître alors un régime très encadré rela-
tivement à l’autonomie de mouvement, l’indépendance laborieuse ou la capacité
d’affranchissement. Pour la Nouvelle-France, la pratique esclavagiste va, de long
temps, précéder les rares textes législatifs ayant trait à celle-ci, soit les textes de 1689
et de 1709.
Le corpus normatif codifié partiellement en 1685 constitue donc le socle
autour duquel les différentes législations particulières se développent. Le statut de
l’esclave est proche, dans ce cadre, de ce qu’il était dans le droit romain et connaît
les mêmes caractéristiques que celui que connait l’esclave sous la common law : un bien
meuble disposant de certaines caractéristiques de la personnalité juridique.

B. L’esclavage sous l’empire de la common law


Un phénomène identique à celui qui a occulté le fait esclavagiste en Nouvelle-France,
en raison de son aspect coutumier, a contribué à ce que l’esclavage dans le système bri-
tannique soit considéré comme illégal, du moins en Angleterre, car simplement orga-
nisé par la common law et non par le statute law. Le régime juridique proche de celui
adopté en France, connaîtra des adaptations propres à chaque colonie britannique, la
sortie du système esclavagiste se faisant graduellement à la fin du XVIIIe siècle.

1. Common law en Grande-Bretagne et dans les colonies


Les différentes colonies britanniques en Amérique vont toutefois éprouver le besoin
d’adopter certains textes relatifs à l’esclavage, reprenant le plus souvent la pratique
coutumière développée dès les premiers temps de la colonisation et les exemples
espagnols et portugais78. Ainsi, en 1641 le Massachusetts fut la première colonie bri-
tannique à sanctionner une norme locale reconnaissant l’esclavage. Il fut suivi par le
Connecticut en 1650, la Virginie en 166179, le Maryland en 1663 et New York et le
New Jersey en 1664. Dans le même temps, des nations amérindiennes semblent avoir

78. Christopher Leslie Brown, Moral capital. Foundations of British Abolitionism, Chapel Hill,University of North
Carolina press, 2006 à la p. 49.
79. Voir Alden T.Vaughan, « The Origins Debate: Slavery and Racism in Seventeenth-Century Virginia » dans
Roots of American Racism: Essays on the Colonial Experience, NewYork, Oxford University Press, 1995, c. 7 aux
pp. 136–174.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 513
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

développé, dès le XVIe siècle et notamment sur le territoire du Wisconsin, un trafic


de captifs amérindiens pris au sein d’autres nations :
During the constant wars of the Indians, several of the Wisconsin tribes were in the habit
of making captives of the Pawnees, Osages, Missouries, and even of the distant Mandans,
and these were consigned to servitude. I know that the Ottawas and Sauks made such
captives ; but am not certain about the Menomonees, Chippewas, Pottawottamies, Foxes
and Winnebagos.The Menomonees, with a few individual exceptions, did not engage in
these distant forays.The Menomonees, and probably other tribes, had Pawnee slaves,
which they obtained by purchase of the Ottawas, Sauks and others who captured them ;
but I never knew the Menomonees to have any by capture, and but a few by purchase.
[ ... ] Of the fourteen whom I have personally known, six were males and eight females,
and the most of them were captured while young80.

L’évolution normative des colonies britanniques dépasse la simple affirmation


de la « codification » locale de la pratique esclavagiste. Elle vient réaffirmer certaines
règles, reprenant parfois la common law ou adaptant les règles esclavagistes au contexte
colonial. EnVirginie, une loi est ainsi prise afin de confirmer que le baptême ne libère
pas l’esclave de sa condition, ce qui montre que la pratique coutumière appelait une
confirmation de la part du pouvoir local.
An act declaring that baptisme of slaves doth not exempt them from bondage.

WHEREAS some doubts have risen whether children that are slaves by birth, and by the
charity and piety of their owners made pertakers of the blessed sacrament of baptisme,
should by vertue of their baptisme be made ffree; It is enacted and declared by this grand assem-
bly, and the authority thereof, that the conferring of baptisme doth not alter the condition of
the person as to his bondage or ffreedome; that diverse masters, ffreed from this doubt,
may more carefully endeavour the propagation of christianity by permitting children,
though slaves, or those of greater growth if capable to be admitted to that sacrament81.

Toutefois, comme l’explique Peter Kolchin, l’esclavage amérindien vit son


développement entravé dans les colonies britanniques, en raison des plaintes des
colons envers l’attitude des Indiens, ces derniers considérant que les tâches agricoles
étaient le travail des femmes. De plus, connaissant bien le pays, le risque de fuite était
élevé, comme en Nouvelle-France. Les colons préfèrent alors parfois la déportation
des Indiens capturés au combat plutôt que l’asservissement sur place82. Si le

80. Augustin Grignon, « Seventy-TwoYears’ Recollection of Wisconsin » dans Third Annual Report and
Collections of the State Historical Society of Wisconsin, for theYear 1856, vol. 3, Madison, Calkins & Webb,
1857, vol. 3, à la p. 256.
81. W.Walter Hening, Hening’s Statutes at Large: Being a Collection of all the Laws ofVirginia, from the First Session of
the Legislature in theYear 1619, 2e éd., vol. 1, NewYork, R. & W. & G. Bartow, 1823 à la p. 260 (19 septembre
1667, Charles II, ACT III).
82. Il relève qu’en Caroline du Sud en 1708, il se trouvait environ 1400 esclaves amérindiens pour une popula-
tion totale de 12 580 personnes ; Peter Kolchin, American Slavery, 1619–1877, New-York, Hill and Wang,
1993 à la p. 14.
514 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
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Parlement britannique évoqua dans une dizaine d’actes la question de l’esclavage à


la fin du XVIIIe siècle, cette matière fut laissée à la common law. La doctrine tradi-
tionnelle de common law s’intéressait davantage à la condition d’homme libre et de
vilain83 qu’à celle des esclaves84. Plusieurs causes vont venir déterminer le régime de
l’esclavage dont les causes Gelly v. Cleve en 169485, Chamberlain v. Harvey en 169786 et
Smith v. Brown en 170287 mais celles-ci concernent la traite négrière88. Toutefois la
question est posée de la reconnaissance par la common law de la traite esclavagiste.
Curieusement, on trouve un adage similaire à celui qui voulait donner la liberté à
tout esclave se rendant en métropole dans la common law. Les cours ont varié,
apparentant d’abord les esclaves au bétail au motif qu’ils étaient infidèles dans la
cause Butts v. Peny en 167789 où une action fut accordée pour obtenir la restitution de
100 esclaves. La cour estima donc que l’esclavage était légal en Grande-Bretagne.
Mais Holt rejeta cette perspective dans l’arrêt Smith v. Gould en 1705–0790 et refusa
également en 1702 la possibilité d’accorder un assumpsit sur la vente d’un esclave
noir en Angleterre. Cela semblait affermir l’idée qu’un esclave pénétrant sur le sol
anglais devenait libre91. Néanmoins on trouvait des esclaves sur les marchés de
Londres et Liverpool, cette dernière ville constituant la principale place esclavagiste
en Angleterre, au même titre que Bordeaux ou Nantes en France. Le développement
de la pratique esclavagiste dans la common law fut donc sujet à un certain nombre
d’hésitations, la réalité de la pratique en Grande-Bretagne ne se développant qu’au
XVIIIe siècle92. L’idée relayée par Blackstone dans ses Commentaires, est que

83. John Cowell, The Institutes of the Laws of England, Digested into the Method of the Civil or Imperial Institutions,
trad. par W.G. Esquire, Londres, Roycroft, 1651, 1.3.4–7 aux pp. 8–9 et concernant l’affranchissement et la
fin de la servitude, 1.5.1–4, aux pp. 12–13.
84. Sont bien souvent repris, quasiment in extenso, les lignes des Institutes que Bracton avait repris avant lui :
« Servitude is a constitution of the Law of Nations ; by which, contrary to nature, one is subjected to anoth-
ers power ; and it is so called from servando, and not serviendo, for anciently Princes used to sell their slaves
and for that cause they did reserve, rather then kill them.Wherefore when they were afterwards set at liber-
ty, they were called Manumissi, as being delivered out of the hand. [ ... ] Servants are either those which are
borne so, or made so:Those which are borne so, come from Natives, Father and Mother, whether they be
married or not which is true both in Natives and them which are free whether they be in the power of their
Lord, or out of his power [ ... ] » ; ibid, 1.3.2–3, à la p. 7.
85. Gelly v. Cleve (1694), 1 Ld. Raym. 147, 91 E.R. 994.
86. Chamberlain v. Harvey (1697), 1 Ld. Raym. 146, 91 E.R. 994.
87. Smith v. Brown (1702), 2 Ld. Raym. 1274, 91 E.R. 566.
88. Voir J. H. Baker, An Introduction to English Legal History, Londres, Butterworths, 1990 aux pp. 540–44.
89. Butts v. Peny (1677), 3 Keb. 785, 84 E.R. 1011.
90. Smith v. Gould (1705–07), 2 Salk. 666, 91 E.R. 567.
91. Dans cette cause, le plaignant avait toutefois la possibilité de procéder à son acte en Virginie où le droit
statutaire reconnaissait l’esclavage ; ibid., cité par James Oldham, « New light on Mansfield and Slavery »
(1988) 27 Journal British Studies 45 à la p. 49.
92. En 1772, on estime le nombre d’esclaves en métropole à 14 000 ; Baker, supra note 88 à la p. 541, n. 48.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 515
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

l’esclavage ne se pratique pas en Angleterre, en critiquant largement le droit romain


au nom de la loi naturelle93 :
I have formerly observed that pure and proper slavery does not, nay cannot, subsist in
England; such I mean, whereby an absolute and unlimited power is given to the master
over the life and fortune of the slave. And indeed it is repugnant to reason, and the prin-
ciples of natural law, that such a state should subsist any where. [ ... ] And now it is laid
down, that a slave or negro, the instant he lands in England, becomes a freeman; that is,
the law will protect him in the enjoyment of his person, his liberty, and his property94.

