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PANTHEON-SORBONNE
Mémoire de maîtrise
présenté par Tarek Ben Yakhlef
sous la direction de
Madame Françoise Micheau
1993-1994
Abû Sulaymân al-ManÔiqî
Rôle et place dans la société bagdadienne d'après
le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-
TawÎîdî
982-985
2
TABLE DES MATIERES
ABREVIATIONS 7
INTRODUCTION 8
CHAPITRE PREMIER
A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un
devient pluriel ! 13
1. Les Bûyides et la légitimité politique 13
2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la décentralisation 16
3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du savant 17
B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues... 19
1. Joute verbale et confrontation dans les cercles 19
a. confrontation d'idées 19
b. Tolérance ? 22
2. Fracture entre le peuple et l'élite 24
3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de Bagdad 24
4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ? 26
CHAPITRE DEUXIEME
3
L'ECOLE DE BAGDAD OU LA GENERATION FORMEE PAR ABU BISR MATTA
B. YUNUS 40
A. Les animateurs de la vie intellectuelle bagdadienne 41
1. La civilisation urbaine 41
2. Le désir de regroupement volontaire de l'élite 42
3. Langage et science 43
a. La langue arabe 43
b. Classification du savoir 44
4. Critère de regroupement : le cercle des savants 44
D. L'Ecole de Bagdad 54
1. Bagdad, la grande métropole bûyide 54
a. Carrefour intellectuel 54
b. Les librairies 55
Localisation. 55
Développement des publications. 55
Rôle de Ibn Nadîm 56
Le travail de copiste. 56
2. L'Ecole de Bagdad 56
a. L'école de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus 56
b. Quelques disciples 58
c. Abû Sulaymân et TawÎîdî 58
d. Le cas d'Abû-l-Íasan al-‘Âmirî 59
e. Le débat entre Sîrâfî et Mattâ b. Yûnus chez Ibn al-Furât 60
3. Le cercle d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî 61
a. Qui est Abû Sulaymân ? 61
b. Abû Sulaymân et le Sijistan 63
c. Abû Sulaymân habitant du quartier d’al Karkh 63
d. Le cercle Abû Sulaymân avant 983 63
4
CHAPITRE TROISIEME
5
b. Le cas de TawÎîdî et d'Ibn Zur‘a: deux disciples de YaÎyâ b. ‘Adî encore vivants qui ne
s'imposent pas aux autres 93
c. La place du philosophe Abû Sulaymân dans la société bagdadienne : Le sage aux qualités
exceptionnelles 94
CONCLUSION 96
BIBLIOGRAPHIE 98
I. Sources 98
6
ABREVIATIONS
Les ouvrages fréquemment cités sont mentionnés par les abréviations suivantes :
7
INTRODUCTION
Le grand témoin de la vie d’Abû Sulaymân à Bagdad est Abû Íayyân al-TawÎîdî,
le célèbre prosateur encore tant admiré et très étudié2 de nos jours, dans plusieurs
pays arabes. Depuis une quarantaine d’années, ce dernier a fait l'objet de
nombreuses recherches scientifiques très poussées dans de grandes universités
occidentales3. Or, nous avons remarqué qu’Abû Sulaymân n’apparaît pas
systématiquement dans toutes ces études comme haute figure de la vie
intellectuelle4, mais comme un intermédiaire, qui permet de cerner et d'analyser le
profil psychologique et intellectuel de TawÎîdî, sa relation avec ses contemporains, et
son parcours philosophique atypique. Finalement, Abû Sulaymân est omniprésent
dans toute cette littérature sans être réellement son centre d'intérêt. Quelle est la
cause de ce silence ? Nous avons alors décidé d'étudier la période du vizirat d'al-
‘Ârià et de son cercle, de 983 à 985.
1 Mattâ b. Yûnus et Yahyâ b. ‘Adî sont eux aussi très peu présents dans les écrits des biographes
postérieurs vivant à Bagdad. Nous pouvons nous demander pourquoi de telles figures sont quasiment
devenues anonymes dès le XIesiècle ?
2 Le Kitâb al-Imtâ‘ était, il y a encore quelques années, au programme du baccalauréat en Tunisie
his circle, aborde surtout l'aspect de la philosophie d’Abû Sulaymân puisqu'il se base essentiellement
sur le Ñiwân al-Íikma et les Muqâbasât et non sur le Kitâb al-Imtâ‘.
8
Sulaymân, digne représentant de l'enseignement d’Abû Bišr Mattâ b. Yûnus, est au
firmament de son art entre 983 et 985.
Dans presque tous les travaux sur TawÎîdî (et sur son œuvre), il y a des
occurrences sur Abû Sulaymân plus ou moins importantes. Or, les écrits sur Abû
Íayyân al-TawÎîdî sont si nombreux que cela nous a permis d'avoir une somme de
renseignements supplémentaires pour mieux éclairer les chemins de notre
investigation dans le passé et aussi d'apporter une sorte de ciment à l'édifice qu'est
le Kitâb al-Imtâ‘. Points obscurs et situations incongrues1 ont pu être ainsi expliqués.
Nous avons puisé beaucoup d'indications dans les livres de J. L. Kraemer qui
proviennent des nombreuses traductions partielles qu'il a faites des œuvres de ce
prosateur.
1 Al-Imtâ‘, Ie nuit.
2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen).
3 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).
4 Cf. les troubles fréquents à Bagdad surtout dans le quartier d'al-Karkh, le rôle du Îanbalisme,
l'attitude de TawÎîdî...
9
s’opère dans la cité entre d'une part, l'aristocratie terrienne, la bourgeoisie
marchande, les groupes dirigeants et les savants et, d'autre part, les petites gens
des villes, les ‘ayyârûn1 et les nomades. Cette dichotomie de la société n’a cessé
d’affecter la littérature et la pensée puisque la « populace » et l'élite2 y sont
constamment mises en opposition. Pourtant, la conjoncture économique est
favorable jusqu'au XIe siècle puisqu'il y a une forte croissance et les richesses sont
toujours présentes à Bagdad ainsi que dans les autres villes de l’Empire, mais
subsistent les inégalités qui accentuent le fossé entre les riches et le peuple.
Tel est donc le tableau que l’on peut dresser du siècle dans lequel a vécu ce
philosophe (912-985) et dans lequel il s'affirme par l'étendue de son savoir comme
une incontournable personnalité. Une question, toutefois, à laquelle il s'agit de
répondre, nous a préoccupé tout au long de notre recherche. Dans quelle mesure
est-on susceptible d'avancer qu'Abû Sulaymân, au crépuscule de sa vie, tel que le
décrit TawÎîdî dans le Kitâb al-Imtâ‘, s'impose à toute sa génération comme l'illustre
représentant et digne héritier de la pensée de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus?
Nous verrons en quoi et pourquoi l'avènement des Bûyides en 945 engendre une
nouvelle donne qui se répercute également sur le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân.
Peut-on parler alors de réalisme ou bien de tolérance ? Il nous semble qu'il
convienne de décrire et, surtout de cerner cette Ecole de Bagdad ainsi que toute
cette génération formée par Abû Bišr Mattâ b. Yûnus. Enfin, à l'aide du cercle du vizir
al-‘Ârià nous pouvons effectivement comprendre comment Abû Sulaymân s'est
imposé à ses contemporains, après la mort de ses maîtres.
10
Chapitre Premier
Le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân
et sa place dans la société bûyide
11
En cette seconde moitié du Xe siècle, le Califat de Bagdad subit une
transformation importante avec l'arrivée des Bûyides à la tête de l'émirat. Le partage
du domaine abbasside en trois provinces (‘Iraq, Fars et Djabâl) accentue la
dislocation de l’Empire et dilue les pouvoirs réels du calife : l'un devient pluriel.
Ces nouveaux venus ont-ils une réelle influence sur le devenir ainsi que sur le
déroulement de la vie culturelle et intellectuelle des disciples de Mattâ b. Yûnus dans
leurs nouvelles provinces et, en particulier, dans leurs capitales respectives1,
Bagdad, Rayy et Chiraz ? Ont-ils été réalistes ou ont-ils plutôt fait preuve de
tolérance à l'égard des opinions divergentes et à l'encontre des autres communautés
religieuses, que ce soit les ahl al-Kitâb (chrétiens et juifs) ou les autres expressions
de l’islam ?
Alors que dans les rues de Bagdad les différences s'affirment très souvent au
cours de violents affrontements2, qui se transforment parfois en émeutes
incontrôlables, les cercles de pensée se servent, lors des discussions, des
particularismes de chacun pour une meilleure réflexion, sans pour autant permettre à
quiconque de le ridiculiser en présence du prince ou devant l’assemblée. Tout se
passe dans un climat de joute verbale ainsi que dans le respect d'autrui, sans pour
autant se renier ou alors dissimuler sa véritable pensée. C’est dans une sorte de
communion, n’épargnant ni les faibles ni les perdants, que ces savants, hommes
cultivés, philosophes et dirigeants curieux, posent les questions fondamentales et
tentent d’y répondre.
Grâce au mécénat, certains Bûyides3, et non des moindres, ainsi que leurs vizirs
contribuent à ce que la vie de cour reste toujours florissante. Cependant, l'attrait des
richesses et le désir d'acquérir une place près d'un grand ont une incidence sur les
relations entre les hommes de savoir4, dès lors que l’honneur et le rang sont mis en
cause devant des témoins.
12
A. Les bouleversements politiques de la seconde
moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un
devient pluriel !
D'après A. Miquel, l’Empire ne survit qu'en tant que concept1 du fait d'une forte
activité économique, qui se définit encore comme impériale. Il invoque aussi une
sorte de résistance inconsciente à la réalité et une envie de vivre ensemble l'emporte
encore chez la plupart des musulmans. Par conséquent au niveau de la politique
intérieure, il est primordial de dissoudre progressivement dans la conscience
collective une autorité séculaire ayant, de surcroît un lien de parenté avec le
Prophète. Cela devient donc, pour les Bûyides, un sujet de dérision et de moquerie
publique2 car une suppression radicale et brutale risquerait alors de cristalliser les
mécontentements divers3 et de déclencher une forte opposition4 dans les quartiers
populaires. Pour ces diverses raisons, les émirs et leur entourage n’ont guère besoin
d'orienter ouvertement les esprits et la littérature afin d'y trouver un moyen efficace et
discret de s'affirmer ou alors un vecteur de diffusion leur permettant de se faire
1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11ème siècle, T1, Paris,
Mouton, 1973, p. 337.
2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.
13
admettre comme autorité unique et légale1. Mu‘izz al-Dawla favorise pourtant le
chiisme2, sans pour autant l'imposer à tous et, fonde une organisation Óalibite. Il
attribue à cette dernière une grande représentativité aux postes clés face au reste de
la population et nomme ses membres à de hautes fonctions dans la direction des
affaires de l’Etat3. Deux événements peuvent, semble-t-il, nous donner une idée de
l'atmosphère qui règne à Bagdad durant ces années là4.
En 962, Mu‘izz al-Dawla donne l'ordre de couvrir les murs et les portes des
mosquées d'injures contre Mu‘âwiya. Sitôt effacés par les habitants, les slogans
reparaissent sur l'ordre de l'émir. Un an plus tard, il décide d'instituer deux fêtes
chiites : ‘Ašurâ' et Ghadir Khum. Cette décision ne fait qu'aggraver la fracture entre
sunnites et alides.
Tout et, d'abord le vizirat, est maintenant directement rattaché à l'émirat5. Les
prérogatives califales échouent aux Bûyides puisque le calife, dorénavant, n'alloue
plus les soldes et les traitements, mais s'occupe uniquement de nommer et de
contrôler le personnel des mosquées ainsi que la juridiction « cadiale » sunnite à
Bagdad. Le pouvoir temporel des Abbassides disparaît dans les faits. On ne peut
ainsi considérer cela comme de la tolérance mais plutôt comme une sorte de
réalisme et de pragmatisme de la part des Bûyides. A cet égard, il convient de citer
l’archétype du politique, incarné par ‘AÃud al-Dawla6 (949-983), sachant s'adapter à
toutes les situations difficiles : dès 977, il ramène la paix et sécurise les populations
puis, un an plus tard, fait son entrée à Bagdad, insufflant ainsi un climat propice à la
recherche scientifique, aux affaires culturelles et, bien sûr, on assiste à une
renaissance de la vie mondaine7. La conjoncture favorise naturellement la liberté
d'expression tant que personne ne se permette de remettre en question l’autorité de
cette dynastie.
1 Ce n’est pas le cas des Fatimides qui tentent de propager leur idéologie dans tout le Dâr al-Islam.
Cf. « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung).
2 Notons que les mots d'ordre chiite sont accompagnés de l'interdiction de louer les compagnons du
Prophète. Cf. M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 277; S.
Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106.
3 S. Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106.
4 S. Sabari, idem, p. 107 et Tawhîdî, p. 5.
5 « Bûyides », E.I² (C. Cahen).
6 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).
7 TawÎîdî, p 166 et « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).
8 H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris,
14
comme le souligne M. Arkoun, « l'une des plus frappantes caractéristiques de la
culture sous les Bûyides, c'est qu'aucune des tendances qui, depuis l'avènement de
l'Islam, se sont développées dans une atmosphère de rude compétition, ne l'a
emporté sur les autres de manière décisive. Au contraire, tous connaissent un plein
épanouissement grâce à la conjonction d'une tension socio-politique permanente et
d'une étonnante liberté de pensée1 ». Les multiples changements survenus à la tête
de l'émirat sont souvent accompagnés de troubles civils et militaires, d'arrestations,
de perquisitions, de poursuites et parfois même d'exécutions capitales. Par exemple,
à la mort de ‘AÃud al-Dawla, ses trois fils déclenchent une guerre de succession avec
toutes les conséquences négatives que cela peut supposer pour la survie de la
dynastie2.
1 Miskawayh, p. 189.
2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 269.
3 TawÎîdî, p. 29 ; D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de
Sijistan, connaissent des désagréments causés par des rebelles du Khorâsân soutenu par les
Bûyides. Au nord ouest, ils imposent un protectorat sur les petites dynasties daylamites et combattent
les Kurdes en Azerbaïdjan et dans le Djabâl. A l'ouest, ils neutralisent les Íamdânides chiites, arabes
et rivaux. Au sud, ils liquident les Barîdides de Basra et subissent du fait des Qarmates une petite
guerre permanente en Iraq, Arabie ainsi qu'au BaÎrayn.
15
personnelle1. Pourtant, la plus grande transformation qui affecte l’équilibre de
l’institution militaire est celle du régime de l’Iqtâ‘2, c'est-à-dire, le droit accordé à
certains officiers de prélever l'impôt dans un district fiscal en échange du service
rendu. Il en résulte une concentration des terres aux mains de quelques soldats
ignorant tout du travail de la terre. Ils ont ainsi des revenus considérables3 et un
important pouvoir politique dans les provinces.
Nous observons que ce changement politique majeur permet un éveil des esprits
en raison de l’émergence de groupes socioculturels variés en concurrence. En outre,
la multiplication de cours princières ne cesse de favoriser les lettrés5. Pourquoi la
grande capitale abbasside est devenue un centre culturel menacé par d'autres
centres urbains ? Tout d'abord, Bagdad est secouée, en ce Xe siècle, par
d'incessants troubles politiques, sociaux et religieux, qui dans l'ensemble portent un
sérieux coup à la prospérité de la ville et à son rang dans le monde islamique. Le
souci de chercher ailleurs, dans les forces neuves du Caire et de Cordoue, explique
peut-être, la déchéance de Bagdad6 ou, du moins la perte de sa splendeur. Celle-ci
devient une référence rappelant le passé flamboyant et le symbole de la grandeur
1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la
religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 165 et M. Canard, « Bagdâd au IVe siècle de l'Hégire », in
Arabica, IX, 1962, p. 274.
2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside,
1962, p. 267 et A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème
siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 338.
16
des temps premiers et fondateurs. La survivance d'une société aristocratique et
bourgeoise héritière des gloires de l'époque antérieure, l'activité intellectuelle qui
continue à s'y exercer par le biais de la Bayt al-Íikma1 et des cercles, n’ont pas plus
d'importance que ce que l'on peut trouver dans ces nouvelles capitales provinciales2.
En effet, ce développement est bénéfique à la vie de l'esprit et rapproche les
exigences intellectuelles des diverses populations, lui conférant une vitalité nouvelle3
et, semble-t-il, les moyens d'un essor indépendant de Bagdad4. C’est le cas des
métropoles bûyides5 : Rayy pour n'en citer qu'une, devient selon M. Bergé « une
brillante ville du Djabâl6 » et une sérieuse rivale. D'autres villes connaissent leur
apogée durant cette même époque : al-BaÒra, al-Kufa, Nišappour et Damas.
les autres villes d'Iraq ainsi que dans l'Egypte fatimide. Cf. Y. Eche, Les Bibliothèques arabes
publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut
Français de Damas, 1967 et C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris,
Sindbad, 1984, p. 98.
