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2007/1 - N° 20
ISSN | ISBN 2742765212 | pages 115 à 123
I.
En apparence, l’art et la guerre ne font pas bon ménage. L’art
produit tandis que la guerre, en dépit de ses meilleures inten-
tions, détruit. Pourtant, l’histoire de l’art nous a montré que le
processus artistique, en règle générale, se nourrit aussi de la
guerre. Au pire, on risque de tomber dans la propagande ; dans
le meilleur des cas, l’artiste émet une pensée critique. Quelque
part entre les deux se trouve la possibilité de transformer la vio-
lence en un objet de contemplation esthétique.
Durant les dix dernières années, Beyrouth est devenue un ter-
rain fertile pour la production artistique. Peu après que l’accord
de Taïf de 1989 a officiellement mis fin à presque vingt ans de
violence, le gouvernement a lancé un projet destiné à faire rega-
gner au Liban son titre de “Suisse du Moyen-Orient”. Ce pro-
gramme économique, qui repose sur un système de laisser-faire
hérité du mandat français, va de pair avec des tentatives indivi-
duelles et collectives pour reconstruire, grâce à la culture, une
société civile morcelée. Parmi ces efforts, l’initiative d’Ashkal
Alwan, l’Association libanaise pour les arts plastiques(1), a connu
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un remarquable succès. Depuis sa première exposition publique
d’art en 1995, qui s’est tenue dans le jardin de Sanayeh, cette
association a essaimé. Le festival international “Home Works”
qu’elle organise montre des œuvres d’art plastique, des films, des
vidéos, propose des conférences, des événements pour la sortie
d’un livre, des interventions artistiques et des performances. En
2006, le théâtre Masrah Al Madina, plein à craquer, a accueilli à
cette occasion des centaines de personnes. Pour cette troisième
édition, le festival et son association tutélaire ont acquis une
envergure régionale et même internationale.
De plus, Ashkal Alwan n’a pas été la seule à s’efforcer de créer
un lieu d’échange conséquent pour les pratiques artistiques
expérimentales. Pendant quelques années, de 1997 à 2001, Elias
Khoury et Pascale Feghali ont organisé le festival Ayoul. Par
ailleurs, en 1997, Fouad El Khoury, Samer Mohdad et Akram
Zaatari ont créé les Archives de la photographie, ou Fondation
arabe pour l’image, qui est à l’origine de plusieurs expositions
itinérantes et de publications(2). Ces trois organismes à but non
lucratif ont travaillé avec zèle et créativité, en collaboration avec
les galeries locales et les centres culturels, afin de promouvoir un
système de soutien aux formes d’art émergentes. Compte tenu
de la double réputation de Beyrouth, violente et cosmopolite,
les critiques et les commissaires d’exposition ont afflué du
monde entier.
La scène artistique de la ville a depuis lors agrémenté les pages
de Flash Art, de la revue d’art Parachute, d’Art Forum
International et du New York Times, et la liste des expositions
auxquelles elle a été invitée comprend la Documenta (1997), la
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du manque de soutien durable des pouvoirs publics pour ces
médias envers ce type d’art(3). Sans parler de nostalgie pour une
avant-garde contemporaine, un tel succès révèle que plus de
quinze années de guerre civile ont engendré l’un des mouve-
ments artistiques les plus remarquables de la région.
L’idée de la violence comme force de régénération sur le plan
culturel n’est pas propre à l’histoire de l’art. Même si les impli-
cations d’une telle analyse de la guerre sont optimistes et en
même temps profondément problématiques, le but de cet article
n’est pas de trancher en faveur de l’une ou de l’autre. Ce n’est pas
non plus, et j’espère y être parvenue, d’offrir une version à peine
retravaillée des arguments convaincants développés ailleurs(4)
pour dépeindre la génération d’après-guerre. Ce que je souhaite
démontrer, c’est que ce travail assigne à l’artiste un rôle nouveau :
celui d’historien critique. M’appuyant sur l’étude succincte de
quatre projets, j’entreprendrai de cerner les moyens par lesquels
les artistes déploient des stratégies plastiques comme une sorte
de reflet critique du passé proche. En guise de conclusion, j’en-
visagerai brièvement comment les réactions artistiques à la guerre
récente entre le Hezbollah et Israël diffèrent, dans la mesure où les
conditions du conflit sont inscrites dans le processus même de la
production de l’œuvre.