En 1729, certains propriétaires d’esclaves obtinrent une opinion officielle de


Sir PhilippYorke (attorney general) et CharlesTalbot (solicitor general) affirmant que
le statut d’un esclave n’est pas modifié lorsqu’il se rend sur le territoire anglais, que
le baptême ne libère pas l’esclave et qu’un esclave peut être reconduit de force dans
les colonies. Cette opinion sera reprise par Philipe Yorke, alors devenu Lord
Chancellor Hardwicke en 174995. C’est cette question cruciale que Lord Mansfield96
aura à trancher dans la célèbre affaire Somerset97. La question de l’esclavage en
Grande-Bretagne98 est donc celle du transit et de la possibilité de renvoyer un esclave
dans les colonies où des outils législatifs locaux permettent la traite négrière. Il y a
un conflit latent entre les règles commerciales traditionnelles permettant l’esclavage
et la logique de la liberté protégée par l’Habeas corpus99. Dans Somerset100, un writ de

93. « This, if only meant of contracts to serve or work for another, is very just: but when applied to strict
slavery, in the sense of the laws of old Rome or modern Barbary, is also impossible. Every sale implies a
price, a quid pro quo, an equivalent given to the seller in lieu of what he transfers to the buyer: but what
equivalent can be given for life, and liberty, both of which (in absolute slavery) are held to be in the mas-
ter’s disposal? His property also, the very price he seems to receive, devolves ipso facto to his master, the
instant he becomes his slave. In this case therefore the buyer gives nothing, and the seller receives noth-
ing: of what validity then can a sale be, which destroys the very principles upon which all sales are found-
ed? Lastly, we are told, that besides these two ways by which slaves “fiunt,” or are acquired, they may also
be hereditary: “servi nascuntur;” the children of acquired slaves are, jure naturae, by a negative kind of
birthright, slaves also. But this being built on the two former rights must fall together with them. If nei-
ther captivity, nor the sale of oneself, can by the law of nature and reason, reduce the parent to slavery,
much less can it reduce the offspring. » ; William Blackstone, Commentaries on the Laws of England: A
Facsimile of the First Edition of 1765–1769, vol. 1, Of the Rights of Persons (1765), Chicago, University of
Chicago Press, 1979 aux pp. 411–412. .
94. Ibid. aux pp. 411, 412.
95. Pearne v. Lisle (1749), Amb. 75, 27 E.R. 47.
96. Voir sur la common law esclavagiste de cette époque, l’ouvrage de James Oldham, English Common Law in the
Age of Mansfield, Chapel Hil,University of North Carolina Press, 2004 aux pp. 305–23.
97. Ruth Paley, « After Somerset: Mansfield, slavery and the law in England, 1772–1830 » dans Norma Landau,
dir., Law, Crime and English society 1660–1830, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 165.
98. Sur ce débat voir Brown, supra note 78 aux pp. 91, 97–101.
99. Habeas Corpus Act, 1679 (R.-U.), 31 Ch. II, c. 2. Celui permettrait à l’esclave ayant posé le pied en
Angleterre de résister à son renvoi dans les colonies ; voir Baker, supra note 88 aux pp. 168–69.
100. Somerset v. Stewart (1772), 1 Lofft 1, 98 E.R. 499. Sur cette affaire et sa place dans la common law, voir
George Van Cleve, « Somerset’s Case and its Antecedents in Imperial Perspective » (2006) 24 L.H.R. 601 ;
Daniel J. Hulsebosch, « Nothing But Liberty : Somerset’s Case and the British Empire » (2006) 24 L.H.R. 647
et Ruth Paley, « Imperial Politics and English Law :The Many Contexts of Somerset », (2006) 24 L.H.R. 659.
516 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
40:1 40:1

l’habeas corpus est accordé, assurant la liberté de James Somerset, un esclave noir
retenu à bord d’un navire arrivé de Virginie et ancré dans la Tamise. Pris entre deux
lobbies, celui des marchands qui veulent voir reconnaitre la qualité de l’investisse-
ment dans la traite négrière, et celui des défenseurs des esclaves, Lord Mansfield juge
l’esclavage odieux, mais se garde de le déclarer à proprement parler illégal. Sans
reconnaître que Somerset n’est plus esclave, il s’en tient à l’idée qu’il ne peut être
déporté contre sa volonté. La common law se garde donc bien de déterminer si des
contrats organisant la traite sont illégaux ou contraire à l’ordre public101.
Enfin, concernant la force du baptême en common law, qui posera des dif-
ficultés dans le contexte de la Nouvelle-France, il semble que le consensus ait été
assez fort pour rejeter tout impact et tout élargissement consécutif au baptême
des esclaves102.

2. La marche vers l’abolition


Après la Conquête de 1760, l’esclavage panis en Amérique du nord diminue large-
ment, jusqu’à pratiquement disparaître au tournant du siècle, vraisemblablement en
raison de conditions économiques peu favorables. Le contexte s’avère par ailleurs en
faveur d’un assouplissement, voire d’une abolition des normes permettant
l’esclavage dans les colonies du nord du continent. La common law demeure la même.
C’est donc au droit statutaire qu’il appartenait de montrer la voie, l’évolution
juridique prenant forme d’abord dans l’empire colonial103. À la frontière canadienne,
au Vermont, l’esclavage sera aboli dès 1777 alors que depuis le milieu du XVIIIe siè-
cle les colons quakers établis en Nouvelle-Angleterre s’interdisent largement la pos-
session d’esclave. Le Massachusetts104 en 1781 et le New Hampshire en 1783

101. Baker, supra note 88 aux pp. 542–43.


102. « [T]he infamous and unchristian practice of withholding baptism from negro servants, lest they should
thereby gain their liberty, is totally without foundation, as well as without excuse.The law of England acts
upon general and extensive principles: it gives liberty, rightly understood, that is, protection, to a jew, a
turk, or a heathen, as well as to those who profess the true religion of Christ; and it will not dissolve a civil
contract, either express or implied, between master and servant, on account of the alteration of faith in
either of the contracting parties: but the slave is entitled to the same liberty in England before, as after, bap-
tism; and, whatever service the heathen negro owed to his English master, the same is he bound to render
when a christian. » ; Blackstone, supra note 93 à la p. 413.
103. Antérieurement à cette période, certaines voix isolées se sont fait entendre, telles que Thomas Tryon à
Barbados (1684) et Samuel Sewall dans le Massachusetts (1704) ; Brown, supra note 78 à la p. 78.
104. Toutefois, de 1719 à 1781, plus de deux mille africains ont été vendus dans les pages de la Boston Gazette ;
Robert E. Desrochers, Jr., « Slave-for-Sale Advertisements and Slavery in Massachusetts, 1704–1781 »,
(2002) 59 William & Mary Quarterly 623. Soulignons également que, dans cet État, les conditions d’une
égalité ethnique furent posées dès le XIXe siècle, à travers le Massachusetts Indian Enfranchisement Act permet-
tant aux indiens d’obtenir un certain nombre de droits civiques ; Ann-Marie Plane et Gregory Button, « The
Massachusetts Indian Enfranchisement Act: Ethnic Contest in Historical Context, 1849–1869 » (1993) 40
Ethnohistory 587.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 517
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

suivront, le Connecticut et le Rhode Island en 1784105 et le New Jersey en 1804. Le


vent de liberté insufflé par l’indépendance américaine a favorisé les mouvements abo-
litionnistes, tant du côté américain, comme le prouvent ces réformes, que du côté
anglais, qui libèrent les esclaves loyalistes qui vont s’implanter en grand nombre dans
la colonie canadienne fidèle à Albion106.Toutefois, l’esclavage issu de la common law
perdurera encore dans les États du sud de l’Amérique du nord, sans modification
notoire de leur condition juridique107.
En Grande-Bretagne, le député anglais William Wilberforce fonde, en 1788,
la société pour l’abolition de la traite négrière, soutenu en cela par William Pitt. Il
faut rappeler que les Lumières furent bien partagées sur l’esclavage108, qu’un juriste
comme Montesquieu, par un effet pervers de la théorie des climats, théorisa l’idée
aristotélicienne de la servitude naturelle109 et que plus tôt dans le siècle, John Locke
développa une pensée juridique ambiguë sur cette question, cautionnant « a just slav-
ery »110. Heureusement des mouvements abolitionnistes firent entendre leurs voix le
siècle avançant, notamment dans le monde anglo-saxon111 et cela malgré une forte
opposition112. Le 25 mars 1807, le Slave Trade Act recevait la sanction royale et prenait
ainsi force de loi, marquant une étape vers l’abolition ultérieure de l’esclavage dans
l’empire britannique :

105. Sur l’abolition graduelle décidée par les législateurs de l’État du Rhode Island, voir William M.Wiecek, «
The Statutory Law of Slavery and Race in the Thirteen Mainland Colonies of British America » ( 1977)
34 William & Mary Quarterly 258.
106. Voir Brown, supra note 78 aux pp. 106–107. Les loyalistes noirs arrivèrent en Nouvelle-Écosse entre 1783
et 1785, fuyant la Révolution américaine. Le commandant en chef des forces britanniques à NewYork, sir
Henry Clinton, proclama (proclamation de Philipsburg) que tous les esclaves noirs qui déserteraient la cause
des rebelles recevraient une protection totale, leur liberté et des terres. Plusieurs milliers d’esclaves d’orig-
ine africaine se rangèrent ainsi aux côtés des Anglais. Après la victoire américaine, sir Guy Carleton refusa,
comme le demandait George Washington, de rendre aux Américains les esclaves qui s’étaient rangés aux
côtés des Anglais avant le 30 novembre 1782, une indemnisation en argent étant prévue. La commission
anglo-américaine identifia les Noirs qui étaient entrés dans les rangs britanniques avant la reddition et leur
remit à chacun un certificat d’affranchissement ; voir John N. Grant, « Black Immigrants into Nova Scotia,
1776–1815 » (1973) 58 Journal of Negro History 253 ; Neil MacKinnon, This Unfriendly Soil :The Loyalist
Experience in Nova Scotia, 1783–1791, Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1986.
107. Sur ce point, voir Thomas D. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619–1860, Chapel Hill, University of
North-Carolina Press, 1999 à la p. 174 et s.
108. Pour une caractérisation géographique de cette idée, voir Colin M. McLachlan, « Slavery, Ideology, and
Institutional Change:The Impact of the Enlightenment on Slavery in Late Eighteenth-Century Maranhao »
(1979) 11 Journal of Latin American Studies 1.
109. Voir Laurent Estève, « La théorie des climats ou l’encodage d’une servitude naturelle » dans Castro
Henriques et Sala-Molins, supra note 47 aux pp. 59–68.
110. J. Farr, « “So Vile and Miserable an Estate”:The Problem of Slavery in Locke’s Political Thought » (1986)
14 Political Theory 263 à la p. 273.
111. Matthew Mason, « The Battle of the Slaveholding Liberators: Great Britain, the United States, and Slavery in
the Early Nineteenth Century » (2002) 59 William & Mary Quarterly 665.
112. Leland J. Bellot, « Evangelicals and the Defense of Slavery in Britain’s Old Colonial Empire » (1971) 37 The
Journal of Southern History 19.
518 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
40:1 40:1

[B]e it therefore enacted by the King’s most Excellent Majesty, by and with the advice
and consent of the Lords Spiritual and Temporal, and Commons, in this present
Parliament assembled, and by the Authority of the same, [t]hat from and after the First
Day of May One thousand eight hundred and seven, the African slave trade, and all and all
manner of dealing and trading in the Purchase, Sale, Barter, or Transfer of Slaves, or of
Persons intended to be sold, transferred, used, or dealt with as Slaves, practiced or car-
ried on, in, at, to or from any part of the Coast or Countries of Africa, shall be, and the
same is hereby utterly abolished, prohibited, and declared to be unlawful [ ... ]113.

La loi prévoit une amende de 100 livres pour chaque esclave dont la vente contre-
vient à cet acte. Elle prohibe également la participation de tout sujet britannique à la
traite négrière114 ainsi que tout contrat ou assurance visant cette pratique. La formu-
lation de l’acte vise donc essentiellement l’esclavage africain, et ne joue donc qu’un
rôle symbolique au regard des esclaves panis. L’activisme continu d’un James
Cropper apportera ensuite une forte contribution à la lutte contre l’esclavage115. En
1833, soit vingt-six ans plus tard, le British Imperial Act abolissait l’esclavage dans
l’ensemble des colonies britanniques après un long travail parlementaire116, celui-ci
étant aussi bien à destination des esclaves africains qu’amérindiens.
Bien avant que la loi de 1807 ne soit adoptée à l’échelle de l’empire, le
lieutenant-gouverneur John Graves Simcoe a fait adopter, par l’assemblée législative
du Haut-Canada, en 1793, An Act to prevent the further introduction of Slaves, and to limit
the term of contracts for servitude within this Province117. Cette loi libérait les esclaves de
vingt cinq ans ou plus et interdisait que d’autres esclaves soient emmenés au Haut-
Canada. Le préambule est particulièrement significatif des aspirations visées par cet
acte : protéger la propriété tout en préservant les valeurs de la liberté.
WHEREAS it is unjust that a people who enjoy freedom by law should encourage the
introduction of Slaves; And whereas it is highly expedient to abolish Slavery in this Province,
so far as the same may gradually be done without violating private property [ ... ]118.