5 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,
p. 158.
6 TawÎîdî, p. 137 et Cf. Miskawayh, p. 65.
7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1984, p. 13 et 14. Pour plus de détails, Cf. F. Schuon, Comprendre l'Islam,
Paris, Le seuil, 1976, p. 11 à 101 et R. Delort, La vie au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1982, p. 61 à 124
et J. le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Le seuil, 1985.
8 Miskawayh, p. 176 et Cf. Al-Imtâ‘ où l'on retrouve souvent des questions concernant à la religion et
17
tributaire de la religion1. L'islam est, en outre, un moyen privilégié de diffusion du
savoir et de la science. La connaissance joue un rôle essentiel dans le
développement de la culture musulmane2.
Le cas de la philosophie doit être étudié en particulier car au Xe siècle elle a atteint
un haut niveau de développement6. A-t-elle, alors, comblé un espace intellectuel
resté vide malgré la sunna et le Coran ? Est-ce le résultat logique du mouvement de
collecte des traditions et de l'élaboration des différentes Ecoles juridiques ? Quelle
est sa place ? En réalité les philosophes de l'Islam restent effectivement des
musulmans en rapport avec des théologiens, des courants mystiques et, qui ne
veulent guère se séparer de l'enseignement du Coran7. Rendre la falsafa marginale
serait sûrement une erreur puisqu'elle ne se sépare pas de l'ensemble du
mouvement culturel et spirituel. Nous pouvons citer ici, A. Amin, qui pense que « les
falâsifa furent d'abord, hommes de religion ensuite ils s'occupèrent de la religion que
1 Miskawayh, p. 367.
2 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris,
Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 7 et 15.
3 E. Naraghi, idem, p. 14.
4 E. Naraghi, idem, p. 13 et 14 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée Islamique », in Essais sur la
1979, p. XI.
7 « Falâsifa », E.I² ( R. Arnaldez).
18
là où leur spéculation philosophique était en désaccord avec elle et, pour chercher à
les harmoniser1 ». Toutefois, certains philosophes ont une attitude audacieuse à
l'égard de la religion puisqu'ils veulent justifier, voire dépasser, la Loi religieuse par la
raison. Mais même ceux qui osent adopter cette conduite extrême, continuent à se
mouvoir dans une métaphysique d'essence religieuse2.
Deux sociétés distinctes cohabitent à Bagdad, celle des grands et des lettrés
incarnant l'élite urbaine et, celle de la masse, majoritaire et exclue. Echanges d’idées
et mondanités caractérisent les premiers alors que la violence3 est le lot quotidien
des petites gens. Nous envisageons sans peine qu'il y a une incompréhension entre
ces deux groupes.
a. confrontation d'idées
19
Donc, tout engagement religieux dans cette diversification d'écoles et de sectes1 a
automatiquement des répercussions vis-à-vis du pouvoir, sans parler de
l'épanouissement des lettrés et des hommes de savoir2. Par exemple, les Îanbalites
deviennent une force avec qui les dirigeants doivent compter même s'ils refusent la
controverse par principe3. Il est donc difficile de discuter avec ces derniers. En
revanche, les ismaéliens modérés, ikhwân al-Òafâ', gardent un souci constant pour
les valeurs spirituelles avec pour principal objectif d'enseigner et de discuter avec
autrui. Ils insistent sur le rôle de la famille, des amis, des professeurs et du milieu
social en général pour expliquer les rouages de la formation4. Il existe, enfin,
quelques tensions entre mu‘tazilites et opposants5. En somme, la discussion à
l'intérieur de la communauté musulmane existe même si certaines forces politiques
ou religieuses ne veulent jamais y participer.
Le Dâr al-Islam n’est pas sur la défensive, ainsi que le montre A. Miquel : « L'islam
n'est pas encore, pour l'essentiel, en affrontement ouvert avec les communautés des
autres confessions mais vit, au contraire, avec elles, en une sorte de symbiose (…).
C'est que les différences de sectes ou d'écoles ne compromettent pas le sentiment
unitaire de l'Islam dès qu'il se pense globalement par rapport à autrui ; l'identité de la
foi en est sans doute pour beaucoup, mais tout autant peut être, les cadres, les
moyens et les goûts de la culture profane qui créent, au-delà des divergences
doctrinales, une communauté intellectuelle aussi solide, au total, que la communauté
religieuse, Umma, dont elle est comme la forme séculière6 ».
Les « Gens du Livre » ont en effet collaboré de près à l'essor des sciences et de la
philosophie7, dès les temps fondateurs. En l'occurrence, une bonne part de l'activité
des chrétiens concerne la traduction et la médecine8, domaines où ils sont passés
maîtres, servant ainsi de modèles aux néophytes musulmans. Il est évident qu'à ses
origines l’islam ne peut que s'adapter et accepter les us et coutumes, les écrits
1 Cf. H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris,
Payot, 1977.
2 Exemple de TawÎîdî : Cf. TawÎîdî, p. 30 et 31.
3 D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de Damas, 1959-60, p.
522.
4 « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung) ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique,
20
profanes et les traditions grecques, indiennes, persanes et chrétiennes. Celles-ci se
sont propagées dans des lieux où naguère ont vu le jour d'illustres civilisations1.
Nous avons gardé le cas du zoroastrisme pour finir, car l'attitude des musulmans
nous a paraît assez difficile à cerner en ce qui le concerne. Ils ne sont pas des
« Gens du Livre » mais ne sont, par ailleurs, jamais considérés et traités par les
conquérants arabes comme des idolâtres. Pourtant, au Xe siècle, la libre pensée5
n’est pas la falsafa, dont les disciples musulmans ne se réclament que de la
philosophie grecque. C’est bien la zandaqa qui s'inspire volontiers des mazdéens ou
des manichéens, c'est-à-dire d'une autre religion.
jugement sévère d'Abû Sulaymân sur les ikhwân ou encore la critique très dure de TawÎîdî à l'égard
des chiites.
5 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99.
6 Miskawayh, p. 198.
7 Miskawayh, p. 198 et G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in
Arabica, IX, 1962 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée
islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 14 et 15.
8 Tout au long de l'Imtâ‘ les membres du cercle définissent des mots en se rapportant aux définitions
des bédouins.
9 Miskawayh, p. 161.
21
même celles qui touchent le domaine de la religion. La conséquence est que la
culture peut s'épanouir et enrichir son patrimoine1 sans que, toutefois, des éléments
exogènes ne viennent tout remettre en question.
b. Tolérance ?
1 TawÎîdî, p. XVII ; J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-
‘Âmirî (m. 381 H) », in Arabica, XI, 1964, p. 258.
2 Après la réaction violente du calife al-Mutawakkil, le mu‘tazilisme n’a plus aucune influence politique.
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 204.
5 La lutte est parfois très virulente car aucune partie ne s’est réellement imposée. On utilise parfois
des termes extrêmement durs pour décrire son rival : « impies, pêcheurs ». Cf. Al-Imtâ‘, p. 470.
6 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris,
p. 79.
22
cohérente de celles qu'elles avaient jusqu'alors expérimentées1 ». N’est-ce point le
cas durant ces décennies ?
Peut-on alors parler de tolérance dans la coexistence, plus ou moins paisible entre
ces différentes confessions détenant chacune sa vérité ? La plupart du temps, elle
est plus officielle et tactique que vécue et désintéressée, sans cesse remise en
question et par des événements imprévus, remettant en cause l'équilibre existant, et
les légitimes ambitions de chacun6. Selon TawÎîdî, « c'était une époque où la
situation politique était calme et laissait le loisir de réfléchir sur des problèmes de
morale7 » : cela explique, en partie, l'attitude des premiers Bûyides à Bagdad. Les
entretiens sur les Mérites respectifs des Nations sont régulièrement discutés dans
les différents cercles. En effet, on s'intéresse alors à autrui et, précisément, à ses
qualités intrinsèques, favorisant ainsi un comportement tolérant chez une certaine
1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in les peuples
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 174.
2 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 181.
3 G. Vajda, « Le milieu juif à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 389 ; M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt
23
élite de l'esprit, encouragé de façon pratique par le pouvoir1, notamment le vizir de
ÑamÒam al-Dawla selon qui « c'est un problème très discuté où les opinions
divergent beaucoup2 ».
Son rôle économique, politique et culturel ainsi que sa situation géographique font
inévitablement de Bagdad un carrefour obligé entre l'ouest et l'est, le sud et le nord -
d'où cette présence massive de personnes venant des quatre coins de l’Empire.
Il s’agit d’une Ecole juridique qui interprète les textes coraniques à la lettre et, par
conséquent, exclue le raisonnement analogique tout comme l'opinion personnelle.
Son fondateur, AÎmad b. Íanbal (780-855), est un traditionaliste, jurisconsulte et
24
théologien opposé à la doctrine mu‘tazilite. Il écrit un recueil de tradition1, source
privilégiée de ses adeptes. La religion est omniprésente dans la vie de tous les
jours : auprès du peuple, les prédicateurs entretiennent toutes sortes de croyances
et prononcent des sermons2 tandis que les lettrés, à travers leurs spéculations,
demeurent, eux aussi, toujours en contact avec la littérature religieuse. Dans les
grandes métropoles comme dans les campagnes, les nombreuses masses
populaires non-intégrées représentent un élément d'instabilité endémique pour le
pouvoir3. Les Îanbalites, formant une opposition minoritaire très active, recrutent
leurs partisans, essentiellement dans le petit peuple urbain4.
premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 362 ; C. Cahen, « la changeante portée sociale de
quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut
Français de Damas, 1977, p. 204.
5 Miskawayh, p. 97 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème
siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 355 ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in
Arabica, IX, 1962, p. 275.
6 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème- Xème siècles, Paris, A.
I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 56 ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la
religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 163 et 174.
8 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 202.
25
Les autres écoles sunnites1, la falsafa, toutes les sciences spéculatives y compris
le kalâm, la gnose ismaélienne et les mu‘tazilites ont pour farouche adversaire les
partisans d'Ibn Íanbal2. Ils répondent à ceux qu'ils considèrent comme éloignés de
la Vérité par des professions de Foi rigides, exclusives, formalistes et
conservatrices3. Le dialogue est impossible. Evitons, néanmoins, d’opposer
systématiquement le sunnisme au chiisme car, à cette époque, chacun pense détenir
la Vérité. Surtout, n'oublions pas que le sunnisme n’est pas encore la doctrine
officielle : il se cherche et cherche un allié puissant, outre le peuple.
pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 120 ; M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991,
Chap. II (coll. Que Sais-je ? n°915).
3 Miskawayh, p. 361.
4 Miskawayh, p. 151.
5 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.
26
C. Les Bûyides et le Mécénat
Nous nous sommes demandés en quoi et pourquoi les Bûyides bénéficient d'un
quelconque avantage à favoriser les arts et les lettres sans attendre - officiellement -
en contrepartie la légitimation de la part du milieu intellectuel ?
« La culture arabe médiévale est une culture d'élite donc de classe1 ». En effet,
deux catégories distinctes cohabitent dans la cité : l’une, dirigeante formée par la
cour et les protégés dont le pouvoir est illimité, s'accapare richesse et gloire ; l’autre,
regroupant les érudits, les savants, les intellectuels et tous ceux, ayant pour trait
commun la misère et la pauvreté, qui tentent de vivre au jour le jour dans de bonnes
conditions2. Nous constatons, cependant, qu'auprès des grands vivent de riches
marchands que nous ne pouvons guère associer au bas peuple. Leur fortune les met
à l'abri des divers soucis de l'existence et ils n’ont pas besoin de se rapprocher du
pouvoir pour en tirer certains avantages. Le trait commun qui relie ces hommes est la
culture3 car l'accès aux lieux de savoir n’est permis qu'aux notables. Seule l’élite peut
s'instruire.
En somme, une infime partie de la population, « les gens nobles4 », par le biais du
mécénat accède aux sciences, aux arts et aux livres parce qu'elle possède les
moyens5 nécessaires (locaux, revenus et instruction).
1 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des
instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 33.
2 Essayiste arabe, p. 29.
3 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A , XVI,
27
cours1. Le cercle du souverain reste l'instance suprême dont le verdict est, le plus
souvent, définitif2.
Le premier éveil intellectuel survient dans le cercle du vizir Ibn al-Furât3 autour de
937. Nous trouvons dans l’Imtâ‘ un témoignage de TawÎîdî sur la teneur des propos
échangés lors de ces réunions. Un autre mécène, Sayf al-Dawla, instaure à Alep une
somptueuse cour et se montre généreux, comme en témoigne la protection qu'il
accorde à Fârâbî et aux deux poètes Abû Firâs et al-Mutanabbi. Il est question de lui
dans l'une des séances de ÍamaÃâni, celle des princes ou des mécènes4.
Le plus illustre des mécènes bûyides est, sans aucun doute, ‘AÃud al-Dawla. Il a
été éduqué par le vizir de son père, Abû-l-FaÃl b. al-‘Amid. En 977, le grand
vainqueur de Takrit devient le maître de Bagdad et s'attache à y restaurer les beaux
jours de l'ère abbasside. Ce protecteur libéral et exigeant s'entoure de savants ainsi
que de fins lettrés qu’il protège. Il construit également des mosquées, des écoles et
des hôpitaux. La politique et la philosophie l'intéressent au plus au point8 si l'on se
1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris,
Mouton, 1973, p. 335.
2 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des
28
rapporte aux dires de TawÎîdî et d'Abû Sulaymân dans l’Imtâ‘. Tous ceux qu'il
comble d'honneurs et de bienfaits se rencontrent au palais, où seuls les intimes, les
médecins et les philosophes, ont un lieu réservé prés de la salle d'audience, dans la
même pièce que le Chambellan1.
Un autre grand émir, ‘Izz al-Dawla, a été un mécène attentif puisqu'il organise l'un
des cercles les plus éminents de Bagdad2, où qualité d'expression et savoir ne font
qu'un. Mais la protection des gens de lettres n’est, somme toute, que l’œuvre d'un
groupe très actif de vizirs persans admirablement cultivés et informés3.
1 Miskawayh, p. 78.
2 TawÎîdî, p. 63 et 96.
3 Essayiste arabe, p. 18.
4 TawÎîdî, p. 64, 65 ; 67 ; Miskawayh, p. 62.
5 Al- ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957, Introduction.
6 TawÎîdî, p. 139 et 141.
29
2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ?
a. Le prestige
Les Bûyides et leurs ministres, par amour du prestige ainsi que de toutes les
apparences de grandeur et de munificence qui incitent le peuple à la soumission et à
l'obéissance aux maîtres, constituent des cénacles dans ce but. Par souci politique,
ils récompensent largement ceux qui les élèvent au-dessus de leurs sujets ; ils n’ont
jamais assez de faveurs envers les écrivains de leur entourage ni envers les poètes,
leurs panégyristes. Le domaine intellectuel est considéré, outre le prestige qu’il
confère, comme un facteur de puissance2. Il n’y a donc aucune discrimination raciale
ou religieuse dans le recrutement au sein des cénacles car la diversité des opinions
permet d'obtenir, finalement, les éléments nécessaires pour apprendre et, parfois
même, pour prendre des décisions capitales.
p. 173.
5 TawÎîdî, p. 62 et 133 ; Miskawayh, p. 69.
30
‘AÃud al-Dawla sont deux figures éminentes dirigeant les affaires publiques et
possédant une vaste culture philosophique1.
Gouverner suppose ainsi de savoir choisir ses hommes… Pour TawÎîdî, « choisir
les hommes était avant tout un art. Rares furent ceux qui le possédaient, car cet art
était autre chose que celui d'écrire2 ». En effet, toute prise de décision ne peut guère
risquer de léser certaines populations récalcitrantes. Pouvoir et savoir, en somme,
s’allient pour diriger la communauté, l'un grâce à l'autorité qu'il exerce, l'autre en
sachant comment l'utiliser convenablement. Ces émirs duodécimains ont un plus
grand souci d'efficacité que de prosélytisme confessionnel. Aussi sont-il peu enclins
à raviver la flamme, fraîchement éteinte, entre alides et sunnites.
c. La religion
« La religion et le pouvoir sont deux frères : la religion est la base, le pouvoir est le
gardien. Ce qui n'a pas de base est [voué] à la destruction et ce qui n'est pas gardé
est [destiné] à la perdition3 ». Cet adage est la conception de l'émir ‘AÃud al-Dawla
sur les liens entre le sacral et le temporel.
