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Directeur de la publication : Edwy Plenel Directeur éditorial : François Bonnet

Ces fractures françaises que révèle la percée du FN


Par Mathieu Magnaudeix
Article publié le mardi 29 mars 2011

Le Front national n’a grappillé que deux sièges d’élus au soir du Economiste à l’Institut d’urbanisme de Paris, Laurent Davezies,
second tour des cantonales. On aurait tort, pourtant, de minimi- un des meilleurs connaisseurs des territoires français qu’il scrute
ser la progression du parti d’extrême droite à ces élections, et de depuis des années, s’est penché la semaine dernière sur les résul-
n’attribuer les scores élevés du FN qu’à un effet de mode Marine tats du premier tour. Sa conclusion : «Dans des territoires ancien-
Le Pen ou à la désaffection de l’électorat pour Nicolas Sarkozy. nement industrialisés où la crise a donné le coup de grâce comme
Les géographes, sociologues ou urbanistes que Mediapart a inter- la Franche-Comté, les Ardennes, la Lorraine, la Loire ou le Loi-
rogés en conviennent, le «retour» du FN, après le «siphonnage» ret, le FN a tapé fort.» De même qu’il a réalisé des scores élevés
électoral de Nicolas Sarkozy en 2007, est aussi la conséquence de dans des petites villes de Bourgogne (dans l’Yonne, dans l’Aube)
fractures sociales béantes : le chômage, la peur du déclassement à l’industrie déclinante.
des ouvriers et des employés qui représentent toujours la moitié Et à l’Ouest ? La poussée ponctuelle du FN ne l’étonne guère.
des Français en activité, la précarisation du marché du travail, les Car là aussi, la crise a frappé et le chômage a beaucoup pro-
angoisses par rapport à la mondialisation. gressé en deux ans, même si le choc est parfois «moins visible»
C’est aussi le résultat d’un clivage territorial toujours plus marqué , le tissu économique disposant souvent de plus d’atouts pour re-
entre les grandes villes et une France en perte de vitesse dont il bondir. Bien souvent, les premiers postes sacrifiés l’ont été dans
est peu souvent question dans le débat public : celle des zones pé- l’industrie. Depuis 2008, 260.000 emplois industriels ont été dé-
riurbaines et rurales, de la grande couronne en Ile-de-France, de truits selon l’Insee ? 450.000 depuis 2005, et deux millions depuis
toutes ces sous-préfectures de province qui déclinent en silence, trente ans...
à coup de fermetures d’usines, de trésoreries, de tribunaux et de Pour autant, «la carte de la crise n’est pas complètement celle du
services publics. vote FN» , nuance l’urbaniste, car le dynamisme de l’économie
Le score du FN au premier tour des cantonales 2011
c CEVIPOF locale, la culture politique ou la présence effective de populations
immigrées influent également.
Pour le parti d’extrême droite, ces élections sont un succès. Au
premier tour, il a passé la barre des 20% dans 22 départements, Pour Christophe Guilluy , la percée du FN comme la montée
a réalisé un score d’ensemble de 19% dans les cantons où il était de l’abstention n’ont «rien de surprenant» . Ce géographe, in-
présent (+5% en sept ans). Il a certes conforté ses scores élevés tarissable sur les «fractures» sociales et territoriales qui minent
dans ses bastions «historiques» du Sud-Est, du Nord ou de l’Al- la France (Fractures françaises , Bourin 2010, voir sous l’onglet
sace. Prolonger), rappelle que le vote pour l’extrême droite et l’absten-
tion ont la «même sociologie, d’abord des employés ou des ou-
Mais il a surtout réalisé des percées dans l’Est et le Centre de la vriers» , deux catégories sociales qui représentent la moitié de la
France ? les bassins sidérurgiques de Moselle, les terres ouvrières population active.
de la Loire ou de Haute-Saône ? , en Bourgogne (dans le Niver-
nais rural, par exemple). Et même dans l’ouest du pays, jusqu’ici Ces catégories populaires ont été «oubliées par la gauche» , et
assez peu enclin à voter FN, avec des scores élevés dans certains correspondent aussi à cette «France qui se lève tôt» qui avait fait
cantons du Maine-et-Loire, de la Vienne, ou de Haute-Normandie le socle de la victoire de Sarkozy en 2007. «La victoire de Sarkozy
(cf. la carte ci-contre). en 2007 était une victoire posthume de Le Pen père , dit Guilluy.
Les gens avaient alors voté pour cet homme qui tenait le même
Une semaine plus tard, il n’a finalement que deux élus, mais cette discours que le Pen, avec l’idée que lui la mettrait en pratique.»
piètre performance ne doit pas tromper : un relevé canton par can-
ton montre que le FN a grignoté des voix à droite, mais aussi à Depuis plusieurs années, ce géographe souligne l’émergence
gauche, frôlant souvent les 50% fatidiques. d’une «nouvelle géographie sociale» avec d’un côté la France
du centre, celle des grandes villes mondialisées et des classes
La France se serait-elle soudain réveillée xénophobe, voire ra- moyennes supérieures, où les loyers sont chers. De l’autre, la
ciste ? Un peu simpliste. Car si le FN est parfois un vote d’adhé- France des périphéries : celle «des lotissements où l’on retrouve
sion, il est plus souvent, tout comme son corollaire l’abstention, les salariés du privé à 1000-1500 euros» , «des ouvriers relé-
l’expression d’un profond malaise social. Voilà d’ailleurs pour- gués dans le semi-rural ou le rural à cause des loyers trop élevés
quoi les arguments moralisateurs ne sont que de peu d’effet pour du centre» , ou encore «des petites villes de mono-industries en
le contenir. crise» . C’est aussi la France des classes moyennes. Ou de ce
Le centre contre la périphérie qu’il en reste : selon Guilluy, «le mythe de la classe moyenne a