113. An Act for the Abolition of the Slave Trade, 1807 (R.-U.), 47 Geo. III, c. 36, art. 1.
114. « [I]t shall be unlawful for any of His Majesty’s Subjects, or any Person or Persons resident within this
United Kingdom, or any of the Islands, Colonies, Dominions, or Territories thereto belonging, or in His
Majesty’s Possession or Occupation, to fit out, man, or navigate, or to procure to be fitted out, manned, or
navigated, or to be concerned in the fitting out, manning, or navigating, or in the procuring to be fitted out,
manned, or navigated, any Ship or vessel for the Purpose of assisting in, or being employed in the carrying
on of the African Slave Trade, or in any other the Dealing,Trading, or Concerns hereby prohibited and
declared to be unlawful, and every Ship or Vessel which shall, from and after the Day aforesaid, be fitted out,
manned, navigated, used, or employed by any such Subject or Subjects, Person or Persons, or on his or their
Account, or by his or their Assistance or Procurement for any of the Purposes aforesaid, and by this Act pro-
hibited, together with all her Boats, Guns,Tackle, Apparel, and Furniture, shall become forfeited, and may
and shall be seized and prosecuted as herein-after is mentioned and provided » ; ibid., art. 2.
115. David B. Davis, « James Cropper and the British Anti-Slavery Movement, 1821–1823 » (1960) 45 The
Journal of Negro History 241.
116. Izhak Gross, « The Abolition of Negro Slavery and British Parliamentary Politics 1832–3 », (1980) 23 The
Historical Journal 63.
117. S.U.C. 1793 (33 Geo. III), c. 7.
118. Ibid., art. 1.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 519
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Maintenant les propriétaires d’esclaves dans leur possession, la disposition


législative prive d’effets les contrats visant à la traite et à l’introduction de nouveaux
esclaves dans la colonie119, oblige à l’enregistrement de toute nouvelle naissance d’en-
fant d’esclave, obligeant les maîtres à pourvoir à leurs nécessités jusqu’à l’âge de
vingt cinq ans, date à laquelle ils sont ipso facto libérés120. Il est également prévu d’ac-
corder le recours de la justice, en la personne du juge de paix, afin de permettre aux
esclaves ayant atteint vingt cinq ans de faire valoir leurs droits, ceux-ci obtenant alors
« all the rights and privileges of free born subjects » :
That in case any master or mistress shall detain any such child, born in their service as
aforesaid, after the passing of this Act, under any pretence whatever, after such Servant
shall have attained the age of twenty-five years, except by virtue of a contract of service
or indentures, duly and voluntarily executed after such discharge as aforesaid, it shall and
may be lawful for such Servant to apply for a discharge to any of His Majesty’s Justices of
the Peace [ ... ]121.

Enfin, l’acte de 1793 prévoit que les esclaves ainsi libérés bénéficieront d’une certaine
protection, confirmant bien que les esclaves sont passés du statut de biens meubles à
celui de personnes juridiques, disposant de droits et de devoirs122. Établissant ainsi une
zone d’affranchissement au nord du continent, cet acte va engendrer une forte migra-
tion d’esclaves fuyant les États-Unis et obtenant leur liberté à leur arrivée dans la

119. « [N]or shall any Negro, or other person, who shall come or be brought into this Province after the passing
of this Act, be subject to the condition of a Slave, or to such service as aforesaid, within this Province, nor
shall any voluntary contract of service or indentures that may be entered into by any parties within this
Province, after the passing of this Act, be binding on them, or either of them, for a longer time than a term
of nine years, from the day of the date of such a contract. » ; ibid.
120. « That immediately from and after the passing of this Act, every child that be born of a Negro mother, or
other woman subjected to such service as aforesaid, shall abide and remain with the master or mistress in
whose service the mother shall be living at the time of such child’s birth, (unless such mother and child shall
leave such service by and with the consent of such master or mistress) and such master or mistress shall, and
is hereby required to give proper nourishment and clothing [sic] to such child or children, and shall and may
put such child or children to work [ ... ], and shall and may retain him or her in their service, until every
such child shall have attained the age of twenty-five years, at which time they and each of them shall be enti-
tled to demand his or her discharge from and shall be discharged by such master or mistress, from any fur-
ther service [ ... ]. » ; ibid., art. 3.
121. Ibid., art. 4. C’est alors au maître de prouver soit que l’esclave est âgé de moins de 25 ans soit qu’il existe
un contrat de serviteur ou de tout autre lien professionnel entre lui et la personne faisant valoir ses droits,
celle-ci étant de plein droit alors un sujet de sa Majesté, avec tous les privilèges et droits y afférents : « His
Majesty’s Justices of the Peace who shall and is hereby required thereupon to issue a summons to such mas-
ter or mistress to appear before him to shew cause why such servant should not be discharged: and the
proof that such servant is under the age of twenty-five years shall rest upon and be adduced by the master or
mistress of such servant, otherwise it shall and may be lawful for the said Justice to discharge such servant
from such service as aforesaid: Provided always, [t]hat in case any issue shall be born of such children during
their infant inservitude or after, such issue shall be entitled to all the rights and privileges of free born sub-
jects. » ; ibid.
122. « And be it further enacted, [t]hat whenever any master or mistress shall liberate or release any person subject
to the condition of a Slave from their service, they shall at the same time give good and sufficient security to
the Church or Town Wardens of the parish or township where they live, that the persons so released by them
shall not become chargeable to the same, or any other parish or township. » ; ibid., art. 5.
520 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
40:1 40:1

Province du Haut-Canada. Ce sont toutefois alors essentiellement des esclaves d’orig-


ine africaine qui bénéficient de ce qu’il est convenu d’appeler un chemin de fer clan-
destin123. Concernant le Bas-Canada, les projets déposés?notamment par le député et
ancien notaire et avocat Pierre-Louis Panet124?afin d’abolir la pratique échouent devant
la Chambre d’Assemblée de la Province du Bas-Canada125, et c’est le juge en chef
William Osgoode qui se distingue alors en refusant la poursuite d’esclaves en fuite en
1798, déclarant qu’il agissait sur le fondement de l’Habeas corpus126. Toutefois, là
encore, ce sont des esclaves noirs qui bénéficient ou se prévalent de ces décisions,
aucune décision ne semblant toucher les panis127.

III. L A PRATIQUE DE L’ ESCLAVAGE PANIS EN N OUVELLE -F RANCE


ET DANS LA P ROVINCE OF QUEBEC

Concernant spécifiquement la Nouvelle-France, le paradigme de l’esclave va connaître


une évolution singulière en raison du contexte particulier de cette colonie et de la
forte part des amérindiens parmi ces esclaves. La terminologie est d’abord floue.

123. Ce « chemin de fer » clandestin a été mis en branle dans les années 1780, mais n’a été désigné sous ce nom
que dans les années 1830. De 1800 à 1865, de 20 000 à 30 000 Afro-Américains se seraient réfugiés au
Canada par cette voie. Ce chemin de fer était en fait un réseau secret de personnes et de maisons sûres
établi pour aider les Noirs à s’enfuir de plusieurs États américains où ils étaient esclaves et à venir s’établir
dans d’autres États, ou au Canada. L’organisation utilisait des mots du vocabulaire ferroviaire pour décrire le
rôle des personnes qui faisaient partie du réseau et aidaient les fugitifs le long de leur route ; voir Afua
Cooper, « The Fluid Frontier: Blacks and the Detroit River Region, A Focus on Henry Bibb » (2000)
30 Revue canadienne d’études américaines 129 ; Adrienne Shadd, Afua Cooper et Karolyn Smardz Frost,
The Underground Railroad: Next Stop,Toronto!,Toronto, Natural Heritage Books, 2002 à la p. 17 et s.
124. Celui-ci propose qu’il soit introduit un Bill intitulé Acte qui tend à l’abolition de l’esclavage en la Province du
Bas-Canada en 1793 mais son collègue Pierre-Amable De Bonne réussit à empêcher l’Assemblée de se
prononcer en troisième lecture. Il reviendra à la charge en 1801, sans plus de succès ;Trudel, Deux siècles,
supra note 3 aux pp. 313–15. Sur Pierre Louis Panet, voir André Morel, s.v. « Pierre-Louis Panet » dans
Francess G. Halpenny et Jean Hamelin, dir., Dictionnaire Biographique du Canada, vol. 5, A.l., Presses de
l’Université Laval, 1983 aux pp. 719–21 ; F. Murray Greenwood, Legacies of Fear : Law and Politics in Quebec in
the Era of the French Revolution, Toronto, University of Toronto Press for The Osgoode Society, 1993 aux pp.
183–88 et David Gilles, « Le notariat canadien face à la Conquête anglaise : l’exemple des Panet » dans
Vincent Bernaudeau et al., dir., Les praticiens du droit du Moyen Âge à l’époque contemporaine.Approches proso-
pographiques, Belgique, Canada, France, Italie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 aux pp. 189–207.
125. Voir Trudel, Deux siècles, ibid. aux pp. 299–300.
126. Une décision antérieure, en1794, prise par une juridiction montréalaise avait déclaré que l’esclavage n’était
pas reconnu par les lois d’Angleterre, reprenant la logique de la jurisprudence de common law, de
Blackstone et partiellement celle de la décision Somerset. Relevons que Marcel Trudel, sur ces questions,
n’évoque à aucun moment la jurisprudence de common law et que les décisions de 1798 sont citées de sec-
onde main par Marcel Trudel.;Trudel, Deux siècles, ibid. aux pp. 306–07. Sur le contexte de ces affaires et le
rôle de William Osgoode, voir Greenwood supra note 124 aux pp. 23–34, 116–37. Pour notre part, il ne
nous a pas été possible de consulter les sources documentaires originales ; voir. la base de données Thémis I,
Archiv-histo, folio corp., Cour du Banc du roi, District de Montréal, 1792- 1827.
127. Dans la base de données Thémis reprenant les actes de Cour du Banc du roi, District de Montréal, de 1792-
1827, les trente deux actes se référant à des « indians » ou « panis » ne touchent pas l’esclavage. On ne
trouve que deux actes, en 1798 et 1799, relatant des actes impliquant des esclaves, pour des questions de
dettes ; ibid.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 521
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Inutile de gloser sur la différence connue entre le peuple amérindien des panis et
l’usage du vocable dans les actes et les documents des colons. L’usage du terme panis
est ainsi relevé, mais aussi celui de sauvage, d’indien et plus rarement il existe une indi-
cation sur la nation proprement dite de l’esclave128. Malgré l’absence de norme éta-
tique à destination de la Nouvelle-France, l’esclavage panis va donc se développer à la
fin des années 1670. L’intendant Raudot intervient en 1709 afin d’affirmer la pratique
dans la colonie sans toutefois en organiser le régime (A). C’est donc l’exemple des
normes des autres colonies qui va nourrir la pratique. Malgré la faible proportion
d’esclaves amérindiens dans la colonie, dans les centres urbains de Québec et de
Montréal les esclaves amérindiens jouent un rôle significatif.Ainsi, comme le rapporte
Brett Rushforth, autour de la rue Saint Paul et de la place du marché à Montréal, cœur
économique de la ville, près de la moitié des colons qui y possédaient une maison en
1725 possédaient également des esclaves indiens129. Cette réalité démontre la néces-
sité d’évaluer l’application des normes esclavagistes aux panis de la Nouvelle-France.
Dans ce cadre, les grands principes juridiques gouvernant le corpus esclavagiste
français—mais aussi britannique—sont appliqués dans leurs grandes lignes avec toute-
fois certaines adaptations mineures au contexte de la colonie (B).