Les Bûyides sont explicitement alides. Ils protègent et encouragent, de ce fait, des
théologiens duodécimains qui tels MuÎammad b. ‘Alî b. Bâbawayh (m. 991),
bénéficient de leur appui et de leur largesse. La littérature doctrinale des imamites
connaît une étonnante vitalité puisque la plupart de ses œuvres maîtresses voient le
jour au Xe siècle4, du moins celles qui font autorité. Une clientèle chiite s'exprime et
assiste, dans les cercles, aux diverses discussions : la taqîya, qui est une manière de
se protéger en évitant de se découvrir, n’est plus à l'ordre du jour. Ce soutien
accordé vise-t-il plus à satisfaire cette clientèle politique très influente - les riches et
les hommes cultivés d'appartenance duodécimaine sont en majorité d'origine
iranienne - qu'à défendre une profession de foi tenue pour seule vraie ?
Pour organiser ces réunions nocturnes et entretenir tant de lettrés, il faut détenir
des sommes considérables. La richesse est donc l'unique critère pour reconnaître les
grands mécènes des petits bienfaiteurs, souvent occasionnels.
1 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,
p. 174.
2 M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-
introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 181 et 182.
31
3. Quels sont les revenus ?
a. La situation économique
Afin de donner une idée précise sur les moyens réels du mécénat, nous avons
dressé un tableau général des différents revenus existant dans la société
bagdadienne :
• Le salaire moyen d'un professeur particulier varie de deux à quinze
dinars par mois ; il augmente en fonction de la personne à qui
l'enseignement est destiné. Par exemple, donner des cours au fils d'un
vizir est rétribué au minimum quinze dinars3.
• L’anecdote suivante peut, nous semble-t-il, nous donner un aperçu de
ce que peut gagner un médecin : « ‘Isa, le médecin d'al-Qahir (932-934)
s'était vu confisquer une somme de 200 000 dinars ». Cela signifie, en
somme, que la médecine est très lucrative et permet d'avoir une situation
privilégiée dans la société4, d'autant plus que les grands et les riches
attirent vers eux ceux qui possèdent ce savoir pratique.
1 C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'Histoire
médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 237, 240, 241 et 243 ; A. Miquel, La
géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973,
p. 338.
2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A.
32
• Au Xe siècle, les commerçants en tissus, fils d'or et parfums sont très
riches, leur fortune se comptant en centaines de milliers de dinars. Ils
pratiquent largement le mécénat1.
• Certains propriétaires terriens détiennent également de très grosses
fortunes, parfois plusieurs millions de dinars2.
• Au début du Xe siècle, le salaire mensuel des vizirs est de 5 000 dinars,
plus des maisons, des terres et des revenus provenant de l’Iqtâ‘; en 927,
ces dernières sont évaluées à 170000 dinars.
• Le salaire des gouverneurs varie entre 2 500 et 5 000 dinars.
• En 930, un muÎtasib perçoit 200 dinars par mois3.
De plus, nous pouvons dire qu'au Xe siècle la plupart des fonctionnaires
appartiennent à de grandes familles aisées, le plus souvent d'origine persane. Ils
s’accoutument au luxe en raison des énormes ressources que leur charge leur
procure4. Cependant, il arrive qu'un mécène omette de rétribuer un savant alors
qu'au même moment il offre à un concurrent une grosse somme en dinars5. Les
revenus de la maison califale et de l'armée vont clore ce tableau descriptif. L'ampleur
de leurs avoirs permet au calife et à sa famille de jouir d'une très grande richesse se
chiffrant en millions de dinars. Les émirs bûyides en possèdent autant6, voire plus,
lorsque l’Empire ne fait qu'un. Dans l'armée, il y a une fracture causée par les
différences de revenus entre les soldats et les officiers, et ce sans parler de la
mésentente entre les Turcs et les Daylamites.
Seuls les chefs s'enrichissent très rapidement et constituent des trésors évalués
en millions de dinars. Comment ont-ils pu s'enrichir aussi vite ? Sous les Bûyides, les
militaires perçoivent les impôts dans leur totalité sans rendre de comptes mais
s’appuient aussi sur la production de leurs domaines7, tant qu'ils sont rentables.
Miskawayh pense que ce régime est une catastrophe économique8. En effet, le
soldat, qui ne vit pas sur la terre, ne se soucie guère d'elle ; il envoie son intendant
toucher les redevances des paysans, avec pour mission de les pressurer au
maximum. La terre risque d'être ruinée : mais qu'importe ! Il se retourne vers l'Etat,
peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 238 et
239.
8 C. Cahen, idem, p. 242 et 243.
33
garant de son revenu, fait établir que son Iqtâ‘ ne lui rapporte plus assez et se la fait
compléter ou remplacer. Ainsi, des zones jadis fertiles deviennent de simples friches.
Nous venons de voir qu'une infime partie de la population, les privilégiés qui
possèdent les moyens d'entretenir les arts et les lettres, a la capacité et les moyens
d'organiser des cénacles et offre des subsides aux détenteurs du savoir. Mais ces
derniers ne recherchent-ils simplement pas ces quelques avantages, de même
l'accès aux cours somptueuses... et pleines de richesses ?
L’homme ne vaut que par les services qu’il rend à sa communauté. Il se doit de
divulguer la science et d’œuvrer dans la cité pour le bien de tous : l’acte social est
particulièrement méritoire4. Les savants chez qui l'idée d’utilité est fréquemment
exprimée tâchent de montrer aux dirigeants qu'il leur faut être au fait de telles ou
34
telles sciences, ou de s'en faire informer par des gens compétents afin de bien
exercer les prérogatives de leur charge1. Côtoyer les grands, en outre, permet aux
savants de consulter leurs précieuses bibliothèques et d'y trouver des livres rares et
coûteux2. Mais aussi, et en particulier, servir le pouvoir est un moyen de s'élever au-
dessus du peuple que l'on ne porte point dans son cœur.
Nous venons de constater que les mécènes détiennent les moyens adéquats pour
financer la vie de l'esprit et que certains se mettent au service du pouvoir pour
diverses raisons. Encore faut-il pénétrer dans ce milieu fermé et hostile pour ensuite
s'adapter aux nouvelles conditions d'existence qui en découlent. Les conséquences
sur la production littéraire, la manière de se comporter et l'ambiance régnante sont-
elle négatives ou bien positives ?
Nous avons relevé quatre pratiques utilisées dans le but de s'introduire dans le
cercle d'une personnalité :
1. Gagner les faveurs d'un mécène par toutes sortes de subterfuges.
2. Posséder un savoir pratique, utile ou attrayant.
3. Avoir ses entrées ou de bonnes connaissances.
4. Etre renommé.
« C'est avec le calame en roseau que j'ai gagné des faveurs que l'on ne gagne
pas en s'avançant l'échine courbée ; et j'ai acquis tout ce que j'ai voulu grâce à
1 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers
Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 367.
2 TawÎîdî, p. 170 ; Miskawayh, p. 42.
3 TawÎîdî, p. 134 ; Miskawayh, p. 42 ; Al-Imtâ‘, p. 12, 13 et 282 ; M. Arkoun, « L'Humanisme arabe au
IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 85.
35
l'effort et à la chance vers lesquels tend le désir de toute âme1 ». Miskawayh
apparaît ici comme un personnage intègre pour qui l'accès à la cour ne fut que le
résultat logique de son effort. A aucun moment il n’est question de compromis, de
flatterie ou de toute autre attitude qui rabaisse l'âme. Pourtant, dans l'une des ses
« wasiyya », il avoue que « la recherche intellectuelle est demeurée liée au souci de
mériter l'attention des grands2 ». Or, tout savoir lié à un quelconque mérite implique,
forcément, que l'on plaise à un moment ou à un autre afin d'obtenir quelque chose
que l'on désire. Ne plus être soi quoiqu'il advienne pour en arriver à ses fins : n'est-
ce pas là le contraire de la première de ses affirmations ? Cette ambiguïté est
révélatrice d'un certain malaise. TawÎîdî nous indique que Miskawayh, comme
beaucoup d'autres, réussit à capter quelques faveurs de mécènes3.
1 Miskawayh, p. 38.
2 Miskawayh, p. 38.
3 Miskawayh, p. 43.
4 Miskawayh, p. 79.
5 Miskawayh, p. 45 ; TawÎîdî, p. 147.
6 Miskawayh, p. 78.
7 TawÎîdî, p. 191 ; Al-Imtâ‘, p. 5.
8 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris,
36
à rejoindre une cour1. Enfin, un homme riche ou un haut fonctionnaire peut engager
les services d'un lettré pour l'éducation de ses fils, la gestion de la bibliothèque
personnelle, en tant que conseiller ou écrivain personnel2.
Tout privilège est précaire dans la société médiévale, il est chaque jour menacé
par le bon vouloir du prince. Dans le contexte social de l'époque, les chances
d'épanouissement et de rayonnement d'un individu isolé, livré à ses seules
ressources, sont minces. Il faut donc pour vivre décemment vivre auprès d'un
bienfaiteur3. La sagesse et l'usage prescrivent avec instance la vertu du « šukr »
envers Dieu comme envers le prince ou le mécène4.
Les savants défendent un certain mode de vie propre à leurs affinités : l'adab offre
un terrain d'entente et de rencontre. De plus, au Xe siècle, le public attend des
spéculations des plus détachées du réel et une littérature correspondant aux mœurs
du temps, c'est-à-dire à celles du citadin cultivé. L’adab s'adresse, avant tout, à
l’homme du monde et se propose de clarifier toute chose, de fournir un code de
bienséance et d'exposer les questions d'actualité5. Ainsi, le philosophe utilise les
cadres et les procédés de l’adab pour intéresser un public plus large que celui des
initiés6.
Le mécénat pèse, toutefois, sur la production des œuvres écrites, leur contenu et
particulièrement leurs auteurs puisqu'il règne et contrôle, en despote, la majeure
partie de celle-ci. Ne s’est-elle pas mise au service de ceux qui ont les moyens7 de
se l’offrir ? De surcroît, le milieu social et politique détermine, ou modifie, la teneur et
la présentation des publications8 : le conteur devient esclave de son public. Le fait
que de grands penseurs soient obligés d'épouser la croyance, les opinions de la
Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 277.
5 « Kâtib. En Perse », E.I² (B. Fragner) ; Miskawayh, p 48 ; Cf. choix de Maqâmât, p. 3 à 20.
6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p 54 à 59 (coll. Que Sais Je ? n°915).
7 Cf. Introduction du Kitâb al-Imtâ‘ ; TawÎîdî, p. 78 ; Miskawayh, p. 123.
8 G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 399 ;
37
masse et que devant certains problèmes, ils hésitent, tournent et retournent leurs
termes sans oser exprimer leur doctrine originale est le signe d'un malaise profond.
Aussi ont-ils besoin de recourir fréquemment aux citations et aux paroles des
anciens1. Les protecteurs, finalement, n'agissent pas seulement en faveur du progrès
mais souvent dans leur propre intérêt.
Ces quelques exemples tirés de l’Imtâ‘2 nous donnerons une idée des mots et
expressions utilisés par TawÎîdî, le prosateur, s'adressant à Abû-l-Wafâ', le
protecteur : « al-šaykh », « obéir », « en serviteur », « šakkûr », « en ta
dépendance », « tu es le maître et moi l'esclave », « vise à te satisfaire »... La
relation entre ces deux hommes est claire et sans équivoque, le premier dépend du
second, lequel n’omet pas de le lui rappeler et de le lui faire comprendre. Cette
grande dépendance matérielle, morale et même physique n’est, somme toute,
qu'une conséquence malheureuse du mécénat. TawÎîdî n’est pas une exception,
bien au contraire, puisque plusieurs connaissent la même condition. Leurs relations
ont à subir les contrecoups de cette lutte incessante pour l'acquisition d'une place
dans un cercle. Malheur au faible car au milieu de rivaux âpres au gain, soucieux de
conserver une position sociale en vue et les honneurs qu'elle confère, un tel homme
devient une proie facile, un jouet entre des mains expertes... La plupart, ne voulant
pas perdre la face devant le mécène au cours d'une discussion, usent en effet de
toutes sortes de ruses déloyales. D'autres ont pris l'habitude de parer aux attaques,
aux dénigrements et aux calomnies. Or, vivre à la cour implique, pour ne pas être
surpris, une capacité à réagir aux médisances afin de ne pas se voir rejeter par son
protecteur3. Abû Sulaymân affirme ainsi : « (...) malgré tout ce qui vous rassemble,
vous lie à une organisation, vous rapproche, vous êtes séparés, au plus haut point,
par la jalousie implantée dans vos cœurs, par la rivalité, les intrigues qui vous
éloignent les uns des autres4 ».
Ces hommes vivent dans une sorte d'univers clos. Ils n'acceptent aucune
personne venant de l'extérieur et, encore moins, des autres villes de province,
surtout ceux qui ne connaissent pas les coutumes bagdadiennes5.
b. Úarf et frivolité
Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 64 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié
d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 33.
4 TawÎîdî, p. 333.
5 Al-Imtâ‘, p. 192 ; M. Arkoun, op. cit., p. 59 à 60.
38
tenue agréable, des manières raffinées, un sens élevé des rapports sociaux... Bref,
respecter une étiquette rigoureuse et être un élégant1.
39
Chapitre Deuxième
L'Ecole de Bagdad ou la génération
formée par Abû Bišr Mattâ b. Yûnus
D. L'Ecole de Bagdad
40
A. Les animateurs de la vie intellectuelle
bagdadienne
La génération de penseurs formée par Abû Bišr Mattâ anime, avec d'autres, la vie
intellectuelle grâce aux cercles qu'elle organise en dehors des cours et loin des
intrigues causées par l'appât du gain. Elle enseigne puis diffuse son savoir afin de
répondre aux aspirations d'un public curieux de même qu’aux déceptions d'une élite
en quête de repères. Quelle est réellement l'importance de cette Ecole
philosophique ?
1. La civilisation urbaine
Une vie urbaine très avancée caractérise la ville de Bagdad. De plus, pour
beaucoup, l'Iraq avec sa capitale est en quelque sorte le dépositaire d'un art de vivre
florissant et rayonnant. Comment se traduit concrètement cet art de vivre ?
De nombreux écrits profanes sur la cuisine, la chasse, les sports, les poisons, les
plantes voient le jour afin de répondre au goût d'une civilisation mondaine très
avancée1. Tandis que les déshérités supportent la détresse et la dureté de la vie par
la révolte ou l'évasion dans l'ascèse - certains lettrés finissent aussi par devenir soufi
à la suite d'échecs auprès des grands, les privilégiés se consacrent à la recherche
fébrile de la puissance, de la fortune et, avant tout, de la jouissance2. Les vizirs et les
riches dignitaires logent à l'extérieur de la ville où ils sont isolés des regards
indiscrets. Pour les hommes auxquels sont réservées de telles possibilités,
l'existence a une face diurne et une face nocturne. La nuit offre l'opportunité à ces
personnes de jouir des plaisirs terrestres : l'alcool, les femmes, les hommes, les jeux,
la musique, les mets gastronomiques... et, surtout, d'oublier la charge qui pèse sur
1 TawÎîdî, p. 131 ; M. F. Ghazi, « un groupe social : « les raffinés » (Ζurafâ' ) », in Studia Islamica, XI,
1963, p. 51 à 53 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème
siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 332, 351 et 352.
2 Miskawayh, p. 170 et 186.
41
eux tout au long de la journée1. Le relâchement de la vie morale et la débauche
suscitent l'intérêt de certains puisqu'ils prennent la peine d'écrire sur ce sujet, nous
permettant ainsi de connaître cet aspect de la société2. L'histoire d'Abû-l-Qasim, en
l'occurrence, nous dépeint avec beaucoup de précision l'une de ces soirées :
Nonobstant, ces réunions n’ont pas que pour principal objectif la recherche du
plaisir mais aussi, et peut-être le plus souvent, un désir de se retrouver par affinités
comme Abû Sulaymân et les Sijistanais ; cela les incite à former des groupes, des
salons et autres espaces de rencontre.
L'amitié est l'une des préoccupations de quelques milieux cultivés du IVe/Xe siècle
; ce sujet assez particulier attire l'attention non seulement d’Abû Sulaymân mais
encore de la plupart de ses contemporains en Iraq4. « La valeur suprême se trouve,
selon A. Cheikh Moussa, non dans l'individu mais dans la société comme un tout5 ».
Nous pouvons, ainsi, comprendre aisément que la Òadâqa joue un rôle et connaît un
succès chez certains auteurs et, en règle générale, chez les disciples de Mattâ b.
Yûnus.
42
En outre, les cénacles et cette vie communautaire favorisent cet état d'esprit1. Il
n’est nullement question à cette époque d'individualisme, bien au contraire, tous
désirent se retrouver ensemble même si certains facteurs de ralliement peuvent, en
apparence, paraître assez saugrenus2. On se réunit parfois par quartiers, rite, secte,
clientèle... L'individu, en définitive, peut au sein d'un groupe revendiquer une identité
non pas personnelle, mais collective en obtenant, le cas échéant, son appui : c’est le
cas des Îanbalites ou des ikhwân al-Òafâ'. La langue arabe et la science constituent
également un facteur d'unité entre ces hommes venus des quatre coins du monde
musulman.