(3) Cf. Stephen Wright, “Tel un espion dans l’époque qui naît : la situation
de l’artiste à Beyrouth aujourd’hui”, dans Parachute, n°108, 2002, p. 13-31,
et “Territoires de la différence : extraits d’un échange de courriels entre
Tony Chakar, Bilal Khbeiz et Walid Sadek”, dans Out of Beirut, Modern Art
Oxford, Oxford, 2006, p. 57-64 ; cf. Simon Harvey, “Infiltrations dans
l’image de Beyrouth”, Out of Beirut, op. cit., p. 36-40. Ce tableau est bien
entendu déjà pour une part périmé en raison de l’attention des média
régionaux et internationaux
(4) Cf. Kaelen Wilson-Goldie, “Creuser pour trouver du feu : pratiques
artistiques contemporaines dans le Liban d’après-guerre”, mémoire de
master inédit, Université américaine de Beyrouth, 2005, ainsi que sa
contribution intitulée “Pratiques artistiques contemporaines dans le Liban
d’après-guerre : une introduction”, dans Out of Beirut, op. cit., p. 81-89.
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son installation vidéo Tout et rien (2001), l’entretien est consti-
tué d’une série de questions qui vont des raisons pour lesquelles
elle continue à parler jusqu’à ce qu’elle a laissé à Khiam en pas-
sant par la définition de là où elle se sent chez elle(6). Choix cru-
cial, Jayce Salloum décide de ne pas monter ses questions timides
en mauvais français et, comme Souha Béchara répond en
arabe mêlé de français (avec des sous-titres anglais et français), le
spectateur prend de plus en plus conscience de la possibilité
d’une “perte à la traduction”(7). De plus, en référence ouverte aux
conditions de production, les deux protagonistes évoquent le
temps qu’il leur reste, et l’artiste encourage Souha Béchara à
mentionner une histoire dont elle s’est souvenue la veille(8). Et
pourtant, à un moment donné, la résistante dévoile qu’elle
accepte les entretiens parce qu’“il faut fournir des documents sur
cette histoire et la préserver”. L’acte de représentation se révèle
nécessaire, alors même que Jayce Salloum sape son autorité.
Le documentaire de Lamia Joreige réalisé en 2003 et intitulé
Ici et peut-être ailleurs (clin d’œil direct au film presque éponyme
de 1974 de Jean-Luc Godard) est mu par les mêmes intentions.
Marchant le long de la ligne verte(9), l’artiste demande aux per-
sonnes qu’elle rencontre si elles connaissent le nom de quel-
qu’un qui a été enlevé dans les parages pendant la guerre. En
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mettent en cause à la fois l’autorité et l’authenticité de la repré-
sentation plastique.
Le travail en cours de Walid Raad intitulé Le Projet Atlas (dates
variables(10)) est lui aussi à la frontière entre deux formes d’imagi-
nation, artistique et historique. Souvent décrite comme un
exposé d’artiste, l’œuvre présente au public une série d’histoires
qui rendent compte d’une expérience individuelle de la guerre
– celle d’historiens à l’esprit spéculatif, d’otages inconnus ou d’en-
quêteurs travaillant sur les voitures piégées. Loin d’être une super-
cherie prenant des airs de liberté artistique, Le Projet Atlas met en
évidence le rôle de l’archivage dans la détermination des limites
entre l’expérience et l’histoire, ainsi qu’entre les domaines privé et
public. Sommes de témoignages sur ce qui aurait pu se passer en
marge des principaux événements de la guerre, ces histoires un peu
absurdes, quoique plausibles sur le plan historique, semblent don-
ner raison au vieux dicton qui veut que la réalité dépasse la fiction.
En leur centre se trouvent des traces plastiques : photographies,
albums, coupures de presse et témoignages vidéo. Le document
physique est à la fois complice inventé des histoires de Walid Raad
et prémisse à l’Histoire. Au fond, les documents sont la matière
des archives à partir desquelles l’historien construit son récit.
III.
En juillet dernier, la violence israélienne s’est (une fois de plus)
abattue sur le Liban. Des photographies, de courts reportages
télévisés, des textes et des chroniques personnelles sur Internet
ont servi à combler la distance, tandis que ceux d’“ici” regardaient
ce qui se déroulait “là-bas”. Dans le même temps, ces images ren-
forçaient impitoyablement les barrières physiques et psycholo-
giques dressées par la guerre. La lettre vidéo De Beyrouth à… ceux
qui nous aiment, produite le 21 juillet par le collectif filmique
Beyrouth DC, a saisi ce paradoxe dans la phrase : “Nous sommes
(10) L’incohérence des dates dans l’intitulé des projets est une autre façon
pour les artistes de contrecarrer les méthodes d’archivage d’histoire de l’art.
A propos du projet, cf. www.theatlasgroup.org
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