A. Le statut juridique des esclaves panis dans la pratique


Malgré un fondement coutumier dans un premier temps, la pratique de l’esclavage
panis s’est développée dès les années 1690 à une échelle commerciale. Reprenant les
points d’ancrage juridiques de la pratique esclavagiste dans les colonies françaises,
l’esclavage amérindien se trouve être singulier par les populations mises en servitude
et la mixité entre population panis libre et esclave.

1. Fondement de la norme esclavagiste en Nouvelle-France


Pour le contexte particulier de la Nouvelle-France, l’ordonnance de l’intendant
Raudot en 1709 constitue une affirmation de la pratique coloniale. Ce texte servira
dès lors de norme de référence dans la jurisprudence. Ce sera encore le cas lors de
la capitulation de Montréal, le gouverneur Vaudreuil-Cavagnial qui porte les deman-
des de capitulation, consacre l’article 47 spécialement à l’esclavage :

128. C’est toutefois le cas, par exemple, dans l’affaire de l’enlèvement, peut-être amoureux, de Madeleine,
esclave panise de la nation renarde, enlevée à son maître le sieur de la Pérade.Voir l’ordonnance de l’inten-
dant Bégon (17 juillet 1726), Montréal, Archives nationales du Québec (E1, S1, P1749, M5/4), qui enjoint
au capitaine de la côte de la Chevrotière, ou autre officier de milice sur ce requis, de retirer des mains du
nommé Lagerne (Lajerne) une esclave Panis Renarde (Amérindienne) nommée Madeleine qu’il a enlevée
furtivement la nuit de la maison du sieur de la Pérade (Tarieu), officier des troupes du détachement de la
Marine, pour la remettre à son maître. En cas de refus de la part de LaGerne, ordre est donné au capitaine
de la côte ou à tout autre officier de milice requis d’arrêter celui-ci et de le placer en « bonne et sûre garde
dans les prisons de Québec »; voir cahier 11, ordonnances de justice rendues par Monsieur Begon intendant
(8 janvier 1725–28 août 1726), Montréal, Archives nationales du Québec (fol. 100–100v).
129. Rushforth, supra note 3 aux pp. 777–78.
522 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
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Les Negres et panis des deux Séxes resteront En leur qualité d’Esclaves, en la possession
des françois et Canadiens à qui Ils appartiennent; Il leur Sera libre de les garder à leur
Service dans la Colonie, ou de les Vendre, Et ils pourront aussi Continuer à les faire
Elever dans la Religion Romaine130.

Le général Amherst accède à cette demande, à l’exception de ceux qui ont été
faits prisonniers. À partir de cette date, les pratiques esclavagistes issues de la com-
mon law et de la pratique civiliste ont vocation à se mêler. L’adoption de l’Acte de
Québec, réintroduisant dans l’ordonnancement juridique les règles relatives à la pos-
session des biens meubles dans la tradition civiliste, s’applique bien évidemment aux
esclaves ainsi qu’à leur statut. La proximité des règles esclavagistes issue de la com-
mon law et du droit civil explique largement qu’après la Conquête, rien n’est véri-
tablement modifié dans la pratique. Dans les fonds d’archives notariées figurent des
actes de vente mais aussi d’émancipation par des britanniques. Ainsi, le notaire
François-Dominique Rousseau cède un jeune esclave panis de treize ans, nommé
Pontiac, à Christy Cramer, négociant de Montréal représenté à l’acte par Guillaume
Burns, négociant de Québec131. Au contraire, en 1766, on trouve un acte sous seing
privé qui déclare l’émancipation de l’esclave panis Manette par John Askin132. Si donc
le passage de l’un à l’autre système juridique est de peu d’influence sur la condition
des panis, il faut se demander quelle était la réalité de cette condition d’esclave?
Dans les premiers temps de la colonie, de jeunes amérindiens sont adoptés,
par Champlain ou Chomedey de Maisonneuve par exemple. À partir de 1671, les
habitants de la colonie commencent à acquérir des esclaves amérindiens, tout d’abord
par don. Deux esclaves poutéoutamises sont ainsi acceptées par le Gouverneur Remy
de Courcelle et placée auprès des sœurs de la Congrégation133.Toutefois, c’est à par-
tir de 1687—soit deux ans après l’édiction du Code Noir à destination des Antilles—
que le flux d’esclaves amérindiens commence à se renforcer, chaque année amenant
son lot de nouveaux captifs134, même si les contingents restent numériquement
faibles. Il convient de remarquer que l’un des paradoxes de la Grande paix de
Montréal de 1701 est d’intensifier la traite des populations amérindiennes du grand
ouest, les alliés de la France se multipliant, et l’échange de captif constituant un fort
symbole dans l’établissement d’une collaboration apaisée135. L’échange de captifs

130. Adam Shortt et Arthur G. Doughty, Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada 1759–1791, vol.
1, 2e éd., Ottawa, Imprimerie du roi, 1921, à la p. 19.
131. Notaire J.-N. Pinguet de Vaucour (28 octobre 1781), Montréal, Archives nationales du Québec.
132. Fonds Drouin (11 juin 1768), Montréal, Archives nationales du Québec (MFILM 3316, registre 1, fol. 40).
133. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 21.
134. Voir ibid. aux pp. 23–26.
135. Bien évidemment, les coureurs des bois profitent largement de la sécurisation des routes de traite consécu-
tive à la Grande paix, et développent un commerce binaire alliant traite des fourrures et des amérindiens ;
Rushforth, supra note 3 à la p. 779.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 523
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

permet même parfois de concilier l’ennemi anglais lorsqu’il intervient en contrepar-


tie de colons britanniques capturés par les nations amérindiennes136. Si le roi autorise
en 1689 l’importation, par les colons, d’esclaves venus d’Afrique137, il faudra atten-
dre 1709 pour que la première norme administrative vise l’esclavage amérindien.
Encore une fois, soulignons que cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de fondement
juridique à l’esclavage amérindien, même si une certaine confusion terminologique
règne, mais simplement que la pratique esclavagiste est de nature coutumière ou que
la pratique fait fi des réticences du pouvoir royal à autoriser un tel esclavage. Dans le
même ordre d’idées, avant 1685, l’esclavage dans les Antilles existe bel et bien, mais
n’est simplement pas édicté sous forme codifiée par le pouvoir en place138. À partir
des années 1690, le nombre d’esclaves amérindiens va en augmentant dans les villes
de Québec et Montréal, notamment par le relais des administrateurs des différents
postes de traite de l’ouest139.
La norme suit alors la pratique. Le 13 avril 1709, l’intendant Raudot pose une
ordonnance qui vient à la fois intégrer dans l’ordonnancement juridique écrit l’exis-
tence de l’esclavage amérindien et aussi reprendre les normes coutumières
appliquées dans la colonie. Il justifie cette ordonnance sur un fondement économique
et oriente l’esclavage amérindien vers les panis :
Ayant une connoissance parfaite de l’avantage que cette colonie retirerait si on pouvoit y
mettre, par des achats que les habitants en feroient, des sauvages qu’on nomme Panis,
dont la nation est très éloignée de ce pays et qu’on ne peut avoir que par les sauvages qui
les vont prendre et les trafiquent le plus souvent avec les Anglais de la Caroline, et qui en
ont quelques fois vendu aux gens de ce pays140.

En conséquence de quoi, il cautionne la possession d’esclaves et édicte une norme


visant à garantir la propriété des maîtres vis-à-vis de leurs esclaves et de ceux qui
souhaiteraient les « débaucher » :

136. Sur cette question, voir E. Lewis Coleman, New England Captives Carried to Canada between 1677 and 1760
during the French and Indian wars, vol. 1, Portland, Southworth Press, 1925, aux pp. 69–129.
137. Dans le cadre de la politique de développement de la colonie menée par Louis XIV, celui-ci autorise, à la
demande des colons et des administrateurs locaux, la venue des esclaves noirs, afin de pallier « les grandes
dépenses qu’ils sont obligés de faire en se servant des ouvriers et des journaliers du pays dont la cherté est
excessive. Sur quoi Sa Majesté est bien aise de leur dire qu’elle consent que les habitants fassent venir des
nègres comme ils le proposent [ ... ] » ; Mémoire à Denonville et à Champigny (1 mai 1689), Montréal,
Archives nationales du Québec (Ordres du roi, série B, vol. 15, 108–109) ; voir aussi Mémoires et documents
relatifs à l’histoire du Canada, Montréal, Société historique de Montréal, 1859 aux pp. 1–3.
138. Morin, Introduction, supra note 28 aux pp. 168–69.
139. Jean Baptiste Bissot de Vincenne importe ainsi un esclave baptisé Jean-René qu’il a acquis des Iowas dans
l’Arkansas actuel ; voirYves F. Zoltvany, s.v. « Bissot de Vincennes, Jean-Baptiste » dans David M. Hayne et
André Vachon, dir., Dictionnaire Biographique du Canada, vol. 2, Presses de l’Université Laval, 1969 aux pp.
70–71 [Dictionnaire biographique, vol. 2].
140. Ordonnance de l’Intendant Raudot, 13 avril 1709, Édits, ordonnances royaux, t. 2, Québec, E.-R. Fréchette,
1854–1856, à la p. 271.
524 OTTAWA LAW REVIEW REVUE DE DROIT D’OTTAWA
40:1 40:1

Nous, sous le bon plaisir de Sa Majesté, ordonnons que tous les panis et nègres qui ont
été achetés et qui le seront dans la suite appartiendront en pleine propriété à ceux qui
les ont achetés comme étant leurs esclaves; Faisons défense auxdits Panis et nègres de
quitter leurs maîtres, et à qui que ce soit de les débaucher sous peine de cinquante
livres d’amende141.

C’est à la suite de cette ordonnance que l’on trouve instrumenté les premiers
actes de vente dans la colonie, sous la plume du notaire Adhémar142. Le statut des
esclaves panis se démarque alors de celui des esclaves d’origine africaine sur la ques-
tion de l’exportation. Une ordonnance de l’intendant Raudot du 23 mars 1710
indique que « les panis ne peuvent être réputés esclaves que tant qu’ils [ ... ]
demeurent [dans la colonie] et qu’ainsi il n’est pas permis de les transporter pour les
trafiquer ailleurs »143. Il caractérise cette règle lors d’un différend opposant François-
Marie Bouät à Mounier suite à la vente d’un esclave. Toutefois, il arrive que des
amérindiens soit déportés et vendus aux Antilles, à l’instar de Marie-Marguerite
Radisson dit Duplessis, l’intendant Hocquart et le gouverneur La Galisonnière envis-
ageant même d’ériger cette procédure en système, afin d’éviter que les panis ne s’en-
fuient et ne rejoignent les territoires de l’ouest144.
Au sein du vaste corpus juridique relatif aux panis et notamment de la centaine
d’actes notariés, figurent bien évidemment les actes malheureusement traditionnels
relatifs au statut juridique de l’esclave. De nombreux actes de vente concernent de
jeune panis.Ainsi, François Laroze, panis de nation, âgé de 16 ans, est vendu le 31 août
1711 par François Lalumandière dit Lafleur, caporal de la compagnie de Monsieur de
Marigny, à Pierre-ThomasTharieux de Laperade, écuyer, seigneur de Ste-Anne et lieu-
tenant d’une compagnie des troupes du détachement de la Marine145. De même le
panis Michel « d’environ 18 ou 19 ans », est vendu par Joseph Fleury de
LaGorgandière, bourgeois et marchand de la ville de Québec à François Bissot et son
associé Charles Jolliet d’Anticosty146 ou encore le jeune Louis, panis de 15 ans, vendu
le 13 août 1753 par Louis Fleury de LaGorgendière grand voyer de laVille de Québec
à Jean Louis Bouyries, commandant du navire « le Grand Cyrus »147.