3. Langage et science
a. La langue arabe
Travaillée, adaptée, approfondie par les traducteurs, elle porte en elle l'empreinte
de l'apport persan, grec ou syriaque. Grâce à elle des peuples différents peuvent
s'ouvrir les uns aux autres. Elle joue aussi le rôle de langage scientifique,
philosophique et même littéraire. La littérature persane est encore discrète. Toute
idée exprimée en arabe devient accessible à une multitude d'hommes, d'origines et
de traditions distinctes, de l’Andalousie à l'est du Khurâsân. Nous pouvons dire
qu'elle finit par être, pour toutes les raisons exogènes évoquées ci-dessus, une
1 Cf. La revue de presse d'A. Cheikh Moussa sur les deux livres de J. L. Kraemer, p. 174.
2 « ‘Ayyâr », E.I.² (F. Taeschner) ; « Kâtib. sous le Califat », E.I.² (R. Sellheim et D. Sourdel) ; A.
Miquel, L'Islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 155 ; C. Cahen, « Mouvements populaires et
autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du Moyen âge », in Arabica, VI, 1959, p. 27.
3 G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 398,
403 et 405.
4 Cf. Al-Imtâ‘.
5 Miskawayh, p. 68 ; TawÎîdî, p. 5.
43
langue universelle1. Tous les penseurs peuvent exprimer leurs envies ou leurs
concepts, en arabe, tant qu'ils s'adressent à l'ensemble de la cité comme un Tout,
mais à l'intérieur d'une mosquée, d'une église, d'une synagogue, la communication
s'effectue à l'aide de signes culturels spécifiques. On n'oublie pas son idiome
maternel. C'est pourquoi, le persan réaffirme progressivement sa puissante vitalité,
en particulier sous les Bûyides, dans le Fârs et en Azerbaïdjan2. A Bagdad, toutefois,
il ne joue qu'un rôle mineur et, uniquement, chez quelques savants et certains riches
mécènes3.
b. Classification du savoir
Le mécénat joue, certes, un rôle dans la naissance du cercle mais ce serait une
erreur que de penser que seuls les hommes de pouvoir sont en mesure de
provoquer ces réunions où des hommes de talents se défient, discutent... Tel savant
ou tel maître organise son propre cercle - et les exemples ne manquent pas6 :
• Un šâfi‘îte organisait un cercle chez lui [pas plus de précision sur l'identité du
personnage].
le philosophe Abû-l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381 H.) », in Arabica, XI, 1964, p. 258.
3 TawÎîdî, p. 6, 58 et 59.
4 « Falâsifa », E.I.² (R. Arnaldez).
5 « Falsafa », E.I.² (R. Arnaldez) ; Abû Sulaymân, p. 53 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la
40 ; M. Bergé, « Une profession de foi politico-religieuse sous les apparences d'une pièce d’archives :
la Riwâyat al-Saqîfa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in Annales Islamologiques du Caire, I.F.A.O, IX,
1970, p. 89.
44
• Un mystique faisait des sermons dans son cercle à la Mosquée ; il était
écouté [idem pour l'identité].
• ‘Îsâ b. ‘Alî en avait un auquel participait Ibn al-Nadîm et, peut-être même,
Tawhîdî.
• ‘Alî b. ‘Îsâ, excellent traducteur, avait aussi un cénacle.
• Le maître YaÎyâ b. ‘Adî avait un cercle très réputé où la plupart excellèrent
tant la compétition et le niveau y fut élevé.
• Al-Rummanî enseignait et lisait son ouvrage sur le Coran dans son cercle.
• Un cercle tenu par Ibn al-Barbarî réunissait les maîtres copistes et
calligraphes afin d'y discuter de leur art.
• Ibn al-Nadîm organisait, lui aussi, un cercle que TawÎîdî fréquentait.
• A Rayy, al-‘Âmirî, ami de TawÎîdî, proposait des réunions régulières aux
autres savants.
• La nuit le Qâdî Abû Íamid AÎmad Ibn Bišr al-Mawarrudi organisait des
discussions chez Ibn Íabašan...
Hommes politiques, juges, grammairiens, lexicologues, théologiens, philosophes ;
voilà un groupe, à partir de ces quelques exemples, suffisamment diversifié en
tendance, et même, en génération1. Ces membres actifs de la vie de l'esprit se
manifestent la plupart du temps, de façon vivante dans les cercles où l'on est présent
(ÎâÃir). Si ce n’est pas le cas, les fruits de la réunion sont récoltés de mémoire ou par
écrit par l'un des présents. C’est ainsi que le fameux débat entre Mattâ b. Yûnus et
Sîrâfî est rapporté aux oreilles de TawÎîdî puis à celles du Vizir al-‘ÂriÃ2.
Le mot « MaÊlis », cercle, est employé même lorsqu'il s'agit d'entretiens qui ne
laissent supposer aucun témoin. Mais, en règle générale, l’assistance est nombreuse
et l'ambiance n'en devient que plus animée et vivante, sans pour autant que l’on
oublie l'aspect sérieux de ces rencontres3. En effet, tous les participants ne sont pas
forcément des experts ; il se trouve parfois parmi eux des novices : « Un homme,
présent dans le cercle et connu pour sa sottise, posa une question4... ». Ces
personnes sans grandes connaissances sont prêtes à apprendre malgré le sarcasme
des initiés. Au total, nous pouvons dire que le critère de regroupement est en
corrélation avec l'organisateur du cercle et non avec les intervenants. Nous pouvons
également ajouter qu'aucune discrimination relative à l’ethnie, la religion, l’origine
sociale ou l’âge n'intervient dans la composition de ces cénacles. L'une des
conséquences de cette identité collective, de ces réunions nocturnes et diurnes entre
1 TawÎîdî, p. 64.
2 Miskawayh, p. 364 ; TawÎîdî, p. 53 ; Cf. VIIIe nuit de l'Imtâ‘.
3 M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O,
Damas, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 101 et 102 ; Al-Imtâ‘, XXXIXe nuit ; TawÎîdî, p. 65 ; Miskawayh, p. 63.
4 Al-Imtâ‘, p. 280.
45
savants, est que la place de la parole comme activité intellectuelle prend d’avantage
d'importance, tout comme la correspondance entre lettrés ou philosophes.
Les lieux de rencontre, l'enseignement ou la vie dans les cénacles suscitent chez
tous les hommes cultivés - phénomène identique dans les milieux populaires - une
bonne maîtrise de la langue et les obligent à prouver leur éloquence s'ils veulent
s'intégrer sans problème et être écoutés attentivement. Ils vivent dans une civilisation
de la parole.
1. La civilisation de la parole
a. Le témoignage
b. La culture orale
1 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI,
1958-60, p. 35.
2 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris,
46
• L'éloquence, combinaison de la spontanéité et de la réflexion, permet
d'obtenir, selon Abû Sulaymân, une émulation dans les réunions1.
• La mémoire, la réflexion et l'improvisation2.
• La controverse et la répartie qui réduisent au silence les adversaires3.
Cependant, l'abus de l'information orale incite des penseurs à émettre des
critiques et quelques réserves sur la méthode de diffusion des connaissances.
c. Ebauche de critique
On préfère le contact direct avec les acteurs de l'époque plutôt que les comptes-
rendus oraux ou retranscrits dans des Epîtres avec les listes « d'isnad »4. En effet,
on s'attache dans tous les domaines à trouver des illustrations actuelles et concrètes.
Enfin, cette façon d'opérer pour accumuler les enseignements et les découvertes
peut perdre, en cours de route, des éléments essentiels pour comprendre le ou les
résultats5. Ces lettrés parlent donc beaucoup dans des lieux spécifiques.
a. Les magasins
Bagdad, où des milliers de magasins abondent, offre à tous des endroits capables
d'accueillir des personnes voulant apprendre ou se mesurer dans des joutes
poétiques. La séance poétique ou les beaux esprits6 nous décrit une de ces réunions
se tenant dans un magasin. D'autres réunions s'improvisent dans ces échoppes7 au
bord du fleuve ou chez des marchands d’Extrême Orient ou d’Occident rapportant
des livres de leurs voyages.
Les lieux de culte et les écoles religieuses jouent un rôle majeur dans l'éducation
d'une partie de l'élite et de la masse en général. N'oublions pas que les califes
gardent toutes leurs prérogatives religieuses sous les Bûyides et peuvent ainsi
imprimer leur autorité, en tant que chefs spirituels de la communauté, dans les
1 Al-Imtâ‘, p. 300.
2 Miskawayh, p. 74.
3 TawÎîdî, p. 155 et 156.
4 Miskawayh, p. 187.
5 Al-Imtâ‘, p. 438.
6 Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), traduction R. Blachère et P. Masnou, Paris, Librairie C.
47
mosquées. Ils ont à leur charge la gestion, la nomination du personnel, la création de
centres d'enseignement et l'entretien des lieux de culte. Certaines mosquées
organisent des réunions mais, la plupart du temps, le vendredi est la journée où
chacun peut se voir et échanger son point de vue sur tel ou tel sujet, abordant même
la politique puisque les représentants du pouvoir sont là1. Certains mystiques, des
Îanbalites et des chiites créent des cercles dans les lieux où ils pratiquent et qui
finissent par se transformer en confréries.
3. L'enseignement
a. Quel est-il ?
Maisonneuve, 1981, p. 65 ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdad », in Arabica, IX, 1962, p. 377 à 388 ;
« Ibn Zur'a », E.I.² (R. Arnaldez) ; « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî).
4 M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdâd », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 138.
5 Miskawayh, p. 186 ; TawÎîdî, p. 71 ; Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques
en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967.
6 M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdâd », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 139 ; M.
48
existe avant la création des madrassas1. Les étudiants se réunissent autour d'un
maître qui se doit d'orienter leur curiosité intellectuelle. Il enseigne oralement et,
parfois, par écrit. Oralement, le jeune apprenti doit lire devant le maître s'il veut
apprendre puis attendre les remarques de ce dernier. Par ailleurs, les élèves peuvent
aller dans les librairies, et certaines bibliothèques, pour lire des livres2. Selon
Miskawayh, il faut entre dix et vingt ans pour s'initier à la sagesse3. Mais, en réalité,
nous ne pouvons pas préciser la durée nécessaire à l'enseignement de telle ou telle
discipline car seul le maître décide. Le pouvoir n'intervient pas dans l'enseignement
des sciences profanes. Les « ‘ulûm al-dunyâ », comme la médecine, doivent être
étudiés pour le bien de tous. La philosophie et la science ont tendance à emprunter
deux chemins différents puisque la seconde devient positive et utilise
l'expérimentation et le calcul pour obtenir des résultats4.
b. La relation maître/disciple
Au Xe siècle, l'enseignement est avant toute chose une relation entre deux
hommes, le maître et le disciple. La fidélité aux autorités consacrées est la condition
première pour accéder au savoir et à la vérité5. Car pour apprendre et bien sûr
comprendre, il faut recevoir l’enseignement de la bouche même du maître qui
accentue la phrase où il le faut6. Il est le détenteur du savoir et le seul à pouvoir le
transmettre sans omettre les points essentiels. Il sauvegarde, en quelque sorte, une
tradition7. Comme nous venons de le voir, l'autorité du professeur est fondée sur les
livres professés ; il délivre au disciple un diplôme, l'iºâza, à la suite d'une lecture, non
pas furtive et allusive, mais attentive et sérieuse d'un ouvrage8. Cette élite cherche
dans le savoir scientifique et philosophique une réponse aux aspirations et aux
déceptions que la religion ne suffit pas à combler.
siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XV, 1961, p. 71 et 72.
3 TawÎîdî, p. 34.
4 « Falâsifa », E.I.² (R. Arnaldez) ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de
81.
8 « Idjâza », E.I.² (G. Vajda) ; Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en
Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967, p. 159.
49
C. Aspirations et déceptions de l'élite
a. Un genre littéraire
Une anthologie est avant tout une œuvre d'adab comprenant des citations sur des
sujets variés, pouvant aller de l'histoire aux sentences morales, dont le but est
toujours d'instruire et d'édifier, les hommes peuvent tirer profit de tous ces
enseignements1. Par ailleurs, elle symbolise l'union entre les différentes
composantes de l'élite et affirme la solidité de leur conviction2. L'anthologue propose
une œuvre destinée à la culture d'un lettré ayant une connaissance des différentes
formes de savoir, même approximativement : son œuvre est universelle3. Voici
l'essentiel que doit connaître tout adîb voulant vivre dans les cours et les cercles4 :
• poésie de la ¹ahiliya
• propos du Prophète
• paroles des Califes
• littérature arabe
• sentences des philosophes grecs et de la Bible
• propos de ses contemporains et de son entourage
b. Quelques anthologues
Au IXe siècle, le grand maître Íunayn b. IsÎâq publie une anthologie, annonçant
ainsi le siècle à venir5. Miskawayh, TawÎîdî et Abû Sulaymân composent, eux aussi,
1 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI,
1958-60, p. 27 et 39.
2 Miskawayh, p. 193.
3 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,
p. 165.
4 M. Bergé, op. cit., p. 36 et les dernières nuits de l'Imtâ‘.
5 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaimân as-Sijistânî, The Hague, Mouton,
1979, p. XIV.
50
une anthologie. Celle de TawÎîdî regroupe des sentences sur l'amitié alors que celle
de son maître concerne la sagesse1.
c. Le public
Les masses populaires aux contacts des grands connaissent ces écrits et il arrive
parfois que des auteurs rendent leur travail accessible à un plus grand public,
comme c’est le cas pour le Ñiwân al-Íikma, dans la mesure où le lecteur a quelques
notions en philosophie. Le contenu est, somme toute, plus compréhensible à un non-
spécialiste que les ouvrages sur lesquels les étudiants travaillent avec leur
professeur2.
2. Aspirations...
a. L'homme parfait
Les objectifs ultimes du poète et du philosophe sont identiques chez tous ces
hommes : il faut travailler à l'avènement de l'homme parfait. Ainsi, TawÎîdî est
obsédé par cette image, comme en témoignage sa Risâlat al-Íayât. Celle-ci s'inscrit
bien dans le courant d'idées de ce siècle dominé par les préoccupations morales
ainsi que les enseignements de son maître. Abû Sulaymân maintient cette idée de
l'Insân al-Kâmil dans l'esprit de tous les lettrés et courtisans3. En effet, la religion et la
moralité sont étroitement liées ; le sens du divin hante le riche et le pauvre, l'esprit
cultivé et l'ignorant4... La vie du prophète sert de modèle à tous les musulmans, il
représente la perfection à suivre et, pour certains, une source d'inspiration pour la
quête de la sagesse5. L'Imâm ‘Alî sert aussi de paradigme de la perfection humaine
à tous les chiites ainsi qu'à certains philosophes. Ces derniers pensent qu'il est, avec
ses descendants, intellectuellement plus apte à recevoir la science prophétique.
1963-64, p. 180 ; Miskawayh, p. 366 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après
le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 83.
4 Miskawayh, p. 150 ; A. Abel, « Changements politiques et littérature eschatologique dans le monde
1984, p. 174 ; E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle,
Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 11.
51
Cette attitude permet, concrètement, d'associer le gendre du prophète à toutes leurs
spéculations1.
L'homme Parfait
b. Le Sage L'initié Le
L'ami, le L'Adîb Le raffiné
parvenu à gouverneur compagnon
l'union avec philosophe
Dieu ou idéal
l'Imâm
impeccable
Le passé sert de refuge à tous ces hommes fréquentant les cours, les
bibliothèques et les cénacles ; d'une part, pour se protéger contre l'injustice et la
cruauté de la société et, d'autre part, pour atténuer la valeur de ce présent qu'ils ne
portent pas dans leur estime. Ainsi, les exemples fournis par les anciens offrent
toujours une argumentation solide et le choix de tel ou tel exemple permet d'affirmer
des idées sans être impliqué personnellement : cela évite de s'exposer à une critique
ou à un refus catégorique du reste de la communauté3. L'intégration de l'héritage des
anciens aux confins de la civilisation musulmane est une manifestation du succès de
la diffusion - grâce à la Bayt al-Íikma et aux bibliothèques - de toutes ces traditions
anté-islamiques. Par ailleurs, l'assimilation est facilitée par la création de lexiques, de
1 Miskawayh, p. 98.
2 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p. 57 (coll. Que sais-je ? n°915).
3 Essayiste arabe, p. 75 ; Al-Imtâ‘, p. 352.
52
classifications et par l'adoption de l'arabe comme langue commune1. Le bédouin
revient souvent dans les discussions sur la langue arabe et la poésie, il est en
quelque sorte le dépositaire du sens premier donc seule source valable à citer2. Les
Grecs en général, Aristote et Alexandre en particulier, apparaissent d'une manière
sporadique dans les débats entre philosophes dans les cercles des souverains : l'un
était le premier Maître et l'autre le modèle du Roi-Philosophe. Nous trouvons, en
outre, beaucoup de mentions sur les sages, les anciens ou les savants, sans
précision aucune, dans les écrits de TawÎîdî, de Miskawayh, d'al-‘Âmirî3... Il convient
d'aborder les déceptions de cette élite afin de percevoir le climat intellectuel qui
règne alors dans les différents lieux de discussion et de controverse.