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explosé» et «les classes moyennes inférieures sont précarisées à Ces «petits-moyens» (un terme «inventé» par une habitante lors
leur tour» . d’un entretien pour décrire sa situation) sont français, français
Ce deuxième pays, majoritaire en nombre («les trente premiers d’origine étrangère ou étrangers, mais peuvent se retrouver dans
centres urbains ne regroupent que 35% de la population» ), se un discours aux accents xénophobes, anti-musulman surtout. «Ils
vit bien souvent comme relégué, et peut voir la mondialisation craignent de voir la valeur de leur bien baisser quand les gens
comme un danger. Souvent à raison. «La France des plans so- des cités achètent des logements dans leur quartier» , poursuit
ciaux n’est pas celle des centres-villes, dit Guilluy. L’ouvrier pi- Masclet.
card est vraiment en concurrence avec l’ouvrier chinois et il en a Aux cantonales, Gonesse (où le candidat UMP faisait campagne
conscience. Il sait aussi que s’il perd son boulot, il aura du mal «contre les minarets» ) a voté à 27% pour le Front national au
à en retrouver.» C’est bien évidemment sur ces frustrations que premier tour, à 40% au second. «Le FN y retrouve ses niveaux
«surfe le FN» avec un «discours quasiment gauchiste» . des années 1990» , dit Masclet, inquiet de la poussée récente de
La colère des «petits-moyens» l’abstention : «Des années 1950 à 2010, la participation électo-
rale de ces quartiers était forte, plus forte que la moyenne natio-
Le sociologue Camille Peugny confirme la grande aigreur de nale. Depuis les régionales de 2010, elle s’est effondrée» , avec à
cette France reléguée, qu’il croise souvent lors de ses entretiens peine un inscrit sur trois qui s’est déplacé aux urnes. Prudent, Oli-
sur le terrain. «On note la même rancœur chez les jeunes qui vier Masclet fait l’hypothèse que cela pourrait être un effet d’un
vivent à 80 kilomètres de Paris que chez ceux qui vivent au fin appauvrissement de la population et/ou de la déception de l’élec-
fond de la Bourgogne et jalousent les habitants d’Auxerre.» torat populaire «trompé» par Nicolas Sarkozy, qui avait emprunté
Ce chercheur, spécialiste du déclassement auquel il a consacré un en 2007 les slogans du FN.
ouvrage en 2009, vient de publier sur son blog un billet au titre Autre phénomène qui mine les territoires français, le «rétrécis-
éloquent («Le terreau du FN» ). Il n’est pas étonné par la poussée sement» de certaines villes de province, une crise urbaine silen-
électorale du parti d’extrême droite : «C’est le résultat de trente cieuse trop souvent ignorée.
ans de politiques économiques qui ont détruit le compromis social
et se traduisent par une précarisation des ouvriers et employés» , Un tiers des 361 aires urbaines françaises ont ainsi perdu des ha-
dit-il. bitants entre les deux recensements 1990 et 1999 selon Sylvie Fol
, professeur d’aménagement et d’urbanisme à Paris-I. Elles sont
Il ajoute : «Le mouvement de réduction des inégalités sociales en mauve sur la carte ci-dessous :
est stoppé depuis dix ans.» Avant la crise financière déjà, l’Insee
avait pour la première fois mesuré (entre 2003 et 2005) autant En mauve, les 112 aires urbaines qui ont perdu des habitants entre
de baisses de niveau de vie que de hausses. Entre 1983 et 2008, 1990 et 1999. c S. Fol/E.Cunningham
note-t-il, la part des CDI détenus par des jeunes présents sur le
marché du travail depuis 5 à 8 ans a diminué de 15 points, quand Des villes qui rétrécissent
celle des contrats précaires a, elle, augmenté de 15 points égale-
ment. «Cette précarisation du travail empêche de se projeter dans Parmi elles, un certain nombre sont considérées en déclin, sous
l’avenir» , et rend les parents pessimistes quant à l’avenir de leurs l’effet de la désindustrialisation, d’un éloignement des axes de
enfants. transport, du départ des plus diplômés.
«Le vote FN, c’est l’expression d’une quête de dignité de toute Dans les régions Centre, Champagne-Ardenne et Bourgogne (qui
une frange populaire que seul le Front national parvient à cap- concentrent beaucoup d’aires urbaines dont la population dimi-
ter» , déplore Olivier Masclet, maître de conférences à Paris Des- nue), c’est le cas de Montargis (Loiret), Saint-Dizier (Haute-
cartes, et co-auteur en 2008 de La France des petits-moyens , une Marne), Epernay (Marne), Charleville-Mézières (Ardennes),
enquête sociologique sur les habitants des lotissements de Go- Louhans, Montceau-les-Mines, le Creusot (Saône-et-Loire), Vier-
nesse (Val-d’Oise). zon, Saint-Amand Montron (Cher), Issoudun (Indre), Nevers
(Nièvre), Châteaudun (Eure-et-Loir)... En vert, bleu ciel et
Les «petits-moyens» , ce sont ces Français médians, employés du bleu foncé sur la carte-ci-dessous. Cliquez sur l’image pour
privé ou fonctionnaires, qui gagnent environ 2000 euros par mé- l’agrandir : Aires urbaines en déclin en Centre, Bourgogne et
nage, sont souvent propriétaires de leur logement dans des petits Champagne-Ardenne c M.Nony
ensembles des années 1970, mais rêvent de posséder «une vraie
maison dont on peut faire le tour». Dans ces villes, les candidats du Front national ont en général
réalisé des scores élevés, voire très élevés, et l’abstention a été
«Ils ont en commun de se définir en opposition à ceux ?du haut ? importante.
qui prônent la compétition forcenée au travail et rejettent la soli-
darité, mais aussi contre ceux ?du bas ? qui peuplent à leurs yeux Maximilien Nony, étudiant à Paris-1, a arpenté ces trois régions
les HLM et les quartiers, accusés d’être responsables de leur sort pour expliquer ce déclin urbain. « Le déclin concerne des villes
et dont ils veulent absolument se démarquer.» qui avaient une spécialisation industrielle, mais ne disposaient
pas d’une base économique suffisamment diversifiée pour requa-