141. Ibid. à la p. 272.


142. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 54.
143. Ordonnance de l’intendant Jacques Raudot (23 mars 1710), Montréal, Archives nationales du Québec (E1,
S1, P647, M5/1), qui « permet au sieur Mounier (Monier) de reprendre son Panis partout où il se trouvera
et qui fait défense à tous de le retirer ni de le cacher sous peine de cinquante livres d’amende, payable
moitié à ceux qui le trouveront et moitié au Roi » ; Cahier 4, ordonnances de M. Raudot (1er janvier-20
novembre 1710) (fol. 34–35).
144. Sur cette idée, voir Trudel, Deux siècles, supra note 3 aux pp. 61–62. Ainsi, en Louisiane, suite à un conflit
avec les Natchez et à la prise d’une plantation, deux expéditions punitives furent organisées par les français.
Cinq cent captifs, dont quatre cent cinquante femmes ou enfants, furent envoyés à Saint-Domingue pour y
être vendus comme esclaves, ce qui amena la quasi extinction du peuple Natchez ; Gilles Havard et
Catherine Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2003 aux pp. 299–305.
145. Notaire L. Chambalon, Qc. (31 août1711), Montréal, Archives nationales du Québec.
146. Notaire L. Chambalon, Qc. (27 avril1714). Montréal, Archives nationales du Québec.
147. Notaire J.-A. Saillant de Collégien, Qc. (13 août 1753), Montréal, Archives nationales du Québec.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 525
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

2. La survivance d’une certaine capacité juridique


Si le vocable a un sens, toute la population « panis » ne se trouve pas dans un état de
servitude. La particularité de ce régime de servitude est de faire cohabiter une pop-
ulation amérindienne libre en grand nombre et une population amérindienne
asservie. Il existe de nombreux actes d’engagement, comme serviteur ou en tant que
voyageur par exemple, qui montrent l’implication des panis libres dans l’activité de
la colonie. De même, des actes d’acquisition de terres au profit des panis témoignent
de leur souhait de s’implanter comme cultivateur dans la vallée du St Laurent148.
Il faut relever que la servitude n’empêche pas un panis d’être engagé en qual-
ité de voyageur. Mais il le fait alors pour le compte de son maître qui généralement
tire profit de la traite ainsi faite et alloue une somme d’argent à son « esclave ».
L’obligation juridique est toutefois peu déterminée alors. Pèse-t-elle sur le maître ou
sur l’esclave? Ainsi en 1756, Régis, esclave de Jean L’échelle, négociant de la ville de
Montréal, est engagé en tant que voyageur auprès de René de Couagne, négociant de
la même ville. Dans ces conditions, il faut qu’une grande confiance et une forte fidél-
ité existent entre le maître et son esclave149. Néanmoins, le statut des esclaves panis
ne se détache que ponctuellement de celui d’un bien meuble. Ainsi, un contrat de
transport instrumenté en juillet 1756 relate le transport de biens meubles et d’une
esclave panise de 25 ans150.
Devant les différentes institutions et les juridictions du pays, la réalité de la
condition des esclaves panis navigue entre bien meuble et capacité juridique entravée.
L’intendant de justice, de police et de finance intervient ainsi, dans ses compétences
traditionnelles, afin de régler les litiges afférents aux esclaves panis dans les relations
commerciales. Il ordonne ainsi le paiement d’un billet à terme concernant le prix de
vente d’un esclave151 ou il intervient dans la détermination de la qualité d’esclave
lorsque celle-ci est contestée152.
Lorsqu’il s’agit de trancher un différend civil ou de mener une enquête crim-
inelle, les esclaves panis retrouvent une certaine capacité juridique, en pouvant être

148. Échange de terre située à la seigneurie deYamaska en retour d’une terre située à la Baie St Antoine entre
Louis Peron, époux d’Agathe Demarais deYamaska et Michel Dubois, panis de nation, époux actuel de
Marie-Josèphe Campagna, de la Baie St Antoine ; Notaire P. Dielle (24 mars 1763), Montréal, Archives
nationales du Québec. Le même Michel Dubois avait obtenu, par acte notarié du trois juin 1762, la conces-
sion de terre par Joseph Lefebvre, seigneur de la Baie St Antoine ; Notaire F.-P. Rigaud,T.-R. (3 juin1762),
Montréal, Archives nationales du Québec.
149. Notaire L.-C. Danré de Blanzy, Mtl. (9 juillet 1756), Montréal, Archives nationales du Québec.
150. Notaire L.-C. Danré de Blanzy, Mtl. 27 juillet 1756), Montréal, Archives nationales du Québec.
151. Ordonnance de l’intendant Dupuy (19 juillet 1727), Montréal, Archives nationales du Québec (E1, S1, P1894,
M5/4), qui condamne le sieur Lamy, marchand à Montréal, à payer comptant au sieur de Gannes (de Falaise) la
somme de cent livres pour un des quatre termes d’un billet donné pour la vente d’un esclave panis (amérindi-
en) , Ordonnance de justice et police rendues par Monsieur Dupuy intendant de la Nouvelle France, cahier
12A (14 septembre 1726–28 août 1727), Montréal, Archives nationales du Québec (f. 129v-130).
152. Voir infra, note168.
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assigné à comparaître153, ou un procès criminel pouvant être instruit contre un


esclave panis et des voyageurs—dont son maître—qui ont entrepris des voyages de
traite sans autorisation154.
Certains esclaves voient des affaires instruites pour vol, comme c’est le cas de
Marie-Joachim, « esclave » panise de la veuve Biron mais vraisemblablement affranchie
en 1725155. Proche du vaudeville, cette affaire témoigne de la situation « grise » de cer-
tains esclaves ou ex-esclaves panis, domestiques, disposant d’une forte liberté mais
dont le statut exact est flou. Le plaignant, le marchand Julien Trottier DesRivières,
porte plainte contre sa servante Marie Joachim, 21 ans, qui s’est absentée de sa mai-
son depuis quelques jours en emportant la clef de son grenier ainsi que des pelleter-
ies. Elle a alors remis la clef à la femme de Bertrand à qui elle a avoué avoir commis
des petits vols chez lui depuis assez longtemps.Trottier demande son arrestation et son
interrogatoire. Marie Joachim avoue, une fois saisie par la justice, divers vols et dit
avoir remis le tout à Jean-Baptiste Gouriou, 18 ans, avec qui elle devait se mettre en
ménage156. Toutefois, suite aux dénégations de ce dernier, consécutives à la perquisi-
tion au domicile de Gouriou et à son résultat infructueux, un nouvel interrogatoire de
Marie Joachim a lieu. Elle revient alors sur ses aveux précédents, disant les avoir
exprimés sous la pression et l’intimidation des épouxTrottier. Suite à la confrontation
des deux accusés, il est décidé l’élargissement conditionnel des accusés Jean-Baptiste
Gouriou et Marie Joachim avec défense à cette dernière de résider dans la Juridiction
de Montréal. Dans cette affaire, sa condition d’esclave qui est affirmée dans certains
actes n’influe à aucun moment sur la procédure en elle-même.
Certains esclaves semblent toutefois jouir d’une très grande capacité
juridique.Ainsi, MarcelTrudel nous relate, dans son Dictionnaire, l’histoire de la panis
Catherine, esclave de Dame Marey de Lachauvignerie en 1737, placée par sa
maîtresse auprès du chirurgien Joseph Benoist157. Ce dernier, retient, selon elle,
indûment ses hardes en gage d’une dette contractée par sa maîtresse auprès de lui.
Catherine engage alors une procédure devant la Juridiction royale de Montréal, fait
sommer Benoist par huissier et gagne sa cause.

153. Il en est ainsi de l’assignation à comparaître adressée à Jean, esclave indien du sieur Saint-Pierre ; Montréal,
Archives nationales du Québec (TL4, S1, D409, 14 mai 1700).
154. Procès contre Nicolas Sarrazin, avironnier, Pierre Sarrazin et Joseph, esclave panis de François Lamoureux,
accusés d’avoir préparé un voyage de traite dans l’Outaouais, sans permis (18 février 1712—6 mai 1712),
Montréal, Archives nationales du Québec (TL4, S1, D1328).
155. Voir Marcel Trudel, Dictionnaire des esclaves et de leurs propriétaires au Canada français, LaSalle, Hurtubise HMH,
1990, s.v. « Marie-Joachim, panise » à la p. 79 [Trudel, Dictionnaire].
156. Procès entre Julien Trottier DesRivières, marchand, plaignant, et Marie-Joachim, panise, esclave de la veuve
Biron et Jean-Baptiste Gouriou dit Guignolet, soldat de Blainville, fils du sergent Jean-Baptiste Gouriou dit
Guignolet, accusés respectivement de vol et de recel (17 juillet 1725—17 octobre 1725), Montréal,
Archives nationales du Québec (TL4, S1, D3159).
157. Trudel, Dictionnaire, supra note155, s.v. « Catherine, panise » à la p. 54.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 527
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Un heureux exemple vient en outre démontrer qu’il est possible aux esclaves
panis de regagner leurs libertés et même une certaine prospérité. Ainsi, Skaianis fut
capturé enfant par les alliés indiens et vendu en 1696 à André Rapin dit Lamusette158.
En 1699, alors âgé de 18 ans, son maître décède et l’affranchit par testament pour les
services qu’il a rendus à la famille159. Il prend le nom de son maître et se dénomme
alors André Rapin dit Skaianis, reprenant inconsciemment les traditions romaines.
Exploitant une petite terre160, il épouse une veuve,Anne Gourdon, voisine et amie de
la famille Rapin. Il est qualifié dans les actes de fils adoptif de Rapin. Après la mort
de sa première épouse161, il fait de la traite162 pour le compte d’un négociant et d’un
marchand d’esclaves, défend ses intérêts en justice tant professionnellement163 que
familialement et finit par épouser une nouvelle veuve à Lachine en avril 1706164.

B. Devenir, rester et cesser d’être esclave


L’esclavage est un statut héréditaire, qui se transmet par la mère et dont il est possi-
ble de sortir par l’affranchissement. Toutefois, la preuve de la liberté est difficile, et
une certaine ambiguïté règne entre adoption, affranchissement, et simplement statut
d’homme libre de jure appartenant à tout indien.