Le Coran ne dessine nullement les cadres et les rouages précis d'une cité
temporelle. Dès lors, et essentiellement depuis Fârâbî, la cité musulmane type
devient un projet pour plusieurs penseurs puisque des philosophes comme Abû
Sulaymân traitent de la politique à mener pour le bien de la communauté4. Les
spéculations quotidiennes sur la cité idéale cristallisent d'autant mieux les
mécontentements qu'elles sont scandaleusement trahies par certains dirigeants et
autres personnes influentes dans la société. D'aucuns demandent des conseils aux
falâsifa sur la politique et l’éthique car ils désirent être mis au courant des dernières
pensées de ces spécialistes. C'est pourquoi l'exemple d'Alexandre le Grand et
d'Aristote ne cesse de travailler l’esprit de ces hommes et inspire souvent les œuvres
traitant de la cité vertueuse5. Cette quête correspond-elle à une remise en question
de la polis musulmane ?
p. 149 et 176 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p.
184 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-
Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 82 ; M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in
Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 14 et 30 ; M. Bergé, « Une
anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 31.
5 Miskawayh, p. 175 ; al-Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, Beyrouth, Edité par la
53
b. La société est-elle malade ?
c. Echec de l'Umma
D. L'Ecole de Bagdad
a. Carrefour intellectuel
La ville ronde connaît son apogée au Xe siècle et, en particulier, après que ‘AÃud
al-Dawla dépense de grosses sommes pour reconstruire les parties détruites et
1 Miskawayh, p. 170, 175 et 193 ; M. Canard, « Bagdâd au IVème de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p.
287 ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers
Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 364.
2 Al-Imtâ‘, p. 16, 17 et 295 ; TawÎîdî, p. 127 ; Miskawayh, p. 47 et 48 ; M. Bergé, « Une anthologie sur
l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 30.
3 Miskawayh, p. 149, 161 et 193 ; M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la
54
endommagées. En outre, le nombre d’habitants est encore très élevé puisqu'on
estime qu'il y a à peu près un million et demi d'âmes1. L'importance de celle-ci, les
divers flux migratoires qui ne cessent de la traverser, font d'elle un carrefour dans le
monde musulman où les idées, les produits et les hommes nouveaux se confrontent
quotidiennement sur le marché pour les étrangers à Bâb al-Šam2. Ajoutons à cela, la
présence de nombreuses écoles, cénacles, librairies et lieux de discussions facilitant
les contacts avec l'extérieur3. La partie orientale est la plus florissante et les
dignitaires y résident généralement alors que la partie occidentale, que l'on nomme
al-Karkh qui est une municipalité à part entière, se trouve être populaire et
marchande4. N'oublions pas de mentionner que ce quartier est composé en majorité
par des chiites, le quartier sunnite se trouve à Bâb al-BaÒra. Les marchés deviennent
un trait essentiel de la vie de ce quartier, comme celui de RuÒafâ, et notamment le
fameux secteur des libraires5. Un monastère y dispense des cours de médecine et
de philosophie en plus des disciplines sacrées. Il y a également plusieurs églises et
la présence d'une communauté chrétienne aux alentours de ces lieux de culte6.
b. Les librairies
Localisation.
A Bagdad, les bouquinistes ont un quartier spécifique, tout comme les autres
artisans. Et d'ailleurs, les lettrés ainsi que les savants font toujours allusions à cet
endroit quand ils parlent entre eux pour rapporter telle ou telle discussion7. Τâq al-
Íarrânî, al-Karkh, Bâb al-Τâq, le pont et les quais près du quartier de Šarqiyya et du
canal, correspondent à la zone des librairies8.
1962, p. 279 et 280 ; C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie
musulmane au Moyen âge », in Arabica, VI, 1959, p. 38, Miskawayh, p. 176 ; « al-Karkh », E.I² (M.
Streck [J. Lassner]).
5 « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî)
6 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples
musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 201 ; M. Allard,
« Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 379 à 381.
7 Al-Imtâ‘, p. 205 ; Tawhîdî, p. 190 et 191.
8 « Al-Karkh », E.I.² (M. Streck [J. Lassner]) ; Abû Sulaymân, p. 48 et 49.
55
ambiance est propice à une abondante correspondance entre savants et donne lieu
à de nombreuses publications1.
Le travail de copiste.
Cette profession est l'apanage d'une élite, non de la fortune, mais du savoir,
autrement dit, de ceux qui, profondément cultivés et instruits, mais sans
indépendance matérielle, sont capables de comprendre les textes et donc d'en faire,
moyennant un salaire, une copie authentique. Par ailleurs, le copiste a accès à ces
bibliothèques, ce qui lui donne l'occasion de pouvoir étudier des manuscrits rares ou
hors de portée pour les gens d'humble condition4. Sîrâfî, TawÎîdî, YaÎyâ b. ‘Adî et, à
l'occasion, Ibn al-Nadîm gagnent de l'argent en recopiant des livres5. Par exemple, le
travail consciencieux de copiste calligraphe de TawÎîdî lui apporte un certain bien
être6 et une reconnaissance parmi les autres hommes cultivés puisque le Vizir lui
demande de faire une copie d'un livre lors d'une nuit de l'Imtâ‘. Si l'on en croit les
dires de Sîrâfî, un feuillet est rémunéré un dirham. Ces hommes, en dehors de ce
métier, ont des relations toutes autres puisque Ibn al-Nadîm, l'employeur, devient un
disciple attentif auprès de l'éminent maître, YaÎyâ b. ‘Adî.
2. L'Ecole de Bagdad
56
et deux moines jacobites. Ensuite, il devient un commentateur et un traducteur
d’œuvres écrites en Syriaque1. Ce célèbre logicien a un grand succès dans la
capitale puisqu'il y dirige chaque jour auprès de centaines d'étudiants une lecture
commentée de l'Organon d'Aristote et chaque réunion se termine par la dictée, dans
un style clair, de son point de vue2 : c'est ainsi que Fârâbî arrivant à Bagdad peut
suivre l'enseignement de ce maître, tout comme le jacobite YaÎyâ b. ‘Adî3.
Fârâbî connaît très jeune la ville ronde ; il a pour professeur YûÎannâ b. Íaylân,
un chrétien nestorien membre de l'école philosophique d'Alexandrie, puis il entre en
rapport avec Abû Bišr Mattâ4. En effet, il participe assez fréquemment aux
conversations se tenant chez Abû Bišr Mattâ afin d'y apprendre les commentaires de
l'Organon5. Le début du Xe siècle voit de façon évidente se structurer la philosophie
arabe d'inspiration hellénistique. Fârâbî par sa studieuse et longue retraite en dehors
de la vie officielle élabore une doctrine qui tend à concilier la loi islamique et la
falsafa. Cette dernière demeure présente dans les esprits et gagne des adeptes
dans de nombreux milieux6. Plusieurs ouvrages sont consacrés à la philosophie
politique car ce dernier considère que la cité doit être gouvernée en fonction d'un
savoir universel systématique et non empirique par un chef, qui reçoit une inspiration
venue d'en haut. Sa pensée s'inscrit dans son temps puisque sa théorie du déclin ou
de la cité idéale correspond aux interrogations de ses contemporains. Enfin, dans
son livre des lettres il établit une distinction entre l'élite et le peuple et fait une critique
sociale de la catégorie des mutakkalimûn7. Il a pour disciple, l'un des étudiants d’Abû
Bišr Mattâ, YaÎyâ b. ‘Adî qui est plus jeune que lui8.
Avec la mort de Mattâ b. Yûnus en 940 et le départ de Fârâbî en 942, à Alep chez
Sayf al-Dawla, YaÎyâ b. ‘Adî devient le maître de cette Ecole regroupant plusieurs
disciples, chrétiens et musulmans9. Ce jacobite traduit des œuvres d'Aristote,
résume et commente la philosophie de Fârâbî dans une langue remarquable, celle
de la pureté et de la clarté, courante durant la période abbasside10. Par ailleurs, il
1 « Mattâ b. Yûnus », E.I.² (G. Endress) ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962,
p. 384.
2 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers
Learning and Science in the Abbasid Period, T. 1, Cambridge University Press, 1990, p. 379.
6 TawÎîdî, p. 42 ; M. J. L. Young, J. D. Latham, R. B. Serjeant, op. cit., p. 379.
7 Réflexions émises lors d'un séminaire dirigé par J. Jolivet à l'E.P.H.E. le 26.01.93 et le 06.04.93.
8 Tawhîdî, p. 42, 43 et 59 ; Miskawayh, p. 79.
9 Abû Sulaymân, p. 24 et 25.
10 Essayiste Arabe, p. 22 et 23 ; Al-Imtâ‘, p. 38 ; TawÎîdî, p. 43 ; M. Bergé, « Une anthologie sur
l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 45.
57
forme toute la génération dont l'activité commence avec la seconde moitié du Xe
siècle et, domine aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans, toute la vie
de l'esprit jusqu'à sa mort en 974. Il est inhumé dans une église jacobite de Bagdad,
Mâr Tûmâ1.
b. Quelques disciples
Quand Abû Sulaymân arrive à Bagdad, Fârâbî et Abû Bišr Mattâ dominent la vie
intellectuelle et sont les deux grandes références en philosophie. Il étudie sous la
direction de Mattâ Ibn Yûnus, selon Ibn Qiftî, puis devient le disciple de YaÎyâ b.
‘Adî6.
TawÎîdî est également un disciple du philosophe jacobite, même s'il est plus jeune
qu’Abû Sulaymân de quinze ans, et à travers les Muqâbasât, nous ressentons
l'influence qu'il exerce sur lui7. Au cours d'une nuit de l'Imtâ‘, le vizir précise la nature
des relations entre Abû Sulaymân et YaÎyâ b. ‘Adî8 : « Lui qui faisait partie des
disciples du chrétien YaÎyâ b. ‘Adî et qui lisait excellemment sous sa surveillance les
ouvrages grecs et le commentaire des questions subtiles qui y figurent... ». C'est
durant une longue période qu'il y a cette relation de savoir entre ces deux hommes.
TawÎîdî rejoint ce groupe bien plus tard. Abû Sulaymân n'hésite pas à citer son
maître quand il tient son propre cercle9.
1 Miskawayh, p. 79 ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 379 et 385.
2 TawÎîdî, p. 192.
3 Abû Sulaymân, p. 54 et 55.
4 Abû Sulaymân, p. 55.
5 M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 385.
6 Abû Sulaymân, p. 24 et 25 ; Essayiste arabe, p. 23.
7 TawÎîdî, p. 46, 47, 95 et 240 ; Abû Sulaymân, p. XI.
8 TawÎîdî, p. 45 et 46.
9 TawÎîdî, p. 94 et 95 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p.
80.
58
d. Le cas d'Abû-l-Íasan al-‘Âmirî
— As-tu vu maître, ce qu'a fait cet homme pour qui nous avons respect et
considération ?.
— Il avait été ulcéré du fait des mœurs des Iraqiens car ils l'ont écorché vif et
réduit en nullité, tournant le dos à l'équité et plus encore à la bienveillance...
— Comment as-tu trouvé les gens de Bagdad, lui demanda-t-on, lorsqu'il fut de
retour ?
— J'ai noté chez eux, répondit-il, un raffinement (Úarf) frappant, une mise
agréable, une allure attachante ; mais derrière cela j'ai découvert une sottise
dominante (...) un mépris pour les gens du Khurâsân et de tous les pays. Ce qui
1 Miskawayh, p. 44.
2 J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381
H.) », in Arabica, XI, 1964, p. 260.
3 TawÎîdî, p. 139 ; M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia
p. 60 et 61.
5 Al-Imtâ‘, p. 262 et 263.
59
peut arriver de mieux à l'homme, c'est d'avoir une nature orientale et un extérieur
iraqien. En effet, il unira ainsi la fermeté du Khurâsân et le raffinement d'Iraq, se
débarrassant de la rudesse du premier et de la mollesse du second1.
Il n’est pas le seul à critiquer l'attitude de ces personnes puisqu'un soir le vizir al-
‘Ârià parle du « maniérisme des Bagdadiens2 ».
Sîrâfî est l'un des maîtres de TawÎîdî. Il enseigne pendant cinquante ans la
jurisprudence à la mosquée d'al-RuÒafâ attirant de nombreux dignitaires qui viennent
le consulter. Il est pieux, honnête, chaste et d'une rare bonté. Ce mu‘tazilite
influence, par ses idées, l’œuvre de TawÎîdî pour qui « c'était un dévot, qui priait et
lisait le Coran le jour, récitait des litanies mystiques la nuit avec la plus grande
soumission et humilité ; il jeûna pendant quarante ans ». Et de rajouter : « lorsqu'il
entendait parler du jugement dernier, Abû Sa‘îd pleurait à chaudes larmes et toute sa
journée était troublée3 ».
1 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965,
p. 62 et 63.
2 Al-Imtâ‘, p. 21.
3 Essayiste arabe, p. 19 et 20.
4 TawÎîdî, p. 92 et 94.
5 TawÎîdî, p. 40.
6 Al-Imtâ‘, p. 461 ; TawÎîdî, p. 41 ; M. Bergé, « Les Ecrits d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Problèmes de
chronologie », in B.E.O., Damas, I.F.E.A., XXIX, 1977, p. 60 et « Justification d'un autodafé de livres.
Lettre d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au Qâdî Abû Sahl ‘Alî Ibn MuÎammad », in Annales Islamologiques du
Caire, I.F.A.O, IX, 1970, p. 74.
7 Essayiste arabe, p. 21.
60
3. Le cercle d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî
MuÎammad Tâhir b. Bahrâm al-Siºistânî Abû Sulaymân al-ManÔiqî est issu d'une
famille perse1. Il est né vers 912 dans le Sijistan. La datation de sa mort n'est pas
encore fixée par la communauté scientifique :
• 375/985 selon M. Bergé2.
• 985 selon S. M. Stern3.
• M. Dunlop pense qu'il mourut en 372/982-983 et peut être même bien plus
tard4.
• L. Kraemer propose 985 comme date de décès mais dans une note il précise
qu'il aurait pu vivre jusqu'en 990 au grand maximum car TawÎîdî fait une allusion à
un rêve de son maître dans les Muqâbasât achevés en 9915.
• « Il est mort vers 1000 » selon M. Arkoun6.
• Jadaane propose la date de 391/1000 approximativement et critique la
proposition de 380/989 de I. Keilani7.
Abû Sulaymân, ainsi que son fils, sont atteints de la lèpre - transmise par leur
aïlleul selon Badîhî. En outre, il est borgne, presque aveugle, et ne sort guère à
cause de ses handicaps. Badîhî dit qu'à la vue d'Abû Sulaymân il tire de mauvais
présages car il est laid. Sa condition d'homme est particulièrement difficile. Sa
maladie l'empêche de fréquenter les cercles de Bagdad, des princes et vizirs. Pour
al-‘ÂriÃ, c’est par dignité qu'il s'interdit d'y aller car conscient de la gêne8 que sa
présence9 peut causer à ces hauts personnages. On le trouve cependant chez le
vizir lors des nuits de l'Imtâ‘ et ce, plus d'une fois10. Un autre handicap est pour Abû
Sulaymân l'usage de la langue arabe. Le persan, en effet, est sa langue d'origine et il
1 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton,
1979, p. X ; C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », traduit et commenté, in
B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 16.
2 TawÎîdî, p. 36 et 205 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des Nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-
mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, XIX, 1972, p. 174.
3 « Abû Sulaymân », E.I.² (S. M. Stern).
4 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton,
1979, p. XIII.
5 Abû Sulaymân, p. 2.
6 M. Arkoun, la pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p. 75.
7 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 73.
8 Al-Imtâ‘, p. 33 ; Essayiste arabe, p. 23 ; TawÎîdî, p. 410 ; F. Jadaane, op. cit., p. 68 ; M. Arkoun,
61
utilise l'arabe pour être compris par tous à Bagdad. Il a ainsi, selon S. M. Stern, un
« style obscur1 ».
Abû Sulaymân, homme réputé pour sa haute science, son humilité, son
dénuement et son goût de l'ascèse, a consacré le vendredi, jour de distraction et de
joie. En compagnie de ses disciples, il se promène dans les jardins de Bagdad ou
bien assiste à des réunions dans les lieux de distractions et de plaisirs2. Avec
TawÎîdî, il rencontre ses compatriotes venus du Sijistan tous les vendredis, ces
derniers lui réservent un accueil particulièrement chaleureux. Ensemble ils écoutent
une chanteuse et admirent des danseurs et, même, Abû Sulaymân se met à chanter
avec eux. TawÎîdî fait de son maître l'exemple de la jouissance artistique incarnée :
sa vie n’est ni triste ni retirée3. A ses temps perdus il est poète...