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lifier les actifs et se développer à nouveau. Elles avaient une do- réglés».
minante industrielle, se retrouvent désormais avec une dominante La rancœur des «ouvriers picards» à l’égard de l’immigré qui
chômeurs» , dit-il. incarne le dumping social ? mais aussi du «bobo» parisien qui
Maximilen Nony s’est focalisé sur trois d’entre elles, Saint- évolue dans la mondialisation comme un poisson dans l’eau ?
Dizier, Montargis et Vierzon. «Leur centre-ville se meurt , trouve ainsi un exutoire dans le discours du FN. Tout comme
raconte-t-il. Il vieillit, car les personnes âgées préfèrent s’y ins- l’aigreur d’une partie des classes populaires contre les «jeunes
taller pour leurs vieux jours, afin de profiter des services dispo- de banlieue» , entité façonnée par le discours médiatique et po-
nibles.» La population diminue, l’activité décline. «A Vierzon, le litique, qu’ils n’ont pas toujours côtoyée en vrai. Ou encore la
principal employeur est le secteur public, avec l’hôpital et la mai- colère des «petits-blancs» précarisés, ces hommes peu diplômés
rie, et le secteur privé se limite à quelques entreprises de logis- qui, rappelle Laurent Davezies, sont les «principales victimes de-
tique et de mécanique , poursuit Nony. Saint-Dizier est très mal puis 20 ans de la disparition des postes de travail dans l’agricu-
desservie par les transports, et surnage grâce à la métallurgie ou ture, l’industrie ou le commerce, car ces métiers étaient d’abord
aux implantations d’entreprises que le maire (UMP, ndlr) réussit masculins».
à faire venir.» Un cocktail détonant qui, lorsqu’il est instrumentalisé par les res-
Le centre-ville de Vierzon.
c M.Nony ponsables politiques ? ce que fait l’UMP aujourd’hui ?, souligne
Cette crise urbaine silencieuse n’interpelle pourtant guère les po- et aggrave les tensions sociales. Cela ne signifie pas pour autant
litiques, qui ne la voient pas, la taisent, ou préfèrent mettre l’ac- qu’il suffira à la gauche d’appeler en termes creux à la reconstitu-
cent sur la disparition des services publics ? phénomène bien réel, tion du «lien social» et du «vivre-ensemble» pour se rapprocher
mais qui n’est qu’un aspect du problème. «En France, cette ques- de classes populaires qui se méfient d’elles. Plus que jamais, la
tion fait l’objet d’un véritable déni» , estime Sylvie Fol. voilà sommée d’apporter des réponses.

Selon Christophe Guilluy, le pire danger serait que la gauche re-


nonce à proposer des réponses à ces questions sociales et ces en- Lire également sous l’onglet ?Prolonger ?
jeux territoriaux qui «sont ethnicisés parce qu’ils ne sont pas

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