1. L’adage partus sequitur ventrem


Concernant le devenir des enfants d’esclaves, la pratique du Code Noir semble avoir
été largement suivie en Nouvelle-France: un fils ou une fille née de mère esclave suit
le statut de sa mère, même si le père est un homme libre.Toutefois, là encore, la sit-
uation des femmes panis et des unions avec des maîtres ou des hommes libres est tout
en nuances. La Nouvelle-France n’a pas connu une aussi forte réprobation sociale de
l’union entre maître et esclave que connaissait la Louisiane ou encore les Antilles, les
exemples d’union entre blancs et femmes panis, esclaves ou non, étant plus
fréquents. Certains maîtres voient leurs esclaves « subordonnées » par des hommes
libres ou d’autres esclaves, la sexualité ou les unions des esclaves étant étroitement

158. Rushforth, supra note 3 à la p. 806.


159. Notaire J.-B. Adhémar, Mtl (24 octobre 1699), Montréal, Archives nationales du Québec.
160. Il prend à bail une terre située à Lachine en 1731 confiée par Claude Cecire ; Notaire J.-B. Adhémar, Mtl
(19 juin 1731), Montréal, Archives nationales du Québec.
161. Un inventaire des biens de la communauté est fait en septembre 1715 ; Notaire M. Lepailleur de la Ferté,
Mtl (20 septembre 1715), Montréal, Archives nationales du Québec.
162. Notaire J.-B. Adhémar, Mtl, (8 mai 1716), Montréal, Archives nationales du Québec.
163. Procès entre André Rapin dit Scaianis, habitant de Lachine, voyageur, demandeur, et Jacques Larcheveque,
voyageur, défendeur, pour payement d’un billet (31 août 1715), Montréal, Archives nationales du Québec
(TL4, S1, D1767).Voir également la tutelle des enfants mineurs d’André Rapin dit Scaianis [Skayanis], de
Lachine, et de feu Anne Gourdon en secondes noces, veuve de Pierre Lat (19 septembre 1715), Montréal,
Archives nationales du Québec (TL4, S1, D1776).
164. Trudel, Dictionnaire, supra note 155, s.v. « André Rapin » à la p. 24.
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surveillée et soumise juridiquement au consentement du maître. Ce sont toutefois les


conséquences matérielles ou morales des grossesses qui sont en jeux le plus souvent.
Ainsi Marie, une esclave panise de Pierre Larrivé de Boucherville, engage une procé-
dure criminelle devant la Juridiction de Montréal contre Jean-Baptiste Maillot, habi-
tant le fort de Boucherville, accusé de « l’avoir mise grosse ». Celle-ci, enceinte de
cinq mois, semble dans une fâcheuse posture. Dans le cadre de la procédure, Marie-
Anne Payet, épouse de Pierre Larrivé, promet de veiller sur l’enfant et de le faire
baptiser alors qu’ordre est donné à Marie de conserver son fruit165.
C’est parfois l’entretien de l’enfant qui pose difficulté, mais uniquement
lorsque le père est un esclave et la mère est libre, puisque dans l’hypothèse inverse, le
propriétaire de l’esclave enceinte conserverait son fruit dans son « patrimoine mobili-
er ».Ainsi, le procès entre Clément de Sabrevois de Bleury, et Antoine Ménard, engagé
afin d’obtenir le paiement des frais d’entretien d’un enfant né de Charles Ménard ou
Argencourt, cet esclave appartenant à ce dernier. La poursuite vise au paiement des
frais de couche, de nourrice et pour l’entretien d’un enfant né du commerce charnel
que l’esclave a eu avec Charlotte Rondeau, la servante de Sabrevois166.
Les fonds de la Juridiction royale de Montréal rapportent une autre histoire qui
a animé la chronique Montréalaise167. Guillaume de Lorimier de La Rivière, capitaine
des troupes coloniales s’installe à Lachine en 1696 et acquiert un jeune esclave panis
appelé Joseph. Celui-ci travaille dans les champs et « s’acoquine » avec Marie-Anne
Winder dit l’anglaise, une captive britannique capturée en 1703 que de Lorimier
emploie comme servante. La nature étant ainsi faite, Marie-Anne tombe enceinte en
1708 des œuvres de Joseph. Guillaume de Lorimier leur permet de se marier et de
s’installer sur une terre proche, et vraisemblablement affranchit Joseph car par la suite
personne ne fera plus valoir son statut d’esclave. Il prend alors le nom de Riberville.
Pour autant, il reste amérindien et cela semble poser quelques difficultés à Marie-Anne.
En 1716, elle le quitte et mène une vie scandaleuse avec un voisin français. Joseph les
découvre ensemble et les attaque à coup de hache. Le couple se retrouve dans les geôles
de la Juridiction royale de Montréal, et Marie-Anne tente de justifier son infidélité car
elle méritait mieux qu’un sauvage comme mari168. Ainsi, la liberté une fois acquise, il

165. Procès entre Marie, une esclave panise de Pierre Larrivé de Boucherville, et Jean-Baptiste Maillot (14 juillet
1730), Montréal, Archives nationales du Québec (TL4, S1, D3734).
166. Procès entre Clément de Sabrevois de Bleury, et Antoine Ménard, pour le paiement des frais d’entretien
d’un enfant né de Charles Ménard ou Argencourt, esclave appartenant à ce dernier (21 février 1742—20
avril 1742), Montréal, Archives nationales du Québec (TL4, S1, D4825).
167. Sur cette affaire, voir également Rushforth, supra note 3 à la p. 805.
168. Procès contre Marie-Anne Winder dite l’anglaise, servante, épouse de Joseph Riberville, panis accusée de
débauche (9 avril 1716—25 mai 1716), Montréal, Archives nationales du Québec (TL4, S1, D1893), Il faut
relever que c’est bien la débauche qui est visée ici, et non pas l’attaque à la hachette du mari bafoué. Le
dossier d’une quarantaine de pages est composé essentiellement de l’information judiciaire « vu l’avis reçu à
l’effet que l’anglaise nommée Marie-Anne Winder, 28 ans, autrefois servante chez de Lorimier à Lachine,
mène une vie de débauche » et des témoignages du voisinage confirmant les mœurs de la « dévergondée ».
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 529
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

faut bien souvent pour l’ex-esclave encore vivre avec les préjugés véhiculés par la servi-
tude, la liberté juridique trouvant difficilement une concrétisation sociale.

2. La difficile preuve de la liberté


Bien évidemment la question de l’affranchissement ou de l’émancipation apparaît
dans les actes. Ces derniers sont parfois motivés par des considérations humanitaires.
Toutefois, la mauvaise santé d’un esclave ne suffit pas toujours pour inciter le maître
à l’affranchissement. Ainsi, le panis Joseph, esclave arrêté avec son maître François
Lamoureux lors d’une tentative de traite illégale, voit son « élargissement » des
geôles requis par son maître. Sa condition d’esclave169 est rappelée dans la sentence
du 6 mai 1712 et dans celle rendue par le Conseil supérieur le 21 octobre 1715170.
Toutefois, à son décès en juin 1717, il semble appartenir toujours à son maître171.
La notion de « sauvage naturalisé » pose le difficile problème du passage de la
servitude à la liberté ou de la preuve de la liberté et de la fin de la servitude. Cette
situation s’avère particulièrement importante en Nouvelle-France car la majorité des
amérindiens sont libres et il est plus difficile de caractériser la servitude des uns et la
liberté des autres. A contrario, dans les Antilles par exemple et pour l’esclavage issu
d’Afrique, le principe est la situation de servitude dans les autres contextes coloni-
aux. Il est bien souvent difficile de déterminer dans les actes, sauf mention expresse,
la situation de servitude, et cela d’autant que certains esclaves peuvent agir, con-
tracter dans une situation proche de la capacité juridique ou du moins en apparence
comme c’est le cas pour les engagements de voyageurs. Les rapports entre libres et
esclaves panis font souvent davantage penser à des rapports d’adoption qu’à des liens
de servitude172. Afin d’éviter cette confusion, une ordonnance de l’intendant
Hocquart de 1736 exige que l’affranchissement se fasse devant notaire.
La question juridique posée par les amérindiens naturalisés français est une
expression singulière de la question des lettres de naturalité, qui faisait, dans le roy-
aume de France, d’un étranger un sujet du roi. Certains britanniques installés dans la

169. Procès contre Nicolas et Pierre Sarrazin et de Joseph, esclave panis de François Lamoureux, accusés d’avoir
préparé un voyage de traite dans l’Outaouais, sans permis (26 avril 1712), Montréal, Archives nationales du
Québec (TL4, S1, D1353).
170. Procès contre Nicolas et Pierre Sarrazin et Joseph, esclave panis de François Lamoureux, accusés d’avoir
préparé un voyage de traite dans l’Outaouais, sans permis (4 mai 1715—8 mai 1715), Montréal, Archives
nationales du Québec (TL4, S1, D1699).
171. Trudel, Dictionnaire, supra note 155, s.v. « Joseph, panis » à la p. 66.
172. Ainsi, de 1716 à 1777, 9 jeunes enfants sont présentés comme ayant été adoptés; toutefois, il peut arriver
qu’ils soient aussi décrit comme étant la propriété d’un Français.Voir Trudel, Deux siècles, supra note 3 aux
pp. 147–48.
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colonie bénéficièrent d’ailleurs de ces lettres173. Dans cette acquisition de la « nation-


alité » française, la religion prend une forte place. C’est bien souvent par le baptême
et l’acquisition des lettres que la naturalisation se produit.
Un article de la Compagnie des Cents associés prévoyait qu’un amérindien
baptisé devenait « naturel français ». Pouvait-on en déduire que tout amérindien bap-
tisé est sujet du roi de France et libre? Malheureusement non. La preuve de la liberté
s’avère difficile à rapporter, le fait d’échapper à sa condition nécessitant une preuve
d’affranchissement sans faille174. Il en est ainsi dans une affaire civile soumise à la
Prévôté de Québec qui oppose Marguerite Duplessis Radisson contre Marc-Antoine
Huard de Dormicourt. Celle-ci conteste dans un premier temps sa condition
d’esclave devant l’intendant175, et se dit fille naturelle de feu Duplessis Faber, frère
d’un capitaine d’une compagnie de troupe de marine, résidant à Montréal176. Cette
action est intentée par Marguerite représentée par les notaires Imbert et Pinguet.
L’affaire est portée devant le Conseil Supérieur. Plusieurs voyageurs sont entendus177
afin de déterminer le statut de la jeune fille. Marguerite indique que Dormicourt
« s’étant imaginé sans raison que la suppliante était son esclave, la retient sans raison
dans les fers »178 alors que celui-ci souhaite la vendre dans les Antilles179. Elle ajoute :