Abû Sulaymân ne cherche guère à faire fortune et il le précise dans l'un de ses
poèmes : « Les riches qui après avoir obtenu les biens recherchés finissent par être
dévorés par le Néant comme s'ils n'avaient jamais existé ; rien dans notre vie
terrestre ne vaut la peine qu'on s'en inquiète et s'en attriste ; rien n'est plus juste que
la mort : elle rend le calife et le pauvre absolument égaux4 ».
— Ton corps est matériel, néglige-le, ton âme est intellectuelle, occupe-toi bien
d'elle6.
Par ailleurs, Abû Sulaymân n'exerce pas le métier de professeur afin d'avoir un
revenu et est, par conséquent, dépendant des largesses de ses mécènes. Il a tout de
même comme bailleur le grand émir ‘Aduà al-Dawla, jusqu'à sa disparition en 983 -
celle-ci l'affecte énormément7. Il connaît une période sombre où la souffrance et la
solitude sont devenues « ses compagnes » : l'image de son bienfaiteur le hante bien
62
après sa mort1. Le vizir de ÑamÒam al-Dawla est ravit de lui fournir une aide
pécuniaire qu'il apprécie2.
TawÎîdî est l'ami, le disciple et surtout, le voisin d’Abû Sulaymân à al-Karkh6. Or,
nous savons que TawÎîdî loge dans un quartier chiite que l'on nommait Bayn al-
Sûrayn : il y a un Dâr al-‘Ilm, celui du vizir de Bahâ’ al-Dawla, mais c’est aussi
l'endroit le plus beau et le plus fréquenté de cette partie de la ville, car il est situé
entre deux anciennes tours7. Il est simple locataire8, intégré dans la vie locale de son
quartier. D’ailleurs, outre TawÎîdî, Wahb Ibn Ya‘îš al-Raqîy9 membre du cercle du
vizir al-‘ÂriÃ, habite dans sa rue. C’est le lieu de rencontre de tous ses disciples
puisqu'il y tient son cercle10.
Il reçoit souvent chez lui bon nombre de personnes, dont les habitués de son
cercle. Sans aucun doute sa maison devient à l'époque le foyer de tous ceux qui
s'occupent des sciences des anciens11. Cette association est volontaire. Elle reflète
bien ce désir de se regrouper entre personnes partageant les mêmes
préoccupations. La plupart d'entre eux sont des sommités dans leurs domaines
respectifs, le niveau de la discussion en est encore plus intéressant et enrichissant :
Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967, p. 102.
8 Al-Imtâ‘, p. 33.
9 C'est un philosophe juif qui a écrit sur la politique. Cf. TawÎîdî, p. 195.
10 Al-Imtâ‘, p. 333 ; TawÎîdî, p. 195 et Abû Sulaymân, p. 48.
11 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 69.
63
ce cénacle ne correspond guère à un rendez-vous d'apprentis mais plutôt à une
réunion de grands érudits1. En effet, les personnages qui apparaissent dans son
entourage ressemblent plus à des collègues que des disciples2.
Ces quelques moments de la vie de l'esprit sont retranscrits dans les pages des
Muqâbasât12, soit cent six « entretiens », nous permettant d'avoir un aperçu de la
teneur des discussions. S'identifiant au maître, les habitués du cercle poursuivent
ensemble un même but, celui de la perfection, et attachent une grande importance à
l'adab philosophique13.
A chaque séance, l'un de ses disciples l'interroge sur une question touchant aux
diverses connaissances de l'époque :
Abû Sulaymân, p. 50 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O,
Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 44.
4 Il discute souvent de l'âme avec Abû Sulaymân et, cela à maintes occasions, durant les cénacles.
Nous avons peu de détails sur sa vie si ce n'est qu'il vient d'une ville nommée Saymara. Cf. Abû
Sulaymân, p. 45 et 46.
5 C’est un ami d’Abû Sulaymân, ami qui est parti d'al-Andalus à la quête de la sagesse. A Bagdad il
devient un disciple de Sîrâfî puis d'al-Farîsî, le grammairien. Cf. Abû Sulaymân, p. 57 ; C. Audebert,
« La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 166.
6 Il est originaire de la région d'Ispahân. Il est un des proches de YaÎyâ b. ‘Adî et a un haut niveau
dans le domaine de la philosophie. Il est l'un des secrétaires de NaÒr al-Dawla. Al-Qûmîsî collecte
beaucoup de livres rares qu'il corrige et étudie. Cf. Abû Sulaymân, p. 59 et 61.
7 Le disciple d'Abû Sulaymân apparaît occasionnellement dans son cercle, toutefois, il est dépendant
d'Abû Sulaymân ainsi que membre du cercle de Îsâ b. ‘Alî. Il connaît YaÎyâ b. ‘Adî. Cf. « Ibn al-
Nadîm », E.I² (J. W. Fück) ; TawÎîdî, p. 46 et 70 ; Abû Sulaymân, p. XII et 1 ; M. Bergé, « Une
anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 25.
10 TawÎîdî, p. 200.
11 Abû Sulaymân, p. X.
12 Essayiste arabe, p 56 et 36 ; Abû Sulaymân, p. 30 et 31.
13 Miskawayh, p. 234 ; Abû Sulaymân, p. XI et 30.
64
• l'action divine • l'astrologie
• l'âme • la politique
• De Anima d'Aristote • le sage
• l'amitié
65
Chapitre Troisième
Le cercle de l'Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa : Abû
Sulaymân al-ManÔiqî, un grand
représentant de l'Ecole philosophique
de Mattâ b. Yûnus (983-985)
66
Le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa, compte-rendu des séances nocturnes passées
auprès du vizir al-‘AriÃ, constitue une source essentielle relatant les dernières années
de la vie d'Abû Sulaymân en tant que dernière grande figure héritière des
enseignements de Mattâ b. Yûnus et de YaÎyâ b. ‘Âdi. Son ami et disciple TawÎîdî,
maître dans l'art du portrait, nous laisse un témoignage très vivant de son siècle.
1 TawÎîdî, p. 174 ; M. Bergé, « Une Anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O,
Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 25.
2 M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O,
Damas, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 101.
3 Essayiste arabe, p. 98.
67
b. Pourquoi l'avoir écrit ?
TawÎîdî a vécu dans une grande misère. Il a fait le copiste, à l'occasion, pour
gagner un petit pécule mais il a aussi travaillé à l'hôpital de Bagdad1- métier peu
enrichissant pour cet homme épris de savoir ! D'ailleurs, le vizir lui fait la remarque
dès la première nuit2 : « J'ai interrogé maintes fois notre Saykh Abû l-Wafâ' à ton
sujet et il m'a indiqué que grâce à lui tu t'occupes de l'hôpital ». Sa condition précaire
et les liens qu'il noue avec Abû l-Wafâ' l'obligent à se rapprocher d'un mécène
généreux, qui plus est, intéressant. Ce nouveau protecteur le respecte et l'admire3 et
lui promet de l'aide et un sort meilleur4. Pour ce faire, il réussit à l'introduire chez al-
‘ÂriÃ5, son ami, ministre de ÑamÒam al-Dawla, afin de lui procurer du « plaisir
personnel6 ».
Pourquoi avoir donc rédigé ce livre ? Après son intégration parmi les proches du
vizir, TawÎîdî délaisse pour un temps ses relations avec son ancien bienfaiteur7 -
chose qui apparemment ne plaît guère à ce dernier8. Cette nouvelle intimité, établie à
son insu, le rend, nous semble-t-il, jaloux et très curieux9. Abû l-Wafâ', sentant son
protégé s'éloigner de lui, lui rappelle sans hésiter la nature des relations qui les liait10
: « Ce qui m'étonne, c'est que tu puisses penser que j'ignore ce qui se passe et que
tu n'as plus besoin de moi. Tu oublies que celui qui a pu t'introduire auprès du vizir
est également en mesure de t'en éloigner ». Or, Abû l-Wafâ' ne professe pas ces
menaces sans conviction aucune : il veut obtenir une contrepartie capable
« d'étancher sa soif11 ». Et cette contrepartie consiste en la rédaction d'un compte-
rendu personnel sur le déroulement, les discussions et les débats se tenant la nuit
chez al-‘ÂriÃ12 : « J'essayerai de me consoler, à moins que tu ne consentes à me
rapporter, tout au long, tes entretiens avec le vizir (...) comme si j'en avais été
témoin ».
Ainsi, l'un propose avec véhémence, et l'autre dispose par peur des représailles.
En quoi ce témoignage est-il essentiel aux yeux d'Abû l-Wafâ' car, en tant qu'intime
du vizir, il aurait pu assister aux cénacles que celui-ci avait l’habitude d’organiser ? Il
1 Al-Imtâ‘, p. 21
2 Idem
3 Al-Imtâ‘, p. 5.
4 Idem
5 Idem
6 Al-Imtâ‘, p. 8 et 9.
7 Al-Imtâ‘, p. 6.
8 Idem
9 Idem
10 Al-Imtâ‘, p. 6 et 7.
11 Al-Imtâ‘, p. 10.
12 Al-Imtâ‘, p. 15.
68
l’a peut-être exclu (gentiment ?) de certaines discussions nocturnes ? Abû Sulaymân
et le vizir sont-ils au courant de cette entreprise ?
c. Le vizir al-‘ÂriÃ
Ibn Sa‘dân al-‘Ârià a été le ministre du prince ÑamÒam al-Dawla1 de 982 à 985.
TawÎîdî dit de « l'Ustâû qu'il a été un grand vizir2 et insiste sur sa piété et l’amitié
récente3 qui le lie à lui. Il considère en effet qu'il est rare de rencontrer, en ces temps
troubles, un souverain sensible à la religion et s'occupant des intérêts de la
communauté, selon les préceptes de l'ascétisme et de la crainte de Dieu4.
a. La personnalité de TawÎîdî
Lors de la rédaction du Kitâb al-Imtâ‘, TawÎîdî est un homme ayant déjà atteint
une maturité littéraire et intellectuelle5 ; n'oublions pas qu'il a plus de soixante ans. Il
ne cesse de rappeler à ses contemporains cette exigence de pureté et de retour à la
véritable vie en communauté. Aussi se sent-il investit d’un rôle « d'avertisseur »
lorsque « des maux rendent la société malade » et quand le chef s'écarte du chemin
de la Foi6. Pieux, TawÎîdî l'est sans aucun doute. Et d'ailleurs, c'est bien lui qui
avoue fréquenter régulièrement la mosquée pour y prier et se recueillir7. Sa prière,
dès les premières pages de son anthologie, est celle d'un musulman pénétré des
mots et des expressions du Coran mais aussi celle d'un soufi8. Il a des idées et des
prises de position anti-chiites : il s'est même permis d'aller au-delà des simples
positions sunnites pour forger de nouveaux arguments contre la personne de ‘Alî
dans sa Riwâyat al-Saqîfa9. Les déceptions et les échecs successifs qu'il a connus
confèrent une certaine constante à sa vie. Certains traits de son caractère ont durci,
1 M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-Tawhîdî », Damas,
in B.E.O, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 98.
2 Al-Imtâ‘, p. 5.
3 TawÎîdî, p. 179 ; Al-Imtâ‘, p. 256.
4 Al-Imtâ‘, p. 256 ; TawÎîdî, p. 127.
5 M. Bergé, « Espoirs et rancœurs d'un homme de lettres », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXII, 1969, p.
127.
6 TawÎîdî, p. 128.
7 TawÎîdî, p. 9.
8 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI,
1958-60, p. 31.
9 Al-Imtâ‘, p. 192 ; Essayiste arabe, p. 27 ; M. Bergé, « Une profession de foi politico-religieuse sous
les apparences d'une pièce d’archives : la Riwâyat al-Saqîfa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in Annales
Islamologiques du Caire, I.F.A.O., IX, 1970, p. 89.
69
le transformant en homme révolté, intransigeant, critique et attendant le jour de sa
revanche sur les autres1. C'est, au-delà de la révolte, un esprit engagé et courageux
n’hésitant pas à critiquer quand cela s’avère nécessaire : ne se sent-il pas exilé2 à
l'intérieur de sa propre société ?
TawÎîdî est une sorte d'intermédiaire, qui nous a légué les pensées en cours dans
son milieu : c’est une chose aisée, du fait de sa grande curiosité et de sa vaste
culture6. Les différents cercles de lettrés et de dirigeants que TawÎîdî nous a
dépeint7 représentent un modèle précis et représentatif de la culture philosophique
du Xe siècle dans l'Orient musulman :
— Ce que j'ai entendu de mieux exposé8...
— Abû Íayyân relata à Abû Sulaymân un jour, durant une après midi, une
discussion qui se tint chez al-Farisî 9.
— Aujourd'hui, dit TawÎîdî, j'ai entendu des propos10... (cela se passe chez al-
‘Ârià un soir)
TawÎîdî assiste à une discussion d'al-Andalusî avec ‘Îsâ b. ‘Alî dans le cénacle de
ce dernier11.
— J'ai écrit sous la dictée de1... (c’est de cette manière qu'il a pu connaître
parfaitement les détails du duel entre Mattâ b. Yûnus et Sîrâfî)
70
En conclusion de la deuxième nuit, il cite quatre vers entendu dans un cénacle le
vendredi précédent2. TawÎîdî est au courant d'une discussion entre Ibn Ya‘îš et al-
Yahûdî3 : cet exemple montre qu'il est au courant des discussions de ses
contemporains, quelle que soit leur confession.
c. L'art du portrait
DjâÎiz crée une forme d'adab personnelle qui débouche sur la peinture des
caractères et de la société. TawÎîdî ne cache jamais son admiration et sa filiation
littéraire avec cet éminent maître. Nombreux sont les ouvrages de TawÎîdî où l'on
trouve des critiques et des satires rendant compte des mœurs de la société
bagdadienne, avec cette touche si caractéristique de sa personne4. Il a tendance à
dresser des portraits très noirs de ses contemporains, notamment ceux qui sont ses
ennemis, comme le vizir Ibn ‘Abbad, et ceux qui réussissent mieux dans cette jungle
(ce fut le cas de Miskawayh), en n'hésitant guère à accentuer les contrastes et les
contradictions de leur conduite. Il reproduit avec talent des conversations
philosophiques et brosse des portraits spirituels5 dès qu'il en sent la nécessité.
Keilani nous explique l'art du portrait tel qu'il était mis en œuvre au Xe siècle6 : « l'art
du portrait consiste à transformer discrètement les qualités en défauts ; c'est une
sorte de raffinement qui ne manque pas de cruauté et qui fait sentir l'épine au milieu
des fleurs ». Mais, TawÎîdî est aussi très habile à déceler les secrets et très capable
de juger les comportements d’hommes issus de milieux variés. Souvent, durant les
nuits de l'Imtâ‘, le vizir a demandé qu'il lui dresse des portraits7.
d. Ton de l'Imtâ‘
71
M. Bergé est plutôt prudent quant à la sincérité de l'Imtâ‘ : d'une part, il pense que
l'influence du vizir et de son entourage pèse de tout son poids sur la teneur des
discussions et des différentes interventions1 ; d'autre part, il le considère comme un
compte rendu de chaque séance fait à son bienfaiteur Abû l-Wafâ', en lui
recommandant de ne pas en divulguer le contenu. Il s'y exprime en effet en toute
liberté, n'hésitant pas à critiquer ses contemporains ou à exprimer des idées hardies
pour l'époque2.
J. L. Kraemer estime que TawÎîdî, en tant que prosateur, aurait pu inventer des
situations ou des dialogues et il ajoute, par ailleurs, que « nous ne découvrons le
cercle qu'à travers son regard » ; regard qui s'est naturellement posé là où il y a un
intérêt quelconque4.
Il me semble que TawÎîdî est sincère dès lors qu'il décrit, rapporte un propos ou
évoque une pensée de son vénérable maître. Abû Sulaymân, jusqu'à la fin de sa vie,
demeure en la compagnie de son ami et disciple, dans ses moments intimes
(promenades, discussion avec les Sijistanais) et dans les cercles, chez lui ou chez le
vizir. Ce dernier est trop proche et le considère tant qu'il n’a guère pu modifier
délibérément des détails le concernant. Peut-être a-t-il idéalisé, ici ou là, son mentor
afin de séduire Abû l-Wafâ', qui reste indifférent au prestige qui entoure ce
philosophe ? Peut-être a-t-il cité Abû Sulaymân lorsqu’il développe l'une de ses idées
1 TawÎîdî, p. 297.
2 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI,
1958-60, p. 26.
3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 71.
4 Abû Sulaymân, p. 31, 44 et 45.
5 Essayiste arabe, p. 49.
6 Essayiste arabe, p. 49 et 59.
72
originales, afin de ne pas trop s'exposer et d'obtenir l'approbation de tous ? N'est-ce
pas là une chose courante ?
TawÎîdî dit avoir « soumis son texte à une révision sévère où ni la perfection et
l'élégance du style, ni la clarté et le choix des expressions n'étaient négligés1 », car
le commanditaire, al-Muhandis, est strict à ce sujet puisqu'il « voulait étancher sa soif
et avoir des commentaires2». TawÎîdî a finalement exécuté les ordres, en
s'exprimant par des phrases claires, en commentant les parties obscures et en
comblant les lacunes existantes3. C’est une raison exogène qui le pousse, peut-être,
à travestir la réalité, réalité qu'il est le seul à nous rapporter ! En outre, ayant obtenu
la permission de s'exprimer librement dans le cercle, certains de ses propos, étant
donné la condition sociale des lettrés et toutes les conséquences de la vie de cour,
auraient pu le mettre dans une situation délicate, d'où cette insistance à ne surtout
pas divulguer l'Imtâ‘4.
3. Le déroulement du cercle
musulman jusqu'au milieu du 11e siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 346 ; A. Miquel, L'Islam et sa
civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 156.
6 A. Miquel, L'Islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 156.
7 Al-Imtâ‘, p. 280 et Essayiste arabe, p. 48.
73
des anciens disciples de YaÎyâ b. ‘Adî sont nommés dans le comte rendu
de ces nuits; les autres intervenants restent indéfinis1.
4. Al-‘Ârià et le cercle
74
c. La relation avec TawÎîdî
Il est important d'envisager Abû Sulaymân à partir des écrits de TawÎîdî afin de
connaître ses positions sur la religion, le pouvoir et l'amitié. D'autre part, nous
pouvons connaître les relations qu'il existe entre le maître, le confident et le vizir.
75
Le Kitâb al-Basa'îr. Dans ce livre de 1154 pages composé entre 961 et
975, Abû Sulaymân ne figure pas comme le maître de TawÎîdî le plus
vénéré. Sîrâfî, au contraire, y est mentionné plus de quarante fois. Lecture
faite, il semble pourtant qu'il ne connaît pas très bien Abû Sulaymân. Il
n'est qu'une personnalité secondaire et n'est citée que deux fois, et ce, à
un stade avancé de la rédaction. Aussi, avant les années 975, TawÎîdî
doit-il se rapprocher d'Abû Sulaymân1.
Le Kitâb al-Imtâ‘. 650 pages composent ce livre écrit, entre 983 et 985,
où le nom du maître apparaît 67 fois3 avec des développements plus ou
moins longs. En outre, nous dénombrons 956 noms4 différents tout au
long de l'ouvrage. Notons tout de même qu'il figure parmi les plus cités.
On peut penser que la relation est suivie durant la période de la rédaction
de cet ouvrage et des réunions du cercle d'al-‘AriÃ.
En somme, nous pouvons observer qu'Abû Sulaymân apparaît peu dans les
premières œuvres de TawÎîdî. En revanche, il est omniprésent pendant la période où
les deux hommes sont en relation étroite. Enfin, après la mort d'Abû Sulaymân, son
nom disparaît quasiment de tous les nouveaux écrits de TawÎîdî sauf lorsqu'il s'agit
de retracer les entretiens auxquels lui-même assista chez son maître.
76
b. Eloge du maître ?
TawÎîdî a toujours ménagé une place de choix, dans son œuvre, à l'homme qu'il
estime le plus depuis le Kitâb al-Basa'îr1. En effet, l'Imtâ‘2, les Muqâbasât3 ou la
Risâlat fî-l-Íayât4 renferment des éloges remarquables du maître, qui met en valeur
les diverses qualités qui peuvent définir cet esprit supérieur.
Les deux hommes suivent la même voie, celle du savoir jusqu'à la disparition
d'Abû Sulaymân. Cette relation fait de TawÎîdî plus qu'un simple élève, il est le
disciple dévoué à qui l'on ne cache rien, pas même ses émotions. Tout au long de
l'Imtâ‘, TawÎîdî parle de lui en le qualifiant de « notre maître » et, dans le Kitâb al-
Hawâmil wa-l-Šawâmil, il le désigne même comme le « maître éminent5 » (al-Saykh
al-FaÃil). Abû Sulaymân lui communique parfois une Epître6 afin qu'il puisse la lire
pour s'instruire, ou lui fournit, lors de leurs discussions, les éléments nécessaires à
l'élaboration de certains de ses écrits7. Une partie conséquente des connaissances
de TawÎîdî a été acquise oralement, dans le cercle du maître8. Cette proximité
permanente9 - voisinage et apprentissage – a engendré une amitié certaine, voire
une complicité, entre ces deux hommes :
Durant un cercle, un soir, l'une des réponses d'Abû Sulaymân nous montre la
tendresse qu'il éprouve à son égard, puisqu'il l’appelle « mon fils 10 ».
Un autre détail nous montre qu'ils sont très proches puisque TawÎîdî est en mesure
d'annoncer au vizir qu'il a rédigé une Epître11.
A la belle saison, tous deux partent se divertir dans le désert ou vont écouter de jeunes
personnes chanter - plaisir dont raffole Abû Sulaymân12.
Accompagné de son ami fidèle, il rencontre ses compatriotes du Sijistan chaque
semaine13.
1 TawÎîdî, p. 204.
2 Al-Imtâ‘, p. 168 et 390.
3 TawÎîdî, p. 204 (n. 3 et 5).
4 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII,
1963-64, p. 168
5 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in
77
TawÎîdî accorde une place toute particulière au thème de l'amitié et de l'ami - la
fameuse définition d'Aristote, « l'ami est un autre soi-même1 » est discutée à Bagdad
– et, à partir des confidences d'Abû Sulaymân, il nous livre les secrets de la véritable
amitié2. Ce dialogue occupe une large place dans sa préface3. Il prend, comme
exemple de l'Amitié Parfaite, non pas la sienne mais celle d'Abû Sulaymân avec Ibn
Sayyâr4. Lui qui cherche l'amitié véritable, peut être ne l'a finalement pas trouvée
chez celui qu'il vénère le plus ?
TawÎîdî représente la vue, l'ouïe et la parole du maître dans les différents cercles
de la ville, car ce dernier, atteint par la maladie, fréquente très rarement ces lieux où
les savants et les philosophes aiment à se rencontrer. Cela est d'autant plus facile
qu'ils habitent la même rue. Nous avons relevé, ici et là, quelques exemples
confortant cette constatation :
« [Rasâ'il] j'en ai communiqué un certain nombre à notre maître (...), moi-même je les
lui ai répétées à plusieurs reprises 5 ».
TawÎîdî transmit des interrogations théoriques de la part d'Abû IsÎâq an-NaÒîbî à son
maître, afin qu'il y apporte des réponses 6.
« Ayant rapporté, dit-il, ces propos d'Abû Sulaymân à al-Ñaymarî7... »
« Comme le dit ton maître mystique ÍaÃramî... d'après ce que tu m'avais rapporté8... »
Selon I. Keilani, TawÎîdî avait coutume de faire le tour des grandes maisons de
Bagdad pour en rapporter à son maître prisonnier sa collecte de nouvelles 9.
TawÎîdî devient, par la force des choses, un intermédiaire essentiel entre le vizir
et Abû Sulaymân : le premier peut accéder au savoir du second sans le rencontrer10
1 Aristote, Ethique de Nicomaque, Paris, Flammarion, 1965 (Texte intégral, G.F N°43).
2 TawÎîdî, p. 201 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in
B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 41.
3 M. Bergé, idem, p. 40.
4 TawÎîdî, p. 197.
5 Al-Imtâ‘, p. 200 et 205.
6 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 88.
7 Al-Imtâ‘, p. 260.
8 F. Jadaane, op. cit., p. 78.
9 Essayiste arabe, p. 24.
10 Al-Imtâ‘, p. 32, 185, 187, 217, 219, 282 et 461 ; TawÎîdî, p. 202.
78
et le consulter sur des problèmes touchant à la politique et à l'éthique1. C'est le vizir
en personne qui recommande2 à son protégé de se rendre chez le maître pour le
questionner. Ainsi, son admiration le pousse à aider et soutenir financièrement ce
dernier, afin qu'il puisse lui fournir des réponses aux questions qu'il juge
essentielles3. En effet, à la demande d'al-‘ÂriÃ, TawÎîdî rapporte tout ce que les
envoyés du Sijistan disent de sa politique4 - n'oublions pas qu’Abû Sulaymân est allé
dans cette région avec son disciple. Espion, TawÎîdî l'est devenu pour assouvir les
désirs et la curiosité du vizir Ibn Sa‘dân dès qu'il s'agit des remarques quotidiennes
du maître, surtout, lorsque celle-ci le concerne5. Enfin, il arrive que TawÎîdî devienne
le défenseur des préceptes du maître devant le vizir6 et, parfois il s'empresse même
d'en expliquer les développements obscurs, offrant ainsi un commentaire des
pensées d’Abû Sulaymân7 au vizir.
Nous pouvons nous demander quelle est la teneur des relations entre ces deux
hommes. Sont-elles sincères et sans l'ombre de l’hypocrisie ?
79
le désordre persiste : « rechercher la fortune est le but », « le secrets ne le sont
qu'en apparence », « la perversion vient de la cour », « l'ordre de l'Etat disparaît » et,
enfin « tous sont attachés à l'esprit de lucre1 ». Comment peut-il être au courant de la
situation ? Grâce à TawÎîdî certainement. Mais n'a-t-il pas peur de représailles ?
2. Il charge son protégé d'aller consulter le maître chez lui4 puis s'il le faut
demander l'avis à d'autres5 .
1 Al-Imtâ‘, p. 283.
2 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 70.
3 Al-Imtâ‘, p. 406 et 408.
4 Al-Imtâ‘, p. 406.
5 Al-Imtâ‘, p. 408.
6 Al-Imtâ‘, p. 408
7 Al-Imtâ‘, p. 409.
8 Al-Imtâ‘, p. 409.
9 Al-Imtâ‘, p. 421.
80
nombreuses questions présentes dans la liste1. Ainsi, plutôt qu'un
développement de ses propositions, le maître applique la concision et
l'approximation. Nous pensons qu’il est, en fin de compte, l'homme des
questions urgentes : TawÎîdî, étant un proche du vizir Ibn Sa‘dân, dès que
celui-ci veut contacter Abû Sulaymân, la personne la plus à même de
répondre correctement à ses interrogations, il demande donc à son
protégé d’aller voir le maître.
Nous pouvons dire, nous semble-t-il, que la relation entre ces deux hommes est
claire, l'un étant un bienfaiteur, fier d'aider le plus illustre représentant de la falsafa
vivant à Bagdad, l'autre étant heureux de subsister grâce à l'aide financière d’Ibn
Sa‘dân al-‘ÂriÃ, tout en restant à l'écart du tumulte de la cour et des intrigues
politiques. Il peut ainsi réfléchir tranquillement chez lui, comptant sur TawÎîdî pour
être l'intermédiaire le cas échéant.
a. Le pouvoir : al-dawla
Abû Sulaymân observe la société qui, selon lui, subit de graves troubles, causés
par l'esprit matérialiste ambiant4. Il s'intéresse à la question politique5 et à la vie de
cour de son époque, même s'il n'y participe pas directement comme d'autres
penseurs6. En effet, il a composé dans le passé une Epître1 à ce sujet, avouant qu'il
1 Al-Imtâ‘, p. 421.
2 Al-Imtâ‘, p. 422.
3 Al-Imtâ‘, p. 422.
4 Abû Sulaymân, p. 26.
5 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 199.
6 Nous pensons à Miskawayh et à al-Fârâbî. Cf. Miskawayh ; « al-Fârâbî », E.I.² (R. Walzer).
81
s'en préoccupe encore, il pense écrire de nouveau2. Aussi, avons-nous dans l'Imtâ‘
quelques-unes une de ses constatations sur le pouvoir et la société3. Il affirme que le
pouvoir terrestre émanant de Dieu est supérieur à toute autre forme de
gouvernement. Les Bûyides n’ont aucune légitimité divine contrairement au calife,
qui est le successeur de l'Envoyé. Toutefois, ils se présentent comme les protecteurs
de cette émanation politico-religieuse ; protecteurs du calife, ils sont finalement
détenteur de l'aura que possède cette institution.
La relation entre l'élite et le pouvoir n'est pas identique à celle existante entre Dieu
et les hommes, car ces derniers ont leurs faiblesses. Enfin, selon lui, le pouvoir ne
peut rester loin des réalités pour ne pas être remis en question. Abû Sulaymân reste
ambigu quant à la personne devant détenir le pouvoir temporel émanant de Dieu :
imâm ou calife ? Quoiqu'il en soit, l'Islam est peu précis à ce sujet, puisque la
légitimité du pouvoir est le fait de la pratique et non des préceptes coraniques. La
société n'est qu'une opposition permanente entre deux entités : peuple et élite,
savant et ignorant, faible et fort... Elle doit suivre en dernier ressort les indications du
chef, parce qu'ils sont liés tel un fils avec son père ou un prophète avec son
troupeau. Ce développement d’Abû Sulaymân est résumé concrètement par
l'exemple de deux dirigeants qu'il a fréquenté et admiré : ‘Aduà al-Dawla et Dja‘far,
roi du Sijistan.
b. L'exemple du Roi
82
de gens dignes et éclairés. Il s’est intéressé aussi à la politique et à la sagesse
grecque2. Cette fréquentation de la cour royale forme le maître et lui apporte
l'exemple d'un mécène attentif et généreux avec les savants qui le marque jusqu'à sa
mort : il devient un modèle à suivre ou à rechercher3. ‘Aduà al-Dawla correspond,
selon lui, au roi parfait4, ayant le respect des petits et des grands et, surtout, la
maîtrise des affaires de l'Etat : il est juste, déterminé, profondément croyant, habile et
droit5. La mort de son mécène et protecteur le plonge dans le désespoir et une
grande tristesse. Aussi, ayant appris la disparition du roi, les habitués du cercle
d’Abû Sulaymân décident aussitôt de prononcer chacun un jugement6 sur la
personnalité du défunt.
c. Le prophète et le philosophe
d. La religion et la philosophie
1 Al-Imtâ‘, p. 235.
2 Abû Sulaymân, p. 3.
3 Abû Sulaymân, p. 23.
4 Al-Imtâ‘, p. 224 et 235.
5 Abû Sulaymân, p. 26.
6 Miskawayh, p. 68.
7 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 82.
8 Al-Imtâ‘, p. 204 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-
TawÎîdî, p. 263.
11 Al-Imtâ‘, p. 201, 202, 204 et 474 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica,
83
l'univers alors que la religion amène à la proximité de Dieu1. Aussi, insiste-t-il sur le
fait que la philosophie n'entrave pas la réflexion et n'oblige pas ceux qui la pratique
de se convertir à une autre religion2.
a. L'astrologie
Les philosophes possèdent une profonde conviction de l'unité des sciences3. Les
spéculations astrologiques intéressent de vrais savants : le postulat de l'astrologie
est, en effet, celui d'une correspondance des êtres. Abû Sulaymân s'inscrit dans ce
mouvement, comme le prouve la Muqâbasât (n°2) consacrée presque exclusivement
à une discussion sur la valeur de l'astronomie et de l'astrologie4. Pourtant, à en croire
TawÎîdî, le maître n'est qu'un simple néophyte dans ce domaine5. Il explique son
amitié avec Ibn Sayyâr à partir de positions astrales favorables6, un calcul que
pratiquent de nombreux et éminents savants à l'époque7.
b. L'amitié et le bonheur
L'amitié est l'idéal à atteindre pour Abû Sulaymân, qu'elle soit intellectuelle8 ou
bien paternelle9, l'exemple qu'il aime à donner est tout simplement le sien10 :
— Si vous avez du mal à comprendre cela, c'est que vous n'avez pas vu de
véritable amitié et vous n'avez pas été véritablement amis.
— Ma confiance en lui et sa confiance en moi ne font qu'une...
—(...) même loin nous avons une vie commune comme si lui c'était moi...
— Mon affection pour Ibn Sayyâr passe avant tout (...) il nous arrive de nous faire
des reproches, mais d'une manière telle qu'on pouvait penser qu'il s'agit d'autres
que nous, comme si nous parlions d'autres personnes.
1958-60, p. 30.
8 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 93.
9 Al-Imtâ‘, p. 225.
10 M. Bergé, op. cit., p. 40, 41 et 51.
84
Toutes ces confidences faites à TawÎîdî ressemblent à la fameuse définition de
l'ami formulée par Aristote.
Abû Sulaymân n'est pas un homme triste, bien au contraire, il est heureux et a une
vision optimiste du monde, car celui-ci ne peut évoluer que dans le sens de la
perfection et la beauté1. En outre, même à l'écart de la vie de cour et des cercles, il
est rarement seul : il organise son cénacle chez lui. Ses voisins, parmi lesquels se
trouve TawÎîdî, lui rendent souvent visite et des amis du Sijistan viennent le voir. Ibn
Nadîm est en relation avec lui et peut lui procurer des livres. En outre, il a une
famille, du moins un fils...