173. On peut relever ainsi que, dans une affaire de subordination par voie de promesse de mariage d’une jeune
fille, Jean Willis (ou Willet), un britannique installé à Québec dont la jeune fille a été « pervertie » par le fils
du notaire Claude Louet, se dit non naturalisé « mais qu’il a embrassé la religion catholique afin d’y vivre et
mourir » ; Montréal, Archives nationales du Québec (TP1, S28, P17736).Voir également TP1, S28, P17734,
MFILM M9/11 (26 janvier 1733), arrêt qui renvoie les parties à se pourvoir devant le lieutenant général de
la Prévôté de Québec, dans l’affaire entre Jean Willis, cordonnier à Québec, contre Claude Louet, âgé de 29
ans, fils de Claude Louet, notaire royal et greffier de l’Amirauté, qui a suborné la fille du dit Willis, âgée de
18 ans, par le moyen d’une promesse de mariage. Claude Louet père, lui, s’oppose au mariage en affirmant
que Jean Willis est anglais de nation et qu’il n’est pas naturalise ; voir TP1, S28, P17736, MFILM M9/11 (26
janvier 1733). Sur les naturalisations de citoyens britanniques, voir également les Lettres de naturalité
accordées par Sa Majesté, Montréal, Archives nationales du Québec (TP1, S36, P500) portant sur la natural-
isation de quarante britanniques et irlandais en juin 1713.
174. Il en est ainsi pour l’affranchissement de l’esclave Colombine. Philippe-Antoine de Cuny Dauterive, écrivain
de la Marine et caissier des trésoriers généraux de la Marine, accorde la liberté à celle-ci « en appréciation
de ses services ; (6 avril 1757) Ottawa, Archives nationales du Canada (MG18-H60 1).
175. L’intendant, saisi de l’affaire, renvoie celle-ci devant les juges ordinaires ; (17 octobre 1740), Montréal,
Archives nationales du Québec (E1, S1, P3280, M5/7), ordonnance de l’intendant Hocquart préparatoire
entre Marguerite Radisson dite Duplessis, esclave panis, et Marc-Antoine Huart, chevalier Dormicourt,
lieutenant des troupes du détachement de la marine ; cahier 28, registre des commissions et ordonnances
rendues par Monsieur Hocquart intendant de justice, police et finances en la Nouvelle France (12 janvier-15
décembre 1740), Montréal, Archives nationales du Québec (fol. 83–83v).
176. Procès opposant Marc-Antoine Huard de Dormicourt, à Marguerite Duplessis Radisson, se disant la fille
naturelle de feu sieur Duplessis Faber (Lefebvre), résidant à Montréal, capitaine d’une compagnie dans les
troupes de la Marine, qui conteste le fait qu’elle soit une esclave, et plus particulièrement celle du sieur
Dormicourt (1 octobre 1740—28 octobre 1740), Montréal, Archives nationales du Québec (TL5, D1230,
M67/29).
177. René Bourassa, voyageur, demeurant à la Prairie-de-la-Madeleine, près de Montréal, âgé de 52 ans et
Nicolas Sarazin, voyageur des pays d’en-haut, âgé de 58 ans, demeurant à Montréal ; ibid.
178. Supplique à Monseigneur l’intendant de justice, de police et de finance dans toute la Nouvelle France (1
octobre 1740), Montréal, Archives nationales du Québec (TL5, D1230, M67/29).
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 531
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Il est cependant certain que, quoique la suppliante n’ait pas l’avantage d’être le fruit d’un
mariage légitime, elle n’est pas née d’une esclave et par conséquent elle est née libre.
Cependant on lui conteste son état dans les temps même qu’est sur les terres de l’obéis-
sance de sa majesté, qui sous un pays de liberté pour tous ceux qui, comme la suppliante,
font profession de la religion catholique, apostolique et romaine, son esclavage cesserait
par la raison qu’elle serait par là devenue sujette du roi. Mais non seulement on prétend
que la suppliante est esclave, [mais] le sieur Dormicourt juge lui-même la contestation en
resserrant la suppliante dans une étroite prison, et comme la liberté est aussi naturelle
[elle] doit être encore accordée provisionnellement [provisoirement?] à ceux dont
l’esclavage n’est pas prouvé180.

Dormicourt, quant à lui, se plaint du « libertinage » de son esclave et de la


subordination qu’y en a été faite. Il relève que « porter le nom de Duplessis ne prou-
ve rien, il est ordinaire en ce pays de voir les esclaves porter le nom de leurs maîtres
quoiqu’il n’y ait ni paternité ni filiation entre eux »181. Il souligne qu’il faut, pour
établir la filiation naturelle, que le père ait reconnu l’enfant, sinon ce dernier est de
père inconnu : « il n’y a point de preuve à ce sujet parce qu’il n’y a personne qui se
puisse dire témoin d’un tel fait. On ne peut prouver telle filiation que par l’aveu du
père ou par l’extrait de Baptême »182. Il relève la qualité de panis et d’esclave de la
mère de Marguerite, il estime que la reconnaissance par le père de sa fille esclave ne
lui donnerait pas la liberté et revendique en l’espèce l’application aux amérindiens
des règles relatives aux esclaves noirs :
Cela ne lui donnerait pas la liberté, [comme] cela suit le cas pour les noirs, un enfant qui
sort d’une mère esclave et qui a un père français est reconnu esclave, tel est la loi qu’on
suit en l’espèce. La même loi doit subsister en ce pays, pour les sauvages esclaves il n’y a
que le roi qui puisse se prononcer à ce sujet pour en faire défense. Si l’on faisait quelque
changement de la sorte, ce serait bien du trouble et du désordre en ce pays183.

La pratique esclavagiste en Nouvelle-France semble donc user de la pratique


antillaise comme référant. Dormicourt reproche à des gens d’Église d’avoir dévelop-
pé chez Marguerite ces aspirations à la liberté184. Souhaitant vendre celle-ci aux îles,

179. Le chevalier de Dormicourt entretenait de forts rapports avec les Antilles, notamment concernant
l’esclavage. Cela explique la connaissance qu’il possède des règles juridiques relatives à l’esclavage aux
Antilles sur le fondement du Code Noir de 1685. Ainsi, il cède, par donation une esclave mulâtresse âgée de
32 ans et dénommée Françoise avec l’enfant de celle-ci à Ambroise Trouvé, substitut du procureur du roi et
commissaire de police au Fort St Pierre-de-la-Martinique ; Notaire C.H. Dulaurent, Qc (23 août1738),
Montréal, Archives nationales du Québec (TL5, D1230, M67/29).
180. Ibid.
181. Assignation du Sieur Dormicourt devant la prévôté de Québec (4 octobre 1740), Montréal, Archives
nationales du Québec (TL5, D1230, M67/29).
182. Ibid.
183. Ibid.
184. « Ladite marguerite a toujours reconnu son état d’esclave et sans la charité mal entendue de quelques gens
d’Église, elle n’aurait jamais pensé à la liberté [ ... ] » ; ibid.
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il s’étonne de la protection dont elle jouit auprès de la gens ecclésiastique185.


Toutefois, en l’espèce, le statut antérieur d’esclave de Marguerite ne faisait pas ou
peu de doute186 et juridiquement, ses arguments, en l’absence de preuve d’affran-
chissement ne pouvaient trouver une conclusion positive pour elle. Une affaire simi-
laire avait déjà été soumise en 1733 dans le cadre d’un différend entre Philippe You
d’Youville de Ladécouverte et le capitaine Daniel Migeon de Lagauchetière. Le litige
porte sur Pierre Le Patoca, un panis baptisé à Montréal et appartenant à
Ladécouverte. Migeon187 fait saisir le panis, le lieutenant général civil et criminel de
Montréal, Pierre Raimbault, approuvant la saisie et ordonnant la vente de l’esclave
afin de payer la dette deYou d’Youville. Ici, c’était l’ancien propriétaire qui demande
« qu’on déclare nulle et injurieuse à la religion la vente du sauvage en question faite
contre les bonnes mœurs, étant un Chrétien », mettant en cause le lieutenant civil
pour « avoir ordonné la vente d’un Chrétien au marché où il a été vendu comme le
sont les animaux »188. Aspirations humanistes tardives ou exploitation du droit et de
la procédure afin d’échapper à la saisie, l’attitude de You d’Youville semble pour le
moins ambiguë189. Le Conseil Supérieur, devant qui l’affaire est portée, renvoie les
parties devant l’intendant Hocquart qui estime la saisie valable en se fondant sur l’or-
donnance de 1709 qu’il venait de republier190. Marguerite est alors vendue.
L’intendant sollicite toutefois l’avis du roi concernant l’esclavage des amérindiens
baptisés, en évoquant l’affaire dans la correspondance officielle. La réponse de
Versailles consiste en l’approbation de la décision judiciaire mais dans le refus « de
faire aucun règlement sur l’état de cette Nation et des autres avec lesquelles les
français ne sont point en commerce ou sont en guerre, mais [sa Majesté] veut qu’on
se conforme à l’usage qui s’est toujours pratiqué à cet égard en Canada »191.

185. Il voit dans Marguerite « une coquine qui devrait être chassée honteusement d’un pays pour ne pas lui don-
ner lieu de pervertir par son libertinage bien du monde [ . . . ] » ; ibid.
186. Voir Trudel, Dictionnaire, supra note 155, s.v. « Marie-Marguerite, panise » aux pp. 146–48.
187. Finalement, l’esclave sera vendu au profit de Migeon à Charles Nolan Lamarque ; voir C. J. Russ, s.v.
« Daniel Migeon de Lagauchetière » dans Dictionnaire biographique, vol. 3, supra note 24 aux pp. 486–87.
188. Cité dans Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 56.
189. Le père de Philippe, PierreYou d’Youville, officier et marchand, développa de nombreuses relations dans les
territoires de l’ouest, s’adonnant activement au commerce des fourrures. Il a notamment signé le procès-
verbal de la prise de possession du pays des Arkansas au profit de la France. Au regard des pratiques du
temps et de l’activité des officiers dans les territoires de l’Ouest, il est fort probable que Pierre Le Potoca
provient de ces activités, directement ou indirectement ; sur le père de Philippe, voir Albertine Ferland-
Angers, s.v. « PierreYou de Ladécouverte » dans Dictionnaire biographique, vol. 2, supra note 139 aux pp.
702–03.
190. Ordonnance de l’intendant Hocquart (20 octobre 1740), Montréal, Archives nationales du Québec (E1, S1,
P3281, M5/7), qui déclare Marguerite Radisson dite Duplessis esclave de Marc-Antoine Huart, chevalier
Dormicourt, lieutenant dans les troupes du détachement de la marine, cahier 28, registre des commissions
et ordonnances rendues par Monsieur Hocquart intendant de justice, police et finances en la Nouvelle-
France (12 janvier-15 décembre 1740), fol. 83v-85v.
191. Le roi au gouverneur Beauharnois et à l’intendant Hocquart (20 avril 1734), Montréal, Archives nationales du
Québec (Ordres du roi, 1–2–3, série B, vol. 61, p. 69), cité dans Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 57.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 533
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

Si c’est l’usage qui doit primer, encore faut-il déterminer quel est-il en l’e-
spèce? L’exemple du Code noir peut jouer, où le baptême constitue le principe mais
ne libère pas l’esclave. Toutefois il visait essentiellement des populations d’origines
africaines. En se référant à l’usage du terme « sauvage naturalisé » dans les actes
notariés, le doute perdure. Ainsi, un engagement de voyageur en date du 17 mai
1737, instrumenté par le notaire montréalais François Lepailleur de Laferté, men-
tionne que Jean-Baptiste Lefort s’engage à se rendre en Outaouais pour le compte de
Jean-Baptiste Bernard. La condition de Lefort est indiquée : il est « sauvage natural-
isé ». Il est donc capable de s’engager juridiquement, ce qui laisse entendre que la
notion de sauvage naturalisé indique sa condition juridique d’homme libre192. Il est
parfois fait mention de la qualité de panis et d’homme libre, afin d’effacer tout doute,
comme c’est le cas de Simon Davis ou Pierre Langy lorsqu’ils s’engagent en qualité
respectivement de milieu193 et de devant194 de bateau auprès de Chapman Abraham &
compagnie. De la même manière, dans un acte du 3 juillet 1697, un engagement de
Charles Taquerisay envers Louis Bossé, de la seigneurie de Vincelot, indique que le
premier est « panis de nation, naturalisé français et ne sait l’âge qu’il peut avoir »195.
Toutefois, tous les esclavages ne mènent pas à une liberté contestée. Certains esclaves
obtiennent leur liberté, même si cela ne les conduit pas forcément sur la voie de la
prospérité, ainsi que nous l’avons vu avec Skaianis. En 1696 par exemple, un indien
est acquis au poste de Michillimakinac par Pierre Hubert dit Lacroix196. Il obtient cet
esclave des mains d’un voyageur, Ignace Durand qui l’avait lui-même reçu comme
cadeau de voyageurs ottawas. Après avoir utilisé cet esclave, dénommé Pierre, pen-
dant cinq ans, il l’affranchit et l’emploie comme serviteur197 pendant sept ans. Par
contrat, il lui accorde cinq livres par mois, un fusil et de l’équipement, s’assurant
ainsi un voyageur à un prix dérisoire198, un engagé pour la traite de l’Ouest pouvant
gagner 350 livres par an en plus des provisions et équipements199.

192. Notaire F. Lepailleur de Laferté, Mtl (17 mai 1737), Montréal, Archives nationales du Québec.
193. Notaire P. Panet de Meru, Mtl. (10 juillet 1764), Montréal, Archives nationales du Québec.
194. Notaire P. Panet de Meru, Mtl. (11 juillet 1764), Montréal, Archives nationales du Québec.
195. Notaire C. Rageot de Saint-Luc, Qc. (3 juillet 1697), Montréal, Archives nationales du Québec.
196. Plus tard, celui-ci pratiqua également la traite des fourrures mais avec les colonies britanniques. Il a ainsi été
condamné par l’intendant pour avoir commercé illégalement avec les colonies anglaises ; voir ordonnance de
l’intendant Bégon qui déclare Étienne Deneau DesTaillis (Deniau), François Dumay, Pierre Hubert dit
Lacroix, Louis Ménard, Marie-Madeleine Ménard, femme de Jean-Baptiste Renaudet, Charles Desliettes et
René Bourassa dûment convaincus d’avoir fait le voyage de la Nouvelle-Angleterre l’automne dernier sans
permission et les condamne en cinq cents livres d’amende chacun (15 juillet 1722), Montréal, Archives
nationales du Québec (E1, S1, P1412, M5/3). Plusieurs actes devant la Juridiction royale de Montréal le
voient apparaître indiquant sa qualité de marchand, habitant de Laprairie et époux de Catherine Pothier ;
voir procès de P. Hubert dit Lacroix c. R. Couagne (2 septembre 1740), Montréal, Archives nationales du
Québec (TL4, S1, D4730).
197. Notaire J.-B. Adhémar, Mtl., engagement de Pierre à Jacques Hubert dit Lacroix (6 mars 1701), Montréal,
Archives nationales du Québec.
198. Moins dispendieux que l’esclave africain, l’esclave amérindien moyen coûtait, selon Marcel Trudel, quatre
cent livres, alors que l’esclave africain en valait neuf cent.Voir Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 115.
199. Voir Rushforth, supra note 3 à la p. 804.
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IV. C ONCLUSION
Malgré ces aménagements, un asservissement général des populations panis est pour-
tant évoqué en 1731 puis 1749. L’initiative de ce projet est le fait du Président du
conseil de marine dans des courriers adressés à Beauharnois et Hocquart. Il consid-
ère que « les sauvages seraient devenus plus utiles si on les avaient asservis peu à
peu », mais il reconnait lui-même que « la question est très difficile »200 et nécessite
une réflexion et les conseils des deux administrateurs. Lemoyne de Bienville avait
déjà, en 1706 et 1708, proposé un système d’asservissement et d’exportation des
amérindiens vers les Antilles201. M. de la Galissonière soumet en 1747 puis 1749 des
propositions dont les inconvénients pratiques transparaissent dans l’évaluation faite
par Versailles. Le Président du Conseil de Marine soumet à de la Jonquière et Bigot
le projet, en soulignant toutefois l’opposition de principe de la métropole. Pour la
Galissonière, par ailleurs très hostile aux mariages entre Indiens et Français202, les
« esclaves sauvages » qu’on conduit dans la colonie « après avoir été élevés chez les
officiers et les habitants, prennent généralement le parti de les quitter à un certain
âge et redeviennent Sauvages »203. Ces anciens esclaves, revenus à la liberté sont con-
sidérés par la Galissonière d’autant plus dangereux « que, par les connaissances qu’ils
ont acquises du pays, ils sont plus à portée que les autres d’y faire des incursions ».
De plus, selon le marin français, « l’usage où l’on est d’avoir de cette sorte
d’esclaves, détourne les blancs de se faire domestiques ». Les solutions proposées
pour pallier ces défauts montrent le côté sombre de la « gestion administrative » des
populations amérindiennes : il « conviendrait de régler qu’on ne pourrait en garder
qui fussent au-dessus de 16 ou 17 ans, et de défendre de donner la liberté à aucun
esclave de cette espèce ». Cet abandon de l’affranchissement paraît une mesure par-
ticulièrement drastique à l’égard des panis. De plus, la Galissonière préconise qu’on
achète alors auprès « des Sauvages des enfants à bon marché, lesquels, après avoir été
instruits dans la religion, avoir appris à servir ou s’être même instruits de quelque
métier, pourraient être vendus aux Iles d’Amérique »204. La mise en place d’une sorte
de nouveau commerce triangulaire, le Canada faisant office de centre de « formation
et d’asservissement » des populations autochtones à destination des Antilles, les prof-

200. Lettres envoyées par le président du conseil de marine à MM. de Beauharnois et Hocquart (8 mai 1731)
Ottawa, Archives nationales du Canada, (MG1-B série B, vol. 55, fol. 519)
201. Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 62.
202. Car ils « donnaient des résultats inverses de ceux que l’on recherchait », voir Étienne Taillemite « Barrin de
la Galissonière, Roland-Michel, marquis de la Galissonière », dans Dictionnaire biographique, vol. 3, supra note
24 aux pp. 27–33.
203. Lettres envoyées par le président du conseil de marine à MM. de La Jonquière et Bigot (4 mai 1749)
Ottawa, Archives nationales du Canada, (MG1-B série B, vol. 89, fol. 70)
204. Ibid.
LA NORME ESCLAVAGISTE, ENTRE PRATIQUE COUTUMIÈRE ET NORME ÉTATIQUE : 535
LES ESCLAVES PANIS ET LEUR STATUT JURIDIQUE AU CANADA (XVIIE-XVIIIE S.)

its allant dans les coffres de la métropole, montre que l’esclavage panis est une ques-
tion d’importance pour les administrateurs coloniaux, où les fins justifient largement
les moyens. La principale objection à ce projet est, selon Versailles, l’effet que cette
expatriation « produirait sur les nations de la colonie »205. C’est donc une question
de politique générale vis-à-vis des nations amérindiennes qui est le principal obstacle
à ce plan d’asservissement. On est surpris des orientations d’un tel projet sous la
plume d’un homme qui, par ailleurs, semble avoir œuvrer pour le mieux lors de ses
fonctions en Nouvelle-France, favorisant les rapports avec les nations indiennes, le
commerce et le développement général de la colonie206.Toutefois, ce projet montre
bien la particularité intrinsèque de l’esclavage panis dans l’histoire de l’esclavage.
In fine, la réticence du pouvoir à organiser symboliquement l’esclavage
amérindien, afin de ne pas froisser ses alliés, fait place néanmoins à une acceptation
juridique du phénomène par l’ordonnance de l’intendant Raudot en 1709 dans l’ob-
jectif de s’adapter à la pratique et à l’économie quasi « souterraine » pratiquée dans
les postes de traite. Singulièrement, la paix de Montréal et la nécessité de maintenir
un réseau d’alliance fort engage le pouvoir politique à favoriser à partir de cette date
un trafic synonyme de profit et de renforcement symbolique des alliances207. Ainsi,
lorsque Versailles demande en 1707, à Vaudreuil de renforcer l’alliance avec les
Abenakis, celui-ci ordonne immédiatement à Jean-Paul Legardeur de St Pierre208 d’a-
cheter un jeune panis afin de le donner aux Abenakis en symbole d’amitié209. Si
comme le soulignait déjà Francisco deVitoria dans sa Leçon sur les indiens, « les Indiens
ne sont pas soumis au droit humain ou positif ; leurs affaires ne doivent pas être
examinées en fonction des lois humaines, mais des lois divines ou naturelles, dans
lesquelles les juristes ne sont pas assez experts pour pouvoir, d’eux-mêmes, résoudre
ces questions »210, on aurait pu espérer que la pratique vienne rejeter l’asservissement

205. Ibid. Pour une étude détaillée de ce projet et des arguments avancés pour et contre sa mise en œuvre, voir
David Gilles, « Asservir son prochain pour en faire commerce. Un projet juridique inédit en Nouvelle-
France » [à paraître en 2010].
206. Pour mieux appréhender le personnage, voir Roland Lamontagne, La Galissonière et le Canada, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 1962.
207. Les officiers des différents postes de traites jouent alors un grand rôle dans les relations avec les amérindiens
dans les pays d’en Haut et donc dans le réseau esclavagiste ; sur les relations amérindiennes et officiers
français ; voir Arnaud Balvay, L’Épée et la Plume :Amérindiens et soldats des troupes de la marine en Louisiane et au
Pays d’en Haut (1683–1763), Saint-Nicolas (Qc), Presses de l’Université Laval, 2006.
208. Celui-ci, officier, seigneur et interprète, passa, à partir de 1690, l’essentiel de sa carrière dans les territoires
de l’ouest. Commandant du fort de Chagouamigon, il le développa et grâce à sa compétence dans le
domaine militaire et aux excellentes relations qu’il avait su nouer avec les Indiens, ce centre de traite d’une
importance vitale allait connaître plusieurs années de paix. Il circula largement, pour le compte des
autorités et le sien propre, entre Michillimakinac, les grands lacs et la Baie des puants (Green Baie) ; voir
Donald Chaput, s.v. « Jean-Paul Legardeur de St Pierre », dans Dictionnaire biographique, vol. 2, supra note
139 aux pp. 401–02.
209. Instructions de Vaudreuil à Jean-Paul Legardeur de St Pierre (6 juillet 1707), Montréal, Archives nationales
du Québec (C11A, vol. 26, fol. 65–68).
210. F. de Vitoria, supra note 48 à la p. 57.
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de ces populations, pour de simples raisons de cohabitation. Malheureusement, la


pression économique et la propension des hommes à choisir la solution la plus prof-
itable, au mépris des valeurs fondamentales, a conduit le droit à avaliser ce
phénomène. Si Vitoria préconisait le recours à l’Église, puisque ces interrogations
appartenaient au « for de la conscience » pour répondre à ces questions, il faut regret-
ter que la conscience des hommes n’ait pas appréhendé la situation juridique des pre-
mières nations plus tôt, laissant trop longtemps perdurer un statut juridique avilissant.
Contrairement à certains auteurs, il nous semble clairement que la pratique
juridique précède et se poursuit après ce qui est qualifié de légalisation de
l’esclavage panis211. Le développement de la pratique est davantage dû à l’essor des
relations avec les nations amérindiennes qu’à une sortie de l’illégalité de la pra-
tique. Il convient de souligner de plus que la lente diminution de la pratique à la fin
du XVIIIe siècle est motivée par des raisons matérielles, économiques et géopoli-
tiques sans que le droit abolisse la pratique, du moins pour le Bas-Canada jusqu’en
1833. À l’inverse, une fois la norme esclavagiste disparue de l’ordonnancement
juridique, la société a conservé, jusqu’à nos jours serions-nous tenté de dire, de
solides préjugés ou des refoulements inconscients contre lesquels le droit ne
parvient pas toujours à lutter.

211. Contra, Trudel, Deux siècles, supra note 3 à la p. 52 ; Rushforth, supra note 3 à la p. 806.

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