Ne pense-t-il pas que la vie d'ici-bas peut être négligée, du moment que l'on
cultive son jardin de l'esprit, afin d'avoir une vie meilleure dans l'au-delà, une vie
spirituelle ? Abû Sulaymân affirme également que « nous sommes destinés à un
bonheur durable, à une immortalité ininterrompue, à une demeure grandiose, à un
endroit sublime, auprès de celui à qui appartient la création et le commandement, à
l'Etre vraiment premier2... ». Son ami, confident et disciple, est aussi celui qui a laissé
le témoignage le plus complet et le plus précis sur sa pensée ainsi que sur la place
qu'il a occupée à la fin de sa vie parmi ses contemporains.
Après la mort de YaÎyâ b. ‘Adî, Abû Sulaymân devient la grande référence pour
toute la génération de penseurs du IVe/Xe siècle dans la ville de Bagdad. Toutefois,
malgré sa grande science, certains, comme Abû l-Wafâ', lui dénient cette qualité ou
bien restent indifférents : Abû Sulaymân ne fait pas l'unanimité. Cependant, les
habitués du cercle du vizir, ses disciples et les anciens disciples de Mattâ b. Yûnus,
de Fârâbî, de Sîrâfî et de YaÎyâ b. ‘Adî lui reconnaissent cette place particulière, au-
dessus de tous.
85
1. Abû Sulaymân, la grande référence
a. Le Kitâb al-Imtâ‘
b. L'exemple
De son vivant déjà, les disciples d’Abû Sulaymân associent leurs efforts pour
rassembler ses propos, les mettre par écrit et de s’accorder sur leur signification5.
Miskawayh, rival plutôt que disciple, utilise pour définir la nature et la fonction de
l'âme6 les mêmes termes et les mêmes considérations qu’Abû Sulaymân. En réalité,
il est surtout un exemple pour TawÎîdî, le fidèle disciple. Il apparaît ainsi dans la
plupart de ses écrits touchant les domaines où le maître a excellé. Peut-être que la
citation de nombreux exemples d'Abû Sulaymân tient au fait que celui-ci est
omniprésent dans sa production livresque ? Toujours est-il qu'il fait siennes les idées
de son maître7, afin de rendre crédible ce qu'il avance8. D'autres élèves le citent pour
1 Al-Imtâ‘, p. 283.
2 Nous avons relevé assez souvent, au début des discussions ces termes : « Selon certains
philosophes », « Selon un philosophe », « Selon un autre philosophe », « Certaines personnes »...
Puis, en conclusion, Abû Sulaymân est cité - et notons que d’autres noms sont rarement avancés ! Cf.
Al-Imtâ‘, p. 163, 265, 266, 277, 278, 298, 299 et 306.
3 Al-Imtâ‘, p. 174 à 178.
4 Al-Imtâ‘, p. 322.
5 Al-Imtâ‘, p. 174.
6 Miskawayh, p. 143.
7 TawÎîdî, p. 184, 295 et 316 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-
du mérite des nations. Nous renvoyons cependant le lecteur aux références suivantes : TawÎîdî, p.
86
argumenter leur pensée ou pour combattre des idées et des conceptions
radicalement différentes. Al-Íarîrî, en l'occurrence, s'attaque aux ikhwân al-Òafâ' à
l'aide des enseignements d'Abû Sulaymân1. Enfin, c’est à partir de son exemple que
l'on décrie le non moins célèbre philosophe al-‘Âmirî, dans des termes élogieux et
respectueux2.
c. L'autorité
La pensée d’Abû Sulaymân est abondamment citée dans l'Imtâ‘, les Muqâbasât et
l'Anthologie sur l'amitié. La réponse de celui-ci ou son intervention lors d'une
discussion font autorité et sont retenues comme décisives en dernière instance. Par
exemple, il a été interrogé par son disciple TawÎîdî sur des propos tenus par al-
Rummanî sur la valeur morale du « tamkîn3 », ou encore sur les Rasâ'il des Frères
de la pureté. Cette relation de maître à élèves s'applique aussi aux autres membres
de son cénacle. Très souvent, la personne posant la question à Abû Sulaymân
demeure indéfinie4, car ce qui compte aux yeux de celui qui rapporte, en l'occurrence
TawÎîdî, est bel et bien la réponse du maître et non la question. Celle-ci sert toujours
de prétexte à l'intervention de l'autorité. Pourtant, à deux reprises dans l'Imtâ‘, deux
habitués du cercle d'Abû Sulaymân et du vizir apparaissent comme des
interlocuteurs5 importants puisqu'ils sont nommés. Il s'agit d'al-Bukhârî et d'al-
Andalusî : ces derniers considèrent le verdict d'Abû Sulaymân comme définitif et
complet. Ainsi, les qualités intrinsèques du maître font de lui un homme de bon
conseil, ou plutôt un sage que l'on n'hésite pas à consulter6. Nous avons effectué un
relevé de l’occurrence des verbes et des expressions se trouvant dans l'Imtâ‘7, afin
de connaître les faits et gestes du maître. En effet, ces données nous permettent de
reconstituer les échanges de cette personne avec les autres participants mais aussi
244 et 319 ; Al-Imtâ‘, p. 317; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî »,
Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 39 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des nations selon le
Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, XIX, 1972 et C.
Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64,
p. 173 et 191.
1 TawÎîdî, p. 190 et 191.
2 J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381
p. 82 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A,
XVI, 1958-60, p. 43.
5 Al-Imtâ‘, p. 172 et 234.
6 M. Bergé, op. cit., p. 30 ; F. Jadaane, op. cit., p. 72 ; Abû Sulaymân, p. 26 ; C. Audebert, « La Risâlat
al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 167 et 171.
7 Al-Imtâ‘, p. 41, 116, 166, 167, 171 à 174, 178, 200, 204, 205, 214 à 216, 225, 229, 230 à 235, 259,
260, 265, 266, 278, 282, 283, 306 à 308, 317, 318, 391, 399, 406, 425, 430 à 436, 455, 456, 473, 475
et 476.
87
une reconstitution de sa présence non physique lors des réunions. Nous pouvons
tirer six enseignements à partir de cette liste :
Abû Sulaymân est une autorité qui donne souvent son avis, éclaircit les
points obscurs et surtout diffuse son savoir.
La gamme de verbes, leur précision et l'éventail utilisé afin de décrire le
maître prouve que cet homme a de l'importance et suscite l'intérêt de l’auteur de
l'Imtâ‘.
Sa présence est constante dans l'ouvrage, de la première à la dernière
nuit.
Il devient très présent assez tardivement.
C'est un homme de parole.
TawÎîdî est très précis en ce qui concerne la description de son maître.
88
Verbes et noms Occurrences
Dire 16
Affirmer 1
Conclure 2
Ajouter 9
Rapporter une discussion 1
Raconter 4
Selon 5
Commenter 5
Parler 1
Donner un avis 3
Expliquer 2
Préciser 4
Ecrire 1
Réflexion 4
Distinguer 2
Trouver 1
Noter 1
Remarquer 2
Décrire 1
Consulter 3
Approuver 1
Illustrer 1
Donner des exemples 1
Ecouter 1
Critiquer 2
Rapporter une réflexion 1
Reconnaître 1
Penser 5
Nuancer 4
Répondre 2
Entendre 1
Conversation 1
Exprimer 1
Dicter 1
Reprendre 1
d. Le commentateur
Le fait d'être l'un des plus grands philosophes de Bagdad et, de surcroît, ancien
disciple de Mattâ b. Yûnus l'oblige souvent à expliquer des vers ou des paroles de
sages. Commentateur, il l'est au grand plaisir du vizir et de son entourage1. Il aime
89
beaucoup préciser la pensée d'Aristote, surtout lorsqu'il s'agit du thème de l'amitié1.
On vient de loin, comme al-Andalusî, pour avoir l’honneur d'entendre son explication.
Il lui arrive même de commenter des sujets ne s'inscrivant pas vraiment dans son
champ d'étude2. Il a parfois des discussions assez difficiles, que ce soit avec les
Frères de la pureté ou bien avec son rival Ibn Zur‘a.
a. Les mutakallimûn
Il affirme que la religion, pour être fondée et reçue favorablement, n'a pas besoin
de la conception du savoir des dialecticiens, dont il souligne le caractère nuisible lors
du cénacle chez les vizirs5. Cette attitude négative à leur encontre influence ses
disciples, notamment TawÎîdî qui écrit beaucoup d'ouvrages franchement hostiles à
cette méthode6 rapportant les propos de son professeur à ce sujet7. Ils considèrent
de la même manière les Frères de la pureté et leur enseignement.
1 TawÎîdî, p. 324 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in
B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 42 et 43.
2 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII,
1963-64, p. 171 à 172 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistani », in Studia Islamica, XXXIII, 1971,
p. 90.
3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 79 ; TawÎîdî, p. 200
hommes.
6 TawÎîdî, p. 169.
7 Al-Imtâ‘, p. 124.
90
b. Les ikhwân al-Ò afâ' ou Frères de la pureté
c. Ibn Zur‘a7
1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle, T. 1, Paris,
Mouton, 1973, p. 218 à 220.
2 Miskawayh, p. 180.
3 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 180.
4 TawÎîdî, p 291 ; Al-Imtâ‘, p. 200 et 206.
5 Miskawayh, p. 181 et 182.
6 Nous pensons à la discussion entre al-Maqdisî et al-Íarîrî, ami de TawÎîdî, sur le lien entre la
révélation et la philosophie. Abû Sulaymân contesta le point de vue d'al-Maqdisî avec force et en
argumentant solidement ses propos ; il considérait que Dieu a envoyé le Message pour le bien de
l'homme et que la philosophie se fonde sur la raison humaine exclusivement. Cf. C. Bouamrane, L.
Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 121.
7 TawÎîdî, p. XVII ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 387 et Al-Imtâ‘, p.
478.
8 « Ibn Zur‘a », E.I.² (R. Arnaldez).
91
Abû Sulaymân pousse la prospection philosophique et intellectuelle plus loin que
son rival qui ne lui annonce que des généralités, tandis que lui est très pointilleux et
précis quant il exprime une idée ou donne des définitions suivies d'exemples1. Sans
raison aucune, cette relation n’est qu'occasionnelle après la mort de YaÎyâ b. ‘Adî,
car l'un organise et anime un cercle chez lui alors que l'autre se retire
progressivement dans ses affaires commerciales. N’est-il pas étonnant que TawÎîdî
critique autant les commerçants ?
92
4. Abû Sulaymân, haute figure qui s’impose à sa génération
Abû Sulaymân n'est pas l'unique survivant parmi les nombreux disciples qu'ont eu
Mattâ b. Yûnus et, surtout YaÎyâ b. ‘Adî puisque TawÎîdî et aussi Ibn Zur‘a sont
encore présents à Bagdad. Mais alors pourquoi n’ont-ils aucune aura dans les
milieux intellectuels ?
1 Miskawayh, p. 365.
2 Idem.
3 Miskawayh, p. 356.
4 Miskawayh, p. 189 et 190.
5 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton,
1979, p. X.
6 Miskawayh, p. 82 ; TawÎîdî, p 43 et 46 ; G. Makdisi, The Rise of Humanism in Classical Islam and
the Christian West, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1990, p. 250 et 251.
7 « Ibn Zur‘a », E.I.² (R. Arnaldez).
93
ailleurs, s'il est si peu présent dans les mémoires cela peut s'expliquer par ces deux
suppositions :
2 D’après les propos de TawÎîdî dans l'Imtâ‘ où il dresse son portrait, nous
pensons qu'Ibn Zur‘a se consacre, sans doute essentiellement à ses affaires
commerciales2, délaissant, par-là même, la vie de la cour.
TawÎîdî doit être considéré à part3. En effet, s'il a été un disciple de YaÎyâ b. ‘Adî,
il faut cependant tenir compte, d'une part, de la position d'aîné d'Abû Sulaymân ;
d'autre part, la supériorité d’Abû Sulaymân dans les domaines de la spéculation
philosophique et de la logique ne font aucun doute. Ainsi, dès la première rencontre il
est séduit et admire cet homme, comme c’est le cas pour Sîrâfî.
Comme nous l'avons déjà évoqué, TawÎîdî accorde une place de choix à son
maître4 alors que l'image de YaÎyâ b. ‘Adî tend à disparaître dans tous les esprits5.
Est-ce là un indice de l'importance qu'a Abû Sulaymân parmi les siens ? D'ailleurs,
ce dernier devient la référence à laquelle on compare Ibn Zur‘a, Ibn al-Khammâr... et,
chose surprenante, feu le maître6 lui-même. Nous devinons aisément la situation
privilégiée que doit connaître Abû Sulaymân.
1 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII,
1963-64, p. 165.
2 « Ibn Zur‘a », E.I.² (R. Arnaldez ) ; C. Audebert, op. cit., p. 165 et 166.
3 TawÎîdî, p 47.
4 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in
94
capitale de la région ‘Iraq1. Pour A. Cheikh Moussa, Abû Sulaymân représente « la
figure exemplaire du philosophe2 ». Figure dont la kunya, al-ManÔiqî, implique que
celui-ci assumât un rôle de maître à penser pour toute cette Ecole3 - celle-ci
n'apparaît jamais dans l’œuvre de TawÎîdî en tant que tel mais toutefois l'entourage
du vizir insiste sur ses grandes compétences en logique. Même le poète Badîhî4 lui
reconnaît des qualités et il nous semble qu'il doit, lui qui aime tant le critiquer, refléter
sans nul doute l'avis général5.
Pourquoi Abû Sulaymân a suscité tant d'admiration chez tous les lettrés, ou
presque, ainsi que chez certains dirigeants ? Il domine sa génération par son
enseignement après s'être imposé grâce à sa vaste culture6 et ses qualités
exceptionnelles d'homme ayant atteint la maturité7. Au sein des groupes sociaux
auxquels il appartient, il n'éprouve guère le besoin, les maîtres précurseurs n'étant
plus, qu'on lui décernât le titre de « Saykh8 ». Disciple parmi les disciples, il est un
temps le maître parmi ses anciens condisciples jusqu'au crépuscule de sa vie. Son
autorité, il l'obtient parce qu'il transmet la parole de YaÎyâ b. ‘Adî et de Mattâ b.
Yûnus illustrée de ses commentaires riches et variés9. Elle ne fait que grandir malgré
son mode de vie effacé10. En outre, il demeure toujours humble11, sachant
pertinemment qu'il est supérieur à tous. Il est le sage, nous semble-t-il, qu'il espère
être. Ce personnage humble, vivant à l'écart de la splendeur des cours des riches
mécènes, marque toute sa génération car, d'une part, il est le seul détenteur de
l'enseignement de Mattâ b. Yûnus capable de le transmettre correctement mais aussi
de le commenter sans erreurs et, d'autre part, à l'instar de ses maîtres il développe
l'idée de la cité vertueuse qu'avait avancée Fârâbî, poussant ainsi certains dirigeants
- le roi du Sijistan ou ‘Aduà al-Dawla - à lui quémander ses lumières. En effet, sa
pensée pratique et clairvoyante fascine du plus petit disciple au plus grand de ce
monde. Abû Sulaymân est omniprésent à Bagdad.
95
CONCLUSION
Pauvre, il n’est ni Soufi, ni courtisan, mais ses qualités évidentes ne laissent point
de marbre les grands dirigeants bûyides et, en particulier, le « roi des rois », ‘Aduà al-
Dawla. Son fidèle disciple, ami et voisin nous laisse un témoignage, certes précieux
et précis. Mais est-il objectif et impartial ? Néanmoins deux hommes, Miskawayh et
le poète Badîhî, n'étant pas réellement des inconditionnels du maître, avouent que
96
son esprit ne peut laisser les savants insensibles. La mort d’Abû Sulaymân, en 985
et la disparition du cercle de l'Imtâ‘ laissent TawÎîdî orphelin.
97
BIBLIOGRAPHIE
I. Sources
98
II. Ouvrages généraux
A - Généralités
C. Cahen, L'Islam des origines au début de l'empire ottoman, Paris, Bordas, 1970.
D. Sourdel, Histoire des Arabes, 4e Edition, Paris, P.U.F, 1991 (coll. Que Sais-je ?
n°1627).
B - Encyclopédie de l'Islam
99
« Bûyides », E.I.2 (C. Cahen).
100
M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abû Íayyân al-TawÎîdî, Damas, Institut
Français de Damas, 1979.
I. Keilani, Abû Íayyân at-TawÎîdî. Essayiste arabe du IVe siècle de l'Hégire (Xe
s.), Beyrouth, Institut Français de Damas, 1950.
B - Articles
101
M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème s. d'après le Kitâb al-Hawâmil
wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 73 à 108; XV, 1961, p. 63 à 88.
M. Bergé, « Epître sur les sciences », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVIII, 1963-1964,
p. 241 à 300.
102
M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267 à
287